LA SONATE À KRATZENSTEIN
ou

CE QUI SE DIT DANS LE DOS DES LIVRES

 

THE BED OF OLD JOHN ZELLER

This structure of ideas, these ghostly sequences
Of the mind, result only in disaster. It follows,
Casual poet, that to add your own disorder to disaster

Makes more of it. It is easy to wish for another structure
Of ideas and to say as usual that there must be
Other ghostly sequences and, it would be, luminous

Sequences, thought of among spheres in the old peak of night:
This is the habit of wishing, as if one's grandfather lay
In one's heart and wished as he had always wished, unable

To sleep in that bed for its disorder, talking of ghostly
Sequences that would be sleep and ting-tang tossing, so that
He might slowly forget. It is more difficult to evade

That habit of wishing and to accept the structure
Of things as the structure of ideas. It was the structure
Of things at least that was thought of in the old peak of night.

Wallace Stevens - TRANSPORT TO SUMMER [pour la traduction de ce poème, voir ici]

 

 

harmonium.

[a. F. harmonium (invented by Debain, c 1840), deriv. of Gr.-L. harmonia or Gr.: cf. melodium.]
A keyboard instrument, the tones of which are produced by free metal 'reeds', tongues, or 'vibrators', actuated by a current of air from bellows, usually worked by treadles; a kind of reed-organ.
Strictly distinguished from the American organ by the fact that the air is driven outwards through the reed-pipes, whereas in the latter it is sucked inwards; but the name is sometimes extended to include the American organ.

OXFORD ENGLISH DICTIONARY - 2nd Edition

 
 

 

     Vous, je ne sais pas, mais les harmoniums, personnellement, je ne leur trouve rien d'harmonieux. Mais rien. Rien, en appelant le mot sur mes lèvres et la forme devant mes yeux, ne m'évoque l'idée d'harmonie, ni seulement l'écho de l'idée d'harmonie. Presque tout son opposé à vrai dire. J'entends le couac et le filet grêle; le souffle catarrheux ou au contraire creux, dans un grincement de vieilles pédales et des cliquetis de corne jaunie. Je vois des mains qui sautillent et une masse de têtes baissées; non des prières qui s'élèvent, mais des lèvres pincées ou des joues sans souffle. Rien de transcendant: du terrestre infiniment assis, en bancs lourdement réguliers.

Je ne pense pas, ces notions, qu'elles découlent d'une déviation ou d'une involution particulière, symptomatique alors de notre époque moderne, de la sensibilité et de la production musicales. Non plus d'ailleurs, à vrai dire, que d'un éloignement des mélodies salonnardes, de la perte de pertinence du catéchisme, des saintes classes du vendredi, du samedi, du dimanche matin, ou de la dissolution - dans le sirop des sitcoms - des communautés religieusement soudées par un sens moral aussi indispensable, aussi sec et aussi blanc que le linge sur les fils ou les sépulcres au cimetière. C'est, surtout, en préalable à tout autre approche, que s'entend, que se donne à lire, que s'étale avec une trop grande netteté dans cet instrument dont accompagner le glapissement d'aigres petites voix pointues chantant des hymnes mal écrits pour célébrer un dieu méchant et sot, l'affligeante (et touchante aussi bien) capacité d'invention dont fait sans cesse preuve l'étroitesse de l'esprit petit bourgeois toujours affolé de ne savoir et de ne pouvoir que perdre la face.

Comme l'indique après tout le savant SCIENCE DE LA MUSIQUE chez Bordas (voir bibliographie): «L'h. n'a jamais réussi à s'imposer en tant qu'instrument de concert, malgré les efforts déployés en ce sens par A. Mustel, S. Karge-Elert et d'autres. Son usage le plus courant est celui d'un succédané à bon marché de l'orgue pour l'accompagnement du service religieux (ou, le cas échéant, au sein d'un orchestre de théâtre, usage admis par R. Strauss dans son traité d'orchestration). L'h. a connu une grande faveur dans les salons, soit en solo, soit comme instrument de remplissage dans les orchestres légers.»

Bref, l'harmonium, que ce savant traité rapproche ailleurs de l'accordéon plutôt que de l'orgue, je n'en ferais pas un plat à votre place. C'est toujours et c'est avant tout sur le mode du dégradé qu'il s'entend - de l'économie (de bouts de chandelles pour faire des cierges), de la singerie sur mode pingre d'une réalité qu'on ne peut, qu'on n'a pas les moyens, d'atteindre mais qu'on veut quand même imiter, émuler. C'est, si l'on veut, la traduction des grandes orgues à l'état d'ukulélé; l'exaltation de l'appeau de village au statut d'olifant national. C'est les Gitanes en robe de plastique sur la télé; c'est le Saint Christophe qui pendouille au rétroviseur de la bagnole. Mais autre chose que soi. Toujours. Signe d'autre chose que soi. Appel vers plus grand, plus complet, plus entier. Métonymie donc, toujours. Toujours le petit bout d'une lorgnette par quoi c'est autre chose qui est vu, montré, dit - espéré sans doute, et rapetissé toujours.

Ça s'entend donc (et sur tous les tons, pourrait-on presque dire): dans l'harmonium, rien d'harmonieux. Pas ça. On a beau le secouer comme un grelot et aller chercher ses munitions, par exemple, chez Albert Lavignac - LA MUSIQUE ET LES MUSICIENS, 1928 (Ouvrage couronné par l'Académie des Beaux-Arts, adopté dans les maisons d'éducation de la Légion d'honneur) -, rien n'y donne de la voix d'immédiatement, ni même d'ultérieurement, harmonieux. Ou ne s'y donne harmonieusement rendez-vous. Ça dissone même plutôt, à pleins tubes. Un jeu bizarre, voit-on?, des touches, certes, des registres certes - mais citons justement ce bon Lavignac: «Cet instrument a pour but de remplacer le grand orgue dans les locaux de dimensions restreintes, et il y parvient jusqu'à un certain point. Assurément, il ne procure pas l'impression de la majesté; sa sonorité grêle et nasillarde, de peu de portée [c'est L. qui souligne], l'absence de pédalier qui enrichit l'orgue d'une sorte de troisième main, le peu de variété des timbres et d'autres choses encore rendent l'imitation bien imparfaite […] on remarquera […] des registres […]: à gauche, la sourdine, qui est un numéro (grave) adouci; à droite, le tremblant, dont j'aime mieux ne pas parler, et dont les gens de goût feront bien de ne pas se servir […]»).

Tout un tas de choses on le voit ont lieu dans l'harmonium - sans aucune claire, et pas même la question de ses origines véritables, que le dictionnaire Bordas (mais le Larousse du XXème siècle aussi bien, sous la paternité d'un certain Kratzenstein) place chez nous: «Il convient de rattacher à l'h. l'orgue américain ("cottage organ") mis au point en France en 1835 mais diffusé ensuite par une firme américaine» -, le drôle étant tout de même, remarqua-t-on?, que l'OED lui aussi associe «harmonium» et «Amérique du Nord», comme si l'un ne pouvait aller sans l'autre. Comme s'il existait entre eux deux…

Je n'aurai donc pas à la démontrer plus avant, si? cette consanguinité. Où qu'on se tourne, tout insiste sur l'américanéité (fût-elle indécise) de l'harmonium. Si Musset se collait des cordes aux paluches pour répondre à sa muse et donner un sang plus pur aux maux de l'attribut, le poète US, lui, se cale sur un tabouret sans doute: «Poète, assieds-toi à ton harmonium et me donne…» Je me demande d'ailleurs, aussi, entre nous, en passant, si les Sauvages, les Peaux-rouges (ceux, par exemple que font tournoyer sous le nom de «bucks» - face à quoi l'énigmatique «firecat» est alors, assez drôlement, une locomotive - selon certaines exégèses américaines du premier poème[1] de ce premier recueil), c'était pas justement aux sons de l'harmonium qu'on te vous les - mais passons…

L'harmonium est donc sans cesse sous l'emprise d'une tension obscure, une fausse ou proto-dialectique sans cesse immobile et sans cesse au travail, entre l'exaltation benoîte rustique, idyllique, qu'il permet de la voix comme poésie immédiate, vaisseau naïf du divin (plus près de toi mon), et haut-le-cœur sarcastique devant sa mesquinerie constitutive: ce n'est jamais qu'une contrefaçon («ce succédané à bon marché de l'orgue», comme on dit si bien ci-dessus).

