I
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Laurent ouvrit les yeux. La nuit était noire. Dans le
halo d'une lumière lointaine frétillaient les blancs frelons de la
neige. Il prêta l'oreille. Il ne s'était pas trompé. On entendait des
bruits de pas, au-dessus de la tête de Jacques et de la sienne, des pas
lents, des pas réguliers, cette nuit encore, comme toutes les nuits
depuis le lendemain du fameux Dîner. Il se retourna.
- Tu ne dors pas? demanda Jacques.
- Non. Et toi?
- Moi non plus.
- Tu me passes un clope?
- Tiens... Le feu est à côté de toi, et le cendrier.
- C'est elle qui t'a réveillé?
- Oui.
- Moi aussi.
- Je sais, fit Jacques.
C'est bien ardu de parler de quelqu'un dont on ne connaît pas même le
nom, mais dont on a respiré, deux jours entiers de sa vie, le parfum -
fantôme léger et têtu - dans le moindre repli de ses vêtements. Aussi
ne la désignaient-ils que par un "elle" frustrant - ou encore,
parfois, par un "la Dame en noir" qui faisait un peu trop Leroux
et Belle Époque. Laurent l'avait revue deux fois, après la soirée. La
première avait pris place le lendemain même. Elle était venue proposer
ses services pour remettre la maison en ordre, d'autant, avait-elle
ajouté, que ses propres déménageurs étaient là qui ne refuseraient
pas de prêter main-forte. Laurent, confus de tant d'amabilité, avait
remercié en refusant et, tandis que Jacques ronflait à poings fermés,
il lui avait préparé une tasse de thé noir, en expliquant qu'il n'y
avait de toute façon rien à faire. Lotte et Yves avaient débarrassé le
plancher tôt dans la matinée, bouffis de sommeil. Seul un coussin
célibataire témoignait, dans un coin, de leur passage. Lotte avait dû
l'oublier. Laurent faillit - presque volontairement en fait - toucher la
main de sa visiteuse en lui servant le thé. À nouveau, elle eut un
brusque mouvement de recul, mais, cette fois-ci, avec le sourire, comme
s'il s'agissait là d'une complicité supplémentaire. Puis elle s'était
retirée, toujours souriante, mais sans lui dire au revoir. Il avait
ensuite dû attendre dix jours avant de la revoir. Elle s'était bel et
bien installée dans l'appartement du dessus, et l'on entendait
constamment des meubles renâcler, des objets gémir et des pas allez et
venir avec lenteur, comme freinés par un poids très lourd, mais elle ne
s'était pas montrée.
Dans la journée, le seul indice de sa présence prenait la forme de
mélodies tantôt très - trop - douces, tantôt frénétiques, qui
dégoulinaient en cascades haletantes ou en ruisselets languides d'un
clavecin. - Je sais! avait dit Lotte, quelques jours plus tard. J'ai tout
compris: c'est une compositrice... - On dit compositeur, avait interrompu
Yves, qui surprit tout le monde par cette précision lexicographique
inattendue de sa part. - Bon, une compositeur si tu veux. Elle vient de
l'Est, de la face cachée du rideau de fer. J'en suis sûre. Elle en a
l'accent. Elle s'accroche à Laurent parce qu'elle veut goûter un peu de
la perversion occidentale, mais sans déchoir. D'où son anonymat. Ce doit
être une princesse balte: cygnes noirs sur les lacs et saules pleureurs
au pied des maisons en bois de bouleau. Fière de ses déductions
irréfutables, Lotte s'était replongée dans Pirandello (Strindberg avait
été détrôné pour excès de renfermement bourgeois), Ranelagh
pelotonné sur ses genoux. Jacques était en fac pour un partiel. Yves,
grippé, en arrêt maladie, toussotait dans un coin en mâchouillant des
pastilles. Laurent tricotait sans hâte une "composition colorée
pour un armant futur" avec des écheveaux dépareillés trouvés dans
une poubelle. C'est alors qu'on avait sonné.
- Je te parie une cartouche de sèches que c'est elle, avait jeté Lotte
sans lever les yeux de son bouquin.
- Tenu, avait crachouillé Yves.
Un jour gris badigeonnait la chambre où ils s'étaient tous les trois
réunis sur le lit. Laurent demeurait immobile, ses aiguilles à tricoter
dans le vague, tandis qu'Yves se ruait à pas lents vers la porte. |
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II
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C'était elle en effet. Yves maugréa qu'il n'y avait
que lui pour ce genre de déveine et introduisit la visiteuse dans la
chambre. Elle était, une fois de plus, vêtue toute de noir.
("Avez-vous remarqué, avait dit Jacques, comme le deuil lui va bien,
avec ses longs cheveux soyeux et blonds?" Avis trop admiratif qui lui
valut une gifle furibonde de Lotte, laquelle n'admettait pas que ses
hommes remarquassent qui que ce soit d'autre en sa présence.) C'était,
cette fois-ci, un tailleur dont la jupe descendait à mi-mollet. On ne
distinguait que le feu de ses yeux, non leur regard, dissimulés sous une
voilette aux fines mailles serrées. Elle était gantée, avait remplacé
son rang de perles par un lourd collier de corail dont l'orange-pourpre
était souligné par l'écarlate de ses lèvres, portait le même
indéfinissable et puissant parfum, et souriait avec bonne humeur
- Bonjour, bonjour, les enfants, fit-elle en entrant
- Jourbon, damema, grommela Yves.
- Salut, jeta Lotte, toujours noyée dans sa Sicile théâtrale et
ambiguë.
Laurent ne répondit rien, se contentant de sourire. C'est ainsi que
débuta le premier accroc sérieux entre les trois membres du quatuor. Car
aussitôt Lotte, balançant chat et livre, voulut à tout prix - usant de
ce qu'elle appelait sa tactique - connaître le nom de celle qui n'était,
décidément, qu'une intruse. Elle posa donc une première fois la
question, d'une voix infantile et, pensait-elle, irrésistible. Pas de
réponse. On n'avait peut-être pas entendu. Deuxième fois, un peu moins
aimable.
Sourire de l'intéressée. Troisième fois, nettement plus rogue. Regard
courroucé de la partie adverse. Quatrième fois, franchement en boule. On
daigna enfin susurrer: "Ma chérie, chacun ses petits secrets",
d'un ton qui fut plus tard jugé - à l'unanimité moins une voix -
profondément et "dégoûtamment" condescendant, c'est vrai,
quoi? Ç'aurait pu n'être qu'une anicroche, la première tranchée,
encore à fleur de glèbe, d'une guerre de positions. Mais les hostilités
éclatèrent au grand jour, dans le sifflement des bombes et les colonnes
de boue que soulevaient leurs impacts, lorsqu'on présenta la requête de
pouvoir, avec votre permission, je ne voudrais rien interrompre, enlever
Laurent pour l'après-midi, auquel on avait des choses à dire qui,
peut-être, vous concernent par ricochet, ma chère enfant. La
"chère enfant", furieuse, rappela à la hâte ses souvenirs
point trop pâlis sur la façon dont on lui avait conseillé de jouer
Hermione offensée, se leva "avec majesté et componction", jeta
un "Tu viens?" très Sarah Bernhardt à Yves qui, n'ayant de
toute façon plus de pastilles à suçoter, devait en refaire le plein,
s'enveloppa dans sa moumoute et son châle drapé à l'antique, embrassa
au passage ce pauvre Ranelagh qui n'en avait aucune envie, dévisagea
dédaigneusement Laurent ensorcelé par cette créature (lequel Laurent ne
la regardait pas), effleura d'une main experte la touffe d'un yucca en
convalescence et sortit, précédée d'Yves, sans dire un mot, mais en
claquant violemment la porte, qui rebondit et ne se ferma pas. Ainsi
commença la deuxième et - au moment où Laurent, les yeux ouverts sur la
nuit et les oreilles ensablées de ce bruit de pas ralentis à l'étage, y
repensait en cherchant le sommeil - dernière rencontre. |
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III
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Laurent avait préféré sortir plutôt que de rester
dans l'appartement. Maintenant que les meubles avaient réintégré leurs
encoignures et les livres la tranquillité de leur ordre alphabétique sur
les rayonnages sombres, il lui semblait, après l'avoir vue dans un espace
blanc où courait une fête, dissimulée par son masque funèbre, qu'elle
n'y était pas à sa place, ni lui par voie de conséquence. Ils
marchèrent donc dans les rues, au hasard. La même lumière grise qui
régnait dans la chambre emplissait le ciel, devenu cotonneux et bas de
plafond. Les ombres n'étaient plus que des croquis flous sur les
trottoirs vernissés. Les arbres tendaient leurs doigts vides de feuilles
vers un hypothétique et lointain printemps. Respirer revenait à
mastiquer une matière dure, effilée et vaguement cendreuse. C'était
encore l'hiver. Le cœur de Laurent, épanoui comme une rose de serre,
battait à un rythme de samba. Ils marchèrent longtemps. Elle ne disait
rien. Il n'osait l'interrompre. Ils allumaient, de temps à autre, une
cigarette à la même allumette, mais en évitant désormais tout contact
avec soin. Elle avait relevé sa voilette et s'arrêtait parfois devant
des devantures d'antiquaires. Ses pas claquaient, nets, précis, décidés
sur les trottoirs humides avec le même bruit que celui des touches de la
machine à écrire dont est en train d'user le narrateur invisible de ce
conte.
Laurent la dévisageait. Elle était encore plus belle, plus
énigmatiquement belle que dans son souvenir. C'était à elle que
revenait, aux carrefours, le choix de la direction à prendre. Elle
s'engageait à droite, à gauche, ou continuait sa route sans marquer
d'hésitation. Laurent suivait et se prenait pour Haroun al-Rachid,
explorant un Bagdad sans minarets en compagnie d'une houri tout exprès
descendue du Paradis des Croyants pour le guider sous un crachin breton.
Une heure passa ainsi, en silence. Mais Laurent s'en moquait. Le bonheur
est illusoire, et mieux vaut, le sachant, ne jamais tenter de dresser
rigoureusement les plans de la yourte où il a soudain décidé de
fleurir. Plus prosaïquement, aussi, on n'a pas été pédé vingt-cinq
ans durant pour ne pas savoir se laisser entraîner dès que quelqu'un, ou
quelque chose, vous attire: l'oasis où reposer ses membres engourdis est
peut-être, enfin, dans les pas pressés de telle démarche de flanelle ou
de jeans moulants, tapie sous tel blouson de cuir, dissimulée au fond de
tel porche pisseux et mal éclairé. Et comment savoir si l'on n'y va pas
le chercher? Mieux vaut un coup de tête, suivi d'un coup de cœur ou d'un
coup de pied au cul, que les morsures du remords. "Hop, hop!"
dit l'Aurélien d'Aragon pour exprimer le même type d'idées. |
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IV
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Elle n'avait parlé - il y repensait encore, tandis
que, réguliers, monotones et monotonement horripilants, montaient dans la
nuit les ronflements de Jacques, revenu bien vite entre les bras de
Morphée, auxquels se mêlaient, toujours identiques, toujours aussi
lents, les pas au-dessus de sa tête - qu'à cause de lui, à cause de son
incurable distraction. Ils étaient arrivés, par la rue Vivienne, sur les
grands boulevards. Les vitrines étaient éclairées. Laurent, dans l'une
d'elles, avait eu l'œil accroché par une chemise dont il pensa,
aussitôt, qu'elle siérait à merveille à Yves, Les yeux encore pleins
de cette étoffe d'un gris aussi serein que les regards de son ex-amant,
il avait traversé, suivant toujours la forme noire qu'il accompagnait,
sans rien regarder, évidemment. Il avait manqué se faire renverser -
c'était couru d'avance - par un énorme break, un convoi des pompes
funèbres qui rentrait d'une mise en terre quelconque. Les pneus avaient
crissé, une odeur de caoutchouc cramé avait dominé un instant celle de
l'hiver tout-puissant, et une bouche haineuse hurlé des injures dont
quelques-unes ne décrivaient qu'un état de fait et firent sourire
Laurent. Néanmoins, atteignant le trottoir où elle l'attendait, il
s'était brusquement rendu compte qu'il s'en était fallu d'un fort mince
cheveu qu'il ne fût, à ce moment, étendu sur la chaussée, baignant
dans son sang, les yeux fermement et inutilement ouverts sur l'absurdité
du monde et l'attroupement des badauds. Une sueur froide avait dévalé
son front, et ses jambes s'étaient dérobées sous lui tandis qu'il
grimaçait un sourire.
C'est alors qu'elle avait parlé. Elle avait dit - il entendait encore sa
voix tandis qu'il jetait à l'autre bout de la chambre, exaspéré de ne
pouvoir se rendormir, le malheureux oreiller où il reposait sa tête:
- N'ayez crainte, mon cher Laurent. Aussi longtemps que je suis là, il ne
peut rien vous arriver. Mais essayez tout de même d'être un peu plus
prudent, dorénavant. Vous n'aurez peut-être pas toujours la même
chance.
Puis ils s'étaient tous deux remis en route.
Mais là encore, à aucun moment, pas même lorsqu'il était allé
s'asseoir une seconde sur un banc pour y retrouver son calme et son
souffle, elle ne l'avait touché.
Le reste de la promenade se fit, comme son commencement, en silence.
Plus tard, ils s'étaient assis dans une petite pâtisserie algérienne,
non loin de la place Stalingrad, où ils avalèrent des cornes de gazelle
trop sèches et burent un thé à la menthe trop sucré.
Elle avait posé ses gants sur la table d'aggloméré graisseux, ôté son
chapeau et sa voilette, plié les jambes avec élégance, allumé une
cigarette, renversé la tête vers le plafond enfumé et dit, d'une voix
amusée:
- Je suppose que vous vous torturez de questions?
- Non. Pas vraiment. Il faut prendre les choses comme elles se présentent
à vous, ne pensez-vous pas?
- Ne soyez pas si poseur, Laurent. Ça ne vous va pas. Je vous aime
beaucoup, vous savez. Non, ne faites pas ces yeux-là. Ce n'est pas ce que
vous croyez. Un jour - bientôt -, vous comprendrez. J'espère alors que
vous ne m'en voudrez pas trop. Une cigarette? Je vois que votre paquet est
vide. Mais n'essayez pas de comprendre maintenant. C'est trop tôt. Sachez
simplement que je suis ici pour vous. Mais je ne désire en aucune façon
m'immiscer dans votre existence. Vous y avez vos amis, vos merveilleux
amis! La réaction de Lotte, tout à l'heure, m'a suffisamment montré que
j'avais peut-être abusé plus que je ne l'aurais dû de votre charmante
présence. Il s'agissait, pour moi, de faire connaissance, de
"prendre langue", si j'ose dire. Non, ne m'interrompez pas. Je
suis venue, je vous ai vu. J'ai eu amplement le temps et le plaisir de
vous apprécier. Vous m'avez presque - il est encore tôt, n'est-ce pas?
pour les déclarations définitives - conquise. Mais non, Laurent, ne
soyez pas si infantile, ça n'a rien à voir avec l'amour ni même
l'amitié. Il est bien d'autres choses dans l'existence, dont une, entre
mille, que j'aurai le privilège de vous faire découvrir plus tard. Bref,
je sais qui vous êtes, et vous savez, vous, tout ce qu'il vous faut
savoir de moi. Cette promenade m'a enchantée. Vous êtes un délicieux
compagnon - et ne faites pas semblant de rougir. Nous en ferons sûrement
d'autres, ailleurs, un jour... Mais il ne faut rien hâter. Comment
Dites-vous en français? Ah! oui, tout vient à temps pour qui sait
attendre. Revoulez-vous de ce thé? Il est un peu trop douceâtre pour mon
goût. Non? Comme vous voudrez, Revenons à nos moutons - pardon, à vos
amis. Je sais que mon arrivée dans votre petit groupe est une intrusion
pour eux. Il ne le faut pas. D'ailleurs, il est bon pour le moment que je
m'éclipse, pour des raisons que vous n'avez pas à connaître. Vous savez
où j'habite mais, de grâce, n'essayez pour l'heur de pas de me revoir,
restez avec eux. Profitez de ce qu'ils vous offrent de si bon cœur, de ce
bonheur merveilleux que vous partagez à quatre. Non, Laurent, ne
protestez pas: j'ai es raisons, en plus de celles que Lotte, Yves ou votre
beau Jacques peuvent légitimement m'objecter. Il faut qu'il en soit
ainsi. Vous êtes, vous me l'avez dit un jour, un quatuor. N'y introduisez
pas de fausse note et prenez-moi comme une pause, comme un soupir entre
deux mouvements. Nous nous reverrons, je vous en fais la promesse
solennelle. D'ici là, je ne vous demande pas de m'oublier - cela aussi
serait une erreur - mais de laisser ma présence s'estomper, se diluer,
passer à l'arrière-plan avec les nuages et la cime indéterminée des
forêts. Ce n'est pas moi, je vous assure, qui suis un mystère, mais
Lotte, mais Yves. Moi, je ne suis, je ne dois être qu'un parfum, léger,
tenace, discret. Que me voilà lyrique! C'est votre faute, vous
m'influencez déjà... Enfin, c'est dit, vous m'assurez de ne pas chercher
à me revoir que je ne vous aie fait signe moi-même? Nous nous reverrons,
je vous l'ai dit. Je fais partie de votre vie, désormais - de cela soyez
absolument certain -, mais vous devez me laisser faire à ma façon,
dût-elle vous sembler absurde. Le reste ne vous regarde pas encore. Vous
me rendez bien sentencieuse et bien énigmatique, mon cher Laurent. Il
n'est pourtant personne de plus simple que moi. C'est peut-être l'effet
de votre jeunesse. Vous m'avez charmée, séduite, amusée, mais tout cela
ne saurait abolir certaines frontières, dont celle de l'âge. Et ne
protestez pas, cela n'a rien à voir avec les préjugés. Puis, si
vraiment vous avez besoin de ce genre d'explications pour satisfaire ma
demande, dites-vous que cette histoire ne fut qu'une simple passade, une
foucade de solitaire parfois plus désorientée qu'elle ne veut bien se
l'avouer. Quoique cela me ferait de la peine. Vous êtes sûr de ne pas
vouloir une autre tasse de thé? Eh bien, nous pouvons partir, il me
semble. Nous nous sommes tout dit. ("Quel ton cucul! aurait dit Lotte
si elle avait été là. Quelle conne, ta pouffiasse!") |
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V
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Laurent, abasourdi, avait prêté tous les serments
qu'il avait fallu Peut-être même plus, il n'en savait trop rien. La
seule chose qui lui importait était de ne pas les tenir, ou, du moins,
pas comme elle l'avait cru. Ils sortirent de la gargote où trônaient, en
vitrine, deux têtes dépecées de mouton, les yeux encore légèrement
brillants, glauques et bleus, tous quatre ouverts sur le désastre
sanglant des chairs et des files de voitures, dans la rue. Ils se
séparèrent aussitôt - cela aussi, elle l'avait exigé. Elle s'éloigna,
sans se retourner, s'arrêta quelques mètres plus loin pour ajuster sa
voilette et se poudrer, puis disparut dans la cohue du soir. Laurent ne
l'avait pas quittée des yeux. Il s'aperçut, au moment où elle lui
échappa, qu'il neigeait et qu'on l'appelait, dans son dos, depuis un
moment déjà: il avait oublié son cache-nez, un cadeau de Jacques, et le
serveur l'agitait dans sa direction, depuis le seuil, en criant d'une voix
lasse des "Monsieur! Monsieur!" pleins de mélancolie. Laurent
remercia, prit son écharpe, haussa les épaules et courut vers le métro.
Il se promit qu'il la reverrait, coûte que coûte, et qu'il trouverait
les mots - ou les gestes? - qui sauraient prévenir sa colère déçue. Il
l'attirait, elle l'attirait autant. Peut-être n'était-ce pas de l'amour,
en effet, mais cela semblait bien aussi fort que ses chasses à courre,
ses pauses sur un pied rêveur pour humer le vent, ses hallalis dans les
taillis incendiés et ses grandioses mises à mort, dans le ruissellement
des sucs secrets de la vie. Qu'importait le nom? Ils le trouveraient
ensemble - ce nom, ou cette chose, ou cette essence indéfinissable - au
moment où ils le trouveraient. En attendant, taïaut de tous tes poumons!
pensa-t-il en avalant un grand bol de nuit. Sur le quai bondé, un gros
rat noir lui fila entre les jambes et s'évanouit dans la grisaille humide
des rails. Laurent se sentait inquiet, ému, tourmenté et délicieusement
fasciné. "Pourtant, c'est Jacques que...", murmura-t-il en
entrant dans le wagon, poussé et bousculé par une foule dont il ne
distinguait rien, si ce n'est qu'elle ne lui offrait aucun point de
repère pour chercher à deviner où il en était. Le train l'emporta, lui
et ses questions, en mugissant comme un taureau piqué de banderilles. |
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VI
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La triste aurore de février, Cosette aussi bien qu'une
autre, ses seaux de pluie à la main, ses wassingues trempées et usées
sur l'épaule, venait de se mettre en marche dans les rues de Paris à la
recherche de son Jean Valjean lorsqu'il ferma les yeux en marmonnant:
"Pourtant, c'est Jacques que..." Ranelagh, fin prêt pour une
nouvelle journée d'oisiveté dans les parages immédiats du radiateur,
vint se poster près de la fenêtre et jeta un coup d'œil indifférent
dans la cour. Bu ciel tombaient ces drôles de choses immangeables et
froides qui ne servaient à rien qu'à vous geler les pattes et excitaient
pourtant si fort ses maîtres. Sur le mur d'en face, un carré, noir tout
à l'heure, était brusquement devenu jaune et brillant. L'ombre d'un
homme s'y découpait. Le chat détourna la tête - rien d'intéressant par
là -, bâilla, étira ses pattes avant puis ses pattes arrière à la
Noureev, bâilla encore un coup et entreprit de faire sa toilette
matinale. Quand tous les carrés qu'on devinait par la vitre embuée
auraient viré au jaune brillant il serait temps de se glisser sur le lit
et de se rappeler au bon souvenir des dormeurs. Il dressa brusquement
l'oreille - la seule qui fût entière, l'autre étant tombée au champ
d'honneur pour les yeux vairons d'une siamoise: à l'étage, le bruit des
pas venait soudain de cesser. Il écouta, puis se remit à inspecter avec
sa langue les interstices des coussinets de sa patte gauche, ronronnant. |
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VII
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Jacques ouvrit les yeux. Le jour, faible et
tuberculeux, était déjà levé. Il se retourna et dévisagea Laurent,
qui dormait sur le dos, une expression presque douloureuse déformant ses
traies huileux de sommeil. "Pauvre vieux!" murmura-t-il.
Il lui caressa le front légèrement, fit descendre sa main le long du
nez, effleura les lèvres, le menton mal rasé, la pomme d'Adam saillante,
puis se pencha et déposa un baiser vite sur la clavicule gauche.
Depuis dix jours que Laurent n'avait pas revu sa mystérieuse étrangère,
il avait changé. Oh! il n'y fallait voir qu'un caprice de littéraire
enfiévré - c'était l'évidence même pour Jacques - mais le quatuor,
par contrecoup, en pâtissait.
Il se leva et, tout en se grattant la tête pour en chasser la vermine des
rêves, entra dans la salle de bains. C'était Lotte, surtout, qui ne
décolérait pas. Elle avait beau savoir, on avait beau lui répéter à
satiété que ce n'était rien de grave, que le cœur, ventricule ou
oreillette, n'y était en rien mêlé, que cette femme s'était
d'elle-même éloignée pour ne pas se piquer au doigt, ou au jeu, de
l'amour par hasard, la tragédienne en voulait à Laurent de s'absorber si
exclusivement dans ses rêvasseries vêtues de noir, de les avoir trahis,
de les négliger tous les trois au profit d'on ne savait trop qui ou quoi.
Ce con, fulminait-elle, i1 a même oublié l'anniversaire de notre
rencontre. Mais je m'en contrefous: les oeufs à la neige que je lui avais
préparés, c'est la concierge qui les a eus.
Il tourna le bouton de la radio tout en se brossant. les dents. Les Callas
de FIP firent entendre leur glouglou cristallin et moqueur tandis que
Léonard Cohen, en fond sonore, s'évertuait à gratter de sa voix de
grillon bronchiteux une inexistante guitare
Lui, Jacques, de cette bonne femme - un flot mousseux et mentholé
tournoya un instant dans la vasque fendillée avant de disparaître sous
un filet d'eau muette -, il s'en foutait. Il savait, au fond, que Laurent
s'amusait à revivre une version moderne et abrégée de L'Éducation
sentimentale, la passion en moins. Le "problème", comme disait
Yves, venait du mystère même dont s'enveloppait cette femme, venait de
son jeu à elle, qu'elle déployait devant les yeux trop aisément
éblouis de leur poète national comme un somptueux cachemire bouffé aux
mythes. Ce n'était pas pour rien qu'elle avait levé Laurent, entre tous:
après tout, les poètes 1887 ne courent plus les rues, phtisiques, saouls
d'absinthe et de vers libres, rêvant leurs rêves de messageries du
Levant et de blocus sentimentaux.
Et puis, pensa Jacques en extirpant un point noir de son nez, Laurent est
pédé, et la drague a été et reste la seule aventure dont il ait
goûté. L'idiot! Comme s'il ne savait pas, à son âge, que l'herbe est
partout faite du même mélange de chlorophylle, de pissat de chiens pas
même errants, de soleil et d'insecticides.
Il enfila un peignoir, faillit se prendre les pieds dans le tournoiement
velu de Ranelagh qui miaulait à fendre l'âme, et passa dans la cuisine.
Il donna à manger au chat qui dédaigna la chose (encore des boîtes! il
me prend pour qui?), but une tasse de Nes avec trois palets bretons
garantis pur beurre et lut distraitement les gros titres du Monde de la
veille. La famine en Éthiopie. La guerre des villes a repris en Iran. M.
Raymond Barre déclare...
Conneries!
Neuf heures quinze. Il avait rendez-vous à dix heures avec Lotte et Yves.
Il s'habilla, hésita, ne réveilla pas Laurent et sortit.
Dehors, la neige avait cédé la place à une pluie fine et froide,
dégueulasse, qui cherchait à toute force à se couler et à s'endormir
entre la peau et le squelette.
Tout de même, se dit Jacques en buvant un café dans le bar du coin, les
yeux perdus sur les serpents de sa première cigarette, c'est con: depuis
la dernière fois qu'il l'a vue, il n'écrit plus de petits poèmes, et
nous n'avons plus fait l'amour. |
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VIII
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- Alors? Comment est-il? demanda Lotte.
- Bof! fit Jacques. Semper idem.
- Vous l'avez encore entendue, cette nuit?
- Évidemment. Yves revint de la cuisine avec une théière de tisane aux
écorces d'orange amère et un reste de cake au gingembre. Ç'allait être
son anniversaire le lendemain. Il avait été décidé de saisir cette
opportunité pour réinstaurer un peu d'ordre dans cette foutue histoire.
Lotte s'était mise sur son trente et un. Tout à l'heure, elle devait
passer une audition, pour un stage chez Mnouchkine. Elle portait donc un
ample saroual turkmène en laine de chameau (toujours Roxane: une vraie
mine, cette fille!), trois sweat-shirts - rose, bleu martin-pêcheur et
jaune - et une masse tintinnabulante de bracelets aux chevilles.
- Tu crois pas que tu fais un peu trop Peaceandlove? avait demandé Yves.
- Mais t'as rien pigé, mon pauvre vieux. C'est samouraï, comme pour les
Shakespeare.
- Ça fait combien de temps qu'il ne l'a pas revue?
- Deux semaines à tout casser.
- Pas plus? Il me semblait qu'on avait dépassé le mois.
- Faut faire quelque chose. Elle est complètement zozo, cette nana. Elle
le drague, puis elle le laisse choir. À n'y rien comprendre. Qu'est-ce
qu'elle lui veut?
- J'en sais rien. Tu te souviens de ce qu'elle lui a dit. Pour le moment,
elle souhaite ne plus le voir, mais en lui demandant de ne pas l'oublier. |
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IX
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Laurent ouvrit les yeux. Il avait entendu Jacques s'en
aller et savait où il se rendait. Ils devaient être, maintenant, tous
les trois en train de comploter son retour à la raison, Au fond, ils
étaient dans le vrai. L'autre, là-haut, voulait jouer au mystère. O.K.
Qu'elle y joue seule!
Il s'étira, sortit un bras prudent du lit pour attraper l'oreiller qu'il
avait évincé dans la nuit. Ranelagh, réveillé en sursaut, lui planta
quatre griffes peu amènes dans la cuisse.
Laurent se rallongea, les yeux tournés vers la fenêtre.
Évidemment, il pleuvait. Foutu temps. Que pouvait-elle être en train de
faire? On n'entendait pas un bruit. To die, to sleep, to sleep - no
more...
Il ne l'avait mentionné à personne: un jour, alors qu'il était seul et
sûr de n'être pas dérangé, il était monté à pas de loup à l'étage
pour coller son oeil à la serrure de l'appartement. Fiasco. La clef
était dedans. Pourtant, il n'y avait pas eu le moindre bruit.
Deux ou trois jours de suite, aussi, il était resté éveillé jusqu'au
petit matin pour saisir le moment où les pas s'arrêtaient, pour
découvrir ce qui se passait ensuite et, le cas échéant, bondir du lit,
ouvrir la porte et la voir passer.
Tu parles. Les pas s'étaient tus. Point à la ligne.
Lui qui ne supportait pas le plus petit vêtement quand il se mettait au
lit, il s'était, ces trois jours-là, glissé sous le drap avec la tenue
de jogging de Jacques. Le froid, avait-il prétexté. Comme si Jacques
n'avait pas compris tout de suite. Pauvre Jacques! Il lui en faisait
baver. Et pour quoi? Une version d'Anne-Marie ou de Nicole dans vingt ans,
une hystérique des beaux quartiers, une paranoïaque qui n'avait pas
collé son nom sur la boîte aux lettres et dont la concierge, elle non
plus, ne savait rien, si ce n'est qu'elle portait un "drôle de
parfum, c'te dame".
Et cette extorsion de serments bidons, l'autre jour? Et ce refus maladif
de tout contact avec celui auquel elle s'intéressait, de son propre aveu,
le plus?
Pourtant, il devait bien y avoir quelque chose - mais quoi? bon Dieu de
merde! Ou rien, comme les mystères des fins de repas dans les restaurants
de quartier: une croûte craquelée de croquantes noisettes écrasées,
une fonte de crème, et la déception fade d'une meringue en carton-pâte
au milieu - au cœur, comme on dit. Entre les deux - quelque chose ou rien
- mon milieu balance.
Ah! basta cosi!
Laurent se leva d'un bond. L'appartement grelottait de tous ses murs.
Ranelagh cracha, puis s'extirpa des draps tièdes où il avait cru trouver
un abri pour la journée, la queue noblement relevée de mépris.
Laurent entra dans la salle de bains, mit la douche en marche, attendit
dix minutes, sautillant d'un pied gelé sur l'autre, que le mélangeur
fût dompté et s'engouffra sous le jet.
Non, quand même, je dois lui écrire. Ce n'est plus possible. Mais d'ici
là, calmos, comme dit Lotte. Demain, c'est l'anniversaire d'Yves. Ils ont
raison. Ca doit cesser. Je leur dois bien ça. Mais je lui écrirai, sans
rien leur en dire. S'il y a une réponse, on avisera. |
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X
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"Ah! par pitié, Madame,
daignez calmer le trouble de mon âme; daignez m'apprendre par où j'ai
mérité votre désolante rigueur, et, si celle-ci s'étend jusqu'à
s'offenser de me voir rompre ainsi une promesse d'autant plus sacrée
qu'elle vous fut faite dans les termes les moins ambigus par celui-là
même qui la brise aujourd'hui, vous devez rendre à ce malheureux cette
justice qu'il en observa, du moins un long temps, la trop stricte règle.
"Oui, Madame, vous aviez sondé mes reins et mon cœur: j'ai mille
questions à vous faire dont le poids m'accable d'autant plus que je n'ai
point su, naguère, saisir l'opportunité que vous m'offrîtes d'en
décimer le nombre. Cette paix que vous me proposiez alors, me la
refuserez-vous, cruelle, maintenant que j'en sais tout le prix? Et en quoi
serait-ce une offense que de vous la redemander au nom même de ces vœux
de la dureté desquels rien ne m'est en contrepartie? Aussi devez-vous
permettre à un infortuné de se jeter à vos pieds et ne point détourner
votre si noble visage au triste bruit que fait sa douleur, en serait-il
lui-même l'involontaire auteur. Soyez implacable, puisqu'il le faut, mais
soyez juste et que votre courroux, avant que d'éclater, daigne examiner
les raisons que l'objet de sa fureur lui expose respectueusement.
"L'empire que vous avez pris sur cette existence dont vous sentez
bien, Madame, que, si elle ne commença avec vous, elle en reçut
néanmoins un cours tout différent, ne peut ni ne doit reposer que sur le
feu continuel d'un intérêt dévorant mais contraint au plus affreux
silence; et pour ne point rompre cet engagement dont vous vous apprêtez,
sans doute, à me rappeler toute la portée, c'est ce silence-ci qu'il
vous faut dissiper avant qu'il n'entraîne celui dont vous fîtes sa trop
complaisante victime à des excès auxquels il ne veut pas songer.
"Mais j'abuse déjà de votre patience et de votre temps. Répondez,
répondez. Apaisez une âme tournée vers vous avec ferveur et humilité,
ou craignez, Madame, de lui avoir appris l'art affreux de vous déplaire.
"Adieu donc, Madame, recevez avec bonté l'hommage encore inquiet de
celui qui, quoi que vous jugiez digne de faire, restera indéfectiblement
votre
Laurent."
L'enveloppe - Air Mail, il n'y en avait pas d'autre dans le tiroir -
portait la simple mention au feutre noir: À VOUS.
