Troisième partie

Le futur

I

Laurent n'eut pas même le temps de l'accueillir en l'embrassant comme - il s'en rendit soudain compte - il en avait éprouvé sans le savoir le torturant besoin depuis trois jours ("sera-ce un goût de pêche ou de péché? une senteur de mystère et de neige? Yves Saint-Laurent et Chanel ou, plus simplement, poudre de riz et hydrocarbures?"), car aussitôt le téléphone entra en transe dans la pièce à côté. Il ne s'excusa même pas. Sans trop savoir pourquoi, il lui semblait qu'elle devinait ce qui était arrivé à Jacques et qu'elle comprendrait sans s'en offenser que, pour sa première visite depuis des siècles interminables, il la laissât ainsi momentanément tomber, au beau milieu des campagnes napoléoniennes de l'appartement. Il n'eut, pour tout dire, que le temps de humer son parfum d'une narine rapide - musc et marbre froid, fleurs mourantes et belles - avant de galoper décrocher. C'était en effet Jacques. Le hasard fait trop bien les choses dans cette histoire. Tant pis: c'est un conte, et je n'en ai pas à régler avec mon lecteur.
- Laurent? Je suis chez Lotte.
- Ah?... Comment vas-tu?
- Ça va... ça va. Et toi?
- Tu me manques.
- Tu me manques, toi aussi.
Silence. C'est fou tout ce qu'on peut entendre dans un silence de téléphone, tous les raz de marée muets qui y donnent de la voix, toutes les déroutes, tous les embâcles qui y grincent.
- Laurent?
- Oui?
- Je voulais te dire... Je ne rentrerai pas à la maison ce soir. Je vais rester quelque temps chez Lotte... Je veux dire: en ce moment, c'est d'une présence... euh...
- Ah! fit Laurent (plus d'amant, ite missa est, pleurs dans la nuit) d'une voix peu assurée.
- Tu comprends?
Laurent ne répondit pas. Il pleurait. ça ne lui faisait ni bien ni mal. Ça le vidangeait de ces dix derniers jours. Il n'y avait de toute façon rien d'autre à faire. "Elle" était venue, "il" ne reviendrait pas. Il fait noir, enfant voleur d'étincelles. Ils ne viendront plus, tes amis les ours. De qui était-ce? Ah! oui. Roscoff. Il pleurait. Ce que le ciel donne, qui l'ôte? Et ça? De qui encore? Il pleurait. Il pleure dans la ville.
Jacques se taisait: pleurez, et il n'existe plus ni commencement ni fin, rien que ce flot haché, salé, qui vous soulage, vous, mais agace suprêmement qui vous regarde ou vous écoute...
- Laurent? Laurent, mon petit, essaie de comprendre que j'ai besoin, pas de vaseline.
- Oh! je vois.
Les larmes se tarirent. L'image de la femme en noir, de la visiteuse tant attendue grandit démesurément: Lotte, après tout, l'avait bien dit, Laurent était, fondamentalement, un réaliste et un pragmatique. Un clou chasse l'autre. Reste le mur où ils s'enfoncent.
- Je voulais aussi te demander..., c'est-à-dire... si tu n'y vois pas d'inconvénient... Tu ne te gênes pas pour le dire, hein?
- Quoi, Yves? Il a sa clé. Je dormirai sur le canapé si lui non plus ne veut pas de vaseline.
- Ne sois pas si sarcastique, veux-tu? Je lui dirai de ne pas faire de bruit s'il rentre tard. Lotte m'a appris qu'il avait un jupon en vue. Ça te va?
- Oooh! c'est parfait.
- Tu m'en veux?
- Non, c'est fini.
- Je t'adore.
- Moi aussi.
- Au revoir. Je t'embrasse.
- Moi aussi. Et embrasse Lotte.
Il raccrocha. Il essuya ses yeux où les larmes s'étaient badigeonnées de crasse, puis s'assit sur le rebord du lit. Acta est fabula, une fois de plus. Il fuma un mégot en regardant la fenêtre. Le soir allait tomber. Le ciel était gris. Le monde aussi était gris, et froid, et empli jusqu'à la gueule de célibataires en dérive comme chaloupes exilées de leur débarcadère. Il avait neigé ou plu. Il allait à nouveau neiger ou pleuvoir.
Le mégot lui brûla les doigts. Ranelagh, loup sorti du bois des montants du canapé, miaulait famine autour de ses jambes molles. Laurent le fataliste. ç'allait être une longue nuit: le quatuor se distendait à nouveau comme l'accordéon d'Yvette Horner et couinerait des sons idiots pendant quelque temps. Mais lui, Laurent, se retrouvait seul. Sic transit gloria mundi. Il se leva, regretta de n*être pas mieux vêtu et prit la décision de ne s'occuper plus que de cette femme enfin revenue, jusqu'au prochain concert de leur musique de chambre à tous quatre, en retournant dans la pièce où elle l'attendait.
Au moment de franchir la porte, il vit, sur le mur, la photo de Jacques lui sourire malicieusement. Il y porta la main, hésita, poussa un gros soupir, l'embrassa, murmura un "Hasta la vista" étouffé, se sentit idiot et désemparé et regretta de n'avoir plus rien à boire.