Ce n'est donc, on l'aura compris, l'harmonium, non tant un objet qu'une fonction. Moins une chose qu'un champ sémantique. En somme, une ébauche. Une construction, de guingois comme toutes (on les appelle sinon, réussies, des édifices: vous voyez-vous, sérieusement, appeler un harmonium un édifice, après tout ce que je vous en apprends?) Un projet, autrement dit, une accumulation et, donc, une histoire et une progression: un procès, loin des essences arrêtées. Un total qui ignore son tout, en d'autres termes, qui n'arrive pas à sa réalisation. Un machin qui louvoie ou hésite sous son nom. Peu franc, disons-le. Pas clair, soyons nets. En quête de sa propre finalité. Un tâtonnement donc. Un balancement. Biface au minimum. Ambigu assurément. Feuilleté. Modalité plutôt qu'essence. Peut-être, en fait, est-ce même encore pire.

Saint Tom Sawyer, priez pour nous: on pourrait en dire autant de la poésie.

 

 

     Justement HARMONIUM (et le choix de ce mot comme titre aurait plutôt tendance, au lieu de prédire et prédiquer la nature et la tenue du texte qu'il surplombe, d'en ouvrir la [ou de l'ouvrir comme] question - et celle, entre autres, de ce qu'il faut y entendre - sans en permettre aucune réponse: qu'entend-on dans un, cet, l'harmonium - de quoi un, cet, l'harmonium est-il l'instrument? De quelles autres, de quelles grandes orgues se moque-t-il aussi? De quelle substance est-il le «succédané», le «mauvais goût», le «peu de portée», le «son grêle et nasillard»?) titre, aussi, un recueil de poèmes - le premier qu'il publie en volume autonome - de l'auteur américain Wallace Stevens qui, né en 1879, meurt en 1955. Une de nos plus actives traductrices en fournit, chez José Corti (voir ci-dessous la section Bibliographie), la «première», elle aussi, traduction «complète». Plus exactement, il est spécifié sur la couverture que quelque chose, du genre masculin (le livre, on suppose, mais on a peut-être tort; peut-être s'agit-il bien d'autre chose de masculin), est «édité [sans majuscule à l'initiale[2]: on voit pourquoi il est licite de penser que c'est, peut-être, de l'harmonium même - l'harmonium dans son idée?, dans son concept? dans son essence, dans son occurrence? dans son rapport à l'orgue? au seuil qu'ouvrent ces pages où nous sommes avertis que «Rien de commun» n'a lieu - qu'il s'agit, puisque ce mot, masculin, précède cette ligne-ci; l'harmonium dans ce qu'il représente et dit, dont il est, en d'autres mots, l'instrument somme toute passif, pur vaisseau d'un sens qu'on ira y puiser] et traduit par», chose dont la préface précisera dès la première phrase qu'elle est une «première».

La couverture elle-même, hormis la rose des vents et la typographie usuelles de cette maison d'édition, ne semble rien offrir que de transparent: une photographie à grain presque abrasé (qu'on imaginerait N&B dans la fabuleuse distance temporelle de son original, voire sépia, mais qui est ici d'un vert dont l'uniformité par sa fade régularité même surprend) de laquelle, légèrement décalé vers la droite avec le bord du livre lui coupant la joue et l'oreille gauches, un jeune homme aux traits réguliers et un peu lourds, à la bouche au dessin large et vaguement disproportionné, et aux cheveux ondulés soigneusement divisés par une raie presque géométriquement placée dans l'axe de son nez vous dévisage, l'air tout à la fois défiant, inquiet, absent, nigaud et indifférent, au-dessus d'un revers de veston en laine à gros maillage, d'un nœud papillon aux ailes nettement écartées et de ce que qu'on doit prendre, en le plaignant, pour un col rond en celluloïd.

Le revers du livre, dont la prose se scinde en trois paragraphes de longueur à peu près égale, donne à lire un court texte(*) de présentation de Wallace Stevens en France, de Wallace Stevens comme poète et de HARMONIUM comme recueil. Le tout est soussigné du nom in extenso de la traductrice; de la mention «Photo en couverture: Wallace Stevens, droits réservés»; d'un code barre; de l'adresse Web de la maison Corti; d'un ISBN; d'un prix en euro.

Un livre mieux que bien d'autres, en somme. Un livre où tout est harmonie, en termes de librairie. Un objet, sans question possible, de nature littéraire. Carré dans son élongation; vert dans sa différence; signé dans sa production; évident dans l'a priori de sa valeur: Corti, maison sérieuse. Haute intellectualité. Gracq, vous savez; Emily Dickinson depuis, chère Emily…; Gherasim Luca dans l'intervalle. Tant d'autres. C'est dire. En dehors strictement des circuits incestueux du monde plumitif français, nous sommes dans le littéraire pur, dur, obstiné, front exposé au vent salubre. Indépendants. Anges. Poètes. Entre nous. Le vrai, enfin. Hors des goncourteries et autres renaudotières. Ni Ceccatty, ni Savigneau. Pas de Sollers. Aucun relent du MONDE DES LIVRES et de ses incessants grincements d'ascenseur. La littérature au contraire, de plain-pied avec la rue (Médicis, à Paris, en face du Luxembourg), rudement voulue comme telle, par simple drelin-drelin d'une cloche sonnant, au haut d'une porte à l'intégrité éprouvée.

Harmonieusement le livre, osera-t-on dire.

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     Pourtant, ça grince encore. Ici aussi. Ce doit être l'harmonium lui-même. Sa damnée rétivité à l'harmonie, justement. Foutu instrument (ne venez pas me dire que je ne vous avais pas prévenus). Tenez, au hasard - et sans rien dire du texte même sur le revers - Wallace Stevens (comme le précise d'ailleurs ce même revers) a 44 ans quand il publie un volume appelé HARMONIUM. 44 (en fait, chipotons, 44 moins quelques jours). Pas 21 comme sur l'avers de cette médaille, d'un cliché pris à Harvard, qu'il va bientôt quitter sans y être resté longtemps et où on est tout juste en 1900. Pas 30. 44. L'écart n'est pas mince: plus de la moitié de sa vie est écoulée. C'est un homme mûr, comme on dit. Genre Valéry, qui publie vers ces époques LA JEUNE PARQUE (presque pour les mêmes raisons). Une guerre est passée par là, pour lui aussi. Mondiale. Deux ou trois autres broutilles ont également eu lieu, mariage, naissance de sa fille.

