I
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Georges (s'il vous faut absolument une identité),
garçon d'étage au Ritz, eut le lendemain matin la surprise de trouver la
suite royale déserte. La femme en noir - une étrangère à n'en point
douter, dont il n'avait pu savoir le nom et qu'enveloppait un parfum qu'il
n'avait encore jamais humé au cours de sa longue carrière - était
partie.
Un coup de tête, probablement.
Il ouvrit les placards puis se souvint qu'elle était arrivée sans autre
bagage qu'un sac à main de fort petite taille, d'où les Pascal
pleuvaient à n'y pas croire.
Il ne restait aucune trace de son passage, hormis, dans un cendrier, les
chrysalides écrasées de ses étranges cigarettes à embout doré et, sur
le lit à peine défait, le plateau du petit déjeuner, avec son croissant
tout juste grignoté. Il y avait aussi un journal, jeté sur l'oreiller -
ce journal plus ou moins cochon dont on lui avait dit qu'il détrônerait Le
Figaro -, ouvert à la page des petites annonces. "Hmmppff! fit
Georges en froissant la feuille de chou. Une de ces solitaires en mal
d'aventures épicées. Dommage, pourtant. Elle laissait d'aussi bons
pourboires que M. Marcel autrefois. "
Il jeta un regard à la dérobée dans le couloir - les femmes de chambre
s'affairaient ailleurs - et avala le croissant entamé en deux bouchées. |
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II
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- Pour qui c'est, ce petit déj' de prince? fit Lotte
en entrant dans la chambre où reposait Laurent, les bras chargés, telle
Jeanne d'Arc du saint chrême, d'un plateau d'osier où fumait une tasse
de thé à la bergamote, à côté de deux croissants encore tièdes.
Laurent avait été autorisé à sortir deux jours auparavant, et Lotte -
qui avait réclamé ce privilège à cor et à cri - en avait hérité.
N'était-il pas devenu brusquement l'axe du quatuor, son cœur charmant et
douloureux, sa croix et son suprême délice? Qui s'assurait de sa
présence s'assurait du trône du monde - et Lotte était toute prête à
jouer le rôle d'impératrice de ce nouveau tarot indéchiffrable.
Laurent, lui, ne disait rien, souriait faiblement, et peinait pour
regagner des forces qui, comme la mort, ne voulaient pas de lui, à moins
que ce ne fût lui qui ne voulût pas d'elles.
Il avait écouté d'une oreille inattentive Jacques, Yves et Lotte se
battre autour de son lit pour le mettre, chacun, sous son indéfectible
protection, puis avait quitté l'hôpital muni du viatique indispensable
à tout suicidant de son âge: numéros de téléphone, conseils en tous
genres, tapotis sur l'épaule et regards vertigineusement compréhensifs,
sans intervenir dans la querelle. Ici ou là lui était égal: il les
aimait tous trois de la même façon et ne voulait que somnoler jusqu'à
la fin des temps. Peut-être un ressort s'était-il cassé net en lui, ou
momentanément détendu? À moins que cela ne fût un parfait prétexte
pour s'enfoncer dans une paresse molle dont rien ne justifiait qu'on se
donnât la peine de s'extraire. Puisque sa "grande passion " -
comme eût pu dire le Deslauriers imaginaire avec lequel il s'entretenait
de temps à autre entre veille et sommeil - était terminée sans avoir eu
lieu, pourquoi ne pourrait-il pas se prendre pour Frédéric Moreau et
s'abîmer indolemment dans le vide typographique et temporel qui sépare
le chapitre v du chapitre VI de la troisième partie de sa chère Éducation
sentimentale?
Lotte déposa délicatement le plateau sur les genoux de Laurent et le
regarda avec des yeux embués de douceur émerveillée: il avait fait pour
de vrai ce qu'elle rêvait de faire sur les planches, et des picotis de
jalousie agréable lui couraient délicieusement le long de l'échine
chaque fois qu'elle le voyait, c'est-à-dire toutes les dix minutes. Il
sourit et lui dit:
- C'est là ce que nous avons eu de meilleur.