II

Ils se regardèrent un long moment sans rien dire, comme s'ils essayaient de détecter l'un et l'autre, sur leur visage, des signes de changement, des cicatrices, des balafres gagnées au cours du long et douloureux combat de l'absence.
Elle avait, lui sembla-t-il, maigri. Ou rajeuni. Ou son maquillage était différent. A moins que ce ne fût sa façon de se coiffer. Ou la subtile lumière de l'hiver éternel. Ou - qui pouvait le savoir? - l'effet du sexe d'un amant dans ses intérieurs. Ou autre chose, qu'il ne pouvait deviner.
Il pensa ensuite que lui aussi avait changé. D'abord, il avait une barbe de six jours au moins. Puis il venait de dormir, un trop grand nombre d'heures, tout habillé. Il ne s'était de surcroît ni douché, ni brossé les dents, ai peigné, ni parfumé (Monsieur, de Chanel, plus une pointe de Missoni pour femmes). Il devait être affreusement visible qu'il avait pleuré. Et puis, l'appartement... Tiens, non? Elle n'a quand même pas eu le temps de tout remettre en ordre si vite?
Il sourit, en guise d'excuse et de remerciements, de façon tout à fait inepte, ce qui le fit en plus rougir et désirer de s'enfoncer trois pieds sous terre.
Elle lui sourit en retour, puis lui dit d'une voix bizarrement lasse:
- Vous feriez mieux de vous arranger un peu, mon cher Laurent. Ce pour quoi je suis venue ici demande un tout autre cérémonial.
Il rougit encore plus - il était tellement sensible au ridicule qu'il lui arrivait de s'en excuser en prétendant prolonger la lignée des Julien Sorel - et se rua, dans un placard d'abord, d'où il extirpa sa plus belle tenue (vestige des temps anciens de sa splendeur, don d'un amant, peintre, pour un vernissage à New York), puis dans la salle de bains.
Une fois sous la douche, tandis qu'il tordait la masse lourde de ses cheveux trop gras malgré les lotions au goudron, il essaya de se remettre à penser mais ne parvint qu'à laisser défiler des images devant ses yeux pleins d'eau chaude: elle était une fois de plus venue le chercher, mais pourquoi . et il ne réussissait, en guise de réponse, qu'à voir son visage, son beau visage imperceptiblement modifié, sous l'écume de ses cheveux de vermeil mousseux, ou celui de Jacques surimposé à celui de Lotte, ou le sien propre, bouchon de liège, diodon sans colère - pour revenir à cette étrangère familière qui l'attendait, qui ne disait rien mais qui l'attendait, et qui l'avait en fait traqué, lui, bien plus qu'il ne l'avait chassée, elle. Moi j'ai dit bizarre? Comme c'est bizarre.
L'image de Jacques s'estompa. Il se mit à fredonner La ci darem la mano - faux, comme toujours.

III

S'ils sortirent ensuite, ce ne fut pas pour déambuler au hasard, comme la dernière fois. Bien qu'elle demeurât impénétrablement silencieuse (Laurent essaya vainement d'entamer un dialogue: sur ses lettres refusées, sur Jacques et les dissonances du quatuor, sur le temps, sur elle encore et encore, sa seule planche de salut), elle poursuivait de toute évidence un but.
Ils allèrent donc, à pied, au drugstore Saint-Germain où elle acheta des cigarettes (mais celles de Laurent, non les étranges choses noires à embout doré qu'elle-même fumait), puis elle l'entraîna dans le métro Rue-du-Bac, y laissa passer trois rames en regardant d'un air pensif les rails luire sous les phares de la motrice et les débris variés des activités humaines; ils descendirent à Concorde, traversèrent les Tuileries pour rejoindre la terrasse du Bord-de-l'Eau, gagnèrent alors les quais par la passerelle qui conduit à l'ancienne gare d'Orsay, y déambulèrent une bonne demi-heure, remontèrent du côté du Louvre, accélérèrent jusqu'à l'Opéra où, soudain immobile mais toujours silencieuse, elle regarda le boulevard des Capucines, devant le Café de la Paix, comme si elle y attendait quelqu'un, héla enfin un taxi et s'effaça, dix minutes plus tard, pour le laisser ouvrir la porte de son appartement, épuisé et pensif, sans qu'il eût réussi à obtenir l'ombre d'une raison quant à ce surprenant périple de trois heures.
La nuit était tombée depuis longtemps quand ils s'assirent enfin sur le canapé. Yves n'était pas là - il avait sans doute réussi à faire glisser son jupon sur des chevilles à bas résille -, mais Ranelagh y piaulait d'angoisse comme une pleureuse professionnelle au pied ensablé des Pyramides.
Laurent était en train d'ouvrir une boîte pour le chat lorsque la sonnette se fit entendre. Il était trop occupé pour aller ouvrir et demanda donc à sa visiteuse de le faire à sa place. Drôle, tout de même, de constater comment il l'intégrait sans réfléchir à ses gestes quotidiens, débarrassée de ce lourd piédestal de jaspe, onyx, porphyre et marbre où il l'avait si péniblement hissée durant vingt-deux jours. L'absence de Jacques, à n'en pas douter, facilitait bien des choses. Ce serait donc elle, alors, la future partenaire au qui-perd-gagne des attentes et des chamades?
C'était le livreur d'Interflora.
Laurent - tandis que ronronnait Ranelagh, ravi de se repaître de toutes ses mâchoires et moustaches - fit un chèque, prit l'énorme brassée de fleurs en essayant de ne pas penser aux conséquences économiques de ses folies, et le déposa avec un large sourire satisfait aux pieds de la femme. Elle s'en saisit avec hésitation, regardant tour à tour la masse mousseuse, immaculée et parfumée et le donateur. Il avait eu raison: elle était touchée jusqu'aux larmes. Ah! ces nanas, encore trop emberlificotées dans les psychologies barbaracartlandesques!