D'ailleurs, à ne posséder de lui que le portrait photographique que donne, sous son nom, la couverture de cet harmonium décidément bien étrangement accordé, vous ne le reconnaîtriez pas, en 1923, l'auteur de cet autre HARMONIUM dans le monsieur posé et imposant, ventripotent presque (il souffre d'une surcharge pondérale avérée pour laquelle il consultera l'année suivante), vaguement gauche ou menaçant vaguement qui s'avance vers vous du haut de ses 44 ans. Son costume 3 pièces à fines rayures montre qu'il est arrivé, et l'est sans honte aucune de l'être et de le dire. Heureux même, de ce qui est une réussite somme toute éclatante à ses yeux. Loin, très loin (mais loin sans hargne ni regret) de ce qu'aurait pu porter à croire le nœud papillon de ses jeunes années, qui annonce ou exemplifie on ne sait quoi de lourdement primesautier, de littéraire avec application, d'artiste en plouc endimanché: il travaille dans l'assurance, le monsieur en question. Section du contentieux. Depuis de nombreuses années qui plus est. Il est respecté comme homme de loi avisé. Un notable, en somme. En plus, à cette époque, il porte moustache.

Rien à voir donc avec la répétitive fiction du poète évidemment adolescent, du génie fatalement juvénile, du Prométhée en culottes courtes, en un mot de l'américanéité rimbaldisée, à la Jim Morrison, que la couverture, avec son poète en niqueur puceau de la muse, le regard perdu dans le vert des amours enfantines, tente de nous refiler[3], dans ses roulements d'yeux immobiles.

Je doute, soit dit en passant, si c'était son portrait à cette heure avancée-là de son âge où il publie, lui, «son» HARMONIUM, qu'on avait accroché en devanture du bouquin, que grand-monde ait alors seulement songé à faire l'emplette de cet harmonium dès lors presque chenu. Il est vrai que nous vivons à l'époque de la photographie non contractuelle (même si les «droits réservés» qui nous sont rappelés dès les 4ème de couverture nous mènent plutôt à nous souvenir de l'implacable des temps que nous subissons).

Puis - on s'approche peut-être du cœur du «sujet» - ce n'est pas pour dire mais, je me permets d'insister, quand même, on en tomberait dans le paradigme voulu, avec l'emballage graphique dont CM orne ses traductions chez Corti. Et qu'on ne vienne pas me répondre qu'elle n'a sans doute rien eu à voir dans ces choix: comme sa mise en page, avec ses effets appuyés de poétisation (photographie d'un visage avec décalage horizontal et habillage par le titre, nom d'auteur, etc.; jeunesse des traits au regard rêveusement flou surmontant un décoration au cou; monochromie N&B jadis, verte ici, bordeaux l'année précédente, à l'estompage et au grain accentués), est presque à l'identique de ses précédentes productions chez le même éditeur alors que celles-ci concernaient un auteur entièrement différent, il s'agit bien de créer (dans l'esprit du lecteur) ou de souligner (dans la continuité éditoriale de Corti) une évidente parenté dont, à votre avis, le fil conducteur c'est quoi? Z'avez le choix, quand même: la poésie; la traduction de poèmes; CM? Je pencherais pour les trois, en tant qu'on vise à les rendre ici structurellement équivalents (mais c'est sans doute que je suis mauvaise langue).

De fait, c'est un même écheveau de fils conducteurs que CM tisse subrepticement mais inlassablement, avant lecture d'aucun texte, pour ce qui se traduit de…, ce qui se dit avant que vous ne l'ayez saisi (Wallace Stevens dans ce cas, la vérité française de Wallace Stevens - mais aussi bien d'Emily Dickinson: c'est au nom d'Emily Dickinson que CM dit justement le vrai de ce dont elle s'annonce comme la seule traductrice envisageable). Ainsi, je me permets de penser que la déclaration en quatrième de couverture après le baratin de présentation - les mots «Photo [sic - on trouve la même abréviation dans les traductions d'Emily Dickinson] de couverture: Wallace Stevens, droits réservés» que son nom domine - par sa présence en cet endroit; par sa formulation (le «:» formant pivot, copule ira-t-on même jusqu'à dire, pour les deux membres de la déclaration dès lors équivalents dont l'un entraîne tout ce qui le précède dans la bascule); par le fait qu'elle revêt le même corps de caractère que le laïus et la signature en surplomb, renforce l'effet de poétisation à bride rabattue - l'effet de repliement sur le cliché, jeu de mot compris - dont, dans sa matérialité même, tout ce que j'ai décrit jusque là du livre témoigne, tout à la fois si naïvement et si grossièrement[4] , à savoir qu'on a affaire à (de) la poésie.

Cette même mention légale indique encore autre chose, dans un effet de reflet et de rappel qui autorise à penser que l'ambiguïté que je relevai tout à l'heure (les deux participes passés au dessous du titre, sur la couverture, semblant faire directement référence à l'objet harmonium même, plus qu'au recueil) n'est pas fortuite, mais relève d'une stratégie d'appropriation parfaitement claire (suis-je drôle!) Comme eux, qui s'accaparent le «tout» de l'ouvrage de Stevens (si HARMONIUM est «traduit» par elle, il l'est fatalement in toto[5] et c'est donc HARMONIUM in toto qui est «édité» par CM; elle supplée - ou supplante aussi bien - le travail de l'auteur. Je reviendrai plus avant sur ce qui s'entend ici, sourdine ou tremblant mon cher Lavignac ?, par édition), la déclaration institue Stevens sur le terrain troublant de l'identité (on se doutait un peu que le personnage sur la couverture n'était ni José Corti, ni Claire Malroux. Pourquoi y insister? À quoi sert cette emphase - sinon (1), humoristiquement sans doute, à caler la gueule de Wallace Stevens sur les diverses effigies qui ornent les diverses dénominations des dollars américains [par quoi s'expliquerait alors la nuance verte de la couverture qui, loin de toute absinthe, renvoie à l'appellation de «green backs» que porte aussi cette monnaie]; (2) à reconduire le texte sous une des raisons [il en est d'autres] qui expliquent la parution, l'apparition aussi bien, de la traduction de CM: la gestion, particulièrement efficace, par cette personne, des droits comme ses accointances avec ceux qui les «réservent»), dont la coïncidence à soi est, en plus, garantie par une loi presque vociférée (est-ce la personne même de Wallace Stevens qui est propriété si nettement sous copyright?) Or puisque, d'une part, Wallace Stevens est l'objet d'une revendication si forte, si sonore, si visible, d'un rappel si tonitruant de réserve, de droits réservés, et que, de l'autre, nous tenons une traduction de ses poèmes en main (dont on nous redira plutôt deux fois qu'une qu'il s'agit d'une «première» à quoi il a fallu du «temps» pour nous parvenir outre l'intervention - presque prométhéenne - de CM pour l'amener à ne plus «demeurer en attente», comme le signale le 4ème de couverture), c'est donc qu'il est en tant que le poète lui-même sorti de cette réserve et que ses droits sont, dans le volume entre nos doigts, absolument présents et absolument préservés dans une opération de mise en équivalence où plus rien ni personne n'a à (re)dire: équivalence financière certes (plusieurs chercheurs récents ont de près connu l'avidité que montre ces jours-ci Random House, la maison d'édition américaine chez qui Wallace Stevens publia principalement, en matière de paiements de «ses» droits); mais «littéraro-métaphysique» surtout: le trompetant rappel, dès avant l'abord du livre, de ces «droits réservés» qui gèrent Wallace Stevens avec leur rappel dans les parages immédiats de «Claire Malroux» insiste sur la légitimité parfaite de l'opération de traduction (financière et littéraire) dont le livre résulte. Il gage, en sus d'engager, notre lecture: celle-ci sait ipso facto qu'elle ne peut être que lecture de la vérité de la voix même, de l'identité unique (celle sur laquelle porte les droits), du texte d'origine et de son poète comme de la consubstantialité du poète et de soi-même, dont rien ne nous sépare plus, pas même une traduction, puisque celle-ci n'en est justement pas une, mais bien la reddition parfaite, absolue, le transvasement à l'identique - dans un processus de fascination où est déjà plongé (et on comprend dès lors mieux son air un peu hébété), de l'autre bord du troublant papier vert (qui conforte ainsi sa valeur de papier monnaie aussi bien) de son identité en abyme, du fond de tous les temps et de tous les coups de force philosophiques, Wallace Stevens.

