Feuilles d'herbe, 1855

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[NdT: this translation is dedicated to Mark, Susan, Sam & Simon, in memoriam Bad Nana –
that we may, year after year, gather 'round the broccoli tree.]
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[Chant de moi-même]

 

Je me célèbre moi-même
Et ce que j'assume, de même tu l'assumes,
Car chaque atome qui m'appartient c'est autant à toi qu'il appartient.

Je feignarde et invite mon âme,
Je m'étale et feignarde à mon aise . . . . observant un épi de l'herbe de l'été.

Maisons et chambres sont pleines de parfum . . . . les étagères croulent de parfums,
J'inhale moi-même cette senteur, et la connais et l'aime,
Cette distillation qui m'enivrerait aussi, mais je ne le lui permettrai point.

L'atmosphère n'est pas un parfum . . . . elle n'a aucun goût de cette distillation . . . . elle est inodore,
Elle est pour ma bouche à jamais. . . . j'en suis pris d'amour,
Et j'irai sur la berge près du bois et quitterai mon déguisement et serai nu,
Car j'ai folie qu'elle soit en contact avec moi.

La fumée de ma propre haleine,
Échos, vaguelettes, et murmures bourdonnés . . . . verge d'amour, fil de la Vierge, enfourchure et vigne,
Mes respiration et inspiration . . . . le battre de mon cœur . . . . le passer du sang et de l'air par mes poumons,
Le fumet des feuilles vertes et des feuilles sèches, et de la grève aux rocs marins teintés de sombre, et du foin dans la grange,
Le son des mots éructés de ma voix . . . . mots largués aux remous du vent,
Quelques baisers légers . . . . quelques étreintes . . . . les bras qui s'avancent pour se fermer,
Le jeu du jour et de l'ombre aux arbres où remuent les souples ramures,
Le délice à soi seul ou dans la ruée des rues, ou au long des champs et du versant des collines,
La santé qu'on se sent . . . . la trille méridienne . . . . le chant de mon sortir du lit pour l'accueil du soleil.
As-tu estimé que c'était trop de mille acres? As-tu estimé que c'était trop de la terre?
As-tu si longtemps pratiqué pour apprendre à lire?
As-tu senti en toi la fierté d'atteindre au sens des poèmes?

Fais halte ce jour et cette nuit avec moi et tu posséderas l'origine de tous poèmes,
Tu posséderas la bonté de la terre et du soleil . . . . il reste des millions de soleils,
Tu ne prendras plus rien de seconde ou de troisième main. . . . ni ne verras par les yeux des morts. . . . ni ne te nourriras des spectres dans les livres,
Tu ne regarderas pas non plus par mes yeux, ni de mes mains ne prendras-tu,
Tu écouteras toutes les parties et les filtreras de toi-même.

J'ai entendu ce dont parlaient les parleurs . . . . qui parlaient du début et de la fin,
Mais je ne parle pas du début ou de la fin.

Jamais il n'y eut plus grand commencement qu'il n'en est maintenant,
Non plus que jeunesse plus grande ou plus grand âge qu'il n'en est maintenant;
Et jamais n'y aura-t-il plus grande perfection qu'il n'en est maintenant,
Non plus que jamais plus grand paradis ou enfer qu'il n'en est maintenant.

Poussée et poussée et poussée,
Toujours la procréante poussée du monde.

Issus de l'imprécis, des égaux opposés s'avancent . . . . Toujours la substance et la croissance,
Toujours une maille d'identité . . . . toujours la distinction . . . . toujours une saillie de vie.

Élaborer ne sert de rien . . . . Doctes et incultes sentent qu'il en va ainsi.

Sûr comme au plus certain du sûr . . . . l'aplomb des montants, entretoisés au mieux, rivés aux solives,
Trapu comme un cheval, affectionné, hautain, électrique,
Voici qu'avec ce mystère je suis ici.

Claire et douce est mon âme . . . . et clair et doux encore tout cela qui n'est pas mon âme.

Qui n'a l'un n'a l'autre . . . . et le non vu se prouve par le vu,
Jusqu'à ce que celui-ci devienne le non vu et à son tour reçoive sa preuve.

Faisant montre du mieux et le divisant du pire, le siècle vexe le siècle,
Et moi, connaissant l'ajustement et l'équanimité parfaits des choses, tandis qu'ils disputent je demeure coi, et vais me baigner et m'admirer.

Bienvenu est chaque organe et chaque attribut de moi, ainsi que de tout homme gaillard et net,
Ni un empan ni la fraction d'un empan n'en est vil, et nul ne va être moins familier que le reste.

Je suis satisfait . . . . je vois, danse, ris et chante;
Tel Dieu s'en vient un compagnon de nuit et il dort à mon flanc toute la nuit et jusqu'au début du jour,
Et me laisse des paniers sous des torchons blancs dont le débordement boursoufle la maison de son abondance,
Vais-je à plus tard remettre mon acceptation et ma réalisation et contre mes yeux rager,
Qu'ils se détournent de ce regard jeté d'arrière sur la route,
Et sans attendre pour moi chiffrent et me montrent, au sou près,
Le contenu exactement d'un, et de deux le contenu exactement, et lequel l'emporte?

Les faiseurs d'embarras et de questions me cernent,
Gens que je rencontre . . . . l'effet sur moi de ma vie première . . . . du quartier et de la ville où j'habite . . . . de la nation,
Des dernières dépêches . . . . découvertes, inventions, sociétés . . . . auteurs anciens et nouveaux,
Mes dîner, vêtement, collègues, allure, affaires, compliments, dus,
L'indifférence imaginée ou véritable de tel homme ou telle femme que j'aime,
Le mal dont souffre l'un des miens — ou moi-même . . . . ou quelque mauvaise action . . . . ou encore la perte ou le manque d'argent . . . . ou les dépressions et les exaltations,
Ils viennent à moi au long des jours et des nuits et de moi de nouveau s'éloignent,
Qui ne sont pas le Moi moi-même.

Distant du hue et du dia se tient ce que je suis
Qui se tient amusé, complu, compatissant, oisif, unitaire,
Qui baisse les yeux, est dressé, ajuste son coude sur un impalpable appui certain,
Jette de sa tête inclinée de côté un œil curieux de ce qui va venir,
Tout à la fois en et hors jeu, et l'observant et s'en émerveillant.

En arrière je vois dans la suite de mes jours le temps que je suais dans un brouillard entre linguistes et disputeurs,
Je n'ai moqueries ni contention . . . . je constate et attends.

Je crois en toi mon âme . . . . l'autre que je suis ne doit point s'abaisser devant toi,
Et tu ne dois pas être abaissée devant l'autre.

Feignarde avec moi sur l'herbe . . . . détends le lacs à ta gorge,
Ce ne sont mots ni musique ou rime que je veux . . . . non plus que coutume ou conseil, quand même ils seraient les meilleurs,
Seul cet apaisement me plaît, que fait ta voix à souffle d'anche.

Je me souviens de la façon dont nous étions en juin couchés, matin si transparent d'été;
Ta tête placée en travers de mon bassin, doucement tu as roulé sur moi
Et de mon plexus écarté la chemise, et plongé ta langue jusqu'à mon cœur mis à nu,
Et as ta main étirée jusqu'à toucher ma barbe, et étiré ta main jusqu'à t'emparer de mes pieds.

Sitôt ont jailli et se sont répandus à l'entour la paix et la joie et le savoir qui passent l'art et l'argutie entiers de la terre;
Et je sais que la main de Dieu est la carte atout de la mienne,
Et je sais que l'esprit de Dieu est l'aîné de mon frère,
Et que tous les hommes jamais nés aussi sont mes frères . . . . et les femmes mes sœurs et amantes,
Et que l'une des contre-quilles de la création est amour;
Et que sans nombre sont les feuilles drues ou flasques dans les champs,
Et les fourmis brunes dans les menues dépressions entre elles,
Et les croûtes moussues du muret zigzaguant, et les cailloux en tas, et le sureau et la molène et l'hellébore.

Un enfant a dit, Qu'est ce que l'herbe? m'en apportant à pleines poignées;
Comment pouvais-je répondre à l'enfant? . . . . Je ne sais ce qu'elle est plus que lui.

Je suppose qu'elle est le fanion de ma disposition d'esprit, tissé d'une étoffe tissue d'un espoir vert.

Ou je suppose qu'elle est le mouchoir du Seigneur,
Cadeau parfumé et souvenancier qu'à dessein il fit choir,
Arborant le nom du propriétaire en quelque façon dans ses coins, que nous l'y puissions voir et remarquer, et dire À qui?

Ou je suppose que l'herbe elle-même est un enfant . . . . le bambin que produit la végétation.

Ou je suppose qu'elle est un hiéroglyphe uniforme,
Qui signifie, Mêmement bourgeonnant en zones larges et en étroites zones,
Croissant parmi les noirs comme parmi les blancs,
Qu'ils soient du Canada, des marais de la Virginie, qu'ils soient au Congrès ou d'Afrique, mêmement je leur donne et je les reçois mêmement.

Et maintenant elle me paraît être la belle chevelure intouchée des tombeaux.

Tendrement de toi userai-je herbe qui vas frisant,
Peut-être exsudes-tu du sein de jeunes hommes,
Peut-être, à les connaître, je les eusse aimés;
Peut-être es-tu issue de vieilles gens et de femmes, et de rejetons tôt arrachés au giron de leur mère,
Toi que voici giron des mères.

Cette herbe est bien sombre pour provenir de la blanche tête des vieilles mères,
Sombre plus que la barbe sans couleurs qu'ont les vieillards,
Bien sombre pour provenir des palais au pâle rouge des bouches.

Oh, je conçois après tout qu'il s'agit de tant de langues proférantes
Et je conçois qu'elles ne proviennent pas du palais de bouches pour rien.

J'aimerais de pouvoir traduire leurs signes quant aux morts et aux mortes jeunes,
Et leurs signes quant aux vieillards et aux mères, et quant aux rejetons tôt arrachés à leur giron.

Que penses-tu qu'il en advint des hommes jeunes et vieux?
Et que penses-tu qu'il en advint des femmes et des enfants?

Ils sont vivants et bien portants quelque part;
La plus infime pousse montre qu'il n'est pas vraiment de mort,
Et si jamais il en était, elle a d'avant poussé la vie et ne l'attend pas à son terme afin de l'arrêter,
Cessant au moment que la vie a paru.

Tout se presse et s'épand . . . . et il n'est rien qui croule,
Et mourir est différent de ce que quiconque en a pensé, et plus fortuné.

Quiconque a-t-il pensé jamais que l'on est fortuné de naître?
Je m'empresse d'apprendre à cet homme ou cette femme qu'il est tout aussi fortuné de mourir, et je le sais.

Je passe la mort avec le mourant, et la naissance avec l'enfançon nouvellement lavé . . . . et ne suis pas tout entier pris entre mon chapeau et mes bottes,
Et mon œil saisit les objets dans leur nombre, chacun de l'autre dissemblable et tous d'entre eux sont bons,
Et bonne la terre, et les étoiles bonnes, et bonnes toutes leurs annexes.

Je ne suis terre non plus qu'annexe pour une terre.
Je suis l'époux et le compagnon des gens, tous aussi immortels et insondables que moi-même;
Ils ne savent pas combien immortels, mais je le sais.

À chaque espèce soi-même et son appariement . . . . à moi le mien, mâle et femelle,
À moi tous ceux qui ont été garçons et qui aiment les femmes,
À moi l'homme fier qui sent combien il en cuit d'être rabaissé,
À moi l'amie de cœur et la vieille fille . . . . à moi les mères et les mères des mères,
À moi les lèvres qui ont souri, les yeux qui ont versé des larmes,
À moi les enfants et les engendreurs d'enfants.

Quel besoin de s'effrayer de la fusion?
Défuble . . . . tu n'es pas coupable pour moi, ni croupi ni rejeté,
Je vois à travers gros velours et guingan, que l'étoffe soit rude ou fine,
Et rôde à l'entour, tenace, cupide, inlassable . . . . et jamais l'on ne peut délier mon emprise.

Le tout petit dort dans son berceau,
Je soulève la mousseline et le regarde un long moment, et chasse silencieusement les mouches de la main.

Le gars et la fille empourprée montent à la colline buissonneuse par un chemin détourné,
Je les vois d'une coulée de mon œil vers eux.

Le suicidé est répandu sur le sol ensanglanté de la chambre à coucher.
C'est ainsi . . . . j'ai constaté le corps . . . . le pistolet avait roulé là.

Le babil du pavé . . . . les roues cerclées des charrettes et le chuintement des semelles et les conversations des badauds,
Le lourd omnibus, le cocher au pouce interrogatif, le cliquetis des chevaux ferrés sur le sol de granite,
Le carnaval des traîneaux, le tintinnabulement et les blagues gueulées et les volées de boules de neige;
Les hourras qui vont aux champions populaires . . . . la furie de la populace échauffée,
Le battement de la litière à rideaux — le malade qui s'y trouve, emporté vers l'hôpital,
La rencontre d'ennemis, le juron soudain, les coups et la chute,
L'attroupement excité — le policier avec son étoile qui promptement se fraie une voie jusqu'au cœur de l'attroupement;
Les pierres impassibles qui reçoivent et renvoient tant d'échos,
Les âmes qui passent . . . . sont-elles invisibles, quand le moindre atome des pierres est visible?
Quels gémissements de repus ou de crève-la-faim tombant frappés d'insolation ou du haut mal sur les bannières,
Quelles exclamations de femmes soudain pliées en deux, qui se hâtent chez elles et donnent naissance à des enfants,
Quelle parole vivante et inhumée sans cesse vibre ici . . . . quels hurlements contenus par la bienséance,
Arrestations de criminels, outrages, offres d'adultères, acceptations, rejets aux lèvres convexes,
J'ai d'eux souci, ou de leur résonance . . . . me voici, encore et encore.

