The Man with the Blue Guitar

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L'homme à la guitare bleue

 

I

Une espèce de cisailleux
Était courbé sur sa guitare.

Le jour était vert. Ils lui dirent:
«Ta guitare est bleue. Tu ne joues

Pas les choses comme elles sont.»
Il rétorqua: «Comme elles sont,

Les choses changent quand on joue
Sur la guitare bleue.» Ils dirent:

«Alors tu dois jouer un air
Qui nous dépasse en étant nôtre,

Un air, sur la guitare bleue
Des choses telles qu'elles sont.»

II

Je ne peux pas vous présenter
Un monde qui soit vraiment rond,

Si souvent que je le rapièce.
Je chante d'un héros la tête,

Le gros œil et le bronze à barbe;
Mais je ne puis chanter un homme,

Si souvent que je le rapièce,
Et par lui touche presque à l'homme.

Si sérénader de la sorte,
Presque jusqu'à l'homme, est rater

Les choses telles qu'elles sont,
Dites-en alors qu'elle n'est,

Après tout, que la sérénade
D'un joueur de guitare bleue.

III

Mais jouer l'homme sans égal,
Diriger la dague en son cœur,

Coucher son cerveau sur la planche,
En extirper les couleurs âcres,

Clouer son penser sur la porte,
Qu'à neige ou pluie s'en ouvre l'aile,

Tirer sa vie à hue et dia,
La tictaquer, la rendre vraie

La percuter d'un bleu féroce,
En froissant le métal des cordes...

IV

Alors c'est ça, vivre? C'est ça:
Les choses telles qu'elles sont?

Ça fraie sa voie sur la guitare.
Sur chaque corde, un million d'hommes?

Et tout leur genre est là-dedans,
Leur genre, raison comme tort,

Leur genre, faible comme fort?
Follement, cauteleusement,

Les émotions se font entendre
Et ressemblent, dans l'air d'automne,

Au zonzonement des bourdons.
Alors c'est ça, vivre, c'est ça:

Les choses telles qu'elles sont,
Ce zonzon de guitare bleue.

V

Abstiens-toi donc de nous parler
Des grandeurs de la poésie,

Des torches méchant au sous-sol,
Ou de la structure des voûtes

Au-dessus d'un point de lumière.
Nulle ombre, dans notre soleil.

Jour est désir et nuit, sommeil.
Il n'est nulle ombre nulle part.

La terre est, pour nous, plate et nue.
Il n'est nulle ombre. Le poème

Qui outrepasse la musique
A pour devoir de remplacer

Et les cieux vides et leurs hymnes.
Et nous-mêmes, dans le poème,

À notre tour prendrons leur place
Jusqu'en ta bavarde guitare.

VI

Un air plus grand que nous ne sommes,
Mais que rien n'ait été changé

Sur la guitare bleue; nous-mêmes
Dans cet air comme en plein espace,

Sans que rien n'ait été changé
Sauf le lieu qu'occupent les choses

Telles qu'elles sont — le lieu seul —
À la façon dont tu les joues

Sur ta guitare bleue: posées,
Alors, delà tout changement,

Vues en atmosphère finale;
Pour un moment final, tout comme

La pensée d'art semble finale
Quand la pensée à dieu s'est faite

Rosée fumée. L'air est l'espace.
Et la guitare bleue devient

Le lieu des choses telles quelles,
Compost des sens de la guitare.

VII

Le soleil prend part à nos œuvres.
La lune ne prend part à rien.

C'est une mer. Quand en viendrai-je
À dire du soleil qu'il est

Une mer, qu'il n'a part à rien;
Qu'il ne prend désormais plus part,

Le soleil, à tous nos travaux,
Et que cette terre est vivante

D'hommes rampants, de scarabées
Mécaniques jamais très chauds?

Me tiendrai-je alors au soleil,
Comme je me tiens à la lune,

Le proclamerai-je le bien,
Compassionné, immaculé,

Détaché de nous, détaché
Des choses telles qu'elles sont?

N'appartenir pas au soleil?
Se tenir à l'écart, le dire

Empli de compassion? Les cordes
De la guitare bleue sont froides...