- Plaît-il?
Elle le dévisagea, surprise: il lui arrivait de temps en temps de
déraisonner de la sorte, -mais le psy qui avait suivi Laurent du temps de
son hospitalisation lui avait affirmé qu'il n'y avait rien là que de
très normal et qu'il ne fallait en aucun cas s'alarmer, Éros devant peu
à peu faire le ménage dans la chambre de Thanatos et finir par renvoyer
celui-ci dans son placard fermé à double tour.
- Tu as bien dormi, ma Louloute? (Contrairement à ce que pourrait penser
un lecteur inattentif, c'est à Laurent que s'adressait ce charmant
surnom.)
- Oui. Et toi?
- Comme un charme.
- Et Jacques et Yves?
- Ils vont très bien. Je dois passer les voir tout à l'heure.
Jacques et Yves s'étaient, par force, retrouvés ensemble, depuis la
"bêtise " de Laurent, Lotte ayant préféré rester seule pour
recouvrer ses esprits et s'apprêter à recevoir Laurent. Ce qui avait,
peut-être, été une contrainte pour eux était rapidement devenu ce
qu'il fallait que cela devînt, et Lotte, fine psychologue, n'ayant plus
eu depuis ce jour à accueillir l'un ou l'autre dans son lit (pour
consoler Jacques de sa récente douleur ou Yves de la fugue un peu
particulière de son amant), en avait pris son parti puisqu'il n'y avait,
de toute façon, pas autre chose à prendre.
- Ils m'ont demandé de te demander où tu rangeais ta provision de
lubrifiant.
- Il n'y en a plus. Ils n'ont qu'à s'en acheter, ou prendre du beurre. On
a les tangos qu'on sait danser.
Laurent se mit à rire. Aucune animosité, se dit Lotte. Bon signe. Elle
se redressa, lui passa la main dans les cheveux, s'assura d'un coup d'œil
qu'il avait à portée de la main tout ce dont il pouvait avoir besoin
(Vittel, cigarettes, bouquin - il relisait Les Liaisons dangereuses -,
encrier, oui? parfait), sourit, se pencha pour l'embrasser - elle ne s'en
lassait pas -, prit un cabas et sa liste de provisions (depuis qu'elle
assumait le rôle d'infirmière dévouée, elle se lançait dans la
cuisine), retourna près de Laurent, l'embrassa encore, lui dit qu'elle
serait de retour dans deux heures et sortit.
Au moment de claquer la porte, elle cria à la cantonade:
- Ah! j'oubliais, le labo a envoyé les résultats, tu n'as pas le Sida.
La voisine, qui revenait du marché et se battait, sur le palier, avec sa
clé, sursauta, scandalisée. Mais Lotte dévalait déjà l'escalier dans
un froufrou de volants à lourdes fleurs mauves. L'annonce dans Libé
n'avait donné aucun résultat. Il faudrait aviser: le pitchounet ne
faisait aucun effort pour se sentir mieux. |
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III
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Le printemps, comme Henri IV quelques siècles plus
tôt, faisait enfin son entrée à Paris - bien qu'aucune messe ne fût
célébrée en son honneur, ce qui montre bien, une fois de plus,
l'étendue de la sottise humaine.
Les arbres de tous les squares, avenues et jardins se démenaient comme de
beaux diables pour regarnir leurs stocks de bourgeons, mais, engourdis
encore par la dureté de l'hiver, ils ne parvenaient qu'à s'empêtrer
dans de grands gestes inutiles de bois nu turgescent de sève. Les
oiseaux, eux, plus prompts, se chamaillaient à qui mieux-mieux pour
obtenir les meilleures places au soleil. Les fleurs, ne sachant plus où
donner de la tête, la montraient donc, dépeignée, hirsute, mal
maquillée, sur les gazons suant d'effort pour battre leurs tapis verts
avant l'ouverture des casinos solaires.
Le branle-bas n'épargnait pas les Auvergnats qui, échaudés par d'autres
redoux trop vite réduits à l'état de déjeuners de soleil, se
grattaient pensivement le menton ou l'entrejambe pour déterminer s'il
était ou non sage de laisser caracoler leurs troupeaux de tables sur les
trottoirs.