Voici les grandes portes de la grange campagnarde ouvertes et prêtes,
L'herbe sèche du temps de fenaison bâte le chariot à pas lents,
Le jour clair joue sur le gris et le vert entrenuancés de brun,
Les brassées sont serrées en meule qui s'affaisse;
Je suis là . . . . j'aide . . . . je suis venu couché au sommet de la charge,
J'en ai senti les mols cahots . . . . une jambe en repos sur l'autre,
D'un bond je saute de la moise et m'empare du trèfle et du fourrage,
Et roule cul par-dessus tête et à mes cheveux s'enchevêtre du foin.

Parti seul dans les coins sauvages et les montagnes je chasse,
À l'aventure émerveillé de ma légèreté et de mon allégresse,
Choisissant en fin d'après-midi un coin sauf où passer la nuit,
Allumant un feu et rôtissant le gibier tué de frais,
M'assoupissant de tout mon poids sur les feuilles amoncelées, mon chien contre moi et mon fusil.

Le clipper yankee a hissé ses trois contre-cacatois . . . . il fend l'étincellement et l'embrun,
Mon œil noie la terre . . . . je me penche à sa proue ou crie joyeusement du pont.

Les marins et les palourdiers se sont levés matin et m'ont attendu,
J'ai roulé le bas de mes pantalons dans mes bottes et les ai suivis et j'ai eu du bon temps,
Tu aurais dû nous rejoindre ce jour-là autour de la marmite à chaudrée.

J'ai vu le mariage du trappeur au grand air, dans le Far West . . . . la fiancée était une fille à peau rouge,
Son père et ses amis étaient assis non loin en tailleur à fumer obtusément . . . . à leurs pieds des mocassins et de larges couvertures épaisses tombant de leurs épaules;
Sur un talus paressait le trappeur . . . . il était surtout vêtu de peaux . . . . sa barbe et ses boucles luxuriantes protégeaient son cou,
Une main reposait sur son fusil . . . . l'autre tenait fermement le poignet de la fille rouge,
Elle avait de longs cils . . . . sa tête était nue . . . . ses longues mèches rudes cascadaient sur ses membres voluptueux et tombaient jusqu'à ses pieds.

L'esclave en rupture de ban a paru là où j'habite et s'est arrêté à l'extérieur,
Je l'ai entendu qui bougeait, brisant les brindilles de la pile de bois,
À travers l'un des battants ouverts de la porte de la cuisine je l'ai vu claudiquant et faible
Et suis allé à lui qui était assis sur une bûche, et l'ai fait entrer et l'ai rassuré,
Et ai apporté de l'eau et en ai empli une bassine pour son corps ensué et ses pieds meurtris,
Et lui ai donné une chambre où l'on entrait par la mienne, et lui ai donné des vêtements propres à gros grain,
Et me souviens parfaitement de ses yeux qui roulaient et de sa balourdise,
Et me souviens d'avoir appliqué des emplâtres sur les ampoules de son cou et de ses chevilles;
Il est resté chez moi une semaine avant de récupérer et de passer au nord,
Je l'avais fait asseoir à côté de moi à table . . . . mon mousquet dressé dans un coin.

Vingt-huit jeunes hommes se baignent près de la berge.
Vingt-huit jeunes hommes, et tous si amicaux,
Vingt-huit années d'une vie féminine, et toutes si esseulées.

Elle possède la belle maison au rebord du coteau,
Elle se cache, en atours élégants et riches, à l'avers des stores de la fenêtre.

Lequel des jeunes gens aime-t-elle le mieux?
Ah, le moins attrayant d'entre eux est beau à ses yeux.

Madame où t'encours-tu? car je te vois,
Qui là-bas bondis dans l'eau, quand tu demeures interdite dans ta chambre.

Dansant et chantant le long de la grève s'en est venu le vingt-neuvième baigneur,
Les autres ne la virent pas, mais elle les vit et les aima.

La barbe des jeunes hommes scintillaient de gouttes, qui roulaient de leurs longs cheveux,
Et de minces ruisseaux passaient de par leur corps.

Une invisible main aussi passait de par leur corps,
Elle descendait en tremblant de leurs tempes et de leurs côtes.

Les jeunes hommes font la planche, leur ventre blanc bombe au soleil . . . . ils ne demandent pas qui si près d'eux se serre,
Ils ne savent pas qui souffle et fléchit d'une arche incurvée et retombante,
Ils ne pensent pas à qui ils aspergent d'écume.

Le garçon boucher retire ses habits de tuerie, ou aiguise son couteau à l'étal du marché,
Je m'attarde, jouissant de sa gouaille et de sa gigue et de ses gambilles.

Des forgerons à la poitrine velue encroûtée de poussier environnent l'enclume,
Chacun a sa masse . . . . ils donnent tous du leur . . . . une intense chaleur se dégage du feu.

Du seuil semé d'escarbilles je suis leurs mouvements,
À l'axe souple de leur hanche jouent d'unisson leurs bras massifs,
Au haut des têtes roulent les marteaux — si lents au haut des têtes — si sûrs au haut des têtes,
Ils ne se hâtent pas, quand vient son tour chaque homme frappe.

Le nègre tient bien en main les rênes de ses quatre chevaux . . . . le bloc oscille sous son entrelacs de chaînes,
Le nègre qui mène l'imposant binard de la carrière . . . . sans broncher et de grande taille il se tient d'une jambe sur le longeron,
Sa chemise bleue expose son cou ample et sa poitrine et bouffe au-dessus du ceinturon,
Son œil est clair et impérieux . . . . il rejette le rabat de son chapeau sur son front,
Le soleil tombe sur ses cheveux et sa moustache crépus . . . . tombe sur la noirceur de ses parfaits membres lissés.

Je contemple le géant pittoresque et je l'aime . . . . et je ne m'en tiens pas là,
Je vais moi aussi avec l'attelage.

En moi le caresseur de vie où qu'il se rende . . . . d'avant aussi bien que d'arrière virant de cap,
Vers des réduits détournés et juvéniles allant penchant.

Bœufs qui faites tinter le joug ou qui faites halte à l'ombre, qu'est-ce que vous exprimez dans vos yeux?
Ce me semble davantage que tout l'imprimé que j'ai lu dans ma vie.

Mon pas effraie le malard et le canard de Caroline comme je vais à l'aventure au long du jour et aux lointains,
Ensemble ils s'élèvent, lentement ils décrivent un cercle.
. . . . Je crois en ces desseins ailés,
Et constate le jaune le rouge et le blanc joueurs en mon sein,
Et considère le vert et le violet et la couronne à aigrette intentionnels;
Et ne dis point la tortue sans valeur de ce qu'elle n'est pas autre chose,
Et le merle moqueur au marais n'a pas étudié la gamme, pourtant il trille joliment bien pour moi,
Et l'allure de la jument baie m'éhonte jusqu'à la sottise.

Le jars sauvage conduit sa bande à travers la nuit fraîche,
Ya-honk! dit-il, cornant jusqu'à moi son cri en invitation;
L'effronté peut bien le supposer dénué de sens, mais j'écoute de plus près,
J'en trouve le dessein et la place là-haut du côté du ciel de novembre.

L'élan du nord aux sabots tranchants, le chat sur le pas de la porte, la mésange, le chien de prairie,
La portée de la truie grognant qui tire sur ses trayons,
La couvée de la poule-dinde, et elle là avec ses ailes mi déployées,
Je vois en eux et en moi-même la même vieille loi.

De la presse de mon pied sur la terre sourdent cent affections,
Elles déboutent mon plus bel effort pour m'accointer à elles.

Je suis énamouré de la croissance au grand air,
Des hommes qui vivent parmi le bétail ou goûtent de l'océan et des bois,
Des armateurs et des barreurs de bateaux, des manieurs de haches et de maillets, des monteurs de chevaux,
Je puis manger et dormir avec eux semaine après semaine.

Ce qui est le plus commun et le plus abordable et le plus proche et le plus aisé est Moi,
Moi en route pour tenter ma chance, dépensier dans l'attente d'immenses profits;
M'atourant pour me concéder au premier qui voudra de moi,
Ne demandant pas au ciel de s'incliner selon mon bon vouloir,
L'éparpillant librement à jamais.

Le pur contralto chante à la tribune de l'orgue,
Le charpentier corroie sa planche . . . . la lame de son rabot siffle son chuintement en crescendo farouche,
Les enfants mariés et non mariés rentrent chez eux pour le dîner de Thanksgiving,
Le pilote s'empare du bras maître du gouvernail, il y pèse d'un bras vigoureux,
Le second se tient debout dans la baleinière, lance et harpon sont prêts,
Le chasseur de canards marche à enjambées silencieuses et précautionneuses,
Les diacres sont ordonnés les mains en croix à l'autel,
La fileuse recule et avance au bourdon de la grande roue,
Le fermier s'arrête à la barrière d'un dimanche et regarde l'orge et le seigle,
Le déséquilibré est emporté enfin vers l'asile son cas désormais établi,
Il ne dormira jamais plus comme il le faisait dans le lit d'enfant de la chambre de sa mère;
Le compagnon typographe à la tête grise et aux mâchoires creusées travaille à sa casse,
Il fait tourner sa chique de tabac, ses yeux se brouillent face au manuscrit;
Les membres difformes sont liés à la table de l'anatomiste,
Ce qui est ôté choit horriblement dans un baquet;
La quarteronne est vendue sur l'estrade . . . . le poivrot pique du nez près du poêle du bar,
Le machiniste retrousse ses manches . . . . le policier fait sa tournée . . . . le portier remarque qui passe,
Le jeune homme conduit l'express . . . . je l'aime bien que je ne le connaisse pas;
Le sang-mêlé lace ses fines bottes afin de prendre part à la course,
Le tir aux dindons de l'ouest attire jeunes et vieux . . . . certains s'appuient sur leur fusil, certains s'asseyent sur des bûches,
De la foule émerge le tireur d'élite et il prend position et épaule son arme;
Les groupes d'immigrants fraîchement arrivés couvrent le débarcadère ou la digue,
Les crépus binent le champ à sucre, le contremaître les observe de sa selle;
Le bugle retentit dans la salle de bal, les messieurs s'empressent vers leur partenaire, les danseurs se font la révérence;
Le jeune est étendu les yeux ouverts dans la mansarde au toit de cèdre et prête l'oreille à la pluie musicale,
L'homme du Michigan dresse ses pièges dans la crique qui aide à emplir le Huron,
Le prêcheur monte sur la plate-forme, il postillonne de la bouche et du nez,
La compagnie s'en revient de son excursion, le négrot ferme la marche et porte la cible bien criblée,
La squaw drapée dans son étoffe à ourlet jaune offre à la vente des mocassins et des sacs emperlés,
Le connaisseur jette au long de la salle d'exposition des regards mi clos, la tête inclinée de côté,
Les matelots amarrent le vapeur, la passerelle est jetée pour les passagers qui vont à terre,
La jeune sœur tend des mains l'écheveau, l'aînée en forme une pelote et de temps à autre s'arrête sur les nœuds,
L'épousée d'un an se remet et est heureuse, une semaine plus tôt elle a donné naissance à son premier enfant,
La fille Yankee sous ses cheveux propres travaille à sa machine à coudre ou dans la fabrique ou à l'usine,
Celle qui est à terme se trouve dans la chambre de parturition, son étourdissement et ses douleurs s'accroissent;
Le paveur s'appuie sur les deux bras de son pilon — le graphite du reporter vole vivement sur le calepin — le peintre d'enseignes forme des lettres en rouge et or,
Le garçon du canal trotte sur le chemin de halage — le comptable aligne ses comptes à son pupitre — le cordonnier empoisse son fil,
Le chef d'orchestre bat la mesure pour sa formation et tous les instrumentistes de le suivre,
L'enfant est baptisé — le prosélyte fait ses premières professions,
La régate couvre la baie . . . . combien brillent les voiles blanches!
Le bouvier garde ses bœufs en marche, il rappelle d'un cri ceux qui voudraient de s'écarter,
Le colporteur sue sous la hotte de son dos — le client chicane deux sous que le prix tombe au chiffre rond,
L'appareil photographique et la plaque sont apprêtés, la dame doit s'asseoir pour son daguerréotype,
La future épouse défroisse sa robe blanche, l'aiguille des minutes de l'horloge va si lentement,
Le mangeur d'opium est étendu, la tête rigide et les lèvres à peine ouvertes,
La prostituée crotte à ses pas son châle, sa coiffe tressaute sur son cou couperosé de pocharde,
L'attroupement rit de ses jurons de charretière, les hommes la raillent en s'adressant des clins d'œil,
(Misérable! Je ne ris de tes jurons ni ne te nargue,)
Le Président réunit un conseil de cabinet, il est entouré des grands secrétaires,
Sous la galerie avancent cinq matrones amies, leurs bras noués les uns aux autres;
L'équipage de la barque de pêche serre des couches répétées de flétans dans la soute,
Le Missourien passe les plaines chiffrant ses produits et ses bestiaux,
Le receveur parcourt le train — il se signale par le tintement de sa petite monnaie,
Les parqueteurs posent le plancher — les zingueurs zinguent le toit — les maçons réclament du mortier,
En file indienne, chacun avec son auge sur l'épaule passent d'avant les manœuvres;
Dans la poursuite des saisons la foule indescriptible est rassemblée . . . . c'est le 4 juillet . . . . ô le salut des canons et des petits bras!
Dans la poursuite des saisons le laboureur laboure et le tondeur tond et le grain d'hiver s'abat sur le sol;
Là-bas vers les lacs le pêcheur de brochet regarde et attend au bord du trou sur la surface gelée,
Les souches en rangs épais cernent la clairière, le colon y fait profondément mordre sa hache,
Les hommes des barges jettent l'amarre quand approche la brune près du cornouiller ou des arbres à pécans,
Les chercheurs de ratons laveurs passent maintenant par les régions de la rivière Rouge, ou par celles que draine le Tennessee, ou par celles de l'Arkansas,
Les torches flamboient dans la noirceur qui enveloppe Chattahoochee ou Altamahaw;
Les patriarches ont pris place devant le souper avec fils et petits-fils et arrières petit-fils autour d'eux,
Dans des murs d'adobe, dans des tentes de toile reposent chasseurs et trappeurs après l'activité du jour,
La ville dort et la campagne dort,
Les vivants dorment leur durée . . . . les morts dorment leur durée,
Le vieux mari dort près de sa femme et le jeune mari dort près de sa femme;
Et tous et tout un chacun tendent par l'en-dedans vers moi, et je tends par l'en-dehors vers eux,
Et quel que soit ce que c'est d'être d'eux plus ou moins je suis.

Je suis du jeune et du vieux, du fol autant que du sage,
Sans égard aux autres, toujours tout égard aux autres,
Maternel aussi bien que paternel, un enfant aussi bien qu'un homme,
Bourré de bourre qui est grossière, et bourré de bourre qui est fine,
Un de la grande nation, la nation de maintes nations — le plus infime de même et le plus grand de même,
Un méridional tout autant qu'un nordique, un planteur nonchalant et hospitalier,
Un Yankee qui suit son chemin . . . . prêt à l'échange . . . . mes jointures les plus souples sur terre et les jointures les plus rigides sur terre,
Un du Kentucky qui arpente la vallée de l'Elkhorn avec mes jambières de daim,
Un batelier sur les lacs ou les baies ou au long des côtes . . . . un de l'Indiana, un du Wisconsin, un de l'Ohio,
Un de Louisiane ou de Géorgie, un insoucieux venu des dunes et des pins,
Chez moi en raquettes pour neige canadienne, ou galopant dans les fourrés, ou parmi les pêcheurs au large de Terre-Neuve,
Chez moi dans la flottille des brise-glace, voguant avec le reste et louvoyant,
Chez moi dans les collines du Vermont ou dans les bois du Maine ou dans le ranch du Texas,
Camarade des Californiens . . . . camarades des libres hommes du nord-ouest, amoureux de leurs amples proportions,
Camarades des radeliers et des charbonniers — camarade de tous ceux qui serrent la main et invitent au boire et au manger;
En apprentissage avec les plus simples, en tutorat avec les plus réfléchis,
Un novice en ses débuts fort de l'expérience de myriades de saisons,
De toute teinte et négoce et rang, de chaque caste et religion,
Issu non simplement du Nouveau Monde, mais de l'Afrique issu de l'Europe et l'Asie . . . . un sauvage en vadrouille,
Fermier, ouvrier, ou artiste . . . . gentilhomme, marinier, amant ou quaker,
Prisonnier, gigolo, voyou, avocat, médecin ou prêtre.

Je résiste à tout ce qui passe ma diversité,
Et respire l'air et en laisse des quantités après moi,
Et ne suis point collet monté, et suis à ma place.

La phalène et le frai sont à leur place,
Les soleils que je vois et les soleils que je ne peux voir sont à leur place,
Le palpable est à sa place et l'impalpable est à sa place.

Telles sont les pensées de tous les hommes de tous les âges et de toutes les terres, elles ne sont pas mon originalité,
Si elles ne sont point tiennes autant que miennes elles ne sont rien ou presque rien,
Si elles n'enclosent pas toute chose elles ne sont presque rien,
Si elles ne sont pas la charade et le dénouement de la charade elles ne sont rien,
Si elles ne sont pas aussi proches qu'elles sont distantes elles ne sont rien.

Telle est l'herbe qui croît partout où se trouve la terre et l'eau se trouve,
Tel est l'air commun qui baigne le globe.

Telle est l'haleine des lois et des chants et des comportements,
Telle est l'eau sans saveur des âmes . . . . telle est la véritable sustentation,
Elle est pour l'illettré . . . . elle est pour les juges de la cour suprême . . . . elle est pour le capitole fédéral et pour le capitole de chaque état,
Elle est pour les communes admirables des hommes littéraires et des compositeurs et des chanteurs et des conférenciers et des ingénieurs et des savants,
Elle est pour les races sans fin des travailleurs et des fermiers et des marins.

Telle est la trille d'un millier de trompes claires et la clameur de l'octavin et le tinter des triangles.

Ce n'est pas qu'aux seuls vainqueurs que je joue une marche . . . . je joue d'imposantes marches pour ceux qui sont conquis et ceux qui sont massacrés.

As-tu entendu dire qu'il était bon de l'emporter?
Je dis qu'il est également bon d'être tombé . . . . les batailles se perdent du même esprit qu'elles se gagnent.

Je fais rouler tambours triomphaux pour les morts . . . . pour eux je lance par mes embouchures la plus sonore musique et la plus gaie,
Vivats à ceux qui ont échoué, et à ceux dont les vaisseaux de guerre ont sombré dans la mer, et à ceux qui eux-mêmes ont sombré dans la mer,
Et à tous les généraux qui ont perdu leurs engagements, et à tous les héros défaits, et aux héros inconnus sans nombre égaux aux plus grands héros connus.

Tel est le repas plaisamment apprêté . . . . tels sont le manger et le boire pour la faim naturelle,
Destinés aux méchants tout de même qu'aux justes . . . . je prends avec tous rendez-vous,
Je ne saurais qu'aucun se voie humilié ou rejeté
La femme entretenue et l'écornifleur et le voleur sont par les présentes invités . . . . l'esclave lippu est invité . . . . le vénérien est invité,
Nulle différence ne les séparera eux du reste.

Telle est la pression de la main timorée . . . . telle est la cascade et l'odeur de la chevelure,
Telle est la touche de mes lèvres sur les tiennes . . . . tel est le murmure du languir,
Telle est la profondeur et la hauteur au loin reflétant ma propre face,
Telle est la fusion réfléchie de moi-même et de nouveau son débouché.

Me crois-tu doté de quelque dessein intriqué?
Je le suis en effet . . . . car la pluie d'avril l'est, et le mica sur le pan d'un rocher l'est.

T'imagines-tu que je cherche à étonner?
La clarté du jour étonne-t-elle? ou le premier rouge-queue à pépier dans les bois?
Est-ce que j'étonne plus qu'eux?

En cette heure je dis choses en confidence,
Il se peut que je ne les dise pas à tous mais je te les dirai à toi.

Qui va là? désireux, rustre, mystique, dénudé?
Comment se fait-il que j'extraie des forces du bœuf que je mange?

D'ailleurs, qu'est un homme? Que suis-je? et qui es-tu?
Tout ce que je marque pour mien, tu le pondéreras du tien,
Sinon ce fut temps perdu que me prêter l'oreille.

Je ne vais pas larmoyant tel larmoiement de par le monde
Qui veut que les mois soient des vacuités et le sol ne soit rien que fange et saleté,
Que la vie soit escobarderie, et que rien à la fin ne reste qu'un crêpe élimé et des larmes.

Le gémissement et le ravalement, serre-les aux sachets des poudres pour invalides . . . . le conformisme recule en quatrième place,
J'ajuste mon chapeau à ma guise dedans ou dehors.

Vais-je prier? Vais-je vénérer et me montrer cérémonieux?
J'ai foui à travers les strates et analysé jusqu'au plus fin,
Et débattu avec les docteurs et calculé au plus exact et n'ai trouvé plus douce graisse que celle qui colle à mes propres os.

En tous, c'est moi-même que je vois, nul n'est davantage et aucun moindre qu'un grain d'orge,
Et le bien ou le mal que je dis de moi-même je le dis d'eux.

Et je sais que je suis robuste et sain,
Vers moi les objets de l'univers convergent en un afflux perpétuel,
Tous sont écrits pour moi, et je dois découvrir ce que l'écrit veut dire.

Et je sais que je suis impérissable,
Je sais que cette orbite mienne ne peut être mesurée d'un compas de charpentier,
Je sais que je ne passerai pas comme vrille tracée la nuit par bâton d'enfant embrasé.

Je sais que je suis auguste,
Je ne tracasse pas mon esprit qu'il se justifie ou soit compris,
Je vois que les lois élémentaires jamais ne s'excusent,
Je constate que je n'agis pas plus fièrement que le niveau sur quoi je plante après tout ma maison.

J'existe tel que je suis, cela suffit,
Que nul autre au monde n'en soit conscient je suis contenté,
Et que tous et chacun en soient conscients je suis contenté.

Un univers en est conscient, et de loin pour moi le plus vaste, et c'est moi-même,
Et que j'advienne à qui je suis aujourd'hui ou dans dix mille ou dix millions d'années,
Je peux joyeusement le recevoir aujourd'hui ou d'une joie égale je peux attendre.

Mon accotement est maçonné à tenon et mortaise au granit,
Je ris de ce que vous nommez la dissolution,
Et je connais l'amplitude du temps.

Je suis le poète du corps,
Et je suis le poète de l'âme.

Les plaisirs du ciel sont avec moi, et les peines de l'enfer sont avec moi. . . .
Ceux-là, je les greffe et les accrois sur moi-même . . . . ceux-ci je les traduis en une langue neuve.

Je suis le poète de la femme mêmement que de l'homme,
Et je dis qu'il est aussi grand d'être une femme que d'être un homme,
Et je dis qu'il n'est rien de plus grand que la mère des hommes.

Je chante un nouveau chant de dilatation ou fierté,
Nous avons eu l'esquive et la dépréciation assez,
Je montre que la taille n'est que développement.

As-tu surpassé le reste? Es-tu le Président?
C'est vétille . . . . ils feront plus que d'arriver où ils se rendent chacun d'eux, et continueront de l'avant.

Je suis celui qui marche avec la tendre et croissante nuit;
J'en appelle à la terre et la mer à demi retenues de nuit.

Au plus serré presse-toi nuit dépoitraillée! Au plus serré presse nuit magnétique nourricière!
Nuit des vents du sud! Nuit aux rares étoiles larges!
Nuit qui toujours opine! Folle nuit d'été nue!

Souris ô volupté de terre en son haleine de fraîcheur!
Terre des arbres assoupis et liquides!
Terre du soleil couché retiré! Terre des montagnes entêtées de brume!
Terre du déversement vitreux de la pleine lune touchée d'un rien de bleu!
Terre d'éclat et de noirceur marbrant le mascaret du fleuve!
Terre du limpide gris des nuages plus vifs et plus clairs par amour de moi!
Terre aux bras d'arrondi démesuré! Riche terre efflorescente de pommeraies!
Souris, car ton amant approche!

Prodigue! tu m'as donné l'amour . . . . en conséquence, je te donne amour!
Ô indicible amour passionné!

Bourrade étroitement qui m'enlaces et que j'enlace étroitement!
Nous nous heurtons ainsi que l'épouse et l'époux se heurtent!

Toi mer! je me résigne à toi également . . . . je devine ce que tu veux dire,
Je scrute de la grève tes doigts crochus d'invitation,
Et suis d'avis que tu refuses de repartir sans avoir sentiment de moi;
Il nous faut rouler tout ensemble . . . . je me dévêts . . . . ravis-moi hors de vue des terres . . . .
Sois-moi coussin moelleux . . . . berce-moi par langueur de lames,
Étrille-moi d'amoureuse humeur . . . . j'ai de quoi te repayer.
Mer aux distensions de houles!
Mer respirant par vastes souffles convulsifs!
Mer de la saumure de vivre! Mer des tombes qui béent sans que les aient creusées la pelle!
Hurleuse et gouge des tempêtes! Capricieuse et précieuse mer!
Je suis d'un seul tenant avec toi . . . . je suis également d'une phase et de toutes phases.

Participant du flux et du reflux, laudateur de la haine et de la conciliation,
Laudateur des amis et de ceux-là qui dorment dans les bras l'un de l'autre.

Je suis celui qui atteste la sympathie;
Vais-je dresser ma liste des choses dans la maison et ne pas inclure la maison qui les supporte?

Je suis le poète du sens commun et du démontrable et de l'immortalité;
Et ne suis pas le poète de la seule bonté . . . . je ne décline pas d'être aussi le poète de la méchanceté.

Lotions et rasoirs pour dandins . . . . pour moi taches de son et barbe hirsute.

Quel verbiage est-ce là sur la vertu et sur le vice?
Le mal me propulse, et la réforme du mal me propulse . . . . je me tiens dans l'indifférence,
Ma démarche n'est pas démarche d'un qui fouille la faute ou d'un qui cherche opprobre,
J'humecte les racines de tout ce qui connut croissance.

As-tu craint qu'une scrofule jaillît de la maternité inébranlable?
As-tu pensé que les lois célestes supposent travail encore et rectification?

Je m'avance pour dire que ce que nous faisons est juste et ce que nous affirmons est juste . . . . et qu'une part n'est que le juste à l'état natif,
Témoins de nous . . . . qu'un pan est un équilibre et le pan antipode un équilibre,
Qu'est la doctrine souple d'assistance aussi ferme que la doctrine stable,
Et sont les pensées et les actes de notre présent notre suscitation et notre départ premier.

Cette minute qui vient à moi par-delà les quintillions passés,
Rien n'est meilleur qu'elle et maintenant.

Ce qui se comporta bien dans le passé ou se comporte bien aujourd'hui n'est pas telle merveille,
La merveille est toujours et toujours qu'il puisse y avoir homme méchant ou infidèle.

Déploiement incessant des mots des âges!
Et le mien l'est du moderne . . . . un mot en masse.

Un mot de la foi qui jamais ne mollit,
Telle fois aussi bonne qu'une autre fois . . . . ici ou dorénavant ce m'est même chose.

Un mot de la réalité . . . . le matérialisme d'abord et à la fin imbibant.

Hourra pour la science positive! Longue vie à la démonstration exacte!
Apporte de l'orpin et à du cèdre mêle-le et des branches de lilas;
Voici le lexicographe ou le chimiste . . . . celui-ci fit une grammaire des cartouches anciens,
Ces mariniers lancent le vaisseau à travers de dangereuses mers inconnues,
Voici le géologue, et celui-ci œuvre avec le scalpel, et voici un mathématicien.

Messieurs je vous reçois, et attache mes mains aux vôtres et les y noue,
Les faits sont utiles et réels . . . . ils ne sont point ma demeure . . . . j'entre par leur biais dans une aire de la demeure.

Je suis moins le rappel de la propriété ou des qualités, et davantage le rappel de la vie,
Et vais franc d'encolure pour mon propre salut et pour le salut d'autres,
Et ne fais guère cas des neutres et des châtrés, et suis en faveur des hommes et des femmes pleinement équipés,
Et bats le gong de la révolte, et m'arrête avec les fugitifs et ceux-là qui intriguent et conspirent.

Walt Whitman, un Américain, l'un des manants, un cosmos,
Charnel et sensuel avec désordre . . . . mangeant buvant et procréant,
Ni sentimental . . . . non plus érigé au-dessus des femmes et des hommes qu'à l'écart d'eux . . . . modeste non plus qu'immodeste.

Dévissez les verrous des portes!
Dévissez les portes mêmes de leur chambranle!

Quiconque dégrade un autre me dégrade . . . . et quoi qui se fasse ou se dise revient à la fin vers moi,
Et quoi que je dise ou fasse également revient.

À travers moi l'esprit qui s'enfle et s'enfle . . . . à travers moi le courant et le repère.

J'articule le mot de passe primordial . . . . je fais le signe de démocratie;
Par Dieu! Je n'accepterai rien dont tous ne puissent avoir leur contrepartie selon les mêmes termes.

À travers moi maintes voix de longtemps sourdes,
Voix des générations interminables d'esclaves,
Voix des prostitués et des personnes difformes,
Voix des malades et des désespérés, et des voleurs et des nains,
Voix des cycles de préparation et d'accrétion,
Et des fils qui connectent les étoiles — et des matrices et de la substance paternelle,
Et des droits de ceux sur le dos de qui tombent les autres,
Des triviaux et des vils et des fols et des méprisés,
Du brouillard dans l'air et des scarabées qui roulent des pilules de bouse.

À travers moi les voix prohibées,
Voix des sexes et des désirs . . . . voix voilées, et j'ôte le voile,
Voix indécentes par moi clarifiées et transfigurées.

Je ne presse pas mon doigt sur ma bouche,
Je fais montre de la même délicatesse à l'égard des viscères qu'à celui de la tête et du cœur,
La copulation n'est pour moi plus nauséeuse que n'est la mort.

Je crois en la chair et aux appétits,
Voir entendre et sentir sont miracles, et chaque part et bribe de moi est un miracle.

Divin suis-je en dedans et au dehors, et saint je rends ce qui me touche ou dont je suis touché;
L'odeur de ces aisselles est arôme plus fin que prière,
Cette tête est davantage qu'églises ou bibles ou credos.

Si j'adore une quelconque chose particulière, ce soit un endroit de l'étendue de mon corps;
Translucide moule de moi ce soit toi;
Rebords et sièges ombrés, coutre masculin et ferme de la charrue, ce soit vous,
Vous qui entrez dans l'arable de mon corps, ce soit vous,
Toi mon riche sang, ton pâle flot laiteux tillages de ma vie;
Sein qui à d'autres seins te presses, ce soit toi,
Mon cerveau ce soit tes convolutions occultes,
Racine baignée de l'acore, bécassine timorée des marais, nid des doubles œufs sous garde, ce soit vous,
Suc dégouttant de l'érable, fibre de blé mâle, ce soit toi;
Soleil si généreux ce soit toi,
Vapeurs éclairant et ombrant ma face ce soit vous,
Vous rus et rosées ensués ce soit vous,
Vents dont les génitoires à doux chatouillis se frottent à moi ce soit vous,
Vastes champs musculeux, branches de chêne, flâneur d'amour aux méandres de mes chemins, ce soit toi,
Mains que j'ai prises, visage que j'ai baisé, mortel qu'une fois je touchai, ce soit toi.

Je m'idolâtre moi-même . . . . il est de moi telle quantité, et tout si succulent,
Chaque moment et chaque survenue me font trembler de joie.

Je ne puis dire comment mes chevilles fléchissent . . . . ni d'où la cause de mon moindre vœu,
Ni la cause de l'amitié que j'exsude . . . . ni la cause de l'amitié que je prends en retour.

Gravir les marches de mon perron est fait inconcevable . . . . je pause pour considérer si cela réellement est,
Mon manger et mon boire sont spectacle assez pour les grands auteurs et écoles,
Un volubilis à ma fenêtre me satisfait plus que la métaphysique des livres.

Contempler le point du jour!
La petite lumière fane les immenses ombres diaphanes,
L'air est goûteux à mon palais.

Tractions du monde mouvant en proie à d'innocentes gambades, qui s'élèvent en silence dans l'exsudation des fraîcheurs,
Et fusent selon l'oblique en tous sens.

Quelque chose que je ne puis voir érige dards libidineux,
Des mers de suc brillant sont imbues dans l'azur.

La terre chez qui le ciel séjourna . . . . la clôture à chaque jour de leur jonction,
Le défi qui sourd de l'est à ce moment-là au haut de ma tête,
Le brocard moqueur, Voyons donc un peu si tu seras bien le maître!

Éblouissant et formidable combien vite me tuerait le soleil,
Si je ne pouvais maintenant et à jamais moi-même lancer un lever de soleil.

Notre ascension aussi est éblouissante et formidable ainsi que le soleil,
Nous trouvons notre bien mon âme dans le calme et le frais du point du jour.

Ma voix vise ce que mes yeux ne peuvent atteindre,
Au tournoiement de ma langue j'englobe des mondes et des volumes de mondes.

La parole est jumelle de ma vision . . . . elle ne saurait se mesurer soi,
Qui me provoque constamment,
Et avec sarcasme déclare, Walt, c'est assez comprendre . . . . que ne laisses-tu tout cela s'échapper de toi?

Suffit, je ne serai tantalisé . . . . tu prises trop haut l'articulation.

Se peut-il que tu ne saches point comment sont les bourgeons d'au-dessous troussés?
En leur attente de ténèbres, sous la protection du givre,
Dans l'humus rebroussant sous mes cris prophétiques,
Et moi soubassement des causes afin d'enfin les balancer,
Ce savoir mien mes parties vives . . . . qui décompte tient du sens des choses,
Du bonheur . . . . tel qui m'écoute, elle ou lui parte dès ce jour à sa quête.

Mon mérite final, je te le refuse . . . . je refuse de soustraire de moi le meilleur de ce que je suis.

Englobe des mondes mais ne tente jamais de m'englober moi,
J'assaille ton discours le plus bruyant en regardant vers toi.

Écrire ni parler ne me prouvent,
J'emporte le plénier de la preuve et toute chose autre sur ma face,
Et par ma lèvre qui se tait je confonds le sceptique le plus extrême.

Je crois que pour un long moment je ne ferai que d'écouter
Et accroître ce que je suis de ce que j'entends . . . . et laisser les sons venir à moi en contribution.

J'entends l'air de bravoure des oiseaux . . . . le branle-bas du blé qui pousse . . . . les potins des flammes . . . . le grésillement des bûchettes cuisant mes repas.

J'entends le son de la voix humaine. . . . . son que j'adore,
J'entends tous les sons tels qu'ils s'accordent à leur usage . . . . sons de la cité et sons hors de la cité . . . . sons du jour et de la nuit;
Jeunes diserts avec ceux qui les aiment . . . . le récitatif du poissonnier et du fruitier . . . . le gros rire des gens de peine à leur repas,
La basse coléreuse de l'amitié disloquée . . . . les tons fluets des malades,
Le juge aux mains nouées sur le bureau, ses lèvres chevrotantes prononçant une sentence de mort,
Le hisse et ho des dockers déchargeant les navires à quai . . . . le refrain des leveurs d'ancre;
Le tocsin des cloches . . . . le cri d'au feu . . . . le vrombissement des engins filant d'un trait avec les pompes et les tuyaux dans des tintinnabulements prémonitoires et des lumières colorées,
Le sifflet de la vapeur . . . . le roulement entier du train des voitures à l'approche;
La marche lente jouée la nuit en tête de l'association,
Ils vont monter la garde autour de quelque cadavre . . . . la pointe des hampes est drapée de gaze noire.

J'entends le violoncelle ou la complainte du cœur d'homme,
Et entends le cornet ajusté ou l'écho du soleil couchant.

J'entends le chœur . . . . il est d'un grand opéra . . . . pour le coup, c'est de la musique!

Un ténor vaste et frais comme la création m'emplit,
La flexion orbiculaire de sa bouche se déverse qui m'emplit à ras bord.

J'entends la soprano émérite . . . . elle me convulse ainsi que l'apogée de mon accolade d'aimer;
L'orchestre me projette en cercles plus vastes que n'en parcourt Uranus,
Il arrache d'innommables ardeurs de mon sein,
Il me fouaille jusqu'aux hoquets de l'horreur la plus abyssale,
Il me cingle . . . . je trépigne à pieds nus . . . . que lèchent les vagues indolentes,
Je suis exposé . . . . sabré d'une grêle aigre et empoisonnée,
Baigné d'une morphine emmiellée . . . . mon gosier au garrot des glènes de la mort,
Puis libre de nouveau de ressentir l'énigme des énigmes,
Et cela que nous nommons l'Être.

Être sous quelque forme, qu'est cela?
Que rien ne fût davantage développé, la clovisse et sa coquille calleuse suffiraient.

Point n'est ma coquille calleuse,
Des conducteurs instantanés en tous points me gréent que j'avance ou m'arrête,
Qui s'emparent de chaque objet et sans dol le guident en moi.

À peine je bronche, presse ou frôle de mes doigts, que je suis heureux,
Attoucher de ma personne celle d'un autre est à peu près le comble de ce que je puis endurer.

Est-ce alors là un attouchement? . . . . par frisson me pressant vers une neuve identité,
Quand flammes et éther se ruent vers mes veines,
Qu'un pôle de moi traîtreusement fait effort et assaut afin de leur venir en aide,
Que mes chair et sang jouent à l'éclair, pour frapper ce qui n'est guère différent de moi-même,
Que de tous côtés des provocateurs lascifs bandent mes membres,
Tirant sur l'outre de mon cœur qu'en sourde la goutte gardée,
Licencieux à mon endroit, déboutant tout refus,
Me privant de mon mieux presque comme à dessein,
Déboutonnant mes vêtements et me retenant par le torse à nu,
Dupant ma confusion par le calme du clair de jour et des champs de pacage,
Éconduisant impudiquement la suite des autres sens,
Stipendiant le toucher pour s'y subroger, ils vont paissant aux bords de moi,
Nulle considération, nul égard pour ma force en langueur ou ma colère,
Mandant le reste du troupeau autour pour en avoir un temps jouissance,
Puis s'unissant tous pour se tenir sur une saillie et me harceler.

Les sentinelles ont déserté chaque autre partie de moi,
Elles m'ont abandonné sans recours à un maraudeur rouge,
Elles viennent toutes sur la saillie pour porter contre moi témoignage et me charger.
Je suis livré par des traîtres.
Je parle à tort et à travers . . . . j'ai perdu la raison . . . . c'est moi et nul autre qui suis le plus grand traître,
Je me suis moi-même le premier rendu sur la saillie . . . . mes propres mains m'y ont entraîné.

Ô attouchement scélérat! que fais-tu? . . . . mon souffle se prend dans sa gorge;
Desserre tes vannes! tu es plus qu'il ne m'appartient.

Aveugle attouchement d'amour en lutte! Attouchement coiffé, gainé, denté d'aigu!
As-tu beaucoup souffert de ce départ de moi?

Séparation que traque aussitôt l'arrivée . . . . paiement perpétuel du perpétuel prêt,
Pluie d'averse riche, et plus riche récompense ensuite.

Les pousses prennent et s'accumulent . . . . se tiennent au rebord prolifiques et vitales,
Paysages projetés au masculin, grandeur nature et dorés.

Toutes vérités patientent en toutes choses,
Elles ne hâtent leur mise au monde ou n'y résistent,
Elles n'ont pas besoin des forceps obstétriques du chirurgien,
L'insignifiant pour moi est grand autant que d'autres,
Qu'est-il qui soit moindre ou supérieur au toucher?

Logique ni sermons ne convainquent jamais,
L'humide de la nuit fouaille au plus profond mon âme.

Cela seul qui de soi-même à chaque homme et femme se prouve est tel,
Cela seul que nul ne nie est tel.

Une minute et une goutte de moi rassoient mon cerveau;
J'ai foi que les mottes trempées se formeront amants et lampes,
Et qu'est compendium des compendiums la viande d'un homme ou une femme,
Et qu'un sommet et la fleur là est ce qu'ils éprouvent l'un pour l'autre,
Et qu'ils se vont ramifier sans bornes à compter de cette leçon tant qu'elle en devienne omnifique,
Et que chacun nous soit délices, et nous les leurs.

J'ai foi qu'une feuille d'herbe n'est du tout moindre que la corvée des étoiles,
Et qu'est également parfaite la pipistrelle, et un grain de sable, et l'œuf du roitelet,
Et la rainette est chef-d'œuvre du plus grand ordre,
Et la mûre grimpante serait ornement aux boudoirs des cieux,
Et la plus étroite articulation de ma main ravale toute mécanique,
Et la vache qui broie avec sa tête basse surpasse toute statue,
Et une souris est miracle assez pour interdire des sextillions d'infidèles,
Et que je pourrais aller chaque après-midi de ma vie regarder la fille du fermier qui met au feu sa bouilloire de fer et cuit des sablés.

Je saisis que j'incorpore le gneiss et le charbon et la mousse à longs fils et les fruits et les grains et les racines esculentes,
Et suis stuqué de part en part de quadrupèdes et d'oiseaux,
Et ai distancé ce qui est derrière moi pour de bonnes raisons,
Et rappelle près de moi toute chose quand j'en ai désir.

En vain la précipitation ou la timidité,
En vain les roches plutoniques émettent à mon encontre leur vieille chaleur,
En vain fait le mastodonte retraite sous ses propres os poudreux,
En vain se tiennent les objets à des lieues et assument des formes démultipliées,
En vain l'océan établi sur les bas-fonds et les grands monstres tapis,
En vain la buse nidifiant dans le ciel,
En vain s'insinue le serpent entre lierres et rondins,
En vain l'élan s'éclipse aux ravins du profond des bois,
En vain l'alque au bec en rasoir file au nord vers le Labrador,
Je me jette à leur suite vivement . . . . j'escalade jusqu'au nid dans la fissure de la falaise.

Il me semble que je pourrais partir vivre un temps chez les animaux . . . . ils sont si placides et réservés,
Debout il m'arrive parfois de les regarder de toute une demi-journée.

Ils ne peinent pas sous la sueur à geindre de leur condition,
Ils ne gisent pas dans le noir l'œil ouvert pleurant leurs péchés,
Ils ne me lèvent pas le cœur à discuter de leur devoir envers Dieu,
Nul d'eux n'est inassouvi . . . . nul d'eux n'est affolé du délire de possession,
Nul d'eux ne s'agenouille devant l'autre, ni devant tel de son espèce qui vivait il y a des milliers d'années,
Nul d'eux n'est convenable ou industrieux de par la terre entière..

Ainsi ils me font montre de leur relation à moi et je les accepte;
Ils m'apportent des signes de moi-même . . . . ils démontrent les avoir en évidente possession.

Je ne sais où ils ont obtenu ces signes,
J'ai dû passer par là il y a des lustres sans nombre et par négligence les laisser échapper,
Moi qui vais d'avant alors comme aujourd'hui et à jamais,
Récoltant et exhibant toujours davantage et avec vélocité,
Infini et omnigène et leur pair parmi eux;
Point trop exclusif quant aux obtentions de mes souvenanciers,
En choisissant ici un que j'aime qui sera mon aimé,
Élisant d'aller avec lui selon des termes fraternels.

Une gigantesque splendeur d'étalon, vif et d'accord de mes caresses,
Tête haute de par son front et spacieuse entre les oreilles,
Membres luisants et déliés, queue époussetant le sol,
Yeux bien à l'écart et emplis d'une diablerie pétillante . . . . oreilles à fine ciselure et de mouvement élastique.

Ses naseaux se dilatent . . . . mes talons l'étreignent . . . . ses membres bien découpés frémissent sous le plaisir . . . . nous nous lançons à la course et revenons.

Je n'ai de toi usage qu'un moment puis te restitue étalon . . . . et n'ai point besoin de tes foulées, qui au galop les bats,
Et moi-même quand je demeure ou suis assis passe plus vite que toi.

Vent véloce! Espace! Mon Âme! Maintenant je sais qu'est vrai ce que je n'avais que deviné;
Ce que j'avais deviné quand je feignantais sur l'herbe;
Ce que j'avais deviné quand j'étais couché seul sur mon lit . . . . et encore quand j'arpentais la grève sous le pâlir des étoiles au matin.

Mes câbles et mon lest me quittent . . . . je voyage . . . . je cingle les flots . . . . mes coudes reposent aux béances des mers,
Je rase les sierras . . . . mes paumes couvrent les continents,
Je vais d'amble avec ma vision.

Par les maisons quadrangulaires de la ville . . . . dans les cabanes de rondins, ou les campements des bûcherons,
Par les ornières des grands-routes . . . . par les ravins à sec et le lit des ruisselets,
Binant mon carré d'oignons, et des rangs de carottes et de panais . . . . traversant les savanes . . . . sur les pistes aux forêts. . . .
Prospectant . . . . orpaillant . . . . cernant l'écorce d'un nouvel achat de fûts,
Roussi jusqu'à la cheville par le sable chaud . . . . halant mon bateau au fil de la rivière aux maigres eaux;
Où la panthère va et vient sur une branche en surplomb . . . . où le cerf se retourne avec furie contre le chasseur,
Où le serpent à sonnettes ensoleille sa flasque longueur sur un roc . . . . où l'outre se repaît d'un poisson,
Où l'alligator sur ses durs bubons dort près du bayou,
Où l'ours noir cherche racines ou miel . . . . où le castor affermit la boue de son battoir;
Passant sur les cannes à sucre qui croissent . . . . sur la cotonnerie . . . . sur le riz dans son champ ras et arrosé;
Sur la ferme pentue au toit squameux de sédiments et aux chêneaux pleins d'herbe grêle;
Sur le plaqueminier de l'ouest . . . . sur le blé élongé et le lin délicat dans ses fleurs bleues;
Sur le sarrasin blanc et brun, bourdon là avec le reste et vrombissement,
Sur le vert enfumé du seigle qui se plisse et se diapre à la brise;
Escaladant les montagnes . . . . me hissant avec prudence . . . . agrippé à de basses branches torses,
Suivant le sentier battu dans l'herbe et fouettant le feuillu des fourrés,
Où margotte la caille entre les bois et l'emblavure,
Où vole la chauve-souris dans la soirée de juillet . . . . où la grande cétoine d'or dégringole dans la pénombre;
Où le fléau marque le temps sur le sol de la grange,
Où le ruisseau échappe aux racines du vieil arbre et coule vers le pré,
Où le bétail debout chasse les mouches par tremblements tressaillants de son cuir,
Où l'étamine à fromage pend dans la cuisine, et les chenets sont à califourchon de la dalle de l'âtre, et les toiles d'araignée choient en festons des chevrons;
Où percutent les marteaux à bascule . . . . où la presse fait virer ses cylindres;
Partout où le cœur humain cogne d'affres atroces à s'échapper d'entre ses côtes;
Où la poire du ballon flotte dans les airs . . . . à son bord moi-même flottant et regardant sereinement en bas;
Où la nacelle de sauvetage est paumoyée par nœud coulant . . . . où la chaleur fait éclore des œufs vert pâle dans le sable bossué,
Où nage avec ses baleineaux la baleine qui jamais ne les abandonne,
Où le vapeur toue son long pennon de fumée,
Où la nageoire du requin fend l'eau ainsi qu'une esquille noire,
Où le brick à demi consumé file au gré de courants inconnus,
Où des coquillages croissent sur son pont gluant, et les morts en-dessous pourrissent;
Où le drapeau des étoiles et des stries est porté en tête des régiments;
Approchant Manhattan, remontant l'île tout en long,
Sous le Niagara, la cataracte tombant comme voile sur ma contenance,
Sur un pas de porte . . . . sur le montoir de bois dur à l'extérieur,
Sur le champ de course, ou plaisamment occupé de pique-niques ou de gigues ou d'un bon jeu de base-ball,
À des kermesses pour hommes avec leurs blagues de carabin et leur licence ironique et leurs danses de fêtes bouvières et leur beuverie et leur rire,
À la cidrerie, goûtant le doux du moût brun . . . . suçant d'une paille le jus,
Aux pelées de pommes, voulant baisers pour chaque fruit rouge que je trouve,
Dans des sauteries et les assemblées sur la plage et les réunions d'amis et voisins pour l'épluchage et l'érection de maisons;
Là où l'oiseau-moqueur émet ses gloussements délicieux, et craille et crie et se lamente,
Là où le foin en meule se dresse dans la cour de ferme, et la paille est éparpillée au sol, et la vache vêleuse patiente dans l'appentis,
Là où le taureau avance pour accomplir son travail de mâle, et va l'étalon vers la jument, et le coq côche la poule,
Là où paissent les génisses, et les oies picotent leur pâture par brefs spasmes;
Là où les ombres du jour qui tombe s'allongent sur l'esseulement illimité de la prairie,
Où les hardes de bisons forment une nappe grouillante sur des lieues carrées aussi bien ici que là-bas;
Là où s'irise l'oiseau-mouche . . . . là où le cou du cygne à longue existence forme courbe et arabesque;
Là où la mouette rieuse rase les gifles du jusant et rit son rire presque humain;
Là où les ruches sont rangées sur un banc gris dans le jardin mi-celées par les hautes herbes;
Là où les perdrix à collier reposent en rond sur le sol la tête à l'extérieur tournée;
Là où les corbillards passent le portail cintré d'un cimetière;
Là où les loups de l'hiver hurlent parmi les steppes enneigées et les arbres bâtés de glace;
Là où le héron à huppe jaune vient au bord du marais la nuit et se nourrit de petits crabes;
Là où les éclaboussures des nageurs et des plongeurs rafraîchissent midi le chaud;
Là où la sauterelle verte joue de sa syrinx chromatique sur le noyer auprès du puits;
À travers des carrés de pastèques et de concombres aux feuilles surpiquées d'argent,
À travers la pierre à sel ou la clairière aux oranges . . . . ou sous les mélèzes coniques;
À travers le gymnase . . . . à travers le salon à rideaux . . . . à travers le bureau ou la salle publique;
Content du natif et content de l'étranger . . . . content du neuf et du vieux,
Content des femmes, de la quelconque autant que de l'accorte,
Content de la quakeresse comme elle ôte son bonnet et parle à mots mélodieux,
Content des accords primitifs du chœur dans l'église chaulée,
Content des mots pénétrés du prédicant méthodiste en nage, ou de tout prêcheur . . . . regardant avec sérieux le service en plein air;
Léchant les vitrines de Broadway une entière matinée . . . . pressant le dodu de mon nez contre l'épais panneau de verre,
Vagabondant l'après-midi suivante face tournée vers les nuages;
Mon bras gauche et le droit passés à la taille de deux amis et moi au milieu;
Rentrant à la maison avec le fils des brousses sous sa barbe et sa joue de brou . . . . chevauchant derrière lui au tomber de rideau du jour;
Loin des campements étudiant l'empreinte de pattes d'animal, ou l'empreinte de mocassins;
Au chevet du grabat d'hôpital tendant une citronnade à un patient fébrile;
Près du corps en bière quand tout est paisible, examinant à la chandelle;
En périple vers chaque port pour marchander et tout risquer;
Du même pas pressé que la foule moderne, passionné et capricieux autant qu'un autre,
Fulminant contre qui je hais, prêt dans ma démence à le larder de coups;
Solitaire à minuit dans mon arrière-cour, mes pensées un long moment en voyage,
Arpentant les vieilles collines de Judée avec le bel et tendre dieu à mon côté;
Filant à travers l'espace . . . . filant à travers le ciel et les astres,
Filant parmi les sept satellites et l'anneau évasé et le diamètre de quatre-vingt mille miles,
Filant avec les météores à traîne . . . . jetant comme le reste des balles de feu,
Portant l'enfant du croissant qui porte sa propre mère pleine dans son ventre:
Tempêtant jouissant planifiant aimant alertant
Reculant et comblant, apparaissant et disparaissant,
Je foule jour et nuit de telles routes.

Je visite les vergers de Dieu et considère le produit sphérique,
Et considère les quintillions mûris, et considère les quintillions verts.
Je vole du vol de l'âme fluide et avalante,
Ma course passe au-dessous du plomb des sondes.

Je grappille le matériel et l'immatériel,
Nul garde ne peut m'interdire, nulle loi ne peut me retenir.

Je n'ancre ma nef que pour un bref moment,
Mes messagers sans cesse croisent au loin ou m'apportent leurs comptes-rendus.

Je vais chassant des fourrures polaires et le phoque . . . . enjambant les précipices avec un bâton à bout ferré . . . . agrippant des aigrettes de friable et de bleu.

Je grimpe jusqu'à la pomme de misaine . . . . je prends place tard dans la nuit dans la vigie . . . . nous voguons sur la mer arctique . . . . il fait lumineux bien assez,
À travers la claire atmosphère je me tends de tous côtés sur la merveilleuse beauté,
Les énormes masses de glace me passent et je les passe . . . . le panorama est visible de toutes parts,
Les montagnes coiffées de blanc s'épointent dans la distance . . . . vers elles je darde mes chimères;
Nous sommes au point d'approcher quelque grand champ de bataille où sous peu nous serons engagés,
Nous passons les avant-postes colossaux du campement . . . . nous passons sur pieds cois et prudemment;
Ou nous allons pénétrer par ses faubourgs dans quelque vaste ville dévastée . . . . les blocs et l'architecture chue plus que toutes les vivantes cités du globe.

Je suis un libre compagnon . . . . je bivouaque aux feux de l'invasion en marche.

Je jette à bas du lit l'époux et demeure moi-même avec l'épousée,
Et la lie toute la nuit de mes cuisses et de mes lèvres.

Ma voix est voix de l'épouse, l'aigu gémir près de la rampe d'escalier,
On y porte le corps de mon homme dégoulinant de sa noyade.

Je comprends le vaste cœur des héros,
Le courage des temps présents et de tous les temps;
Comment le capitaine vit l'épave populeuse et sans gouvernail du vapeur, avec la mort le chassant par ballottements dans la tempête,
Comment il serra les poings et ne concéda pas un pouce, et fut crâne au fil des jours et fut crâne au fil des nuits,
Et inscrivit sur une planche en grosses lettres à la craie, " Tenez bon, nous ne vous déserterons pas ";
Comment à la fin il sauva la compagnie à la dérive;
Comment les femmes efflanquées dans le flottement de leurs robes quand par chaloupe on les tira du bord de la tombe apprêtée parurent,
Comment aussi les marmots muets aux traits de vieillard, et les malades au bout des bras, et les hommes au menton bleu sous leurs lèvres de rien qu'un trait;
Tout cela je l'avale et le trouve goûteux . . . . je l'apprécie entièrement, et il se fond à moi,
Je suis cet homme . . . . j'ai souffert . . . . j'y étais.

Le dédain et le calme des martyrs,
La mère convaincue de sorcellerie et brûlée sur bois sec, avec ses enfants aux yeux rivés;
L'esclave traqué qui flageole dans sa course et s'appuie à la clôture, haletant et trempé de sueur,
La douleur le lance ainsi que des aiguilles aux jambes et au cou,
La mitraille meurtrière et les plombs,
Tout cela je le sens ou le suis.

Je suis l'esclave que l'on traque . . . . je me crispe sous la morsure des chiens. . . .
Enfer et désespoir fondent sur moi . . . . tirent, tirent les armes des fusiliers,
J'empoigne la main courante de la clôture . . . . mon sang dégouttelle dilué dans le suintement de ma peau,
Je tombe sur les orties et les pierres,
Les cavaliers piquent leurs chevaux rétifs, pressent plus près,
Ils invectivent mes oreilles qui tintent . . . . ils rouent violemment ma tête du manche de leur fouet.