VIII

Le ciel vif, boursouflé, fleuri,
Le tonnerre qui roule et douche,

L'aube encore inondée de nuit,
Les nuages, tumulte clair,

L'émotion, lourde aux accords froids
Luttant pour un chœur enthousiaste,

Qui pleure au nuage, enragée
D'antagonistes d'or, dans l'air —

Je sais: mon pincement oisif,
Plombé, on dirait la raison

Dans l'ouragan; mais il contraint
Pourtant l'ouragan à se taire.

Je le pince de part en part
Puis je l'abandonne à son sort.

IX

Et la couleur, bleu doublé d'ombre,
De l'air, où la guitare bleue

Est forme décrite avec peine,
Et moi la simple ombre voûtée

Sur les cordes, flèches tranquilles,
Facteur de ce qui reste à faire;

La couleur, telle une pensée
Née d'une humeur, livrée tragique

De l'acteur, à demi son geste,
À demi sa tirade, robe

De ce qu'il dit, soie détrempée
Par ses phrases mélancoliques,

Le temps qu'il fait sur cette scène
Où voici qu'il est, et lui-même.

X

Hissez colonnes rougissimes.
Sonnez tocsin, et que résonnent

Les barriques remplies d'étain.
Jetez du papier dans les rues,

Jetez les testaments des morts,
Majestueux sous leurs scellés.

Et les beaux trombones — oyez!
Il vient, lui en qui nul ne croit,

Lui dont tous croient que tous le croient,
Ce païen en auto vernie.

Battez tambour sur la guitare.
Penchez-vous du haut du clocher,

Que votre voix se fasse entendre:
«Je suis ici, mon adversaire,

Je te défie, par hourvari
De trombones tout reluisants,

Quoique avec un tourment de peu
Au cœur, un tourment de bien peu,

Toujours en façon de prélude
Pour ta dernière extrémité

La touche dont sont mis à bas
Et les hommes et le rocher.»

XI

Lentement le lierre des pierres
S'empêtre. Les femmes deviennent

Les cités, les enfants deviennent
Les champs et les hommes en vagues

Deviennent la mer. L'accord est
Le falsificateur. La mer

Revient sur les hommes, les champs
Prennent au piège les enfants,

La brique est une mauvaise herbe,
Et toutes les mouches sont prises,

Dépourvues d'ailes et flétries,
Mais vives d'une vie vivante.

Le discord au plus amplifie.
Or au plus profond, dans le ventre

De la noirceur de la bedaine
Du temps, le temps croît sur le roc.

XII

* Tom-tom, c'est moi *. Nous sommes un,
Cette guitare et moi. L'orchestre

Emplit la grand-salle de gens
Traînant des pieds, aussi grands qu'elle.

Le bruit tournoyant d'une foule
Se réduit, lorsque tout est dit,

Au souffle d'un veilleur, la nuit.
Je connais ce souffle timide.

Où mon début, et où ma fin?
Où, tandis que je vais grattant,

Ramassé-je ce qui déclare
D'importance n'être pas moi

Lui-même, alors qu'il le doit être
Et ne pourrait être autre chose?

XIII

Les pâles intrusions au bleu,
Sont des pâleurs de corruption...

Ay di mi, bourgeons bleus, ou bien
Fleurs gommeuses. Contente-toi —

Expansions, diffusions —
Contente-toi d'être le rêve

Imbécile et immaculé,
Le centre héraldique du monde

Du bleu, bleu suave au cent mentons,
Le galant Adjectif en flammes...

XIV

Un premier rayon, puis un autre,
Puis mille radieux dans l'azur.

Chacun est l'étoile et l'orbite;
Les trésors de leur atmosphère

Forment le jour. La mer adjoint
Ses coloris déguenillés.

La grève est quai de brouillard gourd.
Il est dit qu'un lustre allemand —

Une chandelle est suffisante
Pour l'illumination du monde

Qu'elle rend clair. Même à midi
Elle brille au noir essentiel —

La nuit venue, elle illumine
Les fruits, le vin, le pain, le livre,

Les choses telles qu'elles sont,
De la lueur d'un clair-obscur

Où l'on vient prendre place et où
L'on joue de la guitare bleue.

XV

Cette image par Picasso,
Cet «amas de destruction», est-ce

L'image de ce que nous sommes
Aujourd'hui, de la société?

Suis-je assis, déformé, œuf nu,
Pris par Nuit de Chine, câline,

Sans voir ni la nuit ni la Chine?
Les choses telles qu'elles sont

Ont été détruites. Et moi?
Suis-je cet homme qui est mort

À une table où tout est froid?
Ma pensée est-elle mémoire

Sans vie? Cette tache au parquet,
Là, sang, vin, qu'importe, est-ce à moi?

XVI

La terre, elle n'est pas la terre
Mais une pierre, non la mère

Qui enserra ceux qui tombèrent
Mais pierre, mais telle une pierre,

Non: la terre n'est pas la mère,
Mais elle est telle un oppresseur

Mesurant chichement la mort
De ceux qui meurent, lésinant

Sur la vie dont ils sont vivants.
Vivre en temps de guerre ou par guerre,

Hacher le psaltérion morose,
Réparer le tout-à-l'égout

Dans Jérusalem, installer
L'électricité dans les nimbes —

Allez, allez placer du miel
Sur les autels, et puis mourez

Ô vous qui êtes les amants
Mais avez l'amertume au cœur.

XVII

La personne est dotée d'un moule.
Mais son animal ne l'est pas.

Les angéliques parlent d'âme
Ou d'esprit. C'est un animal.

La guitare bleue — par ses griffes
Il s'y énonce, par ses crocs

Il déclame ses jours déserts.
Un moule, la guitare bleue?

Cette coquille? Oh, après tout,
Le noroît souffle dans sa trompe

Où sa victoire est un lombric
Composant sur un brin de paille.

XVIII

Un rêve (pour l'appeler rêve)
Dans lequel je puisse avoir foi,

En face de l'objet, un rêve
Qui ne soit plus rêve, une chose,

Des choses telles qu'elles sont,
Ainsi que la guitare bleue

Certains soirs, longuement pincée,
Offre le toucher de mes sens,

Non de ma main, mais des sens mêmes
Lorsqu'ils touchent le vent-lavis.

Ou comme, à la montée du jour,
La lumière, aux miroitements

Des falaises, qui se soulève,
Verticale, d'une mer d'ex.

XIX

Que je puisse à moi le réduire,
Le monstre, et peut-être être alors

Qui je suis en face du monstre,
Être plus qu'une part de lui,

Plus que le monstrueux joueur
De l'un de ses monstrueux luths,

Être non pas seul, mais réduire
Le monstre et être alors deux choses,

Les deux unies en une seule,
Et jouer du monstre et de moi,

Ou mieux: jouer non de moi-même,
Mais comme son intelligence,

En étant le lion dans le luth
Devant le lion pris dans la pierre.

XX

Qu'y a-t-il dans la vie, sinon
Les idées qu'on a, gentil air,

Gentil ami, qu'y a-t-il donc?
Est-ce en des idées que je crois?

Gentil air, mon seul ami, croire,
Croire serait ainsi qu'un frère

Empli d'amour, croire serait
Un ami bien plus amical

Que mon seul ami, gentil air.
Pauvre, pâle et pauvre guitare...

XXI

Un substitut pour tous les dieux:
Cet être-ci, non celui-là

Doré là-haut, seul, ombre d'homme
Magnifiée, seigneur du corps,

Les yeux baissés, et appelé,
Comme maintenant, le très haut,

L'ombre de Chocorua aux cieux
Plus vastes, là-haut, solitaire,

Seigneur de la terre et seigneur
Des habitants de cette terre,

Grand sire, l'être qu'on est soi
Avec les monts de son terroir,

Sans ombre, sans magnificence,
La chair, l'os, la poudre, le roc.

XXII

La poésie est le sujet
Du poème. C'est là qu'il naît

Et qu'il revient. Entre les deux,
Entre naissance et retour, gît,

Dans la réalité, absence,
Les choses telles qu'elles sont.

C'est du moins ce que nous disons.
Mais ces termes sont-ils disjoints?

Est-ce pour le poème absence
Qu'il en acquiert ses vraies tournures,

Le vert du soleil et le rouge
Du nuage, le sentiment

De la terre, le ciel qui pense?
Il emprunte à ces éléments.

Il se pourrait aussi qu'il donne,
Dans le commerce universel.

