Elizabeth Bishop

Voici, pour ceux que ma pratique du langage intéresse, deux poèmes virtuoses d'Elizabeth Bishop (le texte anglais les accompagne), selon mon art de la traduction.

 

 

Bécasseau de mer

Du fracas à son flanc, il n'a cure, non plus
de ce que parfois le monde doit chanceler.
Il court, court vers le sud, maniaque, irrésolu,
suiveur de Blake, en état d'effroi contrôlé.
Un film intermittent d'eau s'avance et régresse
à sa gauche, vernissant ses pattes cassantes
et sombres, sur la grève au sifflement de graisse.
L'œil rivé sur ses ongles, il court et l'arpente.
- Observant, plutôt, l'intervalle qu'ils démarquent
où (tout détail importe), l'Atlantique draine
d'arrière et par le bas. Dans sa course, il remarque
toute la rétroaction du sable en ses graines.
Le monde est brouillard. Puis, soudain, le monde n'est
que précis, et que vaste, et que clair. La marée
est haute ou basse. Il ne pourrait vous renseigner.
Son bec est affairé comme il est effaré,
Cherchant, cherchant, cherchant quelque chose ou quelque autre.
Pauvre oiseau, il est hystérique !
Les millions de grains sont noirs, bruns, d'un blanc d'épeautre,
gris, mêlés de grains de quartz, rose et améthyste.

 

 

Sandpiper

The roaring alongside he takes for granted,
and that every so often the world is bound to shake.
He runs, he runs to the south, finical, awkward,
in a state of controlled panic, a student of Blake.
The beach hisses like fat. On his left, a sheet
of interrupting water comes and goes
and glazes over his dark and brittle feet.
He runs, he runs straight through it, watching his toes.
- Watching, rather, the spaces of sand between them
where (no detail too small) the Atlantic drains
rapidly backwards and downwards. As he runs,
he stares at the dragging grains.
The world is a mist. And then the world is
minute and vast and clear. The tide
is higher or lower. He couldn't tell you which.
His beak is focussed; he is preoccupied,
looking for something, something, something.
Poor bird, he is obsessed!
The millions of grains are black, white, tan, and gray
mixed with quartz grains, rose and amethyst. 

 

 

Sextine

Une pluie de septembre pleut sur la maison.
Dans le jour qui décline, la vieille grand-mère
est assise dans la cuisine avec l'enfant,
à côté de La Petite Merveille (un poêle),
à lire les plaisanteries de l'almanach.
Elle rie et bavarde pour masquer ses larmes,
pensant que ses sanglots équinoxiaux, ces larmes,
et la pluie qui bat sur le toit de la maison
avaient été prédits tous deux dans l'almanach,
déchiffrables par les yeux des seules grands-mères.
La bouilloire de fer fredonne sur le poêle.
Elle coupe du pain et annonce à l'enfant
Viens, c'est l'heure du thé maintenant, mais l'enfant
scrute au récipient les menues, les dures larmes
qui dansent follement au feu du sombre poêle,
comme la pluie sans doute au toit de la maison.
Puis, pour faire un peu d'ordre, la vieille grand-mère
raccroche à son cordon le subtil almanach.
Ainsi que le ferait un oiseau, l'almanach
branle, ouvert à demi sur le chef de l'enfant,
branle sur la tête de la vieille grand-mère
et sur sa tasse qu'emplissent de brunes larmes.
Frissonnant, la vieille femme dit La maison
est glaciale ; elle jette des bûches au poêle.
Il fallait qu'il en fût ainsi, gronde le poêle.
Je sais ce que je sais, rétorque l'almanach.
Dessinant avec des crayons une maison
rigide et un chemin qui serpente, l'enfant
ajoute un homme aux boutons qui semblent des larmes
et vient fièrement le montrer à la grand-mère.
Mais, tout secrètement, alors que la grand-mère
comme elle peut s'active aux alentours du poêle
voici que les lunes, menues comme des larmes,
qui se détachent des pages de l'almanach,
viennent tomber sur le lit fleuri que l'enfant
a soigneusement placé devant la maison.
Temps de planter des larmes, a dit l'almanach.
Grand-mère chante pour la merveille du poêle;
l'enfant dessine une autre, inscrutable, maison.

 

 

Sestina

September rain falls on the house.
In the failing light, the old grandmother
sits in the kitchen with the child
beside the Little Marvel Stove,
reading the jokes from the almanac,
laughing and talking to hide her tears.
She thinks that her equinoctial tears
and the rain that beats on the roof of the house
were both foretold by the almanac,
but only known to a grandmother.
The iron kettle sings on the stove.
She cuts some bread and says to the child,
It's time for tea now; but the child
is watching the teakettle's small hard tears
dance like mad on the hot black stove,
the way the rain must dance on the house.
Tidying up, the old grandmother
hangs up the clever almanac
on its string. Birdlike, the almanac
hovers half open above the child,
hovers above the old grandmother
and her teacup full of dark brown tears.
She shivers and says she thinks the house
feels chilly, and puts more wood in the stove.
It was to be, says the Marvel Stove.
I know what I know, says the almanac.
With crayons the child draws a rigid house
and a winding pathway. Then the child
puts in a man with buttons like tears
and shows it proudly to the grandmother.
But secretly, while the grandmother
busies herself about the stove,
the little moons fall down like tears
from between the pages of the almanac
into the flower bed the child
has carefully placed in the front of the house.
Time to plant tears, says the almanac.
The grandmother sings to the marvellous stove
and the child draws another inscrutable house.
 
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