D'autres, plus insoucieux ou plus avides, avaient déjà déployé leurs
bataillons aux jambes grêles et au bouclier de formica - et le combat des
clients et des touristes pour un carré de lumière sur leur verre de
bière ou leur grenadine, le nez dans les pots d'échappement, faisait
rage.
Il avait fait vraiment moche. Il faisait beau. Il ferait beau, c'était
promis: on l'avait dit à la radio et à la télé. Trois jours plus tard,
il tombait des chats et des chiens que secouait un vent frénétique, et
le mercure des thermomètres sombrait dans la dépression nerveuse. |
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IV
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Lotte arriva chez Yves et Jacques - à moins que ce ne
fût encore chez Laurent et Yves, ou toujours chez Jacques et Laurent - au
moment où ceux-ci s'extirpaient à grand-peine du lit. Elle les y rejeta
d'un geste et s'allongea entre eux.
- Comment va-t-il? demanda Yves.
- Il est O.K. Mais c'est pas évident de savoir ce que pense une tête de
mule comme la sienne.
- Il n'en parle jamais?
- Jamais. Il a dit, aussi, que vous n'aviez qu'à prendre du beurre.
- On y avait pensé tout seuls, mais il n'en reste plus.
Lotte brandit triomphalement une épaisse plaquette enveloppée d'un
papier translucide, sur lequel le Mont Saint-Michel, par transparence, se
colorait d'un jaune onctueux.
- Merde, fit Jacques, atterré, du demi-sel.
- Et alors? fit Lotte, surprise de ne pas déchaîner l'enthousiasme des
foules.
- Ben, j'sais pas, reprit-il. Ça risque de brûler un peu. Tu crois pas,
Yves?
- On verra bien, dit celui-ci, conciliant.
- Cela dit, lequel de vous va revenir auprès de lui, après? C'est de
mecs qu'il va avoir besoin, pas de moi.
Jacques et Yves se regardèrent et sourirent. Tous deux en avaient
également envie: ne serait-ce pas, maintenant, le comble de l'amour fou
que de tenir entre ses bras, après ce qui venait de leur arriver, ce
corps d'araignée d'eau et cette tête romantique, blessés par une
inconnue aussitôt disparue dans la foule? De tous les chutneys
aphrodisiaques, celui qu'a confit le sang d'un suicide raté est le plus
délectable et se savoure presque sans faim. Et puis, comme le dit si bien
Wallace Stevens, "the essence of poetry is change and the essence of
change is that it gives pleasure" - et il n'est guère difficile de
remplacer "poetry" par autre chose. Ce qui compte, c'est le
changement, ô modernité!
- Tous les deux, répondirent-ils en chœur.
- Ben merde, et moi, bande de tantes?
- Toi, on va te régler ton compte sur-le-champ. Jacques, d'une main,
saisit le drap et dévoila l'état intéressant d'un de ses membres. Lotte
pouffa de rire et y porta la main. Yves, dans son dos, lui déboutonnait
prestement son corsage. Puis il s'approcha langoureuse- ment de Jacques
tandis que Lotte - sans doute pour améliorer son articulation -
s'activait de toute sa bouche sur un objet dont on ne sache pas que
Démosthène usa.
Une telle combinaison, pour naturelle qu'elle soit, ne leur était encore
jamais venue à l'esprit - du moins le prétendirent-ils devant le
tribunal de leur conscience. Je suis autorisé à dire qu'ils
regrettèrent tous violemment l'absence de Laurent.
Bien évidemment, quand Lotte partit, elle dut faire un détour par une
blanchisserie: le beurre avait fondu dans l'ardeur de leurs étreintes et
il leur en coûta une forte somme pour que les draps style Primrose
Bordier retrouvassent leur virginité bafouée. |
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V
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Laurent ferme les yeux. Il se sent presque bien. Dans
la pièce où il attend - peut-être le retour de Lotte, peut- être autre
chose -, le jour coule à flots, comme un robinet de baignoire qu'on a
oublié de fermer pour aller répondre au téléphone. Par moments, ses
lèvres s'agitent, et quelque chose qu'on pourrait prendre pour un
"Où es- tu?" se perd dans le silence ensoleillé de la chambre.