XXIII

Quelques solutions ultimes,
Comme un duo en compagnie

De l'ordonnateur: une voix
Parmi les nuées, la seconde

Sur la terre; l'une est la voix
De l'éther, l'autre sent l'alcool,

La voix de l'éther dominante,
Le crescendo de la chanson

De l'ordonnateur dans la neige
Apostropheuse des couronnes,

La voix dans les nuées sereine
Et ultime, bientôt l'haleine

Grincheuse sereine et ultime,
L'imaginé et le réel,

La pensée et la vérité,
Dichtung und Wahrheit, résolu

Tout ce qui était confusion,
Comme dans un refrain qu'on joue

Encore et encore, une année
Après l'autre continûment,

Et qui concerne la nature
Des choses telles qu'elles sont.

XXIV

Un poème comme un missel
Trouvé dans la boue, un missel

Pour ce jeune homme, ce savant
En grand-faim de ce livre-là,

Le livre même, voire moins:
D'une page, ou, à tout le moins,

D'une phrase, de cette phrase,
Qui est un épervier de vie,

Cette phrase latinisée:
Savoir; missel pour vue pensive.

Rencontrer cet œil d'épervier
Et tressaillir non devant l'œil

Mais devant la joie qui s'y trouve.
Je joue. Mais c'est ce que je pense.

XXV

Il mit le monde sur son nez
Et sa main fit couci-couça.

Ses robes, symboles, ai yi-yi —
Le tourneboula couci-ça.

Plus sombres qu'ifs, les chats liquides
Se déplaçaient sans bruit dans l'herbe

Ignorant qu'elle allait en rond.
Chats eurent chats; gris vira l'herbe:

Le monde eut des mondes, ay, couci.
Vert vira l'herbe et gris vira.

L'est éternel, le nez, couça.
Les choses telles qu'elles furent,

Les choses telles qu'elles sont,
Les choses telles que seront

À petits pas, à petits pas...
Un gros pouce cogne ai-yi-yi.

XXVI

Dans son imagination
Où baignait le monde, le monde

Était un rivage, qu'il fût
Son ou bien forme ou bien lumière,

Était relique des adieux,
Rocher, qu'emplissaient les échos

Des speechs pour la fin de l'année,
Vers quoi son imagination

Revint, d'où elle s'élança,
Barre au sein de l'espace, sable

Amoncelé dans les nuées,
Géant qui a mené la lutte

Contre l'alphabet assassin:
L'essaim des pensées et des rêves

De l'inaccessible Utopie.
Une musique montagneuse

Donnait sans cesse l'impression
De crouler et de disparaître.

XXVII

C'est la mer qui blanchit le toit.
La mer ripe dans l'air d'hiver.

C'est la mer que fait le noroît.
La mer est dans neige qui tombe.

Cette humeur noire est noir de mer.
Géographes et philosophes,

Observez. Si ce n'était pas
Pour cette tasse-là, salée,

Ces glaçons au rebord du toit —
La mer est l'une des formes du ridicule.

Le décor d'icebergs satirise
Le démon qui ne peut pas être

Lui-même et qui va en tournée
Pour changer la scène changeante.

XXVIII

Je suis un natif de ce monde
Et pense en lui comme un natif,

Gesu, non natif d'un esprit
Pensant pensées que je dis miennes,

Natif, un natif de ce monde
Pensant comme un natif y pense.

Ce ne saurait être un esprit,
La vague où les herbes aqueuses

Flottent et sont cependant fixes
Comme en une photographie,

Le vent où vont les feuilles mortes.
J'inhale ici une énergie

Plus immense et, tel que je suis,
Je parle et vais: les choses sont

Ce que je pense qu'elles sont
Et dis sur la guitare bleue.

XXIX

Dans la cathédrale, je lus
Assis, seul, un mince Opuscule,

Et je dis: «Ces dégustations
Dans les cryptes font s'opposer

Le passé et le festival.
Ce qui surpasse cette église,

Au-dehors, tient en équilibre
Avec une chanson nuptiale.

Et il s'agit donc d'être assis
Et de rechercher l'équilibre

Jusqu'au, jusqu'au point de quiétude,
De dire d'un masque: il ressemble,

De dire d'un autre: il ressemble,
De savoir que jamais balance

Ne se tient vraiment en repos,
Et que surprenant est le masque

Quelque ressemblant qu'il puisse être.»
Les formes ne sont pas correctes

Et les sonorités sont fausses.
Les cloches sont clapir de clebs.