Les agonies sont l'une de mes tenues de rechange;
Je ne demande pas au blessé ce qu'il ressent . . . . moi-même deviens le blessé,
Ma plaie se fait sur moi livide tandis qu'appuyé sur une canne j'observe.

Je suis le pompier broyé au sternum brisé . . . . les murs s'écroulant m'ont inhumé sous leurs gravats,
Chaleur j'ai inhalée et fumée . . . . j'ai entendu les appels que criaient mes camarades,
J'ai entendu le distant cliquetis de leurs pioches et de leurs pelles;
Ils ont déblayé les madriers . . . . ils me soulèvent et m'emportent tendrement.

Je gis sous l'air de la nuit dans ma chemise rouge . . . . le silence à l'entour qui s'impose est pour moi,
Sans douleur à terme je gis, rompu mais point si malheureux,
Blanches et belles sont les faces qui m'entourent . . . . les têtes nues de leur casque,
La foule agenouillée s'estompe avec le feu des torches.

Distants et défunts ressuscitent,
Ils paraissent tels le cadran, ils se meuvent tels mes aiguilles . . . . et je suis moi-même l'horloge.

Je suis un vieil artilleur, et parle du bombardement d'un fort . . . . et m'y retrouve.

Une fois encore la diane des tambours . . . . une fois encore l'attaque du canon et des mortiers et des obusiers,
Une fois encore l'assailli fait réponse de son canon.

Je prends part . . . . je vois et ouïs le tout,
Les cris et les imprécations et la clameur . . . . les mains qui battent aux coups bien ajustés,
L'ambulance au passage lent dans son sillage à coulée rouge,
Les sapeurs en quête des dégâts et qui font les réparations indispensables,
La chute des grenades par le toit crevé . . . . les explosions comme éventails,
Le chuintement des membres têtes rocs bois et fer hauts dans les airs.

Une fois encore gargouille la bouche de mon général mourant . . . . il fait furieusement signe de la main,
Il hoquette à travers le caillot . . . . Ne vous souciez pas de moi . . . . souciez-vous . . . . des retranchements.

Je ne dis point la chute d'Alamo . . . . nul n'en réchappa pour dire la chute d'Alamo,
Les cent et cinquante sont froids toujours à Alamo.

Apprends maintenant l'histoire d'une aurore noire de jais,
Apprends d'un meurtre de sang-froid de quatre cent douze jeunes hommes.

Battant en retraite ils avaient dans un creux formé le carré avec leur bagage pour parapets,
Neuf cents vies chez l'ennemi neuf fois leur supérieur en nombre furent le prix qu'ils prélevèrent d'avance,
Leur colonel était blessé et leurs munitions épuisées,
Ils négocièrent une capitulation honorable, reçurent écrit et sceau, rendirent les armes et s'en revinrent prisonniers de guerre.

Ils étaient la gloire de la race des rangers,
Hors pair à cheval, au fusil, au chant, au souper ou aux amourettes,
Grands, turbulents, braves, de belle mine, généreux, fiers et affectueux,
Barbus, bronzés, vêtus de la libre livrée des chasseurs,
Aucun qui eût atteint l'âge de ses trente ans.

Le second dimanche matin on les fit sortir en pelotons et on les massacra . . . . c'était un beau début d'été,
La besogne commença vers les cinq heures et fut achevée vers les huit.

Nul n'a obéi l'ordre de s'agenouiller,
Certains se sont lancés dans une folle échappée impuissante . . . . d'autres sont demeurés résolus et debout . . . .
Certains sont tombés d'emblée, frappés à la tempe ou au cœur . . . . les morts et les vivants gisaient ensemble,
Les estropiés et les mutilés ont creusé la poussière . . . . les nouveaux arrivants les y voyaient;
Certains ont demi morts voulu s'enfuir en rampant,
Qui furent achevés à la baïonnette ou roués à coups de crosses de mousquets,
Un qui n'avait pas dix-sept ans s'est noué à son assassin jusqu'à ce que deux autres vinssent le libérer,
Tous trois étaient en lambeaux, et couverts du sang du gars.

À onze heures débuta le brûlage des corps;
Et telle est l'histoire du meurtre des quatre cent douze jeunes hommes,
Et c'était une aurore noire de jais.

As-tu lu dans les livres de bord les combats de frégates à l'ancienne manière?
As-tu appris qui l'emporta à la lueur de la lune et des étoiles?

Notre ennemi n'avait rien d'une chiffe avec son vaisseau, je t'assure,
Il avait ce cran des Anglais, dont il n'est pas de plus réel et n'est pas de plus déterminé, et jamais par le passé et jamais dans le futur;
Il survint entre chien et loup, fulminant horriblement une bordée d'enfilade.

Nous l'avons accosté . . . . les vergues se sont enchevêtrées . . . . les canons se touchaient,
Mon capitaine a assuré l'arrimage de ses propres mains.

Nous avions reçu des boulets de dix-huit livres sous la flottaison,
Dans notre batterie du bas deux grosses pièces avaient pété au premier feu, tuant tous ceux qui l'entouraient et tout sautant au-dessus d'elles.

Dix heures dans la nuit, et la pleine lune luit et les voies d'eau sont sans faiblir, et cinq pieds d'eau qu'on nous signale,
Et l'enseigne élargit les prisonniers sous verrous dans la cale arrière pour leur donner une chance de sauver leur peau par eux-mêmes.

Tout mouvement autour de la soute à poudre était désormais arrêté par les sentinelles,
Qui voyaient tant de visages étrangers qu'elles ne savaient à qui se fier.

Notre frégate était en flammes . . . . l'autre veut savoir si nous demandons quartier? si nos couleurs sont amenées et le combat fini?

J'ai ri d'aise à entendre la voix de mon petit capitaine,
Nous pavoisons toujours, qu'il dit avec le plus grand calme, Nous venons juste d'entamer notre part de la mêlée.

Seules trois bouches à feu étaient encore d'usage,
L'une sous la direction du capitaine lui-même contre le grand mât de l'ennemi,
Les deux autres bien gavées de mitraille et de grenaille ferment le bec à sa mousqueterie et font le vide sur ses ponts.

Seules les hunes secondaient le feu de cette petite batterie, surtout celle du grand mât,
Qui tinrent bravement tête durant toute l'action.

Aucun moment de répit,
Les voies d'eau jouaient de vitesse avec les pompes . . . . et le feu gagnait du côté de la soute aux poudres,
L'une des pompes avait été emportée par une bordée . . . . tous de penser que nous coulions.

Serein demeurait le petit capitaine,
Il n'était pas pressé . . . . sa voix ne sonnait ni haute ni basse,
Ses yeux donnaient plus de lumière que nos lanternes de combat.

Vers la douzième heure du soir, là dans les rayons de la lune ils se sont rendus à nous.

Étiré et paisible repose le minuit,
Deux grands coques immobiles sur le sein des ténèbres,
Notre vaisseau criblé qui sombre lentement . . . . préparatifs pour nous transborder sur celui que nous avons conquis,
Le capitaine sur le gaillard d'avant donnant ses ordres avec froideur d'une mine aussi blanche qu'un drap,
Non loin le cadavre d'un enfant qui servait dans la cabine,
Le visage mort d'un vieux loup de mer aux longs cheveux blancs et favoris soigneusement frisottés,
Les flammes en dépit de tout ce qu'on a tenté papillonnant en haut en bas,
Les voix éraillées de deux ou trois officiers encore bons pour le service,
Amas informes de corps et corps isolés . . . . lambeaux de chair sur les mâts et les espars,
Cordages sectionnés et agrès balançant . . . . le choc vague du doux des vagues,
Noirs et impassibles canons, et jonchée de sacs à poudre, et odeur puissante,
Délicates bouffées de la brise marine . . . . odeurs de laîches herbeuses et de champs près du rivage . . . . messages des mourants confiés en garde aux survivants,
La stridence du bistouri du chirurgien et les dents de sa scie qui cisaillent,
Le souffle court, le craquetis, le clappement du sang qui tombe . . . . le bref cri effaré, le long geignement sourd qui s'amenuise,
Tout si . . . . tout cet irréparable.

Ô Christ! Mon transport a raison de moi!
Ce qu'a le rebelle dit d'un ton enjoué en ajustant à son cou le nœud coulant,
Ce qu'a le sauvage au billot, l'orbite de ses yeux vide, sa bouche crachant des vociférations pleines de morgue,
Ce qui lie la langue du voyageur entrant sous la voûte du Mont Vermont,
Ce qui dégrise le gaillard de Brooklyn tandis qu'il parcourt des yeux les rives de Wallabout et se souvient des vaisseaux-geôles,
Ce qui a brûlé les gencives de l'habit rouge quand à Saratoga il offrit la reddition de ses brigades,
Tout cela devient mon bien comme moi tout un chacun, et ils sont bien peu de chose,
Je deviens tout autant qu'il me plaît d'être.

Je deviens toute présence ou vérité d'humanité en son lieu,
Et me vois moi-même en prison conformé en un autre homme,
Et ressens l'engourdissement de la douleur sans rémission.
C'est pour moi que les gardes-chiourme épaulent leur carabine et montent la garde,
C'est moi qu'on déferre au matin et qu'au soir venu on rencage.

Nul mutin menotté ne marche vers sa geôle que je ne sois moi-même à lui menotté et ne marche à son côté,
Là je fais moins le déluré, et plutôt suis le silencieux aux lèvres crispées sous la sueur.

Nul jeune n'est appréhendé pour un larcin, que je ne sois aussi présent et jugé et condamné.

Nul malade du choléra ne gît en proie au dernier râle, qu'également je ne gise au dernier râle,
Ma face est cendreuse, mes muscles se recroquevillent . . . . loin de moi les gens reculent.

Les quémandeurs s'incarnent en moi et je suis incarné en eux,
Je tends mon chapeau et assis sous un visage en honte je mendie.

Je m'élève en extase à travers tout et m'ajuste à la vraie gravitation,
Ce tournoiement des girations a force en moi des éléments.

Voici que d'une façon ou d'une autre j'ai été démonté. Arrière!
Laissez-moi un peu de temps pour revenir de ma tête calottée et mes torpeurs et mes rêves et mes béances,
Je me découvre sur le point de choir dans l'erreur commune.

Çà, j'oublierais les moqueurs et les insultes!
Çà, j'oublierais les larmes ruisselantes et les coups des matraques et des marteaux!
Çà, je verrais d'un œil autre ma propre crucifixion et mon couronnement sanglant!

Je me souviens . . . . je reviens à la fraction outrepassée,
Le tombeau rocheux multiplie ce qui fut à lui confié . . . . ou à tout autre tombe,
Les corps se lèvent . . . . les entailles se ferment . . . . les attelles roulent au loin.

Je m'agroupe rechargé d'une puissance extrême, marcheur parmi une interminable procession moyenne,
Nous allons les chemins de l'Ohio et du Massachusetts et de la Virginie et du Wisconsin et de New York et de la Nouvelle Orléans et du Texas et de Montréal et de San Francisco et de Charleston et de Savannah et de Mexico,
Par les terres et par les côtes et par les lignes de démarcation . . . . et nous franchissons les lignes de démarcation.

Nos prestes ordonnances sont en route de par la terre entière,
Les corolles à nos chapeaux sont fleurs de deux milliers d'années.

Élèves je vous salue,
Je vois l'approche de vos bandes innombrables . . . . je vous vois qui vous comprenez et moi,
Et savez qu'est divin celui doué de regard, et l'aveugle et le paralytique sont divins également,
Et qu'à votre suite vont mes pieds traînant qui pourtant les précèdent,
Et percevez qu'en votre compagnie je ne suis autrement qu'en celle de tout le monde.

L'amical et gracieux sauvage . . . . Qui est-il?
Est-il en attente de la civilisation ou plus loin qu'elle et son maître?

Est-il issu du sud-ouest et élevé au grand air? Est-il Canadien?
Vient-il des contrées du Mississippi? ou de l'Iowa, l'Oregon ou la Californie? ou de la montagne? ou de la vie des prairies ou celle de la brousse? ou vient-il de la mer?

Où qu'il aille hommes et femmes l'acceptent et le désirent,
Désirant qu'il les apprécie et les attouche et leur parle et reste auprès d'eux.

Conduite anarchique ainsi que flocons de neige . . . . mots simples comme l'herbe . . . . tête impeignée et rire et naïveté;
Pas d'avance lente et traits communs, et modes et émanations communs,
Descendent en neuves formes du bout de ses doigts,
Sont exhalés avec l'odeur de son corps ou son haleine . . . . volent à chaque regard jeté par ses yeux.

Bravade du soleil je n'ai nul besoin de ton feu roulant — congé à toi!
Qui n'éclaires que les surfaces . . . . je force et surfaces et profondeurs encore.

Terre! tu sembles chercher quelque chose entre mes mains,
Dis voir, vieille fanfreluche! que veux-tu?

Homme ou toi femme! Je dirais bien combien je t'aime, mais ne le puis,
Et te dirais bien ce qui est en moi et ce qui est en toi, mais ne le puis,
Et te dirais bien les grands langueurs que j'éprouve . . . . le pouls de mes nuits et mes jours.

Or sache que je ne donne sermons ni faible obole,
Ce que je donne est don de moi-même.

Toi là, impuissant, qui cotonnes des genoux, déjante ta mâchoire que je puisse t'insuffler du cœur,
Ouvre ta paume et rabats les pattes de tes poches,
Je ne suis pas un qu'on refuse . . . . j'astreins . . . . j'ai d'abondance et de surcroît,
Et toute chose que j'ai j'octroie.

Je ne demande pas qui tu es . . . . cela m'est sans importance,
Tu ne peux faire ou être rien que je ne t'enveloppe.

Vers l'homme de peine dans le champ de coton et le videur de latrines je me penche . . . . sur sa joue droite je dépose le baiser familial,
Et en mon âme jure de ne jamais le renier.

Dans les femmes aptes à concevoir je plante enfançons plus forts et plus lestes,
En ce jour j'épanche le suc de bien plus arrogantes républiques.

Qui meurt . . . . je fais hâte vers lui et tourne le bouton de porte,
Rabats couvertures et draps au pied du lit,
Renvoie chez eux docteur et prêtre.

Je me saisis de l'homme en déclin . . . . je l'exhausse d'un incoercible vouloir.

Ô désespéré, voici mon cou,
Par Dieu, tu ne sombreras pas! Agrippe-toi de tout ton poids à moi.

Je te dilate d'un souffle redoutable . . . . je te suis bouée ascendante;
Chaque pièce de la maison je l'emplis d'une bande armée . . . . ceux qui comptent pour mes amants et décontenancent les tombes:
Dors! Eux et moi serons de faction cette nuit;
Ni le doute ni le décès n'oseront te toucher du doigt,
Je t'ai enserré dans mes bras et t'ai dès lors en possession de moi-même,
Et au matin quand tu te lèves tu verras qu'il en va ainsi que je le dis.

Je suis celui qui porte secours aux malades comme ils halètent sur le dos,
Et aux hommes forts et debout j'apporte un secours plus nécessaire encore.

J'ai entendu ce qui fut dit de l'univers,
L'ai entendu et l'ai ouï durant plusieurs milliers d'années;
C'est un peu plus que tolérable pour ce que c'est . . . . mais est-ce tout?

C'est amplifiant et appliquant que je surviens,
Renchérissant d'entrée de jeu sur les vieux détaillants défiants,
Leur maximum d'enchères pour l'homme et pour l'éternité moins qu'une giclée de ma propre liqueur séminale,
Prenant moi-même les dimensions exactes de Jéhovah et les reportant sur calque,
Lithographiant Kronos et Zeus son fils et Hercule son petit-fils, et Brahma et Adonaï,
Plaçant dans mon album Manitou sur feuille volante, et Allah sur un feuillet, et le crucifix gravé,
Avec Odin et Mexitli à face affreuse, et toutes les idoles et images,
Les acceptant honnêtement tous pour leur valeur entière et sans un cent de plus,
Admettant qu'elles ont vécu et en leur temps ont fait leur œuvre,
Admettant qu'ils furent pouilleux comme ces oiseaux à rémiges entières qui doivent maintenant s'élever et voler et chanter par eux-mêmes,
Acceptant ces grossiers croquis déifiques pour mieux compléter qui je suis . . . . en faisant libéralement don à chaque homme et femme que je vois,
Découvrant autant sinon plus dans un charpentier charpentant,
Ayant plus hautes prétentions pour celui-ci avec ses manches retroussées, maniant la masse et le ciseau;
Sans objecter aux révélations spéciales . . . . jugeant une volute de fumée ou un poil au revers de ma main aussi curieux que toute révélation;
Ceux qu'emportent la voiture des pompiers et l'échelle à cordes et à crochets davantage à mes yeux que les dieux des antiques guerres,
L'oreille à leur voix qui carillonne dans le fracas des destructions,
Leurs membres musculeux passant saufs sur les lattes calcinées . . . . leur blanc front indemne et intouché au sortir du brasier;
Par la femme de l'ouvrier avec l'enfant à son tétin intercédant pour chaque personne qui naît;
Trois faux au temps de la moisson crissant sur même alignement aux mains de trois anges reintés dont la chemise bouffe et s'enfle au-dessus de leur ceinturon;
Le palefrenier roux à la denture de chicots rédimant les péchés du passé et de l'avenir,
En vendant tout ce qu'il possède et voyageant à pied afin de retenir des avocats pour son frère et s'asseoir près de lui pendant qu'on le juge pour faux;
Ce qui était jonchement sur la plus ample jonchée un arpent dans mes parages, et n'emplissant pas seulement l'arpent;
Le taureau et le carabe jamais adorés à moitié de leur dû,
La bouse et la boue plus admirables qu'on rêva,
Le surnaturel sans portée . . . . moi-même attendant mon tour d'être l'un des suprêmes,
Le jour s'apprêtant pour moi où je ferai du bien autant que les plus hauts, et serai aussi prodigieux,
Me figurant qu'en ce jour-là point ne me seront chatouillis les parfums propagés par pupitre ou imprimés;
Par mes grosseurs de vie! déjà touchant au créateur!
Besognant ici et maintenant le ventre embusqué de la nuit.

. . . . Un appel au milieu de la foule,
Ma propre voix mâle, impétueuse et finale.

Venez mes enfants,
Venez mes gars et mes filles, et mes femmes et ma maisonnée et vous mes intimes,
Voici que l'exécutant fait montre de toute sa trempe . . . . il n'en est plus à son prélude sur la syrinx intérieure.

Accords d'écriture aisée aux doigts lestes! Je sens votre acmé battre et sa consommation.

Ma tête pivote à l'axe de mon cou,
La musique retentit, qui ne vient point de l'orgue . . . . des gens m'entourent, qui ne sont point ma maisonnée.

Toujours le dur sol insubmersible,
Toujours les ripailleurs et les buveurs . . . . toujours le soleil qui monte et descend . . . . toujours l'air et les marées incessantes,
Toujours la vieille insoluble requête . . . . toujours ce pouce où se fiche l'épine — ce souffle de démangeaisons et soifs,
Toujours le ha! ha! du vexateur jusqu'à ce que nous trouvions sa cachette et le tirions au jour;
Toujours l'amour . . . . toujours le sanglotant liquide de la vie,
Toujours le bandage sous le menton . . . . toujours la mort en bière sur tréteaux.

Çà et là marchant des liards collés aux yeux,
Pour nourrir la lècherie de leur bedaine leur cervelle libéralement lampant,
Tickets acquérant prenant ou vendant mais sans une seule fois pour banqueter pénétrant;
Maints d'eux suant labourant défourrant et pour tout paiement balle recevant,
Une poignée oisivement possédant, et le blé continûment réclamant.

Telle est la cité . . . . et je suis l'un des citoyens;
Ce qui intéresse le reste m'intéresse . . . . politiques, chapelles, journaux, écoles,
Sociétés de bienfaisance, embellissements, banques, droits de douane, vaisseaux à vapeur, usines, marchés,
Bourses et boutiques biens immobiliers et biens mobiliers.

Ceux qui trottent et battent le pavé ici en cols et manteaux à basques . . . . j'ai conscience de ce qu'ils sont . . . . qu'ils ne sont vers non plus que puces. . . .
J'y reconnais des doubles de moi-même sous toute cette mascarade à lippe imberbe et jambes de bonne coupe.

Le plus faible et le plus étriqué est impérissable avec moi,
Ce que je fais et dis pour eux est de même en réserve,
Toute pensée en moi qui bronche mêmement elle bronche en eux.

Je connais on ne peut mieux mon propre égotisme,
Et sais mes mots omnivores, et ne peux en proférer moins,
Et t'irai mander qui tu sois au plus près de moi qui te coules.

Mes mots sont mots d'un questionnement, et pour indiquer la réalité;
Ce livre imprimé et relié . . . . mais l'imprimeur et son apprenti prote?
Le contrat et l'arrangement nuptiaux. . . . mais le corps et l'esprit de l'épousée? et ceux encore de l'époux?
Le panorama de la mer . . . . mais la mer même?
La photographie bien prise . . . . mais ta femme ou ton ami proches et fermement dans tes bras?
La flottille de vaisseaux de ligne et toutes les améliorations modernes . . . . mais l'art et le cran de l'amiral?
Les plats les couverts et le mobilier . . . . mais l'hôte et l'hôtesse, et le regard de leurs yeux?
Le ciel là-haut . . . . or ici même ou chez le voisin ou de l'autre côté de la rue?
Les saints et les sages de l'histoire . . . . mais toi toi-même?
Sermons et credos et théologies . . . . mais le cerveau humain, et ce qui est dit raison, et ce qui est dit amour, et ce qui est dit vie?

Je n'ai pas de vous mépris prêtres;
Ma foi est la plus grande des fois et la plus infime des fois,
Englobant toute adoration antique et moderne, et toutes entre l'antique et la moderne,
Dans la croyance que je reviendrai sur terre après cinq mille années,
Attendant les réponses des oracles . . . . honorant les dieux . . . . saluant le soleil,
Se formant un fétiche de la première roche ou souche . . . . consultant les verges au cercle des obis,
Aidant le lama ou le brahmane tandis qu'il épointe la lampe aux idoles,
Dansant encore au fil des rues en procession phallique . . . . ravie et austère aux forêts, gymnosophiste,
Buvant l'hydromel au hanap d'un crâne . . . . les shastas admirant et les védas . . . . estimant le coran,
Montant aux teokallis, tachetée du sang tombé de la pierre et la dague — battant le tambour tendu de serpent;
Acceptant les évangiles, acceptant celui qui fut crucifié, sachant de science sûre qu'il est divin,
À la messe s'agenouillant — pour la prière du puritain se relevant — patiemment assise sur un banc d'œuvre,
Écumant de délire dans ma crise de démence — attendant tel un mort que l'esprit me transporte;
Regards projetant sur le pavé et la contrée, et en dehors du pavé et de la contrée,
Une de celles attachées au dévidoir du circuit des circuits.

Participant de cette troupe-là centripète et centrifuge,
Je vire et parle en homme qui répartit les charges avant un voyage.

Douteurs au cœur défiant, indolents éconduits,
Frivoles maussades boudeurs coléreux affectés découragés athées,
Je connais chacun de vous, et sais les interrogatoires muets,
D'expérience je les connais.

Combien éclaboussent les caudales!
Combien elles se tordent d'un vif d'éclair, avec des spasmes et des aspersions de sang!

Soyez en paix caudales sanglantes des douteurs et des boudeurs maussades,
Je prends parmi vous place autant que parmi tant d'autres;
Le passé est ce qui vous pousse et moi et tous précisément de même,
Et le jour et la nuit sont pour vous et moi et tous,
Et ce qui est à tenter encore et l'à venir est pour vous et moi et tous.

Je ne sais ce qui est à tenter encore et l'à venir,
Mais je le sais sûr et vivant et suffisant.

Chacun de ceux qui passent est pris en considération, et chaque de ceux qui s'arrêtent est pris en considération, et pour aucun cela ne viendra à défaut.

Ce ne viendra pas à défaut au jeune homme qui mourut et fut enterré,
Ni à la jeune femme qui mourut et fut placée à son flanc,
Ni au petit enfant qui lorgna par la porte puis recula et plus jamais ne fut vu,
Ni au vieillard qui vécut sans dessein, et le ressent d'une amertume plus cuisante que la bile,
Ni à celui-là dans l'hospice entuberculé par le rhum et le haut déportement,
Ni aux innombrables massacrés et naufragés . . . . ni au bestial koboo, que l'on dit la lie de l'humanité,
Ni aux sacs qui simplement flottent gueule ouverte que s'y enfourne la mangeaille,
Ni à aucune chose sur la terre, ni au fond des plus antiques tombes de la terre,
Ni à aucune chose parmi les myriades des sphères, ni à aucune des myriades de myriades qui les habitent,
Ni au présent, ni au moindre toron du connu.

Voici le temps enfin qu'il faut que je m'explique . . . . mettons-nous debout.

Le connu je m'en dépouille . . . . je projette tous les hommes et les femmes avec moi dans l'inconnu.

L'horloge indique le moment . . . . mais qu'indique l'éternité?
L'éternité repose en réservoirs sans fond . . . . ses seaux s'élèvent pour toujours et à jamais,
Ils se versent et se déversent et s'exhalant ils se répandent.

Jusque là nous avons épuisé des trillions d'hivers et d'étés;
Il en des trillions qui nous attendent, et des trillions qui les attendent.

Les naissances nous ont apporté richesse et variété,
Et des naissances autres nous apporteront richesse et variété.

Je n'appelle point l'un plus grand et l'autre plus petit,
Cela qui emplit sa période et son lieu est égal à chacun.

L'humanité se montra-t-elle assassine ou jalouse à ton endroit mon frère ou ma sœur?
J'en suis désolé pour toi . . . . elle n'est point assassine ou jalouse à mon endroit;
En son entier elle fut aimable avec moi . . . . je ne conserve pas décompte des lamentations;
Qu'ai-je à faire des lamentations?

Je suis l'acmé des choses accomplies, et je suis l'enclos des choses à venir.

Ma pose sur mes pieds forme une marche des marches des escaliers,
Sur chaque degré des brassées de siècles, et de plus larges brassées entre les degrés,
Tous en-dessous dûment parcourus — pourtant je monte et monte encore.

À chaque ascension puis l'autre s'inclinent les spectres derrière moi,
Dans les distances d'en-dessous je vois l'énorme Rien premier, la vapeur des narines de la mort,
Je sais même avoir été là . . . . j'ai attendu dans le non vu et le toujours,
Et dormi comme Dieu me portait au travers du brouillard léthargique,
Et pris mon temps . . . . et n'ai souffert nulle plaie du carbone fétide.

Longtemps je fus de près tenu . . . . longtemps et longtemps.

Immenses ont été les préparatifs menant à moi,
Dévoués et amicaux les bras qui m'ont aidé.

Des cycles furent les passeurs de mon berceau, ramant et ramant ainsi que des marins enjoués;
Pour me faire place les astres se sont décentrés de leur propre orbite,
Ils ont émis des influences afin de veiller sur ce qui devait me contenir.

Avant que de ma mère je fusse né des générations m'ont guidé,
Mon embryon jamais ne fut torpide . . . . rien ne fut qui pût le suffoquer;
Pour lui la nébuleuse coagula en orbe . . . . les longues strates lentes s'empilèrent qu'il y repose . . . . de larges végétaux lui fournirent son aliment,
De monstrueux sauriens l'ont transporté dans leur gueule et l'ont déposé précautionneusement.

Toutes forces assidûment ont été mises à profit pour me compléter et faire mes délices,
Me voici maintenant en ce lieu-ci avec mon âme.

Ère de la jeunesse! élasticité toujours plus tendue! Virilité pondérée fleuronnée bondée!

Mes amants me suffoquent!
Prenant d'assaut mes lèvres et pullulant aux pores de ma peau,
Me bousculant à travers les rues et les salles publiques . . . . venant à moi nus dans le creux des nuits,
Criant de jour Ohé depuis les rocs dans le fleuve . . . . oscillant et gazouillant sur ma tête,
Hélant mon nom des plates-bandes des vignes vierges ou des sous-bois embroussaillés,
Ou tandis que je nage dans une eau . . . . ou bois à la pompe au coin . . . . ou que le rideau est à l'opéra tombé . . . . ou que je jette un coup d'œil au visage d'une femme dans un wagon de train,
Se posant sur chacun des moments de ma vie,
Baisant mon corps de doux baisements balsamiques,
Sans bruit passant à don ce qu'ils tirent de leur cœur que je le fasse mien.

Vieil âge superbement qui t'élèves! Grâce ineffable des jours de mourir!
Toute condition promulgue non seulement soi . . . . elle promulgue ce qui d'elle et dans son après croît,
Et le noir silence aussi bien promulgue autant que toute chose.

J'ouvre mon vasistas la nuit et vois les lointains semis de systèmes,
Et tout ce que je vois, multiplié autant que j'en peux déchiffrer, ne frôle qu'au pourtour les plus lointains systèmes.

Ils s'évasent en cercles de plus en plus vastes, à jamais davantage éployés s'éployant,
Vers l'ailleurs, l'extérieur et l'au-delà toujours.

Mon soleil a son soleil autour duquel docilement il fait la roue,
Rejoignant ses associés en un groupe de rotation supérieure,
Et suivent de plus grands ensembles, qui réduisent à grains les plus larges en eux.

Il n'y a cessation, et jamais ne peut y avoir cessation,
Si toi et moi et les mondes et tout sous leur surface ou bien sous elle, et toute la vie palpable, se voyaient en cet instant ramenés à un flottement blafard, cela ne serait d'aucune conséquence au bout du compte,
Nous regagnerions assurément le lieu où nous voici,
Et tout aussi sûrement irions une fois encore plus loin, et plus loin encore et encore plus loin.

Quelques quadrillions d'éons, quelques quadrillions de lieues cubes ne mettent pas en péril l'ère ni ne la rendent impatiente,
Ce ne sont que des parties . . . . tout n'est que partie.

Qu'à si loin tu voies . . . . s'ouvre un espace illimité qui l'entoure,
Telle numération tu comptes . . . . s'ouvre un temps illimité qui l'encercle.

Notre rendez-vous est fermement édicté . . . . Dieu sera là à nous attendre jusqu'à ce que nous arrivions.

Je sais l'emporter sur le temps et l'espace — et que je ne fus mesuré jamais, et jamais ne serai mesuré.

Je bats les routes d'un perpétuel voyage,
Mes insignes sont un manteau imperméable et de bonnes chaussures et un bâton coupé aux bois;
Nul de mes amis ne prend son aise sur ma chaise,
Je n'ai chaise, ni église ni philosophie;
Je ne conduis aucun à la table du dîner, ou vers la librairie ou vers la bourse,
Mais chacun de vous et chacune de vous je conduis sur une butte,
Ma main gauche s'agrippe à votre taille,
Ma main droite pointe vers des paysages de continents, et une ordinaire voie publique.

Ni moi, ni aucun autre ne pouvons pour toi prendre cette route,
C'est à toi-même de la prendre.

Elle n'est point lointaine . . . . elle est à ta portée,
Peut-être t'y es-tu trouvé depuis ta naissance, et ne le savais pas,
Peut-être se trouve-t-elle en tous lieux sur l'eau et sur la terre.

Charge à ton épaule tes nippes, et moi les miennes, et hâtons-nous;
Merveilleuses cités et nations libres nous glanerons en chemin.

Si tu fatigues, donne-moi les ballots, et appuie le bourrelet de ta paume à ma hanche,
Et en temps venu tu me rendras le même service;
Car une fois en marche jamais plus nous ne nous ferons halte.

En ce jour avant l'aube j'ai gravi une colline et regardé les cieux peuplés,
Et j'ai dit à mon esprit, Quand nous deviendrons les enclosures de ces orbes et le plaisir et la connaissance de tout ce qui s'y trouve, serons-nous alors comblés et satisfaits?
Et mon esprit a dit, Non, nous n'atteignons ce plateau que pour poursuivre de l'avant.

Tu me poses également des questions, et je t'entends;
Je réponds que je ne puis répondre . . . . c'est à toi d'aller découvrir.

Prends un temps place passant,
Voici des biscuits dont te restaurer et voici du lait dont t'abreuver,
Mais sitôt que tu auras dormi et refais tes forces dans du linge agréable assurément je te baiserai de mon baiser d'au-revoir et ouvrirai le portail pour ton départ de ces lieux.

Longtemps assez as-tu rêvé des rêves méprisables,
Maintenant je lave la chassie de tes yeux,
Tu dois t'habituer à l'éblouissement de la lumière et de chaque instant de ta vie.

Longtemps as-tu timidement pataugé, agrippé à une planche près du rivage,
Maintenant je te veux nageur intrépide,
À plonger au beau milieu de la mer, et à en rejaillir, et que tu me fasses signe de la tête et cries, et que rieusement tu rabattes tes cheveux.

Je suis l'enseignant des athlètes,
Celui par moi qui bombe un torse plus large que le mien prouve la largeur du mien,
Il honore le plus mon style qui apprend sous sa gouverne à détruire l'enseignant.

Le garçon que j'aime, celui-là devient homme non par puissance dérivée, mais de son plein droit,
Scélérat, plutôt que vertueux par conformité ou crainte,
Épris de son béguin, prisant fort son morceau de viande,
Amour non payé de retour ou offense le coupant plus avant que blessure ne coupe,
De tout premier ordre à cheval, pour la lutte, pour faire mouche, pour diriger un esquif, pour chanter chanson ou jouer du banjo,
Préférant cicatrices et visages piqués de variole à tous ceux-là qui se pommadent et se préservent du soleil.

J'enseigne à s'écarter de moi, pourtant qui de moi parvient à s'écarter?
Je te suis toi qui que tu sois à compter de l'heure présente;
Mes mots démangent tes oreilles jusqu'à ce que tu les comprennes.

Je ne dis point ces choses pour un dollar, ou pour tuer le temps tandis que j'attends un bateau;
C'est autant toi que moi qui parles . . . . j'agis en guise de ta langue,
Elle était aux fers dans ta bouche . . . . en la mienne voici qu'elle commence à se délier.

Je jure de ne jamais mentionner amour ni mort à l'intérieur d'une maison,
Et je jure que jamais je ne me traduirai en rien, seulement pour celui ou celle qui reste de façon privée avec moi à l'air libre.

Si tu cherches à me comprendre rends-toi sur les sommets ou le rebord des eaux,
Le plus voisin moucheron est une explication et telle goutte ou le mouvoir des vagues une clé,
La mailloche la rame et la scie à bras secondent mes mots.

Nulle pièce aux volets clos ou école ne peut avec moi communier,
Mais les canailles et les petits enfants bien mieux qu'elles.

Le jeune ouvrier est de moi le plus proche . . . . il me connaît on ne peut mieux,
Le bûcheron qui avec lui prend sa hache et sa cruche m'emportera avec lui toute la journée,
Le garçon de ferme labourant dans le champ au son de ma voix se sent aise,
En vaisseaux qui cinglent mes mots doivent cingler . . . . je pars avec les pêcheurs et les marins, et les aime d'amour,
Ma face se frotte à celle du chasseur quand il se roule seul dans sa couverture,
Le conducteur qui pense à moi se moque des cahots du wagon,
La jeune mère et la mère vieille sauront me comprendre,
La fille et la femme laissent un instant tomber l'aiguille et oublient où elles se trouvent,
Eux et tous voudraient reprendre le fil de ce que je leur ai dit.

J'ai dit que l'âme n'est point davantage que le corps,
Et j'ai dit que le corps n'est point davantage que l'âme,
Et que rien, ni Dieu, n'est d'aucun plus grand qu'il ne l'est à soi-même,
Et que tel qui marche cent toises sans sympathie se rend à son propre enterrement, revêtu de son linceul,
Et que toi ou moi avec nos poches percées de leur sou vaillant avons loisir de faire achat de la fine fleur de la terre,
Et que le coup jeté d'un œil ou la présentation d'un haricot dans sa cosse confond le savoir de tous les siècles,
Et n'est emploi ni office qu'à le suivre un jeune homme ne puisse atteindre au héros,
Et n'est chose si molle qu'elle ne puisse être à moyeu pour la roue de l'univers,
Et que tout homme ou toute femme en viendra à se tenir calme et altier face à des millions d'univers.

Et j'en appelle à l'humanité, Ne sois point curieuse en fait de Dieu,
Car moi qui suis de chacun curieux ne suis point curieux en fait de Dieu,
Nul étalage de termes ne peut exprimer combien je suis en paix en fait de Dieu et en fait de mort.

J'entends et contemple Dieu en chaque objet, pourtant je ne comprends en fait de Dieu aucunement,
Ni ne comprends qui peut être qui soit plus merveilleux que moi-même.

Pourquoi souhaiterai-je voir Dieu mieux qu'en ce jour?
Je vois quelque chose de Dieu à chaque heure des vingt-quatre, à chaque moment d'elles encore,
Dans les faces des hommes et des femmes je vois Dieu, et dans ma propre face au miroir;
Je trouve des lettres de Dieu au hasard des rues, et chacune est signée du nom de Dieu,
Et je les laisse où elles sont, car je sais que d'autres s'en viendront ponctuellement pour toujours et à jamais.

Et quant à toi mort, et ton amère étreinte de mortalité . . . . c'est temps perdu que d'essayer de m'alarmer.

À son travail sans ciller se rend l'accoucheur,
Je vois la haute main pressant recevant supportant,
Je suis allongé près du seuil des exquises portes flexibles . . . . et constate le débouché, et constate le soulagement et l'échappée.

Et quant à toi cadavre je t'estime efficace fumier, mais cela ne m'offense pas,
Je hume les roses blanches de doux arôme croissantes,
Je me porte aux lèvres feuillues . . . . je me porte aux poitrines lisses des melons,

Et quant à toi vie, je présume que tu es le résidu de bien des morts,
Nul doute que je ne sois moi-même mort dix mille fois auparavant.

Je vous entends là susurrer ô étoiles des cieux,
Ô soleils . . . . Ô herbe des sépulcres . . . . Ô transferts et promotions perpétuels . . . . si vous ne dites rien comment puis-je rien dire?

De la mare bourbeuse au pied des forêts de l'automne,
De la culbute de la lune aux escarpements du crépuscule murmurant,
Ondoyez, flammèches de jour et de pénombre . . . . ondoyez aux fûts noirs croupissant dans la boue,
Ondoyez au jargon chagrin des branches sèches.

Je prends mon essor de la lune . . . . je prends mon essor de la nuit,
Et perçois au nimbe spectral les rais du soleil reflétés,
Et débouche sur le ferme et le central à partir de la progéniture petite ou grande.

Il est en moi cette chose . . . . je ne sais ce qu'elle est . . . . mais je sais qu'elle est en moi.

Tordu et en nage . . . . calme et composé alors devient mon corps;
Je dors . . . . je dors longtemps.

Je ne la connais point . . . . elle est dénuée de nom . . . . elle est mot imprononcé,
Elle ne se trouve en aucun dictionnaire ou affirmation ou symbole.

Sur quelque objet plus vaste elle tangue que la terre où je tangue,
Et la création lui est l'ami dont l'étreinte m'éveille.
Peut-être pourrai-je en dire davantage . . . . Schémas! je plaide pour mes frères et mes sœurs.

Voyez-vous, Ô mes frères et sœurs?
Elle n'est chaos ni la mort . . . . elle est forme et union et plan . . . . elle est vie éternelle . . . . elle est bonheur.

Le passé et le présent fanent . . . . je les ai emplis et les ai vidés,
Et m'apprête à emplir mon prochain lot de futur.

Hé toi là-haut qui m'écoutes! Toi ici . . . . qu'as-tu donc à me confier?
Regarde-moi dans les yeux comme je flaire l'infléchissement du soir,
Parle honnêtement, car nul autre ne t'entend, et je ne reste qu'une minute de plus.

Est-ce que je me contredis?
Eh bien, soit . . . . je me contredis;
Je suis vaste . . . . je renferme des multitudes.

Je me concentre sur ceux qui sont proches . . . . j'attends sur la pierre du seuil.

Qui a abattu son travail du jour et sera le plus vite au bout de son souper?
Qui souhaite marcher avec moi?

Parleras-tu avant que je ne sois parti? Te montreras-tu tel retardataire?

Le faucon ocellé fond du ciel et m'accuse . . . . il me reproche ma jacasserie et mon lanternement.

Je suis moi aussi moins qu'apprivoisé . . . . moi aussi suis intraduisible,
Je corne mon glapir barbare au-dessus des toits du monde.

La dernière nuée est en suspens pour moi,
Elle projette ma semblance après le reste et autant dans son vrai que d'autres sur les solitudes obombrées,
Elle m'engage aux vapeurs et au crépuscule.

J'appareille comme l'air . . . . je secoue mes mèches blanches au soleil en fuite,
J'épands ma chair en revolins et la rallie en franges ourlées.

Je me lègue à la poussière pour croître de l'herbe que j'aime,
Si tu veux de nouveau de moi, regarde donc sous tes semelles.

Tu ne sauras guère ce que je suis ou ce que je veux dire,
Mais je te serai néanmoins de bon aloi,
À filtrer et à affermir ton sang.

À ne me trouver point d'emblée garde courage,
À me manquer en tel lieu cherches-en un autre,
Je suis en arrêt quelque part t'attendant toi

 
 
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