Première partie

Le passé

0

Jacques ne disait rien: il était au cinéma, la bouche pleine de bonbons à la menthe. Yves non plus: il dormait. Mais Lotte parlait. Tout en se laquant les ongles du pied gauche, elle demandait à Laurent, qui ne l'écoutait pas:
- Toi qui sais tout, qui a dit: "Mort, où est ta victoire?"
- Je n'en sais rien, répondit pourtant celui-ci, la bêtise n'est pas mon fort.

I

Le 31 octobre 1983, la gare Santa Lucia de Venise les vit débarquer tous les quatre du wagon-lit. Ils étaient ébouriffés - le manque de sommeil, sans doute - et ouvraient tout grands leurs yeux, surpris de découvrir qu'à Venise aussi les ménagères achetaient des poireaux et du papier toilette, puisqu'ils en voyaient la couette verte, et la masse rose sous sa cellophane scintillante, orner un grand cabas posé à côté d'eux, sur le banc de bois humide du vaporetto.
À cette époque, Lotte tenait la main de Jacques et celle de Laurent reposait sur l'épaule d'Yves.
Ce fut un merveilleux jour de l'An.
Le 31 décembre 1984, ils se retrouvèrent dans la ville aux canaux couleur de Léthé. Mais, cette fois-là, la tête de Lotte somnolait dans le giron d'Yves, et Jacques regardait éperdument Laurent le regarder éperdument. Il faisait un froid à vous tourner les poumons en éponges de givre.
La nuit de la Saint-Sylvestre, la piazza San Marco disparut sous un épais brouillard d'où émergeait à peine le faste pâli du Duomo, mais que ne transperçaient pas les lumignons trop faibles du café Florian. Le Quadri, tant pis pour Henry James, était fermé pour travaux. L'eau clapotait au loin comme à son habitude, plainte d'émeraude et de lait
À minuit pile, dans les soubresauts des cloches, le craquement du gel sur les pontons et les vivats d'une foule invisible, mille pétards hoquetèrent, que saluèrent autant de fusées et de feux d'artifice. L'opacité du brouillard s'en accrut d'autant.
Ils s'embrassèrent tous les quatre, sans très bien savoir, dans cette obscurité laineuse, bariolée et frigorifique, sur quelles lèvres se posait leur passion ni sur quelles joues leur amitié transie.
Des bouteilles de champagne - et du francese, s'il vous plaît - jaillirent de nulle part au bout de bras indiscernables, tandis que flottaient soudain dans l'air embué de fines flûtes de verre fragile et muranesque.
Ils burent tous, ils rirent. Ils étaient au comble du bonheur. Ce fut, une fois encore, un merveilleux jour de l'An.
L'Europe s'enfonça dans l'hiver les pieds gelés.

II

Lotte, après son passage entre les bras de Jacques, était allée dormir un temps entre ceux d'une étudiante iranienne en philosophie. Cela n'avait guère duré ("la différence de background culturel, tu vois le travail"). Puis elle redécouvrit Yves, qui avait toujours été là, et sembla vouloir se fixer dans sa vie et son lit - au moins quelques heures.
Yves en avait été ravi, ayant déjà oublié sa folle passion pour Laurent, redevenu son meilleur ami à défaut d'être son amant. Dans l'intervalle, il avait tué le temps en s'intéressant, dans le désordre, à Anne-Marie (une pimbêche, adorable au demeurant, dotée d'une stupéfiante collection de cartes de crédit de toutes les couleurs - chacune, bien sûr, généreusement pourvue par papa; elle venait du XVIème, sans qu'on eût jamais réussi à savoir si elle entendait par là l'arrondissement ou le siècle), puis à Emma-Laure (sœur de la précédente), Louise, Paulo (un demi-dieu brésilien plus ou moins lié à la Maffia), Anne-Marie encore (le temps d'un mémorable week-end cocaïne sur les bords de la Loire), Georges (le jour) devenant Georgina (la nuit), retour à Laurent (un anniversaire), une "femme de professeur au Collège de France", plus quelques autres sans identité - mêlant allègrement les dessous de dentelle noire, les soutiens-gorge à balconnet qui revenaient à la mode et les slips de coton blanc avec poche et ouverture sur le devant qui, eux, ne se démodaient jamais.
Depuis qu'il vivait à la colle avec Lotte, la cohorte des maîtresses et des minous s'était clairsemée sans qu'il parût en souffrir ou le regretter. C'était autant de proies qu'il laissait en pitance à la gloutonnerie de Laurent et de Jacques. L'un se fit Don Juan, l'autre quelque Alcibiade. Ils n'en apprirent rien qu'ils ne sussent déjà, quant à eux, quant aux autres, quant à leur désir - mais la chair sait aussi être opium efficace, moins cher, moins dangereux que le jus des pavots, et aide tout autant à oublier le temps, le court temps qui s'étend d'un grand amour à l'autre.