Cependant le dom Franciscain
Jamais ne réussit à être

Aussi exactement soi-même
Que parmi ce verre fertile.

XXX

À partir de là, déduisons
Un homme. Voici son essence:

Ce vieux fantoche qui accroche
Son châle au vent, semblant, sur scène,

Quelque enflure, ayant étudié
Ses pas de paon siècle après siècle.

Enfin, en dépit de son air,
Son œil de guingois sur la moise

D'un poteau gréé de lourds câbles,
Jeté à travers Oxidia,

Banal faubourg ayant réglé
Près de la moitié de ses traites.

Clapet pimpant de rosée, flambe
Aux houkas gangués des engins.

Ecce, Oxidia est la graine
Chue de cette cosse brou-braise,

Oxidia est la suie du feu,
Oxidia est Olympia...

XXXI

Que trop et tard dort le faisan...
Patron et employé combattent,

Se conspuent, combinent leur truc.
La bulle-soleil va bouillir.

Le printemps pétille. Un coq crie.
Patron et employé l'entendent

Et reviennent à leurs moutons.
Le cri tracassera le bois.

Il n'y a pas de place, ici,
Pour l'alouette fixe en l'esprit,

Dans le musée du ciel. Le coq
Griffera le sommeil. Aurore

N'est pas soleil; elle est posture
Qu'adoptent les nerfs, comme si

Un joueur obtus empoignait
Les nuances de la guitare.

Or il faut que la rhapsodie
Soit celle-ci, ou ne soit pas,

Il faut qu'elle soit rhapsodie
Des choses telles qu'elles sont.

XXXII

Rejetez au loin les lumières,
Les définitions, et dites

Ce que vous voyez dans le noir,
Que c'est ceci, que c'est cela,

Sans vous servir des noms pourris.
Comment pourriez-vous avancer

Dans cet espace sans savoir
Rien de la folie de l'espace,

De ses procréations joviales?
Rejetez au loin les lumières.

Que rien ne se tienne entre vous
Et les formes que vous prenez

Lorsqu'a été anéantie
La croûte de la forme. Vous

Tel que vous êtes? Tu es toi.
La guitare bleue te surprend.

XXXIII

Avili dans la boue, le rêve
De cette génération-là,

Dans la lumière dégoûtante
De lundi. C'est ça, le seul rêve

Qu'ils connaissaient, le temps au sein
De son bloc final, non le temps

À venir, la chamaillerie
De deux rêves. Voici le pain

Du temps à venir et ici
Se trouve sa pierre effective.

Le pain sera nôtre, et la pierre
Sera notre lit. Chaque nuit,

Nous dormirons, et, chaque jour,
Nous oublierons, sauf aux moments

Où nous choisirons de jouer
Le pin imaginé, le geai imaginé.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Une pensée ressassée

 

I

L'optimiste mécanique

Une lady qui se mourait du diabète
Écoutait la radio,
Saisissant les dithyrambes de moindre rang.
Ainsi le ciel assemble ses agneaux bêlants.

Sa gourmette inutile voltigeait, plaisante,
Moulinant les volutes de la mélodie
L'idée de dieu désormais ne crachotait plus
Aux racines de ses boucles indifférentes.

L'idée des Alpes, s'agrandissant, se fit large,
Sans devenir pourtant quelque chose où mourir.
Il semblait plus serein de simplement mourir,
De s'en aller flottant dans la plus belle barge,

Dans la compagnie de l'exégèse des choses
Familières, dite d'une voix d'allégresse,
Comme avant Noël et ses cantiques de liesse.
Lady qui vous mourez, jubilez, jubilez!

II

Jardin mystique & piètre bête

Le poète à grands pas qui s'avance parmi
Les bureaux de tabac, le bistrot de Léon,
Les chapeliers, les assurances, les remèdes,
Dément que l'abstraction soit un vice, excepté
Pour les pédants. Ceux-ci sont ses murs infernaux,
Un espace de pierre, à base inexplicable,
À cimes surpassant de plus de cent coudées
Les adjectifs possibles. Un homme, l'idée
D'homme, tel est l'espace, l'abstrait véritable
En quoi il déambule. L'ère de l'idée
De l'homme, délaissés la toge et le discours
De Virgile, c'est là qu'il avance, c'est là
Que viennent foisonnant ses hymnes, héro-hymnes,
Chorals pour voix des faîtes et le chant moral,
Heureux plutôt que sain mais d'un heur de hauteur,
Hymnes de jours plutôt que rimes constellées,
Hymnes de la bataille de l'idée de dieu
Et de l'idée d'homme, le jardin mystique et
La bête prosaïque, le jardin d'éden
Et celui qui créa et peupla le jardin.