IV

Quelques instants plus tard - c'était pourtant bien vrai: elle avait rangé tout l'appartement, avant de sortir, en dix minutes! -, ils se retrouvèrent, assis sur le sofa remis d'aplomb et au net, les pieds ensevelis sous le nuage des lilas et des lys, à déguster à petites gorgées un whisky que Laurent ignorait posséder.
Bah! avec ce froid, elle doit en avoir une topette dissimulée dans son manchon. Ça ne peut pas venir d'ici. C'est en se mentionnant le manchon (il le voyait se prendre pour un fauve endormi et inoffensif sur la chaise de l'entrée), qu'il se rendit compte de la façon dont elle était vêtue. Mazette. Ce coup-ci, elle dépassait toutes les bornes du chic.
Pourtant, il aurait juré que, tout à l'heure, durant leur promenade, elle n'était pas si somptueusement mise. Même, il en eût placé sa tête sur le billot, il était certain d'avoir vu ses jambes, sous des bas, sans doute, mais de les avoir bel et bien vues, qui maintenant disparaissaient sous une invraisemblable étoffe, ni soie, ni velours, ni satin, ni lin, ni rien qu'il connût mais qui brillait comme à l'envers: non pas reflétant la lumière rare de la bougie qu'il avait allumée, mais au contraire l'absorbant pour ne laisser goutter qu'une nuit douce, calme et rayonnante.
La jupe se brisait en plis d'anthracite profond, en cassures d'encre, en abysses de suie soyeuse et mate et, prenant adorablement la taille, s'évasait sur le buste comme une tulipe noire, un lys de ténèbres où couraient, frissonnant au moindre de ses gestes, mille brochages tout aussi noirs, mais brillants. Un ample voile de mousseline couvrait ses épaules. Elle n'avait d'autre parure que trois fils d'argent dépoli et de teintes légèrement différentes autour de son cou de fleur.
Laurent but un peu de ce délicieux whisky et ne se sentit plus d'aise: entre toutes les folles perdues dont regorgeait la planète, c'était à lui que cette grâce sans égale avait été accordée.
Il ouvrit un large bec, faillit laisser tomber son verre et demanda d'un ton insupportablement suffisant:
- Eh quoi? Il y a donc fête ce soir?
Elle le dévisagea intensément, sans mot dire. Il s'en sentit presque vexé: elle oubliait donc déjà le superbe bouquet dont sa main de poète flattait les têtes charmantes et odorantes? Merde, mais on dirait qu'elle va chialer! Elle détourna alors la tête, fixa un instant le plafond des yeux, puis un pli de sa robe, puis sa main gantée ("gantée, sursauta Laurent, gantée? depuis quand?"), puis la fenêtre où un réverbère invisible peignait déjà à fresque sur un mur lointain et où la neige tentait désespérément de laver ou de celer les affreux péchés du monde de son suaire sans couture, et se mit à parler, d'une voix plus rauque qu'il ne s'en souvenait:
- Mon pauvre Laurent. Mon pauvre cher adorable Laurent ("voilà qui commence bien", se dit, aussitôt renfrogné, le destinataire de ces mots sans doute un peu maladroits pour un jeune et vigoureux ego de vingt-cinq hivers), mon pauvre inconscient. Tu n'as donc toujours pas compris? ("Ahah! fit l'inconscient, Jacques m'a déjà dit ça tout à l'heure, ça promet", et il décida de ne plus prêter d'attention à une conversation aussi vexatoire pour se consacrer exclusivement aux danses, dans ses veines, des petits dieux volatils et trépidants de l'alcool.) Mais qu'as-tu à faire, donc, de tes yeux et de ta cervelle? Que crois-tu que je t'aie fait faire, cet après-midi? ("Une deuxième promenade énigmatique", pensa Laurent, fier de n'être pas encore tout à fait noir, lui aussi, tandis que ses yeux lui servaient, en fait, à chercher du regard la bouteille miraculeuse dont elle avait extrait son nectar.) Je t'ai emmené dans chacun des endroits où, aujourd'hui, tu aurais dû mourir.
Laurent pâlit et hoqueta.
Elle poursuivit:
- Par pitié! Ne vois-tu donc pas qui je suis? Je suis ta mort, tu entends? TA MORT!

V

Il ne répondit rien, ne fit rien, laissa ses yeux prendre racine là où ils se trouvaient de leur quête lorsqu'elle avait crié: posés, comme deux mouches engourdies, sur les quatre volumes en skaï ivoire du Littré, édition de Monte-Carlo.
Puis il éclata de rire - MA MORT? - et renversa sur son pantalon le peu de whisky qui lui restait.

VI

Jacques, Yves et Lotte avaient toujours pensé et dit que son rire - quand il était pris de boisson - était la chose la plus niaise qu'on pût entendre dans cette vallée de larmes.
Ça se confirmait.
Laurent se plongea dans la contemplation acharnée de l'aquarium.
Il rêvait (non, je ne rêve pas). Il venait d'entendre des choses absurdes (non, je n'ai rien entendu). Et maintenant il voyait des choses absurdes (non, je ne vois RIEN): dans l'aquarium, immobile, si tranquille, un long et fin vaisseau aux voiles blanches coulait, brusquement livré aux coutelas avides de l'écume, dans le glapissement des marins incrédules et les ordres tardifs, inutiles, d'un capitaine qui lui ressemblait et n'avait plus quinze ans depuis longtemps.
Puis il n'y eut plus rien (mais il n'y a jamais rien eu). Les poissons rouges poursuivaient sans hâte leurs menuets dépourvus d'invention. Tu crois qu'elle acceptera de me pincer si je le lui demande?

VII

Ma mort?

VIII

Il eut enfin la force de se tourner vers elle et, très casually, de lui redemander de quoi boire. Elle ne bougea pas même un cil et regardait toujours la fenêtre ("bonne échappatoire pour les déclarations emberlificotées comme la tienne, hein?" pensa-t-il tout d'un coup, heureux d'avoir trouvé la solution de ce discours insensé). Sans qu'il vît comment, elle se saisit pourtant de son verre et le lui rendit presque aussitôt après l'avoir (??!!??) porté à hauteur de son visage, du côté où il ne pouvait voir, plein.
Il revint alors à sa contemplation du Dictionnaire de la Langue française - encore huit traites et il serait sien -, essayant d'oublier le bruit déplaisant que faisaient, dans les serpillières de l'ivresse, ses neurones en pleine activité.
"Ma mort? Et puis quoi encore? Dis que tu veux coucher avec moi tout de suite et abrège les préambules, chérie. On n'a pas que ça à faire" fut tout ce qu'il réussit à penser en buvant son verre d'une langue empâtée mais experte.
À nouveau elle prit la parole. Il acquit ainsi la certitude qu'il y avait des larmes dans sa voix et - connement - s'en sentit ému jusqu'aux moelles.
Les cigarettes à Saint-Germain venaient de ce que, dans la foule du Drugstore, il aurait dû rencontrer un jeune homme qui l'aurait emmené chez lui ("et ne proteste pas, Laurent: Jacques vient de te quitter, tu te retrouvais libre et disponible pour qui te chantait"); là, après une séance non consentie de fist-fucking, celui-ci l'aurait lardé de trente-trois coups de couteau dont six auraient été mortels, "parce que le désir humain n'est jamais simple".
Le métro de la rue du Bac - si le hasard ("mais ce n'est pas à toi que j'apprendrai qu'il n'existe pas, n'est-ce pas?") n'avait pas permis cette rencontre - lui aurait servi à se faire pousser sous une voiture par un type rendu fou de rage de le voir si bien mis alors que lui venait de perdre sa place chez Ungaro, avenue Montaigne ("et, si tu veux des preuves, en voici: il se nomme Gilles M. et vit, pour dix jours encore, au 10, rue Joseph-Bara"). Bien évidemment, il n'en aurait pas réchappé et serait mort avant que police-secours ne parvînt sur les lieux. Les Tuileries? Parce qu'il devait s'y faire trucider par un allumé du Front national - aussitôt désavoué par les instances dirigeantes du parti - qui aurait déclaré, à son arrestation, n'aimer ni les tantes ni les Arabes, parce que les uns enculent les autres et souillent la pureté de l'Occident chrétien ("ne ris pas, Laurent, tu ne peux comprendre ce que je trahis en te parlant ainsi").
Les quais auraient servi à ce que - le cœur brisé par le départ de Jacques, la trahison de Lotte et l'absence d'Yves - tu te jettes dans la Seine, face tournée au ciel changeant, d'où on ne t'eût repêché qu'au bout de trois jours, le crâne fendu par une pile de pont, le visage rongé par les rats et bouffi de pollution et d'eau, méconnaissable au point que tes amis ne t'auraient identifié que bien longtemps après, grâce à une photo parue dans Le Parisien libéré.
Le Café de la Paix, c'était afin que, si par une accumulation invraisemblable de circonstances rien de tout cela n'était arrivé, elle ("oui, moi, ta mort, qui t'aurais accompagné partout sans que tu me visses, sans que tu susses que je ne te quittais pas d'un pas") pût le pousser sous les roues d'un camion, afin que tout fût comme il a été décidé, de toute éternité, qu'il en serait.
Laurent écoutait, sans parvenir à se dégriser. C'était trop fantastique, toute cette histoire. Comme dans un Hitchcock: rondement mené, mais on voyait un peu trop les câbles reliant chaque morceau du puzzle une fois l'écran quitté des yeux.
Pourtant, il avait froid comme jamais. Des images passaient, brèves feuilles froissées d'orage, devant ses yeux exorbités: un petit minou en cuir, au Drugstore, à trois têtes d'eux, et un barbu louche, dans le métro, et ce crétin à francisque, dans le jardin, et l'eau si lisse, si huileuse, si attirante, et les camions, anormalement nombreux, oui, c'est vrai! sur les grands boulevards, tout à l'heure.
Il secoua la tête en ricanant. Ridicule! Ma mort assise à côté de moi et me dévoilant ses plans tirés par les cheveux? Et puis quoi encore? Pourquoi pas... Ramsès II et sa petite famille, tant qu'on y est?
- Mais justement parce qu'ils sont morts, fit-elle sans se détourner.
Laurent se mit à claquer des dents sans pouvoir se contrôler.
Il n'était, tout d'un coup, plus saoul du tout. Une marabunta avait remplacé son sang et dévorait chaque fibre de ses muscles avec entrain.
Non.
Ce n'est pas possible!
Mais il n'était pas possible, non plus, de hurler.