Laurent ne souffre plus de ses entailles. Il pose par moments la main sur
son cœur, à même la peau, et en écoute le clapotis obstiné. Puis il
sourit: la mort ne veut pas de moi. Il revoit l'ambulance et ses bonds
bleus de mandrill, les visages fripés de Lotte, de Jacques et d'Yves. Il
entend les floc-floc grotesques de ses vêtements imbibés de sang et la
voix perplexe du docteur - et il repense aux gestes épuisés qu'il eut
pour apercevoir, sur les trottoirs, durant ce trajet pitoyable, une grande
femme vêtue de trahison amère et de soie noire, sans avoir obtenu
d'autre résultat qu'un lancinant vertige nauséeux.
Puis il gémit: "La mort ne veut pas de moi." |
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VI
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Au bar de l'hôtel Lenox, à Saint-Germain-des-Prés,
une femme étrange était assise, élégante, dans un fauteuil. Seule.
Devant elle, sur la table basse, s'ouvrait un paquet de cigarettes noires
- sans indication de marque - et se tenait, tranquille tube translucide,
un verre de vodka polonaise. Son huitième, recompta mentalement le
barman.
La nuit allait tomber. À cause de la chaleur de ce soir d'août égaré
en mai, presque écœurant de douceur, on avait laissé la porte ouverte.
Il n'y avait, dans le bar, personne d'autre qu'elle, le barman et un
couple de vieux touristes américains caricaturaux ("Pa'iss is so
wonde'full!"). Bruits lointains. Somnolence. Presque l'été.
Elle était vêtue d'un ensemble de dentelle noire. Une énorme chaîne -
au moins de l'or massif, se dit le barman en essuyant négligemment un
verre à cognac pour la sixième fois - ornait son cou élancé. Ses
cheveux blonds, dénoués, retombaient sur ses épaules en un Niagara de
blés mûrs, à donner l'envie de vous y baigner nu.
Elle était triste, tourmentée, inquiète.
Au dixième verre qu'elle siffle, je me la drague, se dit le serveur en
reposant son torchon.
Les Américains s'en allèrent, désireux de se coucher tôt pour partir,
à la première heure, à la découverte des splendeurs cachées de la
Samaritaine qu'ils confondaient peut-être avec le Louvre.
Au dixième, donc, il se la dragua.
Fut-il maladroit? Vulgaire? Agressif?
Était-elle énervée? Indisposée? Timide?
Il se reçut la plus belle paire de gifles de sa vie et pas un centime de
pourboire. |
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VII
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Laurent mange distraitement une crème caramel un peu
ratée: Lotte a tendance à suivre un poil trop fidèlement les
indications de son Mapie de Toulouse-Lautrec. La nuit est tombée depuis
longtemps. Lotte, Yves et Jacques sont allés au cinéma - voir il ne sait
quel film primé à Cannes. C'est lui qui les a poussés à sortir. Ils
sont radieux, tous les trois. Il sait ce qui s'est passé, l'autre jour.
Il s'en fout, c'est-à-dire qu'il les envie quand même un peu.
Mais, après tout, c'est de sa faute s'il n'est pas en état de tresser,
pour le moment, ses jambes aux leurs et leurs soupirs aux siens, dans les
plis d'un drap imbibé de beurre breton.
On dirait que c'est enfin un vrai printemps. Ranelagh dort à ses pieds.
Laurent ôte le bandage d'un de ses poignets, appuie la petite cuillère
sur la plaie mal cicatrisée.
Il saigne. À peine. Puis cela tarit.
Il passe sa langue sur le sang déjà presque sec. Goût âcre de sel et
de fer sucré.
Laurent regarde le plafond.
La télévision offre son oeil de cyclope aveuglé à qui veut le
contempler et grésille sur son absence d'images.