III

Jacques avait eu, comme tout le monde, Lotte, mais, à la différence de celle-ci, n'avait jamais goûté aux garçons. Il s'amourachait de toutes les féminités qui hantaient les couloirs, les salles et les amphis de sa fac - sautant avec une étonnante aisance de la littérature latine du Bas-Empire à la gestion informatique des PME - et croyait tomber, percé chaque soir de mille coups par les flèches de Cupidon, pour se retrouver le cœur intact au milieu de la nuit, quand il allait pisser.
Il appelait ça la vraie vie.
Laurent n'était pour lui qu'un visage connu et sympathique - un peu trop rêveur peut-être -, posté à l'un des angles de cette pièce imaginaire où ils jouaient tous aux quatre coins, lorsqu'il en tomba follement amoureux, au point de dandiner des fesses pour proclamer à la face indifférente du monde la nouvelle orientation du cours de ses amours. Laurent lui fit comprendre, mi-riant, mi-vexé, qu'il n'en demandait pas tant, et Jacques put alors remettre les pieds dans son équipe de basket-ball, d'où son inconduite subite l'avait chassé.

IV

Laurent avait lui aussi connu une période Lotte, qui vira à la marmelade le jour où, entre deux draps, ils entreprirent de concrétiser leur dévorante passion. Aussitôt le désir dont il avait cru brûler - comme on disait jadis - lui remonta à la gorge, s'y noua en une boule inavalable, puis reflua jusqu'à la tête. Il dut quitter précipitamment le champ de bataille pour aller vomir tout son saoul aux chiottes, accablé de dégoût et de honte.
Après cette expérience piteuse, Lotte et lui regagnèrent à la hâte les hauteurs du pur amour platonique - juste le temps de s'avouer que le désir avait des raisons que le corps connaît très bien, et qu'on a peut-être tort, en dépit du polymorphisme des pulsions, de vouloir à toute force faire épouser des torchons aux serviettes (ou vice versa). Il se séparèrent donc, pour ne plus se quitter.
L'après-midi même, Lotte avait entraîné Jacques dans sa chambre et Laurent réexplorait, dans la pièce voisine, les délicieux linéaments du corps d'Yves, avec une feinte surprise mais un réel plaisir.
Puis Laurent vit Lotte s'élancer des bras de sa Persane lettrée pour atterrir dans ceux qui, la veille encore, ornaient sa couche, et il reprit sans amertume le chemin - déjà exploré dans son adolescence provinciale - des saunas, des jardins publics à la nuit tombée et des boîtes. Il y attrapa des morpions et une chaude-pisse, les deux ensemble, pour avoir contemplé, dans le square Jean XXIII, la lune se levant, pure et pâle, entre les délicates arabesques d'une toison pubienne et anonyme.
Survint enfin Jacques, secrètement espéré depuis longtemps, par lequel purent être réconciliées les exigences de la chair, de la tendresse et de l'hygiène pré- et post- coïtum.
Le quatuor se reforma, qui n'avait jamais été que superficiellement déformé.

V

Yves était le moins disert - d'autres diront le plus philosophe - de tous. Ses trois amis lui suffisaient quand ils étaient, l'un ou l'autre, disponibles, mais, s'il se retrouvait sur la touche, coincé entre l'ex-amour de son amant actuel et la future conquête de sa maîtresse du moment, il s'en arrangeait en allant jouer d'interminables parties de flipper ou de jeu vidéo à la foire du Trône, quand c'en était la saison, ou, plus banalement, au bar du coin, à la disposition de qui le voulait.
Il avait aimé Laurent comme il aimait Lotte et comme il l'aimerait à nouveau le moment revenu: de toute son âme et de tout son corps. Peu importait le visage ou la configuration des ébats: qui se présentait à lui avec fougue et sans regret emportait sur-le-champ son adhésion.
Lotte l'avait accusé un jour d'orage d'apprécier, en fait, son chat - un invraisemblable matou affublé du nom de Ranelagh - plus que tout au monde. Yves s'était aussitôt jeté à bas du lit, avait saisi le casus belli en ouvrant la fenêtre de l'autre main, vérifié qu'il habitait bien au deuxième étage et balancé l'animal dans la cour où crépitait la pluie. Lotte avait été saisie de frayeur, puis avait fondu de plaisir sous les assauts répétés d'un boutoir dont elle fut, tout l'après-midi, la proie délicieusement consentante.
Que les lecteurs affiliés à la SPA ne s'inquiètent pas: Ranelagh, aussi philosophe que son maître, partit courir la gueuse durant une semaine avant de revenir, repu, égratigné et ronronnant, se blottir sur les genoux de Lotte alors en train de dévorer Strindberg d'un air enflammé et des tartines de caviar (don de l'Iranienne qui n'était plus que sa réplique occasionnelle) d'une bouche vorace, assise en tailleur sur le sofa défoncé du salon.
Yves parlait rarement - souvent pour proclamer des vérités premières qui ne l'avaient pas attendu pour laisser paraître la corde râpée dont elles étaient tissues, ou chuchoter des mots d'amour étrangement émouvants de vieux roué naïf. Aimer chacun tour à tour en aimant tout le monde au même moment lui suffisait, comme à chaque jour suffit sa peine.
Quant aux autres, les Anne-Marie et consorts, elles - ou ils - n'avaient été que des ombres où chercher à se perdre, un jour ou deux, comme se perd le poète chantant et mal-aimé, un soir de demi-brume, à Londres.

VI

Lotte n'est pas belle. Elle vaut mieux que ça: Lotte est une actrice. Les actrices, c'est bien connu, même la Gene Tierney, tirent leur physique de leurs tripes. Elles portent un soir, comme un châle léger sur leurs frileuses épaules, la grâce trop tôt détruite de Desdémone, pour se revêtir, le lendemain, de la fureur torride et poétique de Phèdre, ou de la frivolité paysanne, gauloise et bien en chair des soubrettes de Molière.
Donc, Lotte n'est pas belle. Elle est Lotte - ce qui prend du temps - plus toutes les autres, ce qui n'en requiert guère quand, comme elle dit, "on a ça dans le sang".
Cela dit, Lotte est blonde, a un nez retroussé qu'un membre du jury, pour son entrée au Conservatoire - entrée ratée, faut-il le préciser? -, a trouvé comique en lui conseillant d'aller voir un chirurgien de ses amis, un corps superbe, quoiqu'il manque peut-être de rondeurs là où on les attendrait (mais on les retrouve là où on ne les attendait pas), de grands yeux de perle bleue, où roulent tous les sunlights du drame et pétillent les sodas de la comédie, un idéalisme vaguement puéril, que rien ni personne n'a pu entamer, et une ferme volonté de n'accepter, sur les planches, que ce qu'elle juge digne d'elle.
Elle fait ses courses chez les petits Arabes en arborant fièrement son badge "Touche pas à mon pote" ("ils sont plus chers qu'ailleurs, peut-être, mais le militantisme n'a pas de prix, mes amours"), a une sainte horreur de tout ce qui ressemble à de la drogue et fume allègrement ses trois paquets de Boyard maïs par jour. Elle aimerait s'habiller bulgare, chez Anastasia, mais se contente le plus souvent des Puces d'ici ou d'ailleurs, vu qu'il y a un an qu'elle n'a pas touché un véritable cachet et que ce que lui avait payé Peugeot pour qu'elle montrât ses fesses appétissantes sur une motocyclette a fondu depuis longtemps en petites bouffes sympas, en dessous de soie de chez Chantal Thomass et autres bracelets en ivoire. Elle en rapporte, triomphante et rose d'excitation, d'impossibles étoffes imitation panthère ou zèbre et des bibis à voilette dont Laurent et ses amis se servent pour leurs soirées travesties.
Au lit, elle recherche désespérément l'amour et ses vertiges, n'y a parfois trouvé qu'une capote anglaise, n'oublie jamais sa pilule, mais ne se sent réellement heureuse que si c'est l'un des membres du quatuor, sans jeu de mots, qui lui procure son pied, d'ailleurs sonore.
Bref, elle est Lotte comme ils sont, autour d'elle, Yves, Laurent et Jacques, qu'elle aime tous en les aimant chacun tour à tour.

VII

Jacques, Laurent et Yves pourraient être frères comme le seraient n'importe quels passants pris au hasard à la sortie de Beaubourg ou du resto U de la rue Mazet.
Yves est grand, musclé et brun. Il porte, tous les jours de l'année, l'uniforme sweat-shirt et jeans, plus pull-parka quand viennent les grands froids, qu'agrémente, à son oreille gauche, un petit saphir du même bleu que ses yeux gris. Il travaille dans un restaurant chic de Neuilly - à la plonge - et a réussi parfois, aux jours de disette, à se glisser ainsi dans le lit d'une esseulée n'ayant plus que ses visons et ses cartiéreries pour se consoler du départ précipité, pour le Koweit ou le Venezuela, de son PDG de mari. Ce fut aussi parfois le mari - lequel perdait avec empressement son G final - qui l'accueillit entre les draps de satin crème. Ce genre d'ethnographie rapprochée lui permet souvent de rapporter de quoi acheter des babioles à l'élu(e) du moment et, quand la prise est plus modeste, du jambon pour Ranelagh. Il entretient, avec les deux autres, la pauvre Lotte.
Jacques est lui aussi grand et bien foutu. De l'avis général, il est "le plus beau de nous tous". Un jour qu'il entrait dans un fast-food sur le boulevard Saint-Michel, il fit défaillir - bien involontairement - tout un groupe de folles flamboyantes qui s'en revenaient, épuisées et rayonnantes, d'un quelconque Gay Pride Day made in Paris. Il étudie, avec un acharnement clignotant, la sémiotique et l'histoire de l'art. De ce fait, on le voit fréquemment à La Palette. Il aime les steaks tartares, les oiseaux en liberté et, bien sûr, Lotte, Yves et Laurent. Il bosse à mi-temps dans un garage du côté de Nation, empeste parfois le cambouis mais ne songe qu'aux carreaux immaculés de Jean-Pierre Raynaud qu'il révère comme d'autres Francis Ponge ou les bégonias. Sa préférence en matière vestimentaire le porte vers les velours à grosses côtes, les chemises grand-père et les vestes les plus amples possible, en cachemire s'il se peut, en Harris Tweed quand sa bourse est maigre, en n'importe quoi à moins de cent francs s'il est fauché. Le n'importe quoi l'emporte d'une très large manche.
Laurent est aussi mince qu'il est grand. Comme tout pédé qui se respecte, la mobilité de ses regards - lorsqu'il est dans la rue ou au milieu d'un groupe dont il ne connaît pas tous les participants - n'a d'égale que sa promptitude à les détourner pour que vous soyez plus que convaincu que vous ne l'intéressez en rien, mais qu'à l'occasion, la viande non avariée se faisant rare aux Tuileries ou ailleurs, etc.
Il travaille dans la librairie du boulevard Raspail, et rêve presque chaque nuit qu'une pile de livres s'écroule sur lui, dont il lui faut alors déchiffrer chaque page pour en retrouver le titre, mystérieusement effacé de la couverture. Il ouvrirait bien une cellule syndicale - CGT de préférence -, mais sait pertinemment qu'il serait le seul à y figurer. Il ronge son frein en piquant, ses jours de congé, quelques poches par-ci par-là, à la FNAC principalement, les lit en diagonale et les refile à Lotte qui en fait des papillotes pour ses cheveux rebelles - ou des cadeaux, pour Yves et Jacques.
Il adore bien s'habiller, mais son goût n'est pas toujours des plus sûrs. Ainsi met-il un point d'honneur à ne jamais sortir de chez lui en jeans et à changer de vêtements au moins une fois par jour, pillant pour ce faire les placards de Jacques, d'Yves et de Lotte - qu'il adore à l'égal de la voûte nocturne -, pour la plus grande fureur de ces derniers.
Il écrit.
Évidemment.

VIII

Pour eux, comme pour nous tous, la grande affaire reste: l'amour toujours.