IX

Essayâtes-vous un jour de parler avec la mort, cher lecteur - la vôtre ou celle d'un autre? Et, le cas échéant, que lui dîtes-vous?
Mais la mort, n'est-ce pas, est forte comme l'amour: elle coupe le souffle et, pas plus que le soleil, ne se peut regarder en face.
Pourtant, Laurent regardait la silhouette du visage de la sienne se découper sur la vitre - mais sans doute était-ce parce qu'il faisait nuit et qu'il avait lu les Poësies d'Isidore Ducasse.

X

- Tu ne me crois toujours pas, n'est-ce pas?
- Vous le pourriez, vous, à ma place?
- Je n'en sais rien. Jamais je n'y ai songé. Puis j'étais tout occupée à suivre tes faits et gestes.
- D'où venez-vous?
- Ne sois pas trop curieux. Tu en sais bien plus qu'il ne le faudrait. Après tout, il y a déjà quatre heures que tu devrais n'être plus de ce monde.
- Taisez-vous!
Laurent avait crié.
- Pourquoi? Tu ne me crois pas?
- Si... Non... Je n'en sais rien...
- Tu ne me crois pas encore.
- Je ne sais pas. Laissez-moi. D'où venez-vous?
- Je ne puis te le dire. Tu as soif, n'est-ce pas? Voir de l'alcool apparaître dans ton verre sans intervention naturelle te convaincra peut-être plus que ce que j'ai dit ou fait jusque-là.
Elle s'empara à ces mots, mais sans toucher Laurent, du verre que ce dernier tenait de deux doigts sans force. Elle le porta à hauteur de ses yeux - il en vit la forme de fleur translucide se détacher sur la nuit, ornée de la trace grasse, au pourtour, de ses lèvres -, le regarda fixement, tandis qu'une étrange lueur rouge (ou verte? ou perle? ou noire? - "Ô, mon Dieu!" gémit Laurent, hors de lui) filtrait de ses paupières mi-closes. Le verre vide s'emplit de lui-même, en chantonnant à voix basse de couleuvre fuyante, d'une liqueur d'ambre parfumé - agate, oeil de chat sauvage, soleil mort -, jusqu'aux bords fins.
- Tiens, fit-elle, bois. Tu en as sans doute besoin.
Il prit le verre. Ses dents claquaient plus que jamais. Il renversa l'alcool sur le tapis, d'où s'éleva une épaisse senteur de corde, de terreur, d'ivresses perdues, de queues de chimères funéraires aux septuples replis.
- Non, dit-elle, tu ne me crois toujours pas. Je l'entends. Je le sais. Tu as peut-être raison: j'ai été une bien piètre mort, non? Ne t'es-tu jamais demandé, par exemple, pourquoi j'ai toujours soigneusement évité tout contact avec toi, pourquoi j'ai reculé si vivement chaque fois que nous fûmes sur le point de nous frôler? Ah! Laurent...
Elle se tut un instant, le regardant doucement. Il ne répondit pas. Il était atterré. Quelque chose qui aurait toutes les difficultés du monde à redevenir son cogito, son ergo et son sum volait en éclats, au ralenti, comme dans un très mauvais film - boule de verre éclaboussant la chute de la nuit de ses fragments hallucinés où venaient se déchiqueter son regard incrédule, terrorisé et morne, et ses esprits brutalement changés en fils de givre.
Elle se leva, alluma une lampe, revint s'asseoir, attira la corbeille de fleurs près d'elle, se tourna vers lui pour s'assurer qu'il ne perdait pas un de ses mouvements, et - lui ayant dit: "Regarde" d'une voix plus que lasse, plus que brisée - entreprit de caresser les fleurs blanches de ses longues mains qu'elle venait de déganter.
Dès qu'elle les effleura, les gracieux hanaps des lys se flétrirent, les grappes étoilées des lilas se couvrirent d'une lèpre noire, les feuilles se recroquevillèrent et des chuintements de branches mortes, expirant sous le gel ou la lassitude d'un trop grand nombre de printemps, emplirent la pièce muette de leurs rumeurs menues, humides et tristes.
Laurent ne claquait plus des dents: c'était son corps tout entier qui dansait la gigue autour de ses mâchoires. Quant à ce qu'il pensait, il n'y avait plus rien dans sa tête qu'un poudroiement de verre brisé, dont les irisations affaiblies se faisaient avaler sans bruit par la nuit vorace de sa panique.
Toutes les fleurs moururent. L'osier même de la corbeille se dessécha en ricanant. Il ne resta plus de la gerbe orgueilleuse qu'un amas de moisissures, de rameaux éclatés, de corolles déchiquetées, putrides, nauséabondes, d'où s'exhalait un parfum de cave et de décomposition.
Il la regarda. Mourrai-je ainsi si elle me touche?
Elle retira ses mains du tas noirâtre et puant.
Leurs yeux se croisèrent.
Son rimmel avait déposé d'épaisses traînées d'encre mal dissoute sur ses joues tremblantes: elle pleurait.

XI

Ma mort? Cette femme: la mort de Laurent? Non?
- Si!
- Ah bon?

XII

C'est ça, la mort: une femme - encore jeune, et si belle - qui fane les fleurs qu'on lui offre, et en pleure, atrocement navrée?
Une femme qui vous regarde vous noyer, ou vous faire écraser, ou qui, si rien de tout cela n'a pu arriver, vous pousse elle-même, de ses fines mains si bien gantées de daim noir, sous les roues du premier camion venu?
Une femme mystérieuse, dont une de vos amies peut dire qu'elle ressemble à une princesse balte, qui vous emmène vous promener, un jour d'hiver, pour manger des pâtisseries arabes, à la fin du XXème siècle, qui vit au-dessus de chez vous et vous empêche de dormir parce qu'elle fait les cent pas pour que vous ne l'oubliez pas? Rien d'autre? Une femme?
Cette femme. Vêtue de noir. Chaussée de noir. Coiffée de blond. Une femme, cette femme. Celle-ci, oui. Nulle autre. Ma mort.
La mort. Lucie: Lucie de l'amère mort.
Une femme - qu'on peut aimer, ô rameaux de Salzbourg!

XIII

Laurent ne pensait pas. Il n'y avait rien à quoi - ni en quoi - penser. Morsure de l'en-soi. Rien que des mots - words, words, words. Let's go for a stream of pure consciousness, hey? Mort. Ma. Ta. Mata-Hari. Morta ora. Si. Certo. Ma mort à moi, pas la tienne.
Sa nièce - ou sa belle-mère - se tint, solennelle statue essoufflée, au haut de l'échelle près du père de Jacques et posa sa main gantée sur ce cœur qu'il en cessât de battre. Elle le poussa alors, corps creux cassé déconcerté, pour le couvrir d'un sarcasme de roses pas même décloses.
MA MORT.
Bellissime - nigra sum sed formosa, sous mon mascara de débâcle.
MA MORT.
Laurent ou l'homme qui vit sa mort. Comédie tragique. Conte en quatre parties. Tous droits réservés pour tous pays y compris l'URSS. Y compris les pâtis élyséens et le Tartare?
MA MORT.
Quelle tête elle fait! Memento mori: tête de mort.
Un lot: une dent seule.
Un lot: deux dents.
Un lot: trois dents.
Un lot: quatre dents.
Un lot: deux dents.
Quelle mauvaise littérature!
Il éclata de rire, un rire hystérique qui obligea Ranelagh à fuir à nouveau sous le canapé que les soubresauts de Laurent, gorge déployée, faisaient grotesquement grincer.
La Mort ne disait rien. Elle le regardait, les yeux pleins de tristesse, les yeux noyés de larmes amères. Il faisait nuit tout à fait. Nuit fermée. Mort du jour. Hic jacet. Jacques et Lotte devaient maintenant être dans les bras l'un de l'autre, ahanant sous le fouet du plaisir, ce bourreau sans merci, chiots égarés dans l'orage des draps froids. Yves aussi, sans doute, oeuvrait à couilles rabattues dans tel ou tel coin de cet échiquier noir et blanc où passe l'indifférence de la Seine gorgée de belles inconnues au visage de plâtre.
De la petite à la grande mort: baise, baisons, bisous, rire des filles (et des éphèbes) chatouillées. Laurent le Magnifique, lui, converse très comme il faut avec son propre décès assis à côté de lui, sous la moustiquaire de son parfum, dans une nuit d'hiver sans fin.
Ah!
Il se calma peu à peu. Il eut froid. Il la regarda, fouilla dans sa poche, en tira un kleenex et le lui tendit après avoir essuyé ses propres larmes - mais il prit bien garde de ne la toucher pas.
Elle tenta un sourire pour le remercier, sans y vraiment parvenir, et vida son verre d'un trait.
Laurent se sentit devenir très méchant. Il en mourrait peut-être mais, à défaut d'alcool, il aurait voulu se saouler de rage. "Prends garde, pourtant, se dit-il, de ne pas lever la main sur elle: c'est une dame, et on ne frappe pas les dames." Il ricana.
Il se leva, fit quelques pas, souffla la bougie, se retourna vers elle et lui dit de la voix la plus cassante qu'il put trouver dans le naufrage de sa gorge:
- Vous devriez aller faire un tour dans la salle de bains pour vous replâtrer un peu, très chère. Vous êtes hideuse, avec ce rimmel qui vous barbouille la gueule. Vous ressemblez à ce que vous êtes: une goule.
Comment peut-on blesser sa propre mort?
Elle se leva à son tour, s'empara dans son sac d'un boîtier et d'un tube de rouge - du sang séché, à n'en pas douter - et s'enferma dans la salle de bains.
Aussitôt, Laurent bondit sur le sac à main. Il était soudain certain que tout cela n'avait été qu'un tour d'illusionniste accompli. Elle devait avoir une bouteille planquée dans sa manche ou entre ses seins et une bombe quelconque de peinture noire dans une pochette. Sinon, pourquoi aujourd'hui, tout d'un coup, elle qui n'en avait jamais eu, se serait-elle munie d'un sac, hein? Non, c'était de la prestidigitation, des machins à la Mandrake, bons pour les gosses et les grosses brutes des BD. Pas pour un jeune homme qui fait partie des deux millions six cent mille chômeurs de France, qui lit régulièrement Le Monde et a milité, dans son lycée de province, à la Ligue communiste. À d'autres!
Il vida le contenu du sac - une bourse de chez Hermès - sur le tapis, à côté du bouquet dévasté et putride.
Il n'y trouva rien qu'il n'eût pu voir dans le sac de n'importe quelle femme. Des pièces de monnaie. Un paquet de Tampax. Un stylo à plume. Un petit carnet vierge d'inscriptions. Les cigarettes qu'elle avait achetées au Drugstore. Rien, cependant, qui portât un nom.
Il trouva en outre une photo: Jacques, Lotte, Yves et lui-même ("merde! mais c'est le parc de Marly!") en train de rire, des feuilles mortes et des brindilles dans les cheveux, une bouteille de champagne à leurs pieds. Un portefeuille. Il l'ouvrit rageusement. Il contenait une lettre - A LAURENT, lut-il sans comprendre - et une centaine de billets de 500 francs.
Il siffla de surprise. Nom de Dieu, elle est pleine aux as!
Il prit délicatement dix billets, puis revint à la lettre.
Il s'en empara également.
Il remit dans le sac ce qu'il avait contenu, le ferma, le reposa à sa place, saisit avec répugnance la corbeille morte et l'emporta dans la cuisine, où il la fourra dans un sac-poubelle en se bouchant le nez.
Salope!

 
 
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