Laurent geint, tout doucement, comme un chiot perdu. |
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VIII
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RAPPORT BX458 - Section 7 -
Brigade 322 - 280585
L'agent de la circulation matricule *** certifie et signe lu
déclaration ci-dessous:
Ce soir, à huit heures et quart (20 h 15), je soussigné Albert B.
déclare avoir porté secours à une personne en danger de détresse
morale.
La personne en question dont le comportement n'avait pas échappé à ma
vigilance toujours réveillée s'engagea sur la passerelle du pont des
Arts. Je l'observai à distance respectueuse pour ne pas interférer avec
son intimité privée dans le cas où elle n'était pas vraiment suspecte.
Elle était vêtue - je veux dire la personne - d'une longue robe noir
plutôt style métèque ("Tss-tss... ", fit le commissaire en
parcourant le rapport des yeux) et portait un fleuve de diamants au cou.
Elle s'immobilisa au milieu du pont et jeta des yeux qui me semblèrent
sans espoir vers l'eau à ses pieds.
Je crus qu'elle allait enjamber et me portai diligemment à son secours.
Il semblerait que je me suis induit en erreur. Lorsque je parvins à sa
hauteur, la personne n'avait pas bougé. Elle prenait, me parut-il,
plutôt le frais que note de ma présence apaisante, d'autant que la
chaleur accablait très fort.
Pourtant je vis qu'elle pleurait abondantement.
Je passai alors ma route mais demeurai à distance réglementaire pour
l'éventualité où j'aurai à lui prêter main- forte.
Quand je me retournai, elle avait disparu incontinento, dans la foule.
Signé: Albert B.
Le commissaire hocha tristement la tête et poussa un soupir lassé.
Avec tous les terroristes qui traînaient à Paris - cette terre d'asile
-, ce crétin n'avait même pas pensé à relever son identité. |
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IX
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Laurent ouvre les yeux. Lotte dort chez Jacques et
Yves. Ranelagh est posé sur son ventre, statue égyptienne, et le
contemple de toute l'émeraude de ses yeux. C'est le petit matin. Il fait
rose - à moins qu'il ne fasse bleu.
Laurent ferme les yeux.
Laurent soupire.
Pense-t-il à sa mort? Ou soupire-t-il parce qu'il se sent, qui sait,
trahi par Lotte, Yves et Jacques? Ou pour Pierre?
Qui peut savoir ce qui se passe dans la tête d'un personnage de roman?
Laurent tourne la tête. "Si elle revenait, saurais-je lui faire
l'amour avant que de mourir?" |
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X
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Lotte, pas vraiment goyesque, jouait les Majas à demi
vestidas sur le lit à côté de Laurent. Ses yeux rayonnaient comme doit
le faire l'uranium dans une bombe ou une centrale nucléaires.
Yves et Jacques, au comble de l'agitation, parcouraient la pièce en tous
sens et, à chacun de leurs passages devant le lit, embrassaient
sonorement la partie de Lotte la plus proche de leurs lèvres, puis
dépeignaient gentiment Laurent.
Lotte chantonnait d'une voix de fausset les premières mesures de L'Orfeo
de Monteverdi (elle s'était mise au chant - un conseil de qui,
déjà? - et se prenait depuis dix jours pour Kathleen Ferrier) en
dépiautant consciencieusement les fils d'or d'un coussin indien qui ne
lui avait pourtant rien fait.
De temps à autre, ensemble ou séparément, Yves - ou Jacques -, Jacques
- ou Yves -, Yves et Jacques, donc, sautaient en l'air, manquaient de peu
de s'écraser au plafond et poussaient des cris hilares.
Laurent, plus calme, feuilletait gravement le dernier numéro de la revue
Parents.
Il releva soudain la tête. Ses yeux riaient presque, pour la première
fois depuis bien longtemps. Lui seul entendait encore les grillons
mélancoliques dont fourmillait son cœur remonter leurs poulies
minutieuses - mais il ne voulait surtout pas le montrer.
Yves embrassait alors avec ferveur le postérieur de Lotte; Jacques avait
allumé une cigarette par le filtre et la fumait avec ravissement; Lotte
prenait des poses de paon ayant enfin réussi à trouver son Léon.
- Comment l'appellerons-nous?dit Laurent.
- Oh! pour ça, fit Lotte, c'est déjà décidé. C'est mon ventre, c'est
ma chair, c'est mon sang - et ce sont mes protéines que ce petit salaud
est en train de bouffer. Ce sera donc le nom que j'ai choisi qu'il
portera.
- Et c'est quoi? demandèrent d'une même voix les deux pères et leur
amant.
- Même les parents n'auront rien à dire, On ne les a pas prévenus pour
Laurent, on ne va pas demander leur avis pour Illogea.
- IIouquoi? s'écrièrent les mêmes, affolés.
- Illogea! C'est du russe.
- Ah, du russe? Pourquoi du russe? C'est pas nous qui te l'avons fait?
C'est peut-être un bolchevik, le couteau entre les dents et le ticket
pour le goulag dans la poche?
L'inquiétude, en ces temps de défense des droits de l'homme, était à
son comble.
- Mais si. Mais non. Bande de benêts. Illogea, ça ne vous dit rien?
- NOOON! répliquèrent trois faces de merlan frit.
- Écoutez bien: I - LLO (vous
suivez, hein?) - GEA. Illogea. C'est tout simple.
Chacun à son tour puis tous ensemble, les trois garçons répétèrent ce
mot, le triturant de tous leurs plombages, pansements, caries, bridges,
couronnes et dents pour en extraire la substantifique moelle. On
n'entendait plus dans la chambre que ce nom, Illogea, mâchouillé sur
tous les tons possibles:
avec un?
puis un!
puis des ...
ou des:
et même avec quelques (( )).
Ce fut sans résultat.
- Ce que vous pouvez être niais, c'est pas Dieu croyable. C'est pourtant
évident: I c'est pour Yves; LLO
c'est pour Laurent; GEA c'est pour Jacques. Comme
ça, même dans le prénom de mon enfant (mouvement de protestation
générale; le président de la séance rappelle l'orateur à l'ordre et
prie l'Assemblée de conserver leur dignité aux débats; sifflets sur les
bancs de l'extrême gauche) vous pourrez continuer vos saloperies de
sodomistes - oh! pardon Verlaine et Laurent! - de sodomites.
Le père réel, le père putatif et le père spirituel allaient répondre
de façon cinglante lorsque la sonnerie retentit à la porte. Jacques alla
ouvrir.
Il revint aussitôt, seul, fit un signe à Lotte et à Yves qui se
levèrent d'un bond et le suivirent. Ils regagnèrent alors tous les trois
la chambre en souriant d'un air entendu, ramassèrent prestement leurs
petites affaires, embrassèrent à la va-vite un Laurent éberlué très
chastement sur le front (Lotte lui arracha la revue des mains avec un clin
d'oeil complice), et lui jetèrent tous d'une voix vibrante, avant de se
lancer dans une course éperdue dans l'escalier où leurs rires roulèrent
comme ils ne roulent jamais que dans les romans, les joues rouges et les
yeux brillants de convoitise, un: |
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XI
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"Bon, ben, nous, on se tire. À bientôt, mon
chéri. On vous laisse seuls. N'oublie pas que la naissance est pour dans
huit mois et demi. T'as juste le temps pour la layette." |
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XII
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Laurent, interloqué, se préparait à se lever pour
refermer la porte qu'ils avaient laissée battre à tous vents (il eût
bien aimé, lui qui ruisselait de sueur, savoir quels vents pouvaient
soudain battre dans cette phrase), lors- qu'il entendit le déclic du
pêne dans la serrure.
Tiens, se dit-il, ce n'était pas une erreur d'étage. Il appela:
- Pierre, c'est toi? Entre. Je suis toujours au lit.
Pierre était le seul, parmi ses aventures extra-conjugales, qui se fût
souvenu que les pantins de chair qu'on étreint frénétiquement dans
l'anonymat des nuits continuent d'exister durant le jour.
Une ombre se découpa dans l'embrasure de la porte, et une voix
désespérément familière fit fuir Ranelagh derrière les oeuvres
complètes de Jean-Jacques Rousseau.
- Bonjour, Laurent.
La mort était revenue.
Laurent suffoqua, s'étouffa, toussota, et rougit. Il se sentit gêné de
ce qu'elle le vît ainsi, défait, sale, croupissant dans l'oisiveté à
peine forcée dans laquelle il se complaisait.
Remontant les draps jusqu'à son menton, il lui indiqua un siège à peu
près vide. Elle s'assit.
Elle avait changé. Elle semblait plus... Non, moins... Enfin, vous voyez
ce que je veux dire.
"Plus mûre, peut-être?
- C'est cela même, cher lecteur. Mille mercis à vous. Plus mûre, en
effet. Plus terrestre aussi. Et plus belle. Beaucoup plus belle."
Laurent ne la quittait pas des yeux. Son cœur, dans le hangar désaffecté
de sa cage thoracique, reprenait ses cours interrompus de danse
brésilienne. Les grillons s'étaient envolés devant ce vacarme
inhabituel. Il avait chaud. Il avait froid. Le paludisme de l'amour.
Car il était toujours amoureux. Ou peut-être était-i1 enfin amoureux.
La crainte de mourir avait servi de levain à la terreur de ne plus la
voir, de ne plus pouvoir abdiquer son existence entre les mains de
quelqu'un d'autre aussi délibérément, aussi pleinement que durant ces
derniers mois. Son amour s'était trouvé ainsi constamment devant ses
yeux jamais rassasiés: gâteau architectural, pâtisserie ninivite avec
ses créneaux en chocolat, ses remparts aux pentes raides et fauves,
cuites au four comme les bastions du palais de Darius, d'où il avait
découpé chaque jour, pour le poser sur la petite assiette de son
inaction songeuse, tout un pan verni et cloisonné de fruits écarlates,
qu'il grignotait nonchalamment mais le cœur serré.
Mais c'était elle qu'il dévorait maintenant du regard: adieu, sylphide,
la réalité est là, reprends tes sucreries plagiées.
Elle portait un ensemble de lin noir - pantalon et veste - et un pull noir
à grosses mailles au travers desquelles brillaient des morceaux de peau,
doux comme un caillou.
Son cou était cerclé d'un épais anneau d'ivoire sans fermoir.
Son parfum était le même que toujours, mais sa senteur lui en parut plus
triste.
"Plus funèbre, voulez-vous sans doute dire? - Non, plus triste.
Comme ses yeux. Comme sa bouche. Comme son visage."
Oui, c'était bien ça: plus triste.
Ni l'un ni l'autre ne parlait.
"Que tu es belle! Que tu es belle!" pensait Laurent de tous ses
yeux.
- Je...
Elle hésita, puis dit, dans un souffle:
- Je n'ai pas pu ne pas revenir.
Vipère! |
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XIII
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Laurent se trouva soudain la proie d'une terreur
panique. Elle était revenue, elle était revenue - elle n'avait pas pu
s'en empêcher - mais c'était pour le prendre, lui, pour ne plus le
lâcher et faire de lui ce qu'elle avait à faire et qu'elle avait
retardé jusque-là. Ça voulait dire qu'il allait mourir!
Qu'il allait mourir, là, tout de suite, dans ce lit, pas d'histoire mon
bonhomme on ne vous fera pas de mal, en sentant sous sa paume une miette
de pain et, dans sa main droite, un bouton de la vieille chemise
déchirée qu'il portait, en respirant ce parfum auquel se mêlaient celui
de la litière du chat et celui de la terre mouillée des plantes, et de
l'aquarium empli d'algues vertes, et du plancher sous la lumière, et de
chacune des lattes où dormaient d'infimes grains de poussière, et du
livre qui reposait, ouvert, à côté de lui, dans son odeur d'encre neuve
et de papier encore intouché. Mourir! en ayant les yeux ouverts sur tous
les détails de la pièce (c'était hallucinant de constater soudain à
quel point le monde était plein de détails, n'était fait que de
détails grouillants, partout, des milliards de détails qu'il n'avait
jamais vus et qu'il ne verrait plus et qui le suppliaient pourtant:
regarde-nous, regarde-nous), sur la toile d'araignée qui ondulait dans un
coin du plafond, sur l'ombre d'un arbre épinglée au mur, sur celle de la
balustrade, de l'autre côté de la fenêtre sur la vitre de laquelle le
jour lisait d'un oeil précautionneux des milliers d'empreintes digitales
- celles de Lotte, les siennes, celles de Jacques, d'Yves, de X, de Y, de
l'humanité tout entière -, sur cette photographie de Jacques enfant en
train de faire un dessin qu'on ne voyait pas en tirant une langue
attentive - regarde-la, bon Dieu, regarde-la, dans une minute tu ne la
verras plus, tu seras mort, tu entends, mort! -, sur les mégots de
cigarettes égarés entre les pages de ses manuscrits. Mourir! en ayant
les oreilles passionnément sensibles au moindre bruit, tu entends, il y a
des voitures dans la rue, et des gens, on n'en perçoit que la glissante
rumeur, et un poisson rouge vient de roter une bulle à la surface de
l'eau, et mon genou fait susurrer le silence savamment soyeux du tissu des
draps, et mes articulations crrrrraquent, et la sueur passe de mon dos en
plic- plic-pliquant dans la raie de mes fesses, et mes cheveux
s'effleurent inaudiblement les uns les autres - fffffrrrrr -, et mon cœur,
écoute, ton cœur, il bat, tu l'entends, il bat, il ne battra bientôt
plus mais il bat encore, bordel de merde, il bat, bat, bat: bom - tip -
bom - tip - bom - tip, systole, diastole, inspirez, expirez, il bat parce
que tu vis mais tout ça va finir, tu saisis, finir, f. i. n. i. r., tout,
les bruits, les lumières, les formes, les couleurs, les goûts, les
textures, terminé tout ça, on remballe, pfffft! envolé, on n'en parle
plus, adieu Berthe, enchanté de vous avoir connue, on ferme les yeux, on
ferme la bouche, on ne bouge plus, on ne respire plus, attention vous
êtes prêt? plus un geste le petit oiseau va sortir, un deux trois hop,
PAN! ça y est, t'es mort, Laurent, cette fois-ci, t'es mort pour de bon.
Il vomit, sur les draps, en se tordant d'horreur et de dégoût - la
dernière paire propre qui restait à Lotte...
Il avait le vertige - il brûlait - il était transi jusqu'au squelette -
il pesait des tonnes - il ne savait plus où s'était envolé son corps -
b et a ça fait ba ou quoi - la fille de Minos et de Pasiphaé sous les
chênes qu'on abat pour - ça vous chatouille ou ça vous gratouille - ni
l'un ni l'autre, docteur, ça le transperçait et ça le décousait, ça
le tenaillait et ça le pliait - sa gorge était sèche - il salivait
abondamment - il se sentait mal, affreusement mal - mal partout, de haut
en bas et de bas en haut, dans tous les sens et sur tous les plans, mal,
j'ai mal, mal à en crever, j'ai trop mal, laissez-moi mourir une bonne
fois pour toutes, c'est insoutenable d'avoir mal comme ça!
Il redressa la tête en rejetant les draps d'une main folle et hurla,
hagard, en claquant des dents: "NOOOOON! JE NE VEUX
PAS MOURIR!" puis, brisé, fondit en larmes comme un gosse
perdu dans un bois noir où les buissons sont menaçants, qui brillent de
prunelles fixes et jaunes.
Tout le temps, elle l'avait regardé, sans mot dire.
Quand il hurla, elle tressaillit douloureusement, s'approcha du lit comme
pour le prendre dans ses bras et le consoler, mon pauvre Laurent, ce n'est
rien, ça va passer, calme-toi, je suis là, je suis là - puis recula
violemment, tremblante.
Un filet de salive coulait de leurs bouches défaites. |
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