Deuxième partie

Le présent

I

Laurent ouvrit les yeux. La nuit était noire. Dans le halo d'une lumière lointaine frétillaient les blancs frelons de la neige. Il prêta l'oreille. Il ne s'était pas trompé. On entendait des bruits de pas, au-dessus de la tête de Jacques et de la sienne, des pas lents, des pas réguliers, cette nuit encore, comme toutes les nuits depuis le lendemain du fameux Dîner. Il se retourna.
- Tu ne dors pas? demanda Jacques.
- Non. Et toi?
- Moi non plus.
- Tu me passes un clope?
- Tiens... Le feu est à côté de toi, et le cendrier.
- C'est elle qui t'a réveillé?
- Oui.
- Moi aussi.
- Je sais, fit Jacques.
C'est bien ardu de parler de quelqu'un dont on ne connaît pas même le nom, mais dont on a respiré, deux jours entiers de sa vie, le parfum - fantôme léger et têtu - dans le moindre repli de ses vêtements. Aussi ne la désignaient-ils que par un "elle" frustrant - ou encore, parfois, par un "la Dame en noir" qui faisait un peu trop Leroux et Belle Époque. Laurent l'avait revue deux fois, après la soirée. La première avait pris place le lendemain même. Elle était venue proposer ses services pour remettre la maison en ordre, d'autant, avait-elle ajouté, que ses propres déménageurs étaient là qui ne refuseraient pas de prêter main-forte. Laurent, confus de tant d'amabilité, avait remercié en refusant et, tandis que Jacques ronflait à poings fermés, il lui avait préparé une tasse de thé noir, en expliquant qu'il n'y avait de toute façon rien à faire. Lotte et Yves avaient débarrassé le plancher tôt dans la matinée, bouffis de sommeil. Seul un coussin célibataire témoignait, dans un coin, de leur passage. Lotte avait dû l'oublier. Laurent faillit - presque volontairement en fait - toucher la main de sa visiteuse en lui servant le thé. À nouveau, elle eut un brusque mouvement de recul, mais, cette fois-ci, avec le sourire, comme s'il s'agissait là d'une complicité supplémentaire. Puis elle s'était retirée, toujours souriante, mais sans lui dire au revoir. Il avait ensuite dû attendre dix jours avant de la revoir. Elle s'était bel et bien installée dans l'appartement du dessus, et l'on entendait constamment des meubles renâcler, des objets gémir et des pas allez et venir avec lenteur, comme freinés par un poids très lourd, mais elle ne s'était pas montrée.
Dans la journée, le seul indice de sa présence prenait la forme de mélodies tantôt très - trop - douces, tantôt frénétiques, qui dégoulinaient en cascades haletantes ou en ruisselets languides d'un clavecin. - Je sais! avait dit Lotte, quelques jours plus tard. J'ai tout compris: c'est une compositrice... - On dit compositeur, avait interrompu Yves, qui surprit tout le monde par cette précision lexicographique inattendue de sa part. - Bon, une compositeur si tu veux. Elle vient de l'Est, de la face cachée du rideau de fer. J'en suis sûre. Elle en a l'accent. Elle s'accroche à Laurent parce qu'elle veut goûter un peu de la perversion occidentale, mais sans déchoir. D'où son anonymat. Ce doit être une princesse balte: cygnes noirs sur les lacs et saules pleureurs au pied des maisons en bois de bouleau. Fière de ses déductions irréfutables, Lotte s'était replongée dans Pirandello (Strindberg avait été détrôné pour excès de renfermement bourgeois), Ranelagh pelotonné sur ses genoux. Jacques était en fac pour un partiel. Yves, grippé, en arrêt maladie, toussotait dans un coin en mâchouillant des pastilles. Laurent tricotait sans hâte une "composition colorée pour un armant futur" avec des écheveaux dépareillés trouvés dans une poubelle. C'est alors qu'on avait sonné.
- Je te parie une cartouche de sèches que c'est elle, avait jeté Lotte sans lever les yeux de son bouquin.
- Tenu, avait crachouillé Yves.
Un jour gris badigeonnait la chambre où ils s'étaient tous les trois réunis sur le lit. Laurent demeurait immobile, ses aiguilles à tricoter dans le vague, tandis qu'Yves se ruait à pas lents vers la porte.

II

C'était elle en effet. Yves maugréa qu'il n'y avait que lui pour ce genre de déveine et introduisit la visiteuse dans la chambre. Elle était, une fois de plus, vêtue toute de noir. ("Avez-vous remarqué, avait dit Jacques, comme le deuil lui va bien, avec ses longs cheveux soyeux et blonds?" Avis trop admiratif qui lui valut une gifle furibonde de Lotte, laquelle n'admettait pas que ses hommes remarquassent qui que ce soit d'autre en sa présence.) C'était, cette fois-ci, un tailleur dont la jupe descendait à mi-mollet. On ne distinguait que le feu de ses yeux, non leur regard, dissimulés sous une voilette aux fines mailles serrées. Elle était gantée, avait remplacé son rang de perles par un lourd collier de corail dont l'orange-pourpre était souligné par l'écarlate de ses lèvres, portait le même indéfinissable et puissant parfum, et souriait avec bonne humeur
- Bonjour, bonjour, les enfants, fit-elle en entrant
- Jourbon, damema, grommela Yves.
- Salut, jeta Lotte, toujours noyée dans sa Sicile théâtrale et ambiguë.
Laurent ne répondit rien, se contentant de sourire. C'est ainsi que débuta le premier accroc sérieux entre les trois membres du quatuor. Car aussitôt Lotte, balançant chat et livre, voulut à tout prix - usant de ce qu'elle appelait sa tactique - connaître le nom de celle qui n'était, décidément, qu'une intruse. Elle posa donc une première fois la question, d'une voix infantile et, pensait-elle, irrésistible. Pas de réponse. On n'avait peut-être pas entendu. Deuxième fois, un peu moins aimable.
Sourire de l'intéressée. Troisième fois, nettement plus rogue. Regard courroucé de la partie adverse. Quatrième fois, franchement en boule. On daigna enfin susurrer: "Ma chérie, chacun ses petits secrets", d'un ton qui fut plus tard jugé - à l'unanimité moins une voix - profondément et "dégoûtamment" condescendant, c'est vrai, quoi? Ç'aurait pu n'être qu'une anicroche, la première tranchée, encore à fleur de glèbe, d'une guerre de positions. Mais les hostilités éclatèrent au grand jour, dans le sifflement des bombes et les colonnes de boue que soulevaient leurs impacts, lorsqu'on présenta la requête de pouvoir, avec votre permission, je ne voudrais rien interrompre, enlever Laurent pour l'après-midi, auquel on avait des choses à dire qui, peut-être, vous concernent par ricochet, ma chère enfant. La "chère enfant", furieuse, rappela à la hâte ses souvenirs point trop pâlis sur la façon dont on lui avait conseillé de jouer Hermione offensée, se leva "avec majesté et componction", jeta un "Tu viens?" très Sarah Bernhardt à Yves qui, n'ayant de toute façon plus de pastilles à suçoter, devait en refaire le plein, s'enveloppa dans sa moumoute et son châle drapé à l'antique, embrassa au passage ce pauvre Ranelagh qui n'en avait aucune envie, dévisagea dédaigneusement Laurent ensorcelé par cette créature (lequel Laurent ne la regardait pas), effleura d'une main experte la touffe d'un yucca en convalescence et sortit, précédée d'Yves, sans dire un mot, mais en claquant violemment la porte, qui rebondit et ne se ferma pas. Ainsi commença la deuxième et - au moment où Laurent, les yeux ouverts sur la nuit et les oreilles ensablées de ce bruit de pas ralentis à l'étage, y repensait en cherchant le sommeil - dernière rencontre.

III

Laurent avait préféré sortir plutôt que de rester dans l'appartement. Maintenant que les meubles avaient réintégré leurs encoignures et les livres la tranquillité de leur ordre alphabétique sur les rayonnages sombres, il lui semblait, après l'avoir vue dans un espace blanc où courait une fête, dissimulée par son masque funèbre, qu'elle n'y était pas à sa place, ni lui par voie de conséquence. Ils marchèrent donc dans les rues, au hasard. La même lumière grise qui régnait dans la chambre emplissait le ciel, devenu cotonneux et bas de plafond. Les ombres n'étaient plus que des croquis flous sur les trottoirs vernissés. Les arbres tendaient leurs doigts vides de feuilles vers un hypothétique et lointain printemps. Respirer revenait à mastiquer une matière dure, effilée et vaguement cendreuse. C'était encore l'hiver. Le cœur de Laurent, épanoui comme une rose de serre, battait à un rythme de samba. Ils marchèrent longtemps. Elle ne disait rien. Il n'osait l'interrompre. Ils allumaient, de temps à autre, une cigarette à la même allumette, mais en évitant désormais tout contact avec soin. Elle avait relevé sa voilette et s'arrêtait parfois devant des devantures d'antiquaires. Ses pas claquaient, nets, précis, décidés sur les trottoirs humides avec le même bruit que celui des touches de la machine à écrire dont est en train d'user le narrateur invisible de ce conte.
Laurent la dévisageait. Elle était encore plus belle, plus énigmatiquement belle que dans son souvenir. C'était à elle que revenait, aux carrefours, le choix de la direction à prendre. Elle s'engageait à droite, à gauche, ou continuait sa route sans marquer d'hésitation. Laurent suivait et se prenait pour Haroun al-Rachid, explorant un Bagdad sans minarets en compagnie d'une houri tout exprès descendue du Paradis des Croyants pour le guider sous un crachin breton.
Une heure passa ainsi, en silence. Mais Laurent s'en moquait. Le bonheur est illusoire, et mieux vaut, le sachant, ne jamais tenter de dresser rigoureusement les plans de la yourte où il a soudain décidé de fleurir. Plus prosaïquement, aussi, on n'a pas été pédé vingt-cinq ans durant pour ne pas savoir se laisser entraîner dès que quelqu'un, ou quelque chose, vous attire: l'oasis où reposer ses membres engourdis est peut-être, enfin, dans les pas pressés de telle démarche de flanelle ou de jeans moulants, tapie sous tel blouson de cuir, dissimulée au fond de tel porche pisseux et mal éclairé. Et comment savoir si l'on n'y va pas le chercher? Mieux vaut un coup de tête, suivi d'un coup de cœur ou d'un coup de pied au cul, que les morsures du remords. "Hop, hop!" dit l'Aurélien d'Aragon pour exprimer le même type d'idées.