III

Affabulation romanesque

Il rechercha un meneur terrestre qui pût
Se tenir debout sans panache, sans cocarde,
Fils du seul homme et feu d'hommes, le capitaine
À l'extérieur et à l'intérieur le saint,

Le pin, le pilier et le prêtre, la voix
Le livre, le puits dissimulé, le festin
Du jeûneur et l'étoile lourdement fruitée,
Le père, le batteur des rigides tambours,

Celui qui à minuit effleure la guitare,
L'esseulement, la barrière, le Polonais
À Paris, * celui qui chante et pleure *, l'hiver
Qui au fond de son cœur échafaude l'été,

L'été assailli, fulminant, illuminé,
Lieu sûr quoique lanceur du javelot d'été,
Avec tous ses attributs non pas dieu, mais homme
Des hommes dont les cieux se trouvent en eux-mêmes,

Ou sinon leur enfer, écumant de leur sang
Et du long écho de leur cri agonisant,
Un destin entonné, la mort avant qu'ils meurent,
La race qui chante et pleure et ne sait pourquoi.

IV

Le meneur

Contemplez cet hidalgo moraliste.
L'étoile du Berger est sa catin
Vêtue de métal, de soie et de pierre,
De seringa, de cigale, sa puce.

Si austère était le livre qu'il lut
Que son nez se pinça et s'affina;
Le savoir suinta sur son cœur, gerçure
Empoisonnée, la moitié de la nuit.

De l'homme, il aimait les plus nobles oeuvres,
La façade d'or près des squares tôt,
Les bronzes liquides dans le jour gai,
Un tel plan lui mettait un chant aux lèvres.

Parmi des mendiants trempés de rosée,
Il vint s'asseoir et entendit les chiens
Hurlant face à l'os dénudé, s'assit
Seul, son grand orteil pareil à un cor,
Défaut central dans la matinée d'or.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les hommes qui sont en train de tomber

 

Dieu et chacun des anges endorment le monde
De leurs chants, maintenant que se lève la lune

Dans la chaleur et que l'herbe à nouveau résonne
De sonores criquets. La lune se consume

Dans l'esprit sur des réminiscence perdues.
Il repose et sur lui souffle le vent de nuit.

Les cloches se font longues. Ce n'est pas dormir,
Cet état. C'est désir. Ah! certes, le désir...

Cette position où il s'appuie sur son lit,
Cet appui sur le lit, de chacun de ses coudes,

L'œil scrutant, à minuit, le noir de l'oreiller
Dans la chambre catastrophique... surpassant

Le désespoir ainsi qu'un plus intense instinct.
Qu'est-ce, ce qu'il désire? Il ne peut le savoir,

L'homme qui pense, hormis la vie par elle-même,
Le désir comblé dans le broiement du ric-rac,

L'œil scrutant sans ciller, sur l'oreiller, la nuit,
Une tête, plus que le sudarium, parlant

Le langage des absolus, sans plus de corps,
Une tête à la lèvre tuméfiée d'émeute

Et des clameurs de la rébellion, la tête
D'un de ceux qui sont en train de tomber, placée

Sur l'oreiller, qu'elle y repose et qu'elle y parle,
Parle et dise les syllabes immaculées

Qu'il a seulement dites par ce qu'il a fait.
Dieu et chacun des anges, tel fut son désir,

Dont gît la tête ici s'estompant, telle fut
La raison de sa mort. Venez goûter au sang

Qui surgit sur sa lèvre martyrisée, ô
Pensionnés, démagogues, ô stipendiaires!

Cette mort a été sa foi, bien que la mort
Ne soit qu'un roc. Cet homme, c'était de la terre

Qu'il était amoureux, la terre, non le ciel,
Assez pour en mourir. Le vent de la nuit souffle

Sur le rêveur qui penche et se tend vers les mots
Qui sont le volubile parler de la vie.

 
 
  Suite
 
  Retour à la page Wallace Stevens
 
  Commentaires? Suggestions? Cliquez ici