Elle se retrouva, une fois cachetée, glissée sous la porte de
l'appartement du dessus et, le lendemain matin, intacte, dans la boîte
aux lettres où Laurent, venu en attendre la réponse, s'en empara
rageusement en éructant un "Putain de merde!" qui fit que la
concierge colla sa tête au carreau, sous ses bigoudis, pour voir ce qui
pouvait bien se passer, à pareille heure, un dimanche matin. |
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XI
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- Qu'est-ce que tu prends, toi?
- Un vátapa. Et toi?
- Une feijoada. On boit du blanc, non?
- Vinho verde. ça te convient?
- C'est toi qui t'y connais.
- Qu'est-ce que tu crois qu'il est en train de faire?
- Il doit l'espionner à nouveau, l'oreille collée à sa porte. Ou alors
il lui écrit une lettre. Il a ressorti une vieille édition de La
Nouvelle Héloïse et les Lettres de la religieuse portugaise.
- Il a rien dit que tu viennes bouffer avec moi?
- Que nenni.
- Tu es toujours heureux avec lui?
- Oui. Et toi avec Yves? - ça peut aller. Il est plus calme que toi.
- Laurent me trouble. J'aurais jamais pensé que baiser avec un mec soit
si bouleversant
- Salaud!
- Garce!
- Je t'adore.
- Moi non plus.
- Tu crois qu'on va durer ensemble? Tous les quatre?
- Jusqu'à la fin du monde, ma toute belle. Un jour, Laurent apprendra à
.coucher avec les filles - la bonne femme en noir va peut-être servir à
ça - et tu pourras toi aussi l'avoir; comme il m'a appris qu'un jour
c'est Yves que je trouverai sur mon oreiller
- Et si l'un de nous meurt?
- La mort n'est pas pour nous. Notre lot, c'est le bonheur et les quatre
coins.
- Et des gosses?
- Ca dépend de toi, de ta carrière, non?
- Si. Peut-être. Un gosse à quatre. Trois papas, une maman.
- Quand est-ce qu'on change à nouveau de partenaire?
- T'en as envie?
- Non. Et toi?
- Non plus. Pour l'instant, tout va bien. Si cette bonne femme...
- Oh! c'est pas tellement à toi d'en supporter les conséquences. C'est
sur notre plafond qu'elle marche la nuit. Et c'est dans mes oreilles que
Laurent soupire
- Tu crois qu'il l'aime?
- Je m'en fous. Non.
- Pour le moment.
- Comme tu dis. Mais rien ne peut nous enlever les uns aux autres. Pas
même elle. Pas même lui. Il ne peut rien nous arriver, que de changer
d'amant
- Ou d'amante.
- Bouffe et tais-toi. |
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XI bis
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Yves sortit les mains des eaux usées et s'épongea le
front. Une feuille de laitue surnageait, vaisseau de verdeur sur un océan
de mousse grise.
Le premier service était fini. Pause cigarette.
Il s'appuya au lave-vaisselle. Ras le bol de ce boulot de con.
Il exhala un long dragon sans queue ni tête, bleuâtre, diffus, dissipé.
Demain, vingt-cinq ans. Waouh! Un quart de siècle. Pourvu que Laurent
fasse pas le débile. Pauvre Laurent. Sa deuxième fille.
Il écrasa sa cigarette dans les replis de la serpillière bavant tout son
saoul sa bile noire sur le carrelage. Rien en vue. Lotte. Laurent.
Jacques. Et moi. United States of Hearts. Passer de l'un à l'autre,
jusqu'à la fin des siècles, en valsant. De lit en lit, de bouche en
bouche.
Il extirpa une deuxième cigarette de sa poche, s'épongea à nouveau le
front, tira une longue bouffée. Rien ne peut se mettre entre lui et nous.
Pas même elle. Pas même lui.
Toute cliquetante, Rose apporta un plein plateau d'assiettes encrassées.
Back to work. |
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XII
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Le brunch fut formidable. Laurent était redevenu tel
qu'en lui-même l'éternité. Lotte, Yves et Jacques échangèrent des
regards complices au long du repas en se passant la bouteille de ketchup
ou la fiasque de corn-syrup. Derrière eux, une nuée de folles
culturelles discutaient Callas et Berganza en faisant sonner, à chaque
phrase, leur attirail de gourmettes et de chaînes d'or sur le rebord de
la table. L'hiver avait viré de bord et ne présentait aux yeux,
derrière la porte vitrée du restaurant ou les vitres embuées des
appartements, qu'une parfaite feuille d'azur frangée d'or fin et pâle.
Un vent aigrelet brassait les papiers gras des hamburgers sur la place des
Innocents.
Personne ne demanda à Jacques ou à Laurent si, la veille, à nouveau,
ils avaient entendu les pas fatidiques au-dessus de leur sommeil froisser
la moire de la nuit, et Yves, qui sursauta imperceptiblement quand il vit
passer dehors, majestueuse, indifférente et vive, une grande femme blonde
enveloppée d'une cape de cuir noir, n'en souffla mot.
Plus tard, on alla écouter un solitaire martyriser à coups de César
Frank l'orgue innocent de Saint-Eustache, on déambula dix minutes dans le
Forum pour se convaincre une fois de plus de son impossible hideur, et,
après un dernier café rue du Jour, on se mit en route pour Marly.
Le coffre de la Simca étaie encombré d'un tas de paquets de tailles
diverses, emballés dans du papier kraft ou luisaient de petites feuilles
de chêne en papier doré autocollant.
Lotte raconta, en route, son audition de la veille, les photos qu'on y
avait prises, l'ambiance supeeeer, les gars, et tout et tout. A
l'entendre, il ne restait plus qu'à signer le contrat.
Yves riait aux éclats (il avait bu quatre bloody-mary, parce que c'était
son bon Dieu d'anniversaire, oui ou merde?) et expliquait les dernières
crasses que le maître d'hôtel avait fait subir à Mohammed, le plongeur
en extra, lequel avait foutu une beigne à ce couillon qui n'en était pas
encore revenu.
Jacques conduisait en leur conseillant de l'aider à repérer les panneaux
de signalisation parce qu'il n'avait aucune envie de se retrouver comme la
dernière fois coincé dans ce putain de labyrinthe de la Défense, et
Laurent, bien parti lui aussi (on l'avait laissé boire, pour le remercier
d'être redevenu notre Laurent adoré, trois dry-martini), déclamait à
s'en casser la gorge La Jeune Parque, cet incomparable chef-d'œuvre
de la poésie moderne dont il torturait leurs tympans depuis quatre ans
déjà.
Le soleil était là et dessinait d'un doigt alerte les ombres des
lampadaires et des voitures sur la poussière humble de l'asphalte. Le
ciel avait renvoyé tous ses nuages à la buanderie et étendait de larges
torchons blancs au hasard de son bleu limpide.
On arriva à Marly - il n'y avait pas un chat -, on enfila ses gants
après s'être garé, on s'empara des paquets et l'on se mit en marche
vers le parc. |
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XIII
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Yves, les mains en bandeau sur les yeux, le visage
épousant l'écorce d'un arbre nu, se tenait immobile. Trois voix
entonnèrent l'immanquable: "Happy birthday to you..." Il se
retourna.
À ses pieds, sur l'herbe brûlée de neige, il vit un walkman
("chouette! le mini-Sony!"), cadeau de Lotte, une superbe
estampe japonaise, avec cadre Habitat, du XVIIIème siècle,
représentant un acteur au pied d'un arbre et tenant un immense cheval par
la bride (Jacques et Laurent), un coffret en bois du Népal (Lotte), une
cassette de Bronski Beat (Laurent bien sûr), une autre de Jessye Norman
(Jacques), une paire de chaussettes Burlington roses (Lotte), un
mini-briquet (Jacques), un porte-monnaie en forme de tête de Mickey
(Laurent) - en tout vingt-cinq cadeaux (le chiffre de ses ans) étalés
dans un désordre de papier froissé, d'étiquettes arrachées à la hâte
et de bouts de bande adhésive. Paisible, un scarabée transi explorait de
tout l'émoi de ses antennes le casque du walkman. Lotte, Laurent et
Jacques le regardaient en souriant.
Il se mit à pleurer - l'alcool, à coup sûr, puisque les âmes sensibles
sont mortes avec Stendhal - puis se précipita pour les embrasser tous.
Laurent commença à courir en poussant des youyous stridents. Lotte se
lança à sa poursuite. Yves essaya son walkman. Jacques, armé d'un
Opinel, gravait un gros cœur maladroit sur un tronc d'arbre, où il
inscrivit - les doigts gelés et dégantés - un Y, un L, un deuxième L
et un J au-dessous.
Ils fumèrent des cigarettes, bavardèrent en parlant tous en même temps,
burent au goulot la bouteille de champagne qu'Yves avait piquée dans sa
boîte (Lotte avait oublié les verres, c'était malin: boire du champagne
comme du Kiravi), mirent une nième fois leur périple grec au point,
firent une fausse sieste, sentirent leurs fesses et leurs jambes se
tremper d'eau glacée remontée du sol imbibé ("c'est le
dégel!" exulta Laurent), se regardèrent dans les yeux, se
câlinèrent à mots idiots et gants de laine, se lamentèrent sur le
cadavre d'une caille ("mais non, c'est un vulgaire moineau", fit
Jacques) trouvé dans une touffe d'herbes, déclarèrent que la journée
avait été parfaite, prièrent tous qu'il en fût encore ainsi un très
long moment, sans femme blonde écharpée de mystère, s'ébrouèrent,
ramassèrent les papiers qui voletaient çà et là ("on n'est pas
écolos, mais quand même"), fermèrent le coffre de la voiture sur
les trésors d'Yves, se mirent en quête de kleenex pour leur nez coulant
et regagnèrent enfin Paris, en compagnie de deux ou trois millions
d'autres, à la nuit tombée.
Dans la radio, les sirènes de FIP gloussèrent sur les bouchons où ils
se trouvèrent pris, et furent donc remplacées par les mélodies doctes,
chaleureuses et sandwichées de France-Mu.
Ils rentrèrent ravis, fourbus et saouls de vent. Ils regardèrent le
ciné-club en grignotant des cheeseburgers desséchés et des frites
tièdes chez Lotte et Yves.
Puis Laurent et Jacques regagnèrent leur foyer, nourrirent un Ranelagh au
bord de l'apoplexie indignée et firent l'amour plus tendrement que
jamais. Ce n'est qu'au moment de jouir qu'ils entendirent un bruit de pas,
au-dessus de leurs ébats. Jacques regarda Laurent. Laurent regarda
Jacques. Ils éclatèrent de rire et éjaculèrent ensemble.
Plus tard - le bruit de pas allait et venait toujours, sans troubler pour
autant les sommeils angéliques de Ranelagh et de Jacques -, Laurent se
leva sans bruit, prit un objet plat et blanc dans sa veste et gagna la
cuisine où il alluma la lampe après avoir refermé doucement la porte.
Il regarda la lettre. Toute la journée, il l'avait sentie se froisser sur
son cœur, à côté de sa carte d'identité et des clés de
l'appartement.
Il la renifla. C'était bien son indescriptible parfum. Le papier
brillait, pâle, sur les ténèbres de la nuit. Il en relut l'en-tête,
sourit, haussa les épaules, alluma le gaz, regarda les petites haines
bleues des flammes s'en emparer, la faire siffler, la transformer en
torche éphémère, puis il la déposa dans l'évier où elle acheva de se
consumer, jeta les cendres à la poubelle, revint se coucher, prêta un
temps l'oreille, sourit à nouveau, reprit son oreille, la glissa sous sa
main, embrassa le dos de Jacques, croisa les bras sur la poitrine, soupira
et s'endormit. |
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