IV

Elle n'avait parlé - il y repensait encore, tandis que, réguliers, monotones et monotonement horripilants, montaient dans la nuit les ronflements de Jacques, revenu bien vite entre les bras de Morphée, auxquels se mêlaient, toujours identiques, toujours aussi lents, les pas au-dessus de sa tête - qu'à cause de lui, à cause de son incurable distraction. Ils étaient arrivés, par la rue Vivienne, sur les grands boulevards. Les vitrines étaient éclairées. Laurent, dans l'une d'elles, avait eu l'œil accroché par une chemise dont il pensa, aussitôt, qu'elle siérait à merveille à Yves, Les yeux encore pleins de cette étoffe d'un gris aussi serein que les regards de son ex-amant, il avait traversé, suivant toujours la forme noire qu'il accompagnait, sans rien regarder, évidemment. Il avait manqué se faire renverser - c'était couru d'avance - par un énorme break, un convoi des pompes funèbres qui rentrait d'une mise en terre quelconque. Les pneus avaient crissé, une odeur de caoutchouc cramé avait dominé un instant celle de l'hiver tout-puissant, et une bouche haineuse hurlé des injures dont quelques-unes ne décrivaient qu'un état de fait et firent sourire Laurent. Néanmoins, atteignant le trottoir où elle l'attendait, il s'était brusquement rendu compte qu'il s'en était fallu d'un fort mince cheveu qu'il ne fût, à ce moment, étendu sur la chaussée, baignant dans son sang, les yeux fermement et inutilement ouverts sur l'absurdité du monde et l'attroupement des badauds. Une sueur froide avait dévalé son front, et ses jambes s'étaient dérobées sous lui tandis qu'il grimaçait un sourire.
C'est alors qu'elle avait parlé. Elle avait dit - il entendait encore sa voix tandis qu'il jetait à l'autre bout de la chambre, exaspéré de ne pouvoir se rendormir, le malheureux oreiller où il reposait sa tête:
- N'ayez crainte, mon cher Laurent. Aussi longtemps que je suis là, il ne peut rien vous arriver. Mais essayez tout de même d'être un peu plus prudent, dorénavant. Vous n'aurez peut-être pas toujours la même chance.
Puis ils s'étaient tous deux remis en route.
Mais là encore, à aucun moment, pas même lorsqu'il était allé s'asseoir une seconde sur un banc pour y retrouver son calme et son souffle, elle ne l'avait touché.
Le reste de la promenade se fit, comme son commencement, en silence.
Plus tard, ils s'étaient assis dans une petite pâtisserie algérienne, non loin de la place Stalingrad, où ils avalèrent des cornes de gazelle trop sèches et burent un thé à la menthe trop sucré.
Elle avait posé ses gants sur la table d'aggloméré graisseux, ôté son chapeau et sa voilette, plié les jambes avec élégance, allumé une cigarette, renversé la tête vers le plafond enfumé et dit, d'une voix amusée:
- Je suppose que vous vous torturez de questions?
- Non. Pas vraiment. Il faut prendre les choses comme elles se présentent à vous, ne pensez-vous pas?
- Ne soyez pas si poseur, Laurent. Ça ne vous va pas. Je vous aime beaucoup, vous savez. Non, ne faites pas ces yeux-là. Ce n'est pas ce que vous croyez. Un jour - bientôt -, vous comprendrez. J'espère alors que vous ne m'en voudrez pas trop. Une cigarette? Je vois que votre paquet est vide. Mais n'essayez pas de comprendre maintenant. C'est trop tôt. Sachez simplement que je suis ici pour vous. Mais je ne désire en aucune façon m'immiscer dans votre existence. Vous y avez vos amis, vos merveilleux amis! La réaction de Lotte, tout à l'heure, m'a suffisamment montré que j'avais peut-être abusé plus que je ne l'aurais dû de votre charmante présence. Il s'agissait, pour moi, de faire connaissance, de "prendre langue", si j'ose dire. Non, ne m'interrompez pas. Je suis venue, je vous ai vu. J'ai eu amplement le temps et le plaisir de vous apprécier. Vous m'avez presque - il est encore tôt, n'est-ce pas? pour les déclarations définitives - conquise. Mais non, Laurent, ne soyez pas si infantile, ça n'a rien à voir avec l'amour ni même l'amitié. Il est bien d'autres choses dans l'existence, dont une, entre mille, que j'aurai le privilège de vous faire découvrir plus tard. Bref, je sais qui vous êtes, et vous savez, vous, tout ce qu'il vous faut savoir de moi. Cette promenade m'a enchantée. Vous êtes un délicieux compagnon - et ne faites pas semblant de rougir. Nous en ferons sûrement d'autres, ailleurs, un jour... Mais il ne faut rien hâter. Comment Dites-vous en français? Ah! oui, tout vient à temps pour qui sait attendre. Revoulez-vous de ce thé? Il est un peu trop douceâtre pour mon goût. Non? Comme vous voudrez, Revenons à nos moutons - pardon, à vos amis. Je sais que mon arrivée dans votre petit groupe est une intrusion pour eux. Il ne le faut pas. D'ailleurs, il est bon pour le moment que je m'éclipse, pour des raisons que vous n'avez pas à connaître. Vous savez où j'habite mais, de grâce, n'essayez pour l'heur de pas de me revoir, restez avec eux. Profitez de ce qu'ils vous offrent de si bon cœur, de ce bonheur merveilleux que vous partagez à quatre. Non, Laurent, ne protestez pas: j'ai es raisons, en plus de celles que Lotte, Yves ou votre beau Jacques peuvent légitimement m'objecter. Il faut qu'il en soit ainsi. Vous êtes, vous me l'avez dit un jour, un quatuor. N'y introduisez pas de fausse note et prenez-moi comme une pause, comme un soupir entre deux mouvements. Nous nous reverrons, je vous en fais la promesse solennelle. D'ici là, je ne vous demande pas de m'oublier - cela aussi serait une erreur - mais de laisser ma présence s'estomper, se diluer, passer à l'arrière-plan avec les nuages et la cime indéterminée des forêts. Ce n'est pas moi, je vous assure, qui suis un mystère, mais Lotte, mais Yves. Moi, je ne suis, je ne dois être qu'un parfum, léger, tenace, discret. Que me voilà lyrique! C'est votre faute, vous m'influencez déjà... Enfin, c'est dit, vous m'assurez de ne pas chercher à me revoir que je ne vous aie fait signe moi-même? Nous nous reverrons, je vous l'ai dit. Je fais partie de votre vie, désormais - de cela soyez absolument certain -, mais vous devez me laisser faire à ma façon, dût-elle vous sembler absurde. Le reste ne vous regarde pas encore. Vous me rendez bien sentencieuse et bien énigmatique, mon cher Laurent. Il n'est pourtant personne de plus simple que moi. C'est peut-être l'effet de votre jeunesse. Vous m'avez charmée, séduite, amusée, mais tout cela ne saurait abolir certaines frontières, dont celle de l'âge. Et ne protestez pas, cela n'a rien à voir avec les préjugés. Puis, si vraiment vous avez besoin de ce genre d'explications pour satisfaire ma demande, dites-vous que cette histoire ne fut qu'une simple passade, une foucade de solitaire parfois plus désorientée qu'elle ne veut bien se l'avouer. Quoique cela me ferait de la peine. Vous êtes sûr de ne pas vouloir une autre tasse de thé? Eh bien, nous pouvons partir, il me semble. Nous nous sommes tout dit. ("Quel ton cucul! aurait dit Lotte si elle avait été là. Quelle conne, ta pouffiasse!")

V

Laurent, abasourdi, avait prêté tous les serments qu'il avait fallu Peut-être même plus, il n'en savait trop rien. La seule chose qui lui importait était de ne pas les tenir, ou, du moins, pas comme elle l'avait cru. Ils sortirent de la gargote où trônaient, en vitrine, deux têtes dépecées de mouton, les yeux encore légèrement brillants, glauques et bleus, tous quatre ouverts sur le désastre sanglant des chairs et des files de voitures, dans la rue. Ils se séparèrent aussitôt - cela aussi, elle l'avait exigé. Elle s'éloigna, sans se retourner, s'arrêta quelques mètres plus loin pour ajuster sa voilette et se poudrer, puis disparut dans la cohue du soir. Laurent ne l'avait pas quittée des yeux. Il s'aperçut, au moment où elle lui échappa, qu'il neigeait et qu'on l'appelait, dans son dos, depuis un moment déjà: il avait oublié son cache-nez, un cadeau de Jacques, et le serveur l'agitait dans sa direction, depuis le seuil, en criant d'une voix lasse des "Monsieur! Monsieur!" pleins de mélancolie. Laurent remercia, prit son écharpe, haussa les épaules et courut vers le métro. Il se promit qu'il la reverrait, coûte que coûte, et qu'il trouverait les mots - ou les gestes? - qui sauraient prévenir sa colère déçue. Il l'attirait, elle l'attirait autant. Peut-être n'était-ce pas de l'amour, en effet, mais cela semblait bien aussi fort que ses chasses à courre, ses pauses sur un pied rêveur pour humer le vent, ses hallalis dans les taillis incendiés et ses grandioses mises à mort, dans le ruissellement des sucs secrets de la vie. Qu'importait le nom? Ils le trouveraient ensemble - ce nom, ou cette chose, ou cette essence indéfinissable - au moment où ils le trouveraient. En attendant, taïaut de tous tes poumons! pensa-t-il en avalant un grand bol de nuit. Sur le quai bondé, un gros rat noir lui fila entre les jambes et s'évanouit dans la grisaille humide des rails. Laurent se sentait inquiet, ému, tourmenté et délicieusement fasciné. "Pourtant, c'est Jacques que...", murmura-t-il en entrant dans le wagon, poussé et bousculé par une foule dont il ne distinguait rien, si ce n'est qu'elle ne lui offrait aucun point de repère pour chercher à deviner où il en était. Le train l'emporta, lui et ses questions, en mugissant comme un taureau piqué de banderilles.

VI

La triste aurore de février, Cosette aussi bien qu'une autre, ses seaux de pluie à la main, ses wassingues trempées et usées sur l'épaule, venait de se mettre en marche dans les rues de Paris à la recherche de son Jean Valjean lorsqu'il ferma les yeux en marmonnant: "Pourtant, c'est Jacques que..." Ranelagh, fin prêt pour une nouvelle journée d'oisiveté dans les parages immédiats du radiateur, vint se poster près de la fenêtre et jeta un coup d'œil indifférent dans la cour. Bu ciel tombaient ces drôles de choses immangeables et froides qui ne servaient à rien qu'à vous geler les pattes et excitaient pourtant si fort ses maîtres. Sur le mur d'en face, un carré, noir tout à l'heure, était brusquement devenu jaune et brillant. L'ombre d'un homme s'y découpait. Le chat détourna la tête - rien d'intéressant par là -, bâilla, étira ses pattes avant puis ses pattes arrière à la Noureev, bâilla encore un coup et entreprit de faire sa toilette matinale. Quand tous les carrés qu'on devinait par la vitre embuée auraient viré au jaune brillant il serait temps de se glisser sur le lit et de se rappeler au bon souvenir des dormeurs. Il dressa brusquement l'oreille - la seule qui fût entière, l'autre étant tombée au champ d'honneur pour les yeux vairons d'une siamoise: à l'étage, le bruit des pas venait soudain de cesser. Il écouta, puis se remit à inspecter avec sa langue les interstices des coussinets de sa patte gauche, ronronnant.