     Soit, me direz-vous, tout fait signe et tout s'engage dans le signe; certes, la sémiologie nous apprend qu'il y a toujours du système sitôt que trois termes sont posés - mais c'est assez, sans doute, que d'arguer de la matérialité somme toute incidente de ce livre pour décortiquer d'un scalpel trop microscopique un travail qui relève après tout, quand même, du langage dans sa forme écrite[6].

Je vous entends, malgré les criailleries parfaitement audibles, non?, de l'instrument essoufflé (à propos, touche-t-on l'harmonium comme le clavecin? Chez CM, quels que soient l'instrument ou l'effet sonore[7], on ne sait que «gratter») autour duquel nous voici réunis, je vous entends. D'autant, ajoutez-vous avec une apparence de raison ou, à tout le moins, de raisonnement, qu'il y aurait mauvaise grâce à se refuser le plaisir de goûter enfin ce poète - si rare sur nos rivages mais à de si vertigineuses hauteurs louangé sur celles d'en face. Et après tout, concluez-vous non sans bon sens, vos ratiocinations ni lard ni cochon sur l'harmonium, franchement, n'est-ce pas le poète lui-même qui les a instaurées puisque, que nous sachions, le titre provient quand même bien de lui?

Eh bien, penchons-nous en effet que sur ce qui fait ici vraiment signe, sur ce qui se signe (nous sommes, vous venez de le rappeler, dans le voisinage d'un harmonium) et se signifie ici de manière évidente - et donc, en premier lieu, sur le quatrième de couverture comme on appelle cette manière d'introduction en raccourci, de présentation expresse, d'aguichage du lecteur, de tapinage pour tout dire que la plupart des maisons d'édition ne peuvent s'empêcher de pratiquer sur le trottoir de leurs publications.

Dans le premier paragraphe, nous apprenons que Wallace Stevens subissait chez nous une injustice (dont les origines ne nous sont pas données): il ne siégeait pas, en France, avec les grands de son époque auxquels il a droit: «moins connu en France que d'autres grands poètes américains» dit le texte (on remarquera au passage comment l'implicite en langue instaure en sous-main Wallace Stevens en tant que grand d'emblée, dans l'anonymat le plus complet d'un jugement de goût qui se fait par sa propre cooptation passer pour évidence a priori que ne contesteraient, a contrario, que les tenants d'une injustice que la modération de ton même de cette déclaration rend automatiquement criante). La seconde phrase s'empresse toutefois de préciser - au terme d'un recensement instantané des traductions de Wallace Stevens chez nous - que cette iniquité vient d'être, par le livre entre nos mains et la signataire de ce texte, réparée, même si l'opération grâce à laquelle ce tort se redresse devant nos yeux émerveillés garde quelque chose de mystérieux, d'aussi mystérieusement incroyable, incroyablement ardu mais miraculeusement advenu, est-on porté à croire, que le déchiffrement du linéaire B ou la chute du Dasein dans le temps chez Heidegger.

En effet, le texte énonce «[qu'] on constate» qu'HARMONIUM est «demeuré en attente». Tant l'anonymat du «on» que la force assertive, presque juridique, du «constate» ne peuvent qu'entraîner l'acquiescement: ce ne sont pas des opinions qui nous sont ainsi soumises, mais des faits indiscutés qui nous sont rappelés. Nous ne pouvons donc, nécessairement, que nous réjouir et nous sentir émus, voire élus: à combien d'entre nous - à combien de ces Français inconscients et méchants que nous étions jusqu'en cet instant, qui contraignions ce «grand» texte à «demeurer en attente» - l'éblouissant privilège de réparer une injustice en notre nom commise envers un «grand» poète va-t-il échoir? Combien de justes trouvera-t-on dans ces cités de la plaine où nous ignorions que nous avions «demeure»?

Notre exaltation, notre émoi légitime se voient en outre renforcés, redoublés, d'une autre source d'émotion qui découle certes de la précédente mais est, plutôt qu'abstraite et purement littéraire, plus immédiatement humaine: de quelle force aussi, de quelle volonté, de quelle abnégation, de quelle opiniâtreté, de quelles ruses et de quelle compassion, de quel altruisme absolu la traductrice a-t-elle en effet dû faire preuve pour braver l'adversité, pour arracher le texte à cette «attente» où nous l'engluions depuis si longtemps («près d'un demi-siècle après sa mort»)! Dans l'intimité frémissante de son «recueil» - que sa restitution à soi loin du «petit» des anthologies permet de réentendre sous les espèces du recueillir et du recueillement (et ce n'est pas, que non, n'importe quel recueil: il s'agit du «premier d'entre eux»: non seulement, faut croire, le toujours émouvant premier-né, mais aussi le primus inter pares, cette première lumière de l'aube qui guide et conduit) - enfin autorisé à vivre ici légalement (non plus dans ces centres de rétention, dans ces zones de non-droit où «ici et là» on le confinait dans les baraquements sommaires et exigus de l'anthologie) par la voix brave qui le porte jusqu'à nos yeux - une communauté aussitôt se met en place, que soudent et scellent son ardent amour de la poésie, son hardi rejet de l'injustice et la très nette conscience de sa position au martyrologe jamais arrêté des avant-gardes internationales.

Ste Claire Malroux, ora pro nobis: on comprend mieux l'harmonium tout d'un coup, toute l'importance que l'harmonium revêt et doit revêtir: oui c'est sûr, c'est vrai, c'est de la vérité jusqu'à la déchirure: HARMONIUM est «édité et traduit» par CM sur l'harmonium (et vice-versa); entonnons un chant de louanges: nous sommes absolument ici dans le cas de «l'accompagnement du service religieux» que mentionnait tout à l'heure la SCIENCE DE LA MUSIQUE.

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     Malheureusement, c'est faux. Bête et faux. Bêtement faux et d'autant plus bête que c'est d'une fausseté presque trop aisément corrigeable - par une vague recherche en bibliothèque, ou un tour sur cette rue commerçante électronique où ce même 4ème de couverture nous indique que l'éditeur a pignon. Ce qui est tout de même surprenant de la part de quelqu'un qui, elle non plus, pour citer la première phrase du deuxième paragraphe de cette étrange présentation, «n'est pas à son coup d'essai» en matière de Wallace Stevens. C'est, en effet, son deuxième (comme elle le rappelle elle-même p. 14 du livre, mais nous y reviendrons) - un troisième étant même déjà annoncé (à la fin de ce même livre, p. 299, sous le titre LA LITTÉRATURE AMÉRICAINE CHEZ CORTI).