IX

Que fait-on lorsqu'on atteint les entours de sa vingt-cinquième année (par excès ou par défaut), en cette étrange période de l'histoire qui porte le millésime 1984 ou 1985 apr. J.-C.. On s'est enthousiasmé, à défaut de révolution permanente, pour la victoire de la gauche, on est allé danser à la Bastille où la pluie se mit à tomber, puis, après avoir pris le métro ("tu te souviens . toutes les rames klaxonnaient en entrant dans les stations, les lecteurs du Figaro se faisaient conspuer et les gens gueulaient L'Internationale") pour aller regarder brûler, toujours sous la pluie, une affiche de Giscard d'Estaing, devant le Flore on a écouté son cœur battre au rythme de L'Hymne à la joie - avant que de sentir tout cela se faner comme les roses rouges du Panthéon sur des tombes glacées.
Que fait-on? Pas grand-chose.
On se replie sur soi, on voit les copains et les gens utiles à son avancement, on fume un joint ou deux, on délaisse les Camel - trop baba - pour les Rothmans rouges et l'on boit des cocktails multicolores, au café Le Tribulum ou ailleurs.
Certains se disent branchés ou câblés, mais tout le monde s'affirme libre. On reste en bandes étanches, on fréquente les mêmes endroits, dans les mêmes quartiers, pour y retrouver les mêmes gueules enfarinées, on a plein d'amis-amants et d'amours gentilles, le monde est dur, il y a du chômage à revendre, Libé devient de plus en plus France-Soir de centre gauche, et avec ce que coûte un Carambar aujourd'hui on pouvait en acheter une douzaine il y a six ans.
Le "Nessie" de la Société, tant traqué par les aînés, a disparu pour redevenir ce qu'il ne peut pas être: une constellation d'individus, à des années-lumière les uns des autres, que ne relient que les ponts de lianes branlants de la sexualité. L'humanisme, pourtant mort et enterré, triomphe, walkman aux oreilles et rollers aux pieds, sous les envolées populistes d'une extrême droite borgne, croquemit-haineuse, télévisuelle et ininventive et sous les projecteurs sélectifs, mais apolitiques bien sûr, d'Amnesty International. Il fleurit donc dans les moustaches catholiques de Lech Walesa, dans les vestes Thierry Mugler du ministre de la Culture et l'oubli - plus que consommé, hormis le temps d'un colloque - des massacres de l'apartheid et des camps de concentration qui fleurissent tant à l'Est qu'à l'Ouest. "Exploitation" est un mot qu'on n'emploie que suivi de "banque de données", et "rapports de classes" ne peut s'appliquer qu'aux retrouvailles annuelles d'anciens promus de l'ENA, d'HEC ou de Sup-Aéro, dans tel restaurant réputé pour ses bordeaux.
Apple II et IBM PC remplacent James Dean et la bagnole.
L'Éthiopie meurt de faim, ce qui fait presque autant de vagues que la tuerie, sur un stade belge, de fanatiques d'un ballon rond empli de vent, le Parti communiste français vacille sur sa base, Fréquence Gaie émet vingt-quatre heures sur vingt-quatre, Pinochet est toujours là mais Andropov et Chtchernenko n'ont pu faire qu'une courte apparition derrière le visage radieux de Christine Ockrent.
La cocaïne règne sans partage dans les hautes sphères, la colle ou l'éther à la sortie des collèges des banlieues populaires. Le libéralisme a le vent en poupe et le verbe haut, mais les gens sont aussi bougons que d'habitude. La mode est aux années 60.
Il est du meilleur ton de s'être fait désintoxiquer de la drogue dure des utopies dans les cliniques du réalisme.
Tout va bien, tout va mal, mais, en somme, tout y va quand même.
Cela posé, si l'on sort d'un milieu socioculturel relativement aisé, si on lit plus de deux livres par an, et si l'on a Lotte, ou Jacques, ou Laurent, ou Yves à côté de soi, on est heureux - ou du moins fait-on tout pour l'être et y réussit-on assez bien -, et les massacres à la télévision ou les têtes de rat de la politique redevenue, comme au temps de Boulanger ou des Camelots du Roi, "politicienne", devant un plat de spaghettis aux oeufs frais assaisonnés de beurre normand (Félix Potin) et de basilic frais (Fauchon), ne sont que des images parmi d'autres, un peu moins drôles que les spots publicitaires.
La guerre des étoiles a quitté les écrans E.T.-esques et s'installe au-dessus des nuages d'où ruissellent les pluies acides qui ravagent les forêts de la réalité.
Ça a été chanté - un peu tard, peut-être -, mais, une fois dépouillé de sa théâtralité vociférante, c'est devenu un constat: NO FUTURE. Rien pourtant de désespéré ou de désespérant dans cette formule, qui est une donnée bien plutôt qu'un slogan.
L'avenir s'est usé et rabougri, comme le reste. Il ne consiste plus qu'en la redite du passé proche, motte de glèbe meuble où creuser son trou discret et, si possible, lucratif, feuille de papier brouillon où dessiner l'évolution sans surprise de son plan de carrière ou d'épargne-logement.
Personne n'y pense d'ailleurs vraiment: on pare et on gère au plus immédiat. Pour le reste, on fait des discours. L'avenir n'est lui aussi qu'un mot, somme toute, et désigne une collection de lendemains, c'est-à-dire, please, de quasi-jumeaux du jour présent, à peine améliorés. Quant à ceux qui chantent, de lendemains, tous leurs disques sont rayés ou démodés: le vidéo-clip, c'est nettement plus performant.
Le "Grand Soir", lui, ne peut raisonnablement être que celui qui tombe, toutes les vingt-quatre heures, devant les yeux affamés et fardés de mouches d'un bon quart de la planète.
Mais, d'ici le retour du matin, il y a toujours le vertige de la nuit - où naviguent, cabotant, des lits sans amarres. Et les lits ne sont pas que pour y dormir.
C'est tout. Ce n'est rien. On s'en fout.

X

Le 31 décembre 1984 avait été un merveilleux jour de l'An. Lotte aimait Yves, Jacques aimait Laurent, ils se connaissaient tous assez, avaient ensemble ou séparément traversé suffisamment de nuits pour savoir s'envoyer en l'air le mieux du monde.
Lotte allait peut-être être Macha à Avignon. Yves était promu premier plongeur. Jacques quitterait sans doute son garage pour écrire dans Art Press. Laurent avait un manuscrit en lecture chez Gallimard dont il attendait beaucoup.
Avant de quitter Venise pour un an, ils rassemblèrent leurs dernières lires, les regardèrent sous toutes les coutures, ce qui ne prit guère de temps, fumèrent un dernier joint (95 % de tabac, 3 % d'herbe, 2 % de poussière et l % d'erreur), tandis que Lotte se cloîtrait dans la salle de bains pour pleurer d'horreur, et allèrent boire des bellinis au bar de l'hôtel Monaco.
Le jour tombait en se retenant. Malgré le froid, ils avaient insisté pour être servis sur la terrasse, prego. Lotte riait à pleines dents. Yves parlait à Jacques que Laurent embrassait furtivement dans le cou. Les mouettes affamées paressaient dans un ciel trop rose pour n'être pas vénitien, et la Giudecca regardait sans amertume l'eau au cou de colvert becqueter ses fragiles pilotis. On leur apporta leur commande. Ils recomptèrent leur argent et purent même - ô luxe! - laisser un pourboire. Ils allumèrent chacun une cigarette, se laissèrent prendre par la douceur un peu sucrée de la vue et celle, à peine alcoolisée, de leurs boissons aussi rouges que le soleil mourant, humèrent un grand bol de gel, et se turent.
Ils étaient heureux. L'an était neuf. Leur cœur aussi, une fois de plus. Pour un temps - une semaine, un mois? - le carré restait un carré bien rond, chacun se tenait dans son coin, chacun connaissait sa place et la place de l'angle où des bras s'ouvriraient à son approche, la pièce imaginaire était calme. On pouvait enfin regarder ce qui se passait dehors.
Il ne s'y passait, précisément, rien - qu'un vaporetto teufteufant de sillage qui remontait le Grand Canal.
Lotte regarda Yves, puis regarda Jacques qui regardait Laurent, lequel regardait Yves qui cherchait Jacques des yeux. Elle éclata de rire, sauta sur ses pieds, lissa de sa main emmitouflée sa jupe de jersey blanc - une occasion mirifique de chez Tati, à 5 francs, qu'elle avait retrouvée, le jour même, place Saint-Sulpice, pour 8 sacs -, se tourna vers la lagune, ouvrit les bras à la Duse et s'écria:
- Je vous aime tous! Je vous aime tous!
Puis, revenant à ceux qu'elle venait de bénir ainsi, elle continua:
- J'ai une idée fabuleuse. On va organiser, à Paris, un dîner pour tous nos amants. Tous ceux, toutes celles qu'on a connus. Tout le carnet d'adresses, sans exception. Les beaux, les moches, les gras, les connes, les grosses bites et les seins en cerise. Ceux d'un soir ou celles d'un mois. Comme ça. Pour voir. Pour découvrir à quel point nous nous suffisons tous les quatre. Pour qu'ils se rencontrent à travers nous, à travers nos corps. Mais pas un machin à se péter la gueule - et peu d'alcool. Juste de quoi permettre à chacun de déboutonner sa tête. Un bilan. Une fête. O come, ye sons of love!
Ils prirent deux heures plus tard le train pour Paris, chaque couple dans son wagon-lit. Lotte, avant d'entrer dans la gare, jeta superstitieusement dans le Canal la rose que Laurent avait agrafée à ses cheveux, et Jacques donna une pièce de cinq francs à un zonard allemand qui traînait dans la salle d'attente. On peut être post-moderne et lire l'horoscope de Marie-Claire avec avidité.
Cette nuit-là, un couple de retraités suisses se plaignit au préposé des wagons-lits: si l'on payait si cher, c'était pour voyager tranquillement et confortablement, et non afin d'entendre par le menu deux tapettes atteindre le septième ciel dans le compartiment d'à côté.
Le contrôleur répondit qu'il allait prendre des dispositions immédiates, les renvoya à leurs rêves aurifères et chocolatés, vint se poster derrière la porte incriminée, mais n'entendit rien: la représentation était terminée. Il poussa un long soupir de déception et revint à ses mots croisés, tandis que le train jazzait de toutes ses roues vers Paris.

XI

Le quatuor y dispose de deux appartements, un sur la rue Beaubourg, un autre du côté de la pointe Montorgueil. Pas spécialement à cause des Halles: parce que c'est comme ça.
Lotte est le pilier de la rue Beaubourg, et Laurent la cariatide de Montorgueil. 2 500 et 2 754 francs.
Les meubles qui les encombrent viennent de n'importe où, Emmaüs ou la famille. Le grand miroir 1930 - celui qui passe d'une rue à l'autre - est à Laurent, mais à Lotte les troupeaux de coussins roses et mauves, à Yves la table Directoire et le lit-bateau, à Jacques les tapis indiens des parquets et les deux horloges. La vaisselle sort de différentes armoires grand-maternelles, et les rideaux du marché Saint-Pierre. Les disques classiques sont à Laurent (le baroque et les opéras de Mozart) et è Yves (la musique instrumentale du même, plus les romantiques). Le reste appartient à qui l'écoute. Les bouquins sont à tous, mais dorment chez Laurent, exception faite des Petits Classiques Larousse qui reviennent à Lotte ("mes instruments de travail, vous vous rendez pas compte").
Le chat est celui d'Yves, mais n'a pas vraiment de domicile fixe. Jacques en eut un lui aussi, jadis - qui mourut écrasé par une planche à voile mystérieusement tombée d'un huitième étage sur le vélo où la pauvre bête, dans sa cage d'osier, attendait en tremblant de terreur son maître, occupé à Dieu sait quoi.
Il y a encore des poissons rouges - quatre, deux par appartement. Ils répondent aux doux noms de Jacques, Lotte, Yves et Laurent. Bien malin pourtant qui pourrait dire, au débotté, lequel est qui.
Les plantes vertes - Lotte a un don pour ressusciter des verdures à l'agonie qu'elle récupère dans les cimetières - complètent le tout.
Yves est un excellent cuisinier. Jacques sait amadouer les plomberies les plus rétives et coud à merveille. Laurent n'a pas son pareil pour le tricot et peut pondre un sonnet régulier ("tu le veux en octos ou en alexandrins, ton truc?") en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire en prose.
Lotte, pour sa part, se limite à apprendre des pages et des pages de scripts crétins pour d'éventuelles auditions de pubs éventuelles, qu'elle garde en mémoire des siècles durant. Elle mijote aussi, quand c'en est la saison, des confitures dont elle pique les recettes dans les "journaux féminins" de sa digne mère.
Ils adorent, tous les quatre, le vent sur les forêts et le sable des plages, les messes de Pâques en russe, le bon whisky, la cuisine indienne, les concerts dans le kiosque à musique du Luxembourg, les bouffes au restaurant aux heures de déprime, la tarte aux pommes et les sorties à la campagne quand c'est le printemps ou l'automne et qu'un fou leur a prêté sa voiture.
Ils ont encore quelques autres goûts, peut-être moins durables, comme celui du chocolat qui croustille, parce que Lotte a failli en faire la promotion. Bref, ce sont des jeunes gens modernes, un peu à la façon des sondages: égoïstes, hédonistes, individualistes, surtout pas gauchistes ni racistes, sûrs de n'avoir aucun complexe mais un avenir brillant. Peut-être un peu trop chics, diront certains. Mais il en faut pour rehausser la moyenne.
Ils ne cherchent pas à explorer les profondeurs, en scaphandrier ou caleçon à fleurs, mais ne patinent pas non plus seulement à la surface. Vous ou moi, en somme: un peu artistes, un peu touristes.

XII

La grande affaire du Dîner des Amants prit lentement forme la semaine qui suivit leur retour. Il fallut fouiller tous les cartons de la cave, où chacun avait relégué ses anciens carnets d'adresses et de rendez-vous, pour y dénicher ceux qui, éphémères ou plus durables, avaient pu mériter ce beau titre encombrant.
La liste s'était d'abord démesurément allongée - on parvint un jour à l'incroyable total de sept cent quatre-vingt-huit personnes - puis avait rétréci jusqu'à n'en plus contenir que treize. De nombreux pourparlers, crayon-gomme à la main ou dans la bouche, en divers cafés bruyants, avaient enfin permis de fixer le nombre exact et intangible des élus. Ils seraient, promis, juré, soixante-neuf - chiffre hautement significatif, comme le fit remarquer Jacques: celui des pratiques nocturnes, de l'encastrement des jumeaux dans le ventre maternel, du renversement constant des choses, yin et yang entrelacés, etc.

XIII

C'était toujours l'hiver. Le froid, comme la gestion de la France, était à la rigueur. Il y avait un boom sur les sous-vêtements de laine. Les trottoirs de Paris passaient leur temps à se prendre pour des miroirs où tout devait glisser, reflets et corps. Beaubourg rouillait lentement en rouge et bleu. L'Hôtel de Ville, nettoyé, ressemblait, sous le ciel à vif, à un énorme cube de sucre, blanchi à la chaux et refusant de fondre. Les quais étiraient leurs bras humides vers la mer inaccessible. Le parc Montsouris s'imaginait être à Megève, hermine pour skieurs absents.
Lotte s'acharnait sur Tchekhov et rêvait déjà de Macha: toute en calicot blanc, et dentelles, et ombrelle à pommeau d'ivoire. Les mains d'Yves, au sortir des eaux grasses et des vapeurs, rougissaient dans le crépuscule, précoces pivoines. Jacques et Laurent avaient hérité de Ranelagh qui les réveillait, trop tôt, d'une courte langue d'émeri rose. Venise regagnait sa place dans les atlas, d'où la Grèce (leurs prochaines vacances) ne jaillissait pas encore. L'Amant de Duras poursuivait ses ravages dans les âmes innocentes, dont celles de Lotte et de Laurent, et était déjà traduit en vingt-six langues, y compris le finnois, ce qui était de saison. Françoise et Geneviève, deux amies, venaient d'accoucher, à quelques jours d'intervalle, de deux adorables bouts de chair glapissante pour lesquels Laurent avait tricoté des bonnets superbes.
Le bonheur était simple et ressemblait au goût pâteux du premier café et de la première cigarette du jour. Il allait falloir que quelque chose se fendillât dans le trop parfait cocon pour y refaire courir un peu d'air frais - et le vent qui galopait dans les rues en secouant méchamment les auvents de toile du marché Rambuteau n'y pourrait suffire.
- On s'encroûte, les mecs, on s'encroûte un max! dit un soir Lotte, un bol de tisane de sauge à la main où elle faisait couler une épaisse cuillerée de miel du Tyrol.
Le printemps ne viendrait pas avant au moins deux longs mois. Il neigeait comme jamais. Même le Midi s'était emmitouflé d'épais châles de neige où se fichaient les longues stalactites des toits provençaux surpris. A Cannes, tous les palmiers avaient grillé sous le froid, et l'on ne comptait plus les fémurs brisés et les os démis à cause du verglas têtu qui faisait un peu partout le trottoir.
- On s'encroûte, on s'encroûte un max.
Lotte but sa tasse avec lenteur. Laurent lisait à Jacques et Yves un article qu'il venait de gribouiller sur Hugo et la lettre G. Lotte prit sa moumoute de cuir, ses gants, s'enveloppa ensuite d'un long châle jaune et mauve, et sortit.
Elle ne revint pas de trois jours.
À son retour - elle avait partagé son temps avec un Antillais pas possible qui lui avait fait découvrir les boîtes créoles de la proche banlieue -, rien n'avait changé.
Les brouillons de Laurent traînaient par terre, à côté de sa tasse vide de tisane. Yves dormait à poings fermés, seul. Mais il avait pensé à arroser les plantes. Émue, Lotte se pencha sur lui et l'embrassa à l'oreille. Il était six heures du matin. Elle décrocha le téléphone et réveilla Jacques et Laurent:
- Le Dîner des Amants est pour dans quatorze jours, mes chéris. Magnez-vous le cul.
Puis elle se glissa dans le lit, se pelotonna contre Yves, bâilla et s'endormit, les yeux pleins des flamboyants de Port-au-Prince, en se disant vaguement que, le bouleversement, c'était râpé pour cette fois-ci.

 
 
  Suite
 
  Retour à la page Lettres
 
 

Commentaires? Suggestions? Cliquez ici.