VII

Jacques ouvrit les yeux. Le jour, faible et tuberculeux, était déjà levé. Il se retourna et dévisagea Laurent, qui dormait sur le dos, une expression presque douloureuse déformant ses traies huileux de sommeil. "Pauvre vieux!" murmura-t-il.
Il lui caressa le front légèrement, fit descendre sa main le long du nez, effleura les lèvres, le menton mal rasé, la pomme d'Adam saillante, puis se pencha et déposa un baiser vite sur la clavicule gauche.
Depuis dix jours que Laurent n'avait pas revu sa mystérieuse étrangère, il avait changé. Oh! il n'y fallait voir qu'un caprice de littéraire enfiévré - c'était l'évidence même pour Jacques - mais le quatuor, par contrecoup, en pâtissait.
Il se leva et, tout en se grattant la tête pour en chasser la vermine des rêves, entra dans la salle de bains. C'était Lotte, surtout, qui ne décolérait pas. Elle avait beau savoir, on avait beau lui répéter à satiété que ce n'était rien de grave, que le cœur, ventricule ou oreillette, n'y était en rien mêlé, que cette femme s'était d'elle-même éloignée pour ne pas se piquer au doigt, ou au jeu, de l'amour par hasard, la tragédienne en voulait à Laurent de s'absorber si exclusivement dans ses rêvasseries vêtues de noir, de les avoir trahis, de les négliger tous les trois au profit d'on ne savait trop qui ou quoi. Ce con, fulminait-elle, i1 a même oublié l'anniversaire de notre rencontre. Mais je m'en contrefous: les oeufs à la neige que je lui avais préparés, c'est la concierge qui les a eus.
Il tourna le bouton de la radio tout en se brossant. les dents. Les Callas de FIP firent entendre leur glouglou cristallin et moqueur tandis que Léonard Cohen, en fond sonore, s'évertuait à gratter de sa voix de grillon bronchiteux une inexistante guitare
Lui, Jacques, de cette bonne femme - un flot mousseux et mentholé tournoya un instant dans la vasque fendillée avant de disparaître sous un filet d'eau muette -, il s'en foutait. Il savait, au fond, que Laurent s'amusait à revivre une version moderne et abrégée de L'Éducation sentimentale, la passion en moins. Le "problème", comme disait Yves, venait du mystère même dont s'enveloppait cette femme, venait de son jeu à elle, qu'elle déployait devant les yeux trop aisément éblouis de leur poète national comme un somptueux cachemire bouffé aux mythes. Ce n'était pas pour rien qu'elle avait levé Laurent, entre tous: après tout, les poètes 1887 ne courent plus les rues, phtisiques, saouls d'absinthe et de vers libres, rêvant leurs rêves de messageries du Levant et de blocus sentimentaux.
Et puis, pensa Jacques en extirpant un point noir de son nez, Laurent est pédé, et la drague a été et reste la seule aventure dont il ait goûté. L'idiot! Comme s'il ne savait pas, à son âge, que l'herbe est partout faite du même mélange de chlorophylle, de pissat de chiens pas même errants, de soleil et d'insecticides.
Il enfila un peignoir, faillit se prendre les pieds dans le tournoiement velu de Ranelagh qui miaulait à fendre l'âme, et passa dans la cuisine. Il donna à manger au chat qui dédaigna la chose (encore des boîtes! il me prend pour qui?), but une tasse de Nes avec trois palets bretons garantis pur beurre et lut distraitement les gros titres du Monde de la veille. La famine en Éthiopie. La guerre des villes a repris en Iran. M. Raymond Barre déclare...
Conneries!
Neuf heures quinze. Il avait rendez-vous à dix heures avec Lotte et Yves. Il s'habilla, hésita, ne réveilla pas Laurent et sortit.
Dehors, la neige avait cédé la place à une pluie fine et froide, dégueulasse, qui cherchait à toute force à se couler et à s'endormir entre la peau et le squelette.
Tout de même, se dit Jacques en buvant un café dans le bar du coin, les yeux perdus sur les serpents de sa première cigarette, c'est con: depuis la dernière fois qu'il l'a vue, il n'écrit plus de petits poèmes, et nous n'avons plus fait l'amour.

VIII

- Alors? Comment est-il? demanda Lotte.
- Bof! fit Jacques. Semper idem.
- Vous l'avez encore entendue, cette nuit?
- Évidemment. Yves revint de la cuisine avec une théière de tisane aux écorces d'orange amère et un reste de cake au gingembre. Ç'allait être son anniversaire le lendemain. Il avait été décidé de saisir cette opportunité pour réinstaurer un peu d'ordre dans cette foutue histoire.
Lotte s'était mise sur son trente et un. Tout à l'heure, elle devait passer une audition, pour un stage chez Mnouchkine. Elle portait donc un ample saroual turkmène en laine de chameau (toujours Roxane: une vraie mine, cette fille!), trois sweat-shirts - rose, bleu martin-pêcheur et jaune - et une masse tintinnabulante de bracelets aux chevilles.
- Tu crois pas que tu fais un peu trop Peaceandlove? avait demandé Yves.
- Mais t'as rien pigé, mon pauvre vieux. C'est samouraï, comme pour les Shakespeare.
- Ça fait combien de temps qu'il ne l'a pas revue?
- Deux semaines à tout casser.
- Pas plus? Il me semblait qu'on avait dépassé le mois.
- Faut faire quelque chose. Elle est complètement zozo, cette nana. Elle le drague, puis elle le laisse choir. À n'y rien comprendre. Qu'est-ce qu'elle lui veut?
- J'en sais rien. Tu te souviens de ce qu'elle lui a dit. Pour le moment, elle souhaite ne plus le voir, mais en lui demandant de ne pas l'oublier.

IX

Laurent ouvrit les yeux. Il avait entendu Jacques s'en aller et savait où il se rendait. Ils devaient être, maintenant, tous les trois en train de comploter son retour à la raison, Au fond, ils étaient dans le vrai. L'autre, là-haut, voulait jouer au mystère. O.K. Qu'elle y joue seule!
Il s'étira, sortit un bras prudent du lit pour attraper l'oreiller qu'il avait évincé dans la nuit. Ranelagh, réveillé en sursaut, lui planta quatre griffes peu amènes dans la cuisse.
Laurent se rallongea, les yeux tournés vers la fenêtre.
Évidemment, il pleuvait. Foutu temps. Que pouvait-elle être en train de faire? On n'entendait pas un bruit. To die, to sleep, to sleep - no more...
Il ne l'avait mentionné à personne: un jour, alors qu'il était seul et sûr de n'être pas dérangé, il était monté à pas de loup à l'étage pour coller son oeil à la serrure de l'appartement. Fiasco. La clef était dedans. Pourtant, il n'y avait pas eu le moindre bruit.
Deux ou trois jours de suite, aussi, il était resté éveillé jusqu'au petit matin pour saisir le moment où les pas s'arrêtaient, pour découvrir ce qui se passait ensuite et, le cas échéant, bondir du lit, ouvrir la porte et la voir passer.
Tu parles. Les pas s'étaient tus. Point à la ligne.
Lui qui ne supportait pas le plus petit vêtement quand il se mettait au lit, il s'était, ces trois jours-là, glissé sous le drap avec la tenue de jogging de Jacques. Le froid, avait-il prétexté. Comme si Jacques n'avait pas compris tout de suite. Pauvre Jacques! Il lui en faisait baver. Et pour quoi? Une version d'Anne-Marie ou de Nicole dans vingt ans, une hystérique des beaux quartiers, une paranoïaque qui n'avait pas collé son nom sur la boîte aux lettres et dont la concierge, elle non plus, ne savait rien, si ce n'est qu'elle portait un "drôle de parfum, c'te dame".
Et cette extorsion de serments bidons, l'autre jour? Et ce refus maladif de tout contact avec celui auquel elle s'intéressait, de son propre aveu, le plus?
Pourtant, il devait bien y avoir quelque chose - mais quoi? bon Dieu de merde! Ou rien, comme les mystères des fins de repas dans les restaurants de quartier: une croûte craquelée de croquantes noisettes écrasées, une fonte de crème, et la déception fade d'une meringue en carton-pâte au milieu - au cœur, comme on dit. Entre les deux - quelque chose ou rien - mon milieu balance.
Ah! basta cosi!
Laurent se leva d'un bond. L'appartement grelottait de tous ses murs. Ranelagh cracha, puis s'extirpa des draps tièdes où il avait cru trouver un abri pour la journée, la queue noblement relevée de mépris.
Laurent entra dans la salle de bains, mit la douche en marche, attendit dix minutes, sautillant d'un pied gelé sur l'autre, que le mélangeur fût dompté et s'engouffra sous le jet.
Non, quand même, je dois lui écrire. Ce n'est plus possible. Mais d'ici là, calmos, comme dit Lotte. Demain, c'est l'anniversaire d'Yves. Ils ont raison. Ca doit cesser. Je leur dois bien ça. Mais je lui écrirai, sans rien leur en dire. S'il y a une réponse, on avisera.

X

"Ah! par pitié, Madame, daignez calmer le trouble de mon âme; daignez m'apprendre par où j'ai mérité votre désolante rigueur, et, si celle-ci s'étend jusqu'à s'offenser de me voir rompre ainsi une promesse d'autant plus sacrée qu'elle vous fut faite dans les termes les moins ambigus par celui-là même qui la brise aujourd'hui, vous devez rendre à ce malheureux cette justice qu'il en observa, du moins un long temps, la trop stricte règle.
"Oui, Madame, vous aviez sondé mes reins et mon cœur: j'ai mille questions à vous faire dont le poids m'accable d'autant plus que je n'ai point su, naguère, saisir l'opportunité que vous m'offrîtes d'en décimer le nombre. Cette paix que vous me proposiez alors, me la refuserez-vous, cruelle, maintenant que j'en sais tout le prix? Et en quoi serait-ce une offense que de vous la redemander au nom même de ces vœux de la dureté desquels rien ne m'est en contrepartie? Aussi devez-vous permettre à un infortuné de se jeter à vos pieds et ne point détourner votre si noble visage au triste bruit que fait sa douleur, en serait-il lui-même l'involontaire auteur. Soyez implacable, puisqu'il le faut, mais soyez juste et que votre courroux, avant que d'éclater, daigne examiner les raisons que l'objet de sa fureur lui expose respectueusement.
"L'empire que vous avez pris sur cette existence dont vous sentez bien, Madame, que, si elle ne commença avec vous, elle en reçut néanmoins un cours tout différent, ne peut ni ne doit reposer que sur le feu continuel d'un intérêt dévorant mais contraint au plus affreux silence; et pour ne point rompre cet engagement dont vous vous apprêtez, sans doute, à me rappeler toute la portée, c'est ce silence-ci qu'il vous faut dissiper avant qu'il n'entraîne celui dont vous fîtes sa trop complaisante victime à des excès auxquels il ne veut pas songer.
"Mais j'abuse déjà de votre patience et de votre temps. Répondez, répondez. Apaisez une âme tournée vers vous avec ferveur et humilité, ou craignez, Madame, de lui avoir appris l'art affreux de vous déplaire.
"Adieu donc, Madame, recevez avec bonté l'hommage encore inquiet de celui qui, quoi que vous jugiez digne de faire, restera indéfectiblement votre
Laurent."

L'enveloppe - Air Mail, il n'y en avait pas d'autre dans le tiroir - portait la simple mention au feutre noir: À VOUS.
Elle se retrouva, une fois cachetée, glissée sous la porte de l'appartement du dessus et, le lendemain matin, intacte, dans la boîte aux lettres où Laurent, venu en attendre la réponse, s'en empara rageusement en éructant un "Putain de merde!" qui fit que la concierge colla sa tête au carreau, sous ses bigoudis, pour voir ce qui pouvait bien se passer, à pareille heure, un dimanche matin.

XI

- Qu'est-ce que tu prends, toi?
- Un vátapa. Et toi?
- Une feijoada. On boit du blanc, non?
- Vinho verde. ça te convient?
- C'est toi qui t'y connais.
- Qu'est-ce que tu crois qu'il est en train de faire?
- Il doit l'espionner à nouveau, l'oreille collée à sa porte. Ou alors il lui écrit une lettre. Il a ressorti une vieille édition de La Nouvelle Héloïse et les Lettres de la religieuse portugaise.
- Il a rien dit que tu viennes bouffer avec moi?
- Que nenni.
- Tu es toujours heureux avec lui?
- Oui. Et toi avec Yves? - ça peut aller. Il est plus calme que toi.
- Laurent me trouble. J'aurais jamais pensé que baiser avec un mec soit si bouleversant
- Salaud!
- Garce!
- Je t'adore.
- Moi non plus.
- Tu crois qu'on va durer ensemble? Tous les quatre?
- Jusqu'à la fin du monde, ma toute belle. Un jour, Laurent apprendra à .coucher avec les filles - la bonne femme en noir va peut-être servir à ça - et tu pourras toi aussi l'avoir; comme il m'a appris qu'un jour c'est Yves que je trouverai sur mon oreiller
- Et si l'un de nous meurt?
- La mort n'est pas pour nous. Notre lot, c'est le bonheur et les quatre coins.
- Et des gosses?
- Ca dépend de toi, de ta carrière, non?
- Si. Peut-être. Un gosse à quatre. Trois papas, une maman.
- Quand est-ce qu'on change à nouveau de partenaire?
- T'en as envie?
- Non. Et toi?
- Non plus. Pour l'instant, tout va bien. Si cette bonne femme...
- Oh! c'est pas tellement à toi d'en supporter les conséquences. C'est sur notre plafond qu'elle marche la nuit. Et c'est dans mes oreilles que Laurent soupire
- Tu crois qu'il l'aime?
- Je m'en fous. Non.
- Pour le moment.
- Comme tu dis. Mais rien ne peut nous enlever les uns aux autres. Pas même elle. Pas même lui. Il ne peut rien nous arriver, que de changer d'amant
- Ou d'amante.
- Bouffe et tais-toi.

XI bis

Yves sortit les mains des eaux usées et s'épongea le front. Une feuille de laitue surnageait, vaisseau de verdeur sur un océan de mousse grise.
Le premier service était fini. Pause cigarette.
Il s'appuya au lave-vaisselle. Ras le bol de ce boulot de con.
Il exhala un long dragon sans queue ni tête, bleuâtre, diffus, dissipé. Demain, vingt-cinq ans. Waouh! Un quart de siècle. Pourvu que Laurent fasse pas le débile. Pauvre Laurent. Sa deuxième fille.
Il écrasa sa cigarette dans les replis de la serpillière bavant tout son saoul sa bile noire sur le carrelage. Rien en vue. Lotte. Laurent. Jacques. Et moi. United States of Hearts. Passer de l'un à l'autre, jusqu'à la fin des siècles, en valsant. De lit en lit, de bouche en bouche.
Il extirpa une deuxième cigarette de sa poche, s'épongea à nouveau le front, tira une longue bouffée. Rien ne peut se mettre entre lui et nous. Pas même elle. Pas même lui.
Toute cliquetante, Rose apporta un plein plateau d'assiettes encrassées. Back to work.

XII

Le brunch fut formidable. Laurent était redevenu tel qu'en lui-même l'éternité. Lotte, Yves et Jacques échangèrent des regards complices au long du repas en se passant la bouteille de ketchup ou la fiasque de corn-syrup. Derrière eux, une nuée de folles culturelles discutaient Callas et Berganza en faisant sonner, à chaque phrase, leur attirail de gourmettes et de chaînes d'or sur le rebord de la table. L'hiver avait viré de bord et ne présentait aux yeux, derrière la porte vitrée du restaurant ou les vitres embuées des appartements, qu'une parfaite feuille d'azur frangée d'or fin et pâle. Un vent aigrelet brassait les papiers gras des hamburgers sur la place des Innocents.
Personne ne demanda à Jacques ou à Laurent si, la veille, à nouveau, ils avaient entendu les pas fatidiques au-dessus de leur sommeil froisser la moire de la nuit, et Yves, qui sursauta imperceptiblement quand il vit passer dehors, majestueuse, indifférente et vive, une grande femme blonde enveloppée d'une cape de cuir noir, n'en souffla mot.
Plus tard, on alla écouter un solitaire martyriser à coups de César Frank l'orgue innocent de Saint-Eustache, on déambula dix minutes dans le Forum pour se convaincre une fois de plus de son impossible hideur, et, après un dernier café rue du Jour, on se mit en route pour Marly.
Le coffre de la Simca étaie encombré d'un tas de paquets de tailles diverses, emballés dans du papier kraft ou luisaient de petites feuilles de chêne en papier doré autocollant.
Lotte raconta, en route, son audition de la veille, les photos qu'on y avait prises, l'ambiance supeeeer, les gars, et tout et tout. A l'entendre, il ne restait plus qu'à signer le contrat.
Yves riait aux éclats (il avait bu quatre bloody-mary, parce que c'était son bon Dieu d'anniversaire, oui ou merde?) et expliquait les dernières crasses que le maître d'hôtel avait fait subir à Mohammed, le plongeur en extra, lequel avait foutu une beigne à ce couillon qui n'en était pas encore revenu.
Jacques conduisait en leur conseillant de l'aider à repérer les panneaux de signalisation parce qu'il n'avait aucune envie de se retrouver comme la dernière fois coincé dans ce putain de labyrinthe de la Défense, et Laurent, bien parti lui aussi (on l'avait laissé boire, pour le remercier d'être redevenu notre Laurent adoré, trois dry-martini), déclamait à s'en casser la gorge La Jeune Parque, cet incomparable chef-d'œuvre de la poésie moderne dont il torturait leurs tympans depuis quatre ans déjà.
Le soleil était là et dessinait d'un doigt alerte les ombres des lampadaires et des voitures sur la poussière humble de l'asphalte. Le ciel avait renvoyé tous ses nuages à la buanderie et étendait de larges torchons blancs au hasard de son bleu limpide.
On arriva à Marly - il n'y avait pas un chat -, on enfila ses gants après s'être garé, on s'empara des paquets et l'on se mit en marche vers le parc.

XIII

Yves, les mains en bandeau sur les yeux, le visage épousant l'écorce d'un arbre nu, se tenait immobile. Trois voix entonnèrent l'immanquable: "Happy birthday to you..." Il se retourna.
À ses pieds, sur l'herbe brûlée de neige, il vit un walkman ("chouette! le mini-Sony!"), cadeau de Lotte, une superbe estampe japonaise, avec cadre Habitat, du XVIIIème siècle, représentant un acteur au pied d'un arbre et tenant un immense cheval par la bride (Jacques et Laurent), un coffret en bois du Népal (Lotte), une cassette de Bronski Beat (Laurent bien sûr), une autre de Jessye Norman (Jacques), une paire de chaussettes Burlington roses (Lotte), un mini-briquet (Jacques), un porte-monnaie en forme de tête de Mickey (Laurent) - en tout vingt-cinq cadeaux (le chiffre de ses ans) étalés dans un désordre de papier froissé, d'étiquettes arrachées à la hâte et de bouts de bande adhésive. Paisible, un scarabée transi explorait de tout l'émoi de ses antennes le casque du walkman. Lotte, Laurent et Jacques le regardaient en souriant.
Il se mit à pleurer - l'alcool, à coup sûr, puisque les âmes sensibles sont mortes avec Stendhal - puis se précipita pour les embrasser tous.
Laurent commença à courir en poussant des youyous stridents. Lotte se lança à sa poursuite. Yves essaya son walkman. Jacques, armé d'un Opinel, gravait un gros cœur maladroit sur un tronc d'arbre, où il inscrivit - les doigts gelés et dégantés - un Y, un L, un deuxième L et un J au-dessous.
Ils fumèrent des cigarettes, bavardèrent en parlant tous en même temps, burent au goulot la bouteille de champagne qu'Yves avait piquée dans sa boîte (Lotte avait oublié les verres, c'était malin: boire du champagne comme du Kiravi), mirent une nième fois leur périple grec au point, firent une fausse sieste, sentirent leurs fesses et leurs jambes se tremper d'eau glacée remontée du sol imbibé ("c'est le dégel!" exulta Laurent), se regardèrent dans les yeux, se câlinèrent à mots idiots et gants de laine, se lamentèrent sur le cadavre d'une caille ("mais non, c'est un vulgaire moineau", fit Jacques) trouvé dans une touffe d'herbes, déclarèrent que la journée avait été parfaite, prièrent tous qu'il en fût encore ainsi un très long moment, sans femme blonde écharpée de mystère, s'ébrouèrent, ramassèrent les papiers qui voletaient çà et là ("on n'est pas écolos, mais quand même"), fermèrent le coffre de la voiture sur les trésors d'Yves, se mirent en quête de kleenex pour leur nez coulant et regagnèrent enfin Paris, en compagnie de deux ou trois millions d'autres, à la nuit tombée.
Dans la radio, les sirènes de FIP gloussèrent sur les bouchons où ils se trouvèrent pris, et furent donc remplacées par les mélodies doctes, chaleureuses et sandwichées de France-Mu.
Ils rentrèrent ravis, fourbus et saouls de vent. Ils regardèrent le ciné-club en grignotant des cheeseburgers desséchés et des frites tièdes chez Lotte et Yves.
Puis Laurent et Jacques regagnèrent leur foyer, nourrirent un Ranelagh au bord de l'apoplexie indignée et firent l'amour plus tendrement que jamais. Ce n'est qu'au moment de jouir qu'ils entendirent un bruit de pas, au-dessus de leurs ébats. Jacques regarda Laurent. Laurent regarda Jacques. Ils éclatèrent de rire et éjaculèrent ensemble.
Plus tard - le bruit de pas allait et venait toujours, sans troubler pour autant les sommeils angéliques de Ranelagh et de Jacques -, Laurent se leva sans bruit, prit un objet plat et blanc dans sa veste et gagna la cuisine où il alluma la lampe après avoir refermé doucement la porte.
Il regarda la lettre. Toute la journée, il l'avait sentie se froisser sur son cœur, à côté de sa carte d'identité et des clés de l'appartement.
Il la renifla. C'était bien son indescriptible parfum. Le papier brillait, pâle, sur les ténèbres de la nuit. Il en relut l'en-tête, sourit, haussa les épaules, alluma le gaz, regarda les petites haines bleues des flammes s'en emparer, la faire siffler, la transformer en torche éphémère, puis il la déposa dans l'évier où elle acheva de se consumer, jeta les cendres à la poubelle, revint se coucher, prêta un temps l'oreille, sourit à nouveau, reprit son oreille, la glissa sous sa main, embrassa le dos de Jacques, croisa les bras sur la poitrine, soupira et s'endormit.

 
 
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