Car, saperlipopette, voici plus de 74 ans que Wallace Stevens est traduit en France - 74 ans, pas rien tout de même. Il y a des existences plus courtes que cette durée. Edlestein signale dans sa bibliographie une traduction par Eugène Jolas de Peter Quince at the clavier (un poème de HARMONIUM sur lequel CM s'appuie pour jouer des grandes orgues - p. 17, et même de ses propres grandes orgues, puisqu'il lui sert à introduire Emily Dickinson en tant que l'origine dont Wallace Stevens en tant qu'elle le traduit est l'aboutissement), dans une ANTHOLOGIE DE LA NOUVELLE POÉSIE AMÉRICAINE parue chez Kra en 1928 (la Bibliothèque Nationale n'en a pas trace). D'autres au fil des ans ont suivi, sans interruption, d'alors jusqu'à nos jours. Ainsi, dans la revue MESURES, 5ème année, vol 3, 1939, on trouve cinq poèmes. Certes, ce n'est pas «tout» HARMONIUM - mais tous les poèmes traduits en sont tirés. Traduits, en outre, par des illustres. Des comme lui justement: «grands». Pierre Leyris. Raymond Queneau. Des «grands», d'ailleurs, il y en aura tout le temps, pour accompagner Wallace Stevens jusqu'ici, pour l'aider, sans doute, à patienter dans cette «attente» où il «demeure» - tous, malgré qu'elle en ait, ayant produit leur travail avant la «dizaine d'années» à quoi se borne aux yeux de CM l'horizon français de Wallace Stevens: Renaud de Jouvenel, Jean Wahl, Alain Bosquet, Bernard Noël, même Hedi Kaddour (qui,à l'époque, se passait d'accent). Excusez du peu.

On constate donc que le constat de CM est un rien tendancieux. Self-serving, comme on dit en anglais (et on me pardonnera peut-être d'y entendre aussi self-service). D'autant que cette «attente» où a dû «demeurer» HARMONIUM, CM le sait de première main, n'a rien du retrait métaphysique d'une divinité ou d'un prophète s'excisant de l'histoire, ni sa publication par elle rien d'un dévoilement du même ineffable chez le mystique humble assez pour aller chercher dans le vertige de sa piété et de son propre effacement la force et la constance de porter, d'assumer, de libérer et de transmettre la parole fondatrice patiemment entendue et recueillie. Cette «attente» résulte, très précisément, très historiquement, des invraisemblables mœurs et pratiques du monde littéraire français, auquel CM appartient de tous les côtés, aux premières loges (elle a siégé au comité d'attribution des bourses du CNL, par exemple), et sur la nature et la bassesse desquelles elle est parfaitement renseignée. D'ailleurs, de cette «attente» (que j'appelai alors, pour ma part, censure[8]) où je constatais qu'HARMONIUM, entre autres, «demeurait» du fait des reniements à mon égard d'un premier éditeur français, je l'avais moi-même informée, il y a plus de dix ans, par téléphone, en lui demandant sans succès son avis éventuel et son éventuel appui.

Il est vrai qu'à parler ainsi, en remettant sur le tapis (j'ai failli écrire clavier) tout le sordide de cette affaire de «traduction» de Wallace Stevens en France qui dure depuis plus de 17 ans - où de sombres machinations et contrats entre éditeurs, sans compter des rivalités de chapelle et l'inévitable chasse (gardée) à la subvention, ont longtemps fait que personne n'a pu vraiment «recueillir» Wallace Stevens, qu'il s'agisse de son premier, de son deuxième ou de son nième recueil - il se révèlerait que l'harmonium qu'on nous joue ici donne de la voix à bien autre chose que ce que CM appelle, p. 14 de sa préface, le «caractère transcendant inhérent à la musique» ou, plus près de nous, quelques lignes plus bas dans ce même 4ème de couverture, «le mot harmonie sous-jacent dans le titre.» Ça, pour sous-jacer, c'est sûr que ça sous-jace - mais ce qui «chemine» dans le «souterrain» a rarement une odeur de rose.

Le plus drôle, là encore, le plus intensément absurde, chez CM dont tout le discours établit plutôt deux fois qu'une qu'elle comble un manque, qu'elle redresse un tort, qu'elle permet enfin à un «grand» poète de donner chez nous, dans notre langue française, sa véritable mesure, c'est qu'elle (se?) ment: le recueil qu'elle traduit n'est pas celui que publie Wallace Stevens à l'âge de 44 ans (en 1923), ni même sa nouvelle version de 1931 (laquelle comporte 14 poèmes de plus - dont le Sea Surface, sur lequel CM a tant à dire - et d'où Stevens fait retirer 3 poèmes, qui ne figurent en effet pas dans le volume ici «édité et traduit»; CM signale certes une partie de cet état de chose p. 12 de sa préface, mais en passant et de manière fort incomplète: elle se contente de mentionner qu'une «douzaine de textes» sont venus «enrichir» le recueil: doit-on en déduire que ceux qui en sont retirés, au nombre de trois, visent à l'appauvrir?) mais, et sans en rien dire, la version qu'en donnent les COLLECTED POEMS de 1954 et leurs rééditions successives - volume dont on sait[9] qu'il n'est pas celui que l'auteur, qui meurt l'année suivante, aurait voulu (du fait, par exemple, d'omissions dans THE ROCK). En effet, c'est seulement dans ces COLLECTED POEMS que l'avant dernier-mot du 3ème vers de la partie V du Comedian est «prickling»; dans les diverses éditions de HARMONIUM en tant que volume (1923, 1931, 1947), comme dans la réédition en 1950 de l'édition de 1931, le texte porte «pricking» (c'est également ce mot que donne le texte recueilli dans THE PALM AT THE END OF THE MIND, dont le volume chez Library of America conserve lui aussi la leçon). De la part de celle qui insiste tant sur la primauté de son travail sur le «premier» recueil, qui balance qui plus est plus de notes explicatives sur ces textes que les B-52 de bombes sur Bagdad, qui date en outre dans ces mêmes notes les poèmes sans jamais expliquer d'où lui viennent ces datations et de quelle autorité[10] elle les accole au poème qu'elle en affuble, c'est faire preuve d'une légèreté étourdissante, trouvez pas? On est donc fondé à demander sur quoi se fonde au vrai cette entreprise (sauf à s'en déclarer ou s'en admettre inspirée de manière vatique, ou à reprendre l'argument que je présentai tout à l'heure sur le transvasement à l'identique que l'accord des droits effectua entre Wallace Stevens et CM) si acharnée à s'établir comme la seule en état de l'être, la première (première dans le sens ici de l'origine, de l'aube initiale, de la proximité ontologique) à l'être («on constate») et, surtout, à l'avoir fait au point d'en parler comme, justement, d'un fait accompli («Wallace Stevens a»; «la poésie a simplement cheminé chez lui»; «comme en témoigne…»; «Harmonium propose»; «le poète expérimente») - hormis sur le faux évident et très simplement démontrable de ce qu'elle prétend incarner.

Car, entendons-le bien, cet harmonium qui se joue ici (sitôt l'acte de la révélation révélé, ce à quoi nous assistons, ce à quoi nous sommes convoqués) n'est rien de moins qu'un coup d'état: CM cesse de traduire Wallace Stevens (si tant est qu'elle ait essayé) pour être Wallace Stevens ou, du moins, cette partie de Wallace Stevens qui l'amène jusqu'à nous aujourd'hui - cette sortie de sa réserve que j'ai signalée plus haut. Elle est de Wallace Stevens, par la révélation même qu'elle en scénographie, ce qui s'est en son nom à lui par son nom à elle détaché de la réserve jusque là observée (ou contrainte), ce à quoi elle a permis - en lui assurant la préservation de son identité et de ses droits dans son mouvement vers nous - de s'arracher à l'attente, en lui offrant les moyens de troquer contre la «demeure» de «l'attente» la rose des vents de Corti. L'harmonium, dès lors, en fait, c'est elle - et Wallace Stevens, le plus fort, n'est peut-être pas même l'instrumentiste.

De fait, le deuxième paragraphe du 4ème de couverture abandonne le passé composé - ce temps de l'accompli, de l'irrévocable, de l'historique, du clos - qui avait cours dans le premier (à l'époque où tout demeurait à la fois englué dans «l'attente» et atomisé dans la dispersion concomitante au «petit» des anthologies) pour aborder de façon extraordinairement sonore, ronflante, l'incontestable de la déclaration, de l'invocation au présent pur. Il ne s'agit plus d'apprendre tel ou tel fait au lecteur ou de lui en résumer un ensemble, ni de lui présenter des avis et des opinions sur un parcours repéré, non plus que de lui indiquer des perspectives ou de lui signaler des contextes, mais d'accompagner en son essence même Wallace Stevens dans le dévoilement qui en est fait[11] et de s'inscrire dans la vérité exposée (elle est vraie parce que, celée naguère, elle est désormais exposée; elle est exposée parce qu'elle est vraie) qui résulte de la révélation effectuée; de le confondre avec la déclaration où il surgit et d'en faire non le dire d'un sujet amené à la parole, au texte, mais l'objet sans autonomie d'une narration instituante: «Wallace Stevens a»; «il n'est pas»; «non d'un poète qui se cherche»; «il marque»; «comme en témoigne» - (qui se répercute dans le troisième paragraphe aussi bien) en assertions toujours plus entières et toujours plus larges, que leur grandiloquence même et la ferveur avec laquelle elles sont énoncées finissent par diluer et anéantir dans leur propre emphase et qui, loin d'arriver au moment de leur vérité ou de leur accrétion effective dans un réel qui les garantirait, sont en fait applicables aussi bien (hormis pour trois détails locaux et purement anecdotiques, plus exactement anecdotisés par l'enflure des déclarations: le «groupe d'assurances», le nom du recueil HARMONIUM et la mention du poème The Comedian) à n'importe qui, et peut-être même, sans que CM en sourcille, à n'importe quoi[12].

À la regarder d'un peu près cependant, et sans besoin de passer dans le «souterrain», où se tient «sous-jacente» «l'harmonie» qui nous attend au 3ème paragraphe[13], rien de plus aisé que de lire dans cette brève présentation l'habituel mythe de la poésie tel que le pratiquent et le soutiennent la consommation et l'idéologie courantes, chargé de son habituel barda: son lieu est le poète, lequel est avant tout un destin (à moi, albatros et guignon!), c'est-à-dire la structure narrative la plus «naïve»: un début, un milieu, et une fin - autrement dit, encore une fois (et il n'est nul besoin ici de l'harmonium pour nous rappeler que nous sommes tous encore dans le merveilleux chrétien) une réécriture de la geste de JC: la prédestination/vocation originelle («pas à son coup d'essai», «commencé dès ses années d'études», avec Harvard jouant assez bien le rôle de la maison du charpentier), puis le long silence avant la mission véritable («de façon souterraine», «tandis qu'il poursuivait», «dans un grand groupe», avec, en retrait - comment dit-on, à l'orgue, en motif ostinato, non? - dans ce «cheminement» qui ne se connaît pas d'origine «au sein», la trace, le souffle, la forme d'une re-naissance virginale), laquelle survient alors comme «aboutissement» et «point de départ» (l'alpha et l'oméga), le tout érigé et attesté dans le «témoign[ag]e» (évangile, apocalypse) d'un «itinéraire poétique». Je n'invente rien. Pouvez lire aussi bien que moi.

On s'amusera au passage d'une résurgence assez hilarante du platonisme pour classes terminales dans le petit moment mythographique que nous offre CM, quand elle déclare que HARMONIUM «a pris le temps de mûrir» - le poète se servant pour ce faire comme cave, faut croire, ou couveuse peut-être, de son «absorbante activité». On ne peut, bien sûr, que le féliciter d'une telle prévoyance - ce qui, de la part d'un membre influent d'un «grand[14] groupe d'assurances» est toutefois, après tout, «simplement» normal. On est cependant en droit de s'affliger du niveau de «réflexion engagée» par la traductrice sur ce que «devrait être la poésie», tel qu'en «témoigne» cette notion du recueil suspendu comme potentialité, à la manière d'un homoncule in nucleo, d'une idée flottant dans le pur amnios des essences en attente, quand le poète sera moins «absorbé», de son incarnation (quand je vous disais qu'on était aussi, dans cette histoire, en pleine annonciation avec Wallace Stevens en Vierge Marie et CM en Gabriel). Plus sérieusement on peut, mais ce n'est peut-être pas le résultat voulu, y trouver en fait confirmation (si tant est qu'il nous en fallût une) de ce qu'en somme l'homme dont on nous colle sous les yeux la «photo» avec ses «droits réservés» et pour lequel, par lequel et avec lequel on assemble cette inlassable scénographie du poète et de la poésie, n'importe au fond (dans le «souterrain», là où ça «chemine»), résolument et «simplement», pas (ni donc, non plus, ses «années études à Harvard», ni son «absorbante activité», ni celui «qui se cherche», ni «celui qui s'est trouvé», ni «son itinéraire poétique») puisqu'il n'est, c'est dit, que le volume à l'évidence indifférent (il y participerait sinon, au lieu que d'être «absorbé» ailleurs) où - hors de sa volonté et de sa conscience - la poésie «simplement» «chemine» et d'autres choses prennent «le temps de mûrir».

C'est qu'en fait CM n'est pas intéressée à traduire Wallace Stevens, mais bien à révéler la poésie dont il serait le lieu, le médium, moins le passage que le passant (au sens de pantalon dont elle, CM, est la ceinture). La «traduction» s'institue ici dévoilement des sens (d'essences) enfouis dans une métonymie sans fin (A est B qui est C qui est D: «L'accent est mis […] sur les liens de la poésie avec les autres arts […]»). C'est presque du spiritisme pour table tournante (table d'harmonie, bien entendu?) D'ailleurs, CM dans sa préface invoque la critique américaine Helen Vendler (elle aussi, fatalement, «grande», p. 8), en traductrice préalable à la traduction, en divinité propitiatoire qui permet (de l'autre côté, l'anglais, de la révélation) «d' "entrer" dans ces poèmes» (p. 8), de parvenir jusqu'à leur cœur par le biais de leur difficulté même. Celle-ci lui remet en effet, en guise de «recommandations à l'usage d'un néophyte qui veut déchiffrer [j'ai vérifié le texte anglais: il porte bien deciphering] Stevens» les quatre préceptes (règles? mesures? indications? clés? pilotis? pierres de Rosette? dictionnaires? tables de la loi?) suivants:

1) substituer «je» là où il écrit il ou elle[15];

2) chercher le «cœur [c'est bien heart en anglais]» du poème au milieu du texte (les débuts, chez Wallace Stevens, étant «trompeurs»)[16];

3) placer le texte dans son intertexte personnel et social;

4) n'accorder aucune créance (mistrust dit le texte anglais) au titre des poèmes.

Bon sang, mais c'est bien sûr! Que ne me le disiez-vous plus tôt! Rien d'étonnant, dès lors, qu'il y ait devant Wallace Stevens un besoin si essentiel, si central, si «manifeste», de traduction, si ce n'est pas, même, de deux ou trois traductions successives au moins, de Wallace Stevens! En fait, tout bien pesé, c'est même seule la traduction qui se trouve en état, en position, en possibilité de «dire» ce que dit Wallace Stevens.

On le voit, c'est incessamment la figure de la révélation qui domine toute la scène où CM (se, nous, lui?) joue de l'harmonium:

(1) elle révèle en France (enfin, «près d'un demi siècle après sa mort») HARMONIUM et Wallace Stevens (comme «premiers»);

(2) ce faisant, il se révèle qu'elle est bien (et la seule possible) la traduction/doublure de HARMONIUM qui, lui aussi, a pris «le temps de mûrir» comme en témoigne un «itinéraire poétique» (celui de CM nous est donné très clairement au haut de la p. 9 où la traductrice, dans «une parenthèse à titre personnel[17]», lie Emily Dickinson à Wallace Stevens, en tant que l'un fils de l'autre, et établit clairement «sur ce plan au moins une relation entre» Emily Dickinson et Wallace Stevens, et cette présente traduction comme ce qui lui permet «de [s'] expliquer à [s]oi-même pourquoi [elle a] eu envie de traduire le second après avoir traduit la première[18]», avant que la note de bas de page ne nous donne les titres (on a presque envie de souffler - dans l'harmonium bien sûr - les stations) des traductions par CM des poèmes d'Emily Dickinson, dans leur envol à l'asymptote toujours plus près de sa résolution identificatoire: POÈMES; UNE ÂME EN INCANDESCENCE; LETTRES AU MAÎTRE, À L'AMI, AU PRÉCEPTEUR, À L'AMANT; QUATRAINS ET AUTRES POÈMES BREFS (le retour à une apparente sobriété dans le titre s'explique peut-être par le fait que cet ouvrage paraît chez un autre éditeur) ; AVEC AMOUR, EMILY;

(3) la traductrice dans sa fonction thaumaturgique «manifeste» le sens de Wallace Stevens: HARMONIUM, c'est harmonie; l'harmonie, c'est le manifeste de HARMONIUM. On en trouve une confirmation dans la pratique même de la traduction chez CM, qui n'hésite pas à rendre par «harmonie» le mot anglais «accord» - p. 112-113.

Car le troisième paragraphe poursuit implacablement sur la lancée de cet acharnement à ressasser le poétique selon les termes (idéologiques) de quoi le recueil est «édité et traduit», et dont il se révèle de plus en plus clairement qu'il n'aura été qu'un banal et fongible prétexte: HARMONIUM n'y est désormais qu'un «ensemble de voix»; un espace, d'évidence vide et en lui-même neutre (il n'intervient pas dans ce qui s'y passe), où ont lieu des passages d'un extrême à un autre et où des choses «se déploient»; un fond, faut croire, pour des «formes» qu'un poète «expérimente» en fonction de «ressources» «accumulées» (Wallace Stevens en tant que Robinson Crusoë; que M. Bertin? Que sont les «ressources» d'un poète? Où les a-t-il acquises? Comment s'accumule ce capital-là? Arrive-t-il qu'il se dilapide? S'investit-il? Dans quoi? Quelle économie préside à ces accumulations?) Le recueil même étant ainsi évacué au profit de sa théâtralisation, de sa figure, de sa figuration par révélation, CM arrive enfin à (s') expliciter sa (la sienne comme celle du livre même, mais ce sont maintenant exactement les mêmes) visée: tout comme (mais aussi parce que, puisque, étant donné que, pour la raison que: «sa préoccupation essentielle:») c'était IDÉES DE L'ORDRE[19] qu'elle a naguère traduit (faut-il, sur la lancée de la leçon du sous-titre qu'elle donne à ce recueil, écrire traduites?)[20], ce ne peut être rétroactivement («trouver un ordre au chaos du monde») que d'harmonie qu'il s'agit ici, ici dans l'origine, dans l'avant, dans le «premier» moment, dans le plus proche de la «préoccupation essentielle», puisque CM montre justement qu'elle-même ne connaît de mouvement que de dévoilement (de ce qui est celé, souterrain, à la remontée vers le sens «premier»).

CM alors est bien, en effet, ça se prouve en acte sous nos yeux, traductrice, et LA traductrice de Wallace Stevens, puisqu'elle nous livre (c'est par le propre de son entremise même, par son intercession effective en tant qu'elle-même, que nous est livrée «près d'un demi-siècle après sa mort») «l'harmonie sous-jacente» dans le titre HARMONIUM. «Édité et traduit», c'est indubitable; comme elle l'écrit, c'est, ça se «manifeste».

Arrivé en ce point, on peut enfin se passer, tant qu'à faire, de la poésie elle-même, aussi bien sous ses aspects de travail précis d'un auteur historique nécessairement affecté d'une origine et d'une aire et d'une pertinence, que de simple expectoration cacochyme d'un harmonium soupirant après l'harmonie qu'il se croit constitutive. On la dissout dans «l'art» (s'il y en a «d'autres» avec des «liens» qui la désignent, c'est qu'elle en est un), puis on la ventile, on la pulvérise, on l'atomise, on la disperse: «La poésie, […] est une façon de rendre acceptable l'expérience […].» Faut bien l'entendre, cet harmonium qui ressemble terriblement à l'orgue aux parfums du MEILLEUR DES MONDES: il dit que la poésie, c'est ce qui oblitère par exemple les mauvaises odeurs (Trenet et son Jardin extraordinaire devenus simples hérauts d'un désodorisant d'intérieur ne sont pas loin). La poésie, c'est un des moyens de rendre acceptable (mais qu'y a-t-il à rendre acceptable que l'inacceptable?) La - poésie alors, c'est du lubrifiant social?

Méditez d'ailleurs un instant, mes frères, sur la formulation «ce qui trouve un ordre au chaos du monde». L'usage pose généralement que l'agent X (artiste, poète, amant désespéré - mais toujours prédestiné) trouve de l'ordre dans le chaos du monde, ou du chaos du monde institue, ou tire, ou déduit, ou rêve, etc., un ordre, ou encore qu'il impose son/un ordre au «chaos du monde», etc. Chez CM, en revanche, une ambiguïté plane, avec de sinistres ombres: qu'est-ce, sans ambages - ni sans omettre un instant que cet «ordre au monde» renvoie nécessairement à sa traduction précédente de Wallace Stevens en ce qu'elle s'intitule précisément IDÉES DE L'ORDRE, quand le titre anglais qu'il prétend rendre ne pose qu'un bien moins défini et définitif IDEAS OF ORDER dont la formule qu'elle élit provoque ou appuie délibérément l'écho autoritaire (voire fascisant, quand on pense à la date du livre: 1936[21]) - qu'un «ordre au monde»?

Face à ce tremblé soudain, ce tremblant tout d'un coup entendu dans le cheminement de la poésie, rien d'étonnant, ô Lavignac, qu'on s'empresse dès lors, en gens de goût, de ne plus voir, ne plus vouloir et ne plus pouvoir en tout et de tout que la pure, que la seule, que l'immarcescible - éditée, en effet, et traduite plutôt deux fois qu'une - harmonie!

     Ne reste alors, pour résoudre tous les tourments soulevés par cette épopée minuscule non sous les espèces du conflit mais, encore une fois, sous les figures imposées de la traduction en tant qu'elle suppose, enclenche et accompagne une révélation, qu'à rappeler que ces hautes considérations relèvent aussitôt et directement du plus intime de l'expérience de chacun de nous autres, lecteurs bouche bée debout autour de ce berceau béatifique - à en passer donc, si brièvement que ce soit, à l'inscription même d'une voix, à la confession selon le mode de l'intimité immédiate, seules capables de dissiper la nuit qui s'accumule (vous savez, ce moment où, chien et loup, où on la dit, comme certaines chemises, brune?) et les problèmes qui se posent. Le modèle en remonte, sans doute, à Roosevelt et à ses causeries radiophoniques (que double leur redite poundienne sur les bords du Tibre): malgré ses longues journées de labeur, malgré l'incroyable complexité et l'inconnaissable dureté de sa tâche, celui qui est le poète (ou le traducteur, ou le guide, ou l'harmonium suprême), parce qu'il est le poète (ou le traducteur, ou le guide, ou l'harmonium suprême) et que son devoir (de traducteur, de guide ou d'harmonium suprême) est de rendre l'expérience commune plus «acceptable», dans la clausule de ce texte où sa geste est retracée, laisse sa voix s'entendre - nous donne sa voix à recueillir, «près d'un demi-siècle après sa mort»:

«"La poésie", a-t-il dit […]».

En fait, quelqu'un l'a remarqué?, arrivé en ce point de la démonstration, plus nul besoin de l'auteur Wallace Stevens (peut-être est-ce lui aussi qui est «édité et traduit»?) ni de rien ou personne d'autre: on se contente de pronoms anaphoriques dont l'origine se perd dans une harmonieuse (à moins que ce soit harmonique?) confusion. De cette citation qui s'occupe de boucler ce remarquable texte (et, aussi bien, de nous la boucler), vous l'attribuez au vrai à qui, vous, le «il» qui nous la «dit»: au titre «Harmonium» en début de paragraphe? Au «poète» de 4 phrases plus haut? Au «mot harmonie» de 3 phrases avant? Ou à «l'accent» de la phrase qui précède? Quand j'vous l'disais qu'on y était à pleines machines, dans le céleste sans généalogie ni histoire.

Mais revenons-y encore, à l'admirable clausule. «Il» est là, qui nous parle encore. «La poésie", a-t-il dit, "est […]». Z'entendez pas, la durassienne douceur, ou douleur s'il vous en préfère, de cet «ensemble de voix, ou plutôt de registres»? Il a dit. Il nous dit. Il est là, ou a été là, pour dire. Nous dire. Confier, comme d'un trésor. Car c'est, n'est pas?, aussi bien qu'un «premier» souffle, un dernier qui ici nous passe sur la face, comme au Jardin des olives. Harmonie de. Harmonium où. La poésie est - «[…] du ludique au rhétorique […] de la forme brève […] à la forme longue». Quelque chose est, qui se déroule et signifie. Quelque chose est, qui s'harmonise. Quelque chose est, qui se tourne vers nous pour dire, nous dire, que A est B, qu'il y a de la transmission, du sens, de l'ordre. Il le dit, et le dit donc à - et on comprend dès lors comment et pourquoi celle qui n'était jadis que «C.M.» sur d'autres bibles de même format occupées d'autres instances absolutistes parvienne ici enfin au nom entier, et que le dispositif complet de la signature soit possible, qui la déploie dans la position orante du scribe en qui se recueille, dans la transparence de la révélation, l'évidence de la manifestation du Dieu après son ascension vers l'empyrée des essences: «édité et traduit», à la fois homme et Dieu -

C'est beau comme l'antique, non? Vous, j'sais pas, mais moi cette fin, comme le Père (traducteur, guide, harmonium suprême), je m'en remets à toi de l'autre, ça me tire des larmes harmonieuses. En plus, cette cadence du «a-t-il dit», qui interjette son impérieuse rhétorique dans la douceur de l'annonciation - qui rythme et ancre cet envoi inestimable en quoi s'instituent sans en rien dire un interlocuteur et un dépositaire, une église et un credo, une foi et une ferveur (play it again, Sam): La poésie, a-t-il dit, est…

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     Et tant pis si cet immonde escamotage se fait, littéralement aujourd'hui, sur le dos de ce poète qui, en effet, reste toujours «moins connu» en France précisément parce que ses recueils, «on» le «constate» une fois de plus devant de telles traductions, ne peuvent, ne savent, n'imaginent faut croire, que «demeurer en attente», «réservés» ça c'est sûr, devant l'atroce bonneteau auquel sinon on les soumet.

Gilles Mourier

 
[1] EARTHY ANECDOTE, dont le texte anglais se trouve p. 22 du recueil traduit par CM.

[2] Peut-être, m'objectera-t-on, serait-il suffisant de ne voir dans cette minuscule (anecdote) que l'anecdotique (minuscule) d'une bête inattention dans la correction typographique? Peut-être - mais qui connaît au juste la taille d'une minuscule quand elle prélude à une série où bien malin qui saura ce qui revient à l'inattention (minuscule) et ce qui incombe à l'incorrection (majuscule)? «Il [Wallace Stevens] n'avait pas l'avantage d'être né en Europe comme T. S. Eliot […]» (oh, oui, pouvez écarquiller les yeux: c'est bien ce qui est en toutes lettres écrit p. 12); «pour goûter les effets détonants obtenus par l'emploi d'un vocabulaire à la fois grotesque et précieux […]», p. 20 (il est vrai que CM nous donne un Wallace Stevens lui-même détonnant quand il use sur le revers désormais français de son texte d'une expression telle que «cul beuglant», p. 81); «Chaque fois que, sabots claquants, les cerfs/Parcouraient l'Oklahoma», p. 23; «C'était un caparaçon de vent, de nuages,/Et d'autre chose de donné à rendre entier parmi/Les ruses […]», p. 85 (ah qu'en termes galants…); «Entrant dans une couleur primitive, il poursuivit.», p. 87 (késako?); «Le clair de lune sur l'épaisse, cadavérique/Floraison des yuccas, […]», p. 89; «Mais ils venaient parlementant à propos d'une terre», p. 89; «Son esprit était libre […]/Et attentif à un moi qui le possédait,/Un moi absent de lui dans la ville encroûtée/D'où il venait.», p. 91 (tout fout Lacan, disait-on du temps jadis); «des formes or et cramoisi», p. 93 (pourquoi pas cramoisies?); «il voyait à travers la proue de son vaisseau.», p. 95 (il a de bons yeux); «les effluves flottant/Depuis le seuil d'entrepôts», p. 95; «Il se cramponna plus fort à la prose essentielle/Comme étant dans un monde aussi frelaté/La seule intégrité pour lui» p. 97 (what?); dans l'anglais en regard, le 5ème vers après le début de la strophe qui débute au milieu de la p. 98 porte «The man in Georgia waking», mais la traduction indique «L'homme en Géorgie marchant»; «Le dénouement fut comme fortuit», p. 103 (il le fut ou non?); «symbolisée par les pieds "racornis" saillant sous le drap», p. 17 mais «Si ses pieds cornus saillissent», p. 159: faudrait s'entendre; «Comment se fait-il que mes saints dans Voragine/Avec leurs chaussons brodés, émeuvent ton spleen?», p. 207, «synestésique», p. 282, etc.

[3] Comme tente elle aussi - mais sur des plus grands airs, de plus grandes orgues - de nous le refiler la préface, qui s'achève, sans rire, sur l'inévitable Rimbe en tant qu'il nous afflige/affecte de poésie depuis Lagarde et Michard: «[…] dans l'espoir de ne pas retrouver 'l'Europe aux anciens parapets', mais bien plutôt, 'Million d'oiseaux d'or', 'la future vigueur'».

[4] Il en va différemment dans le modèle - du moins chronologique - selon lequel s'organise ce volume: les textes d'Emily Dickinson traduits par CM. Dans UNE ÂME EN INCANDESCENCE (Corti, 1998), par exemple, qui porte «Photo de couverture: Emily Dickinson, Daguerreotype [sic], Détail, Amherst College Library (Courtesy of the Trustess of Amherst College)», la mention «Photo de couverture» figure là aussi sous les initiales de celle qui n'est alors encore que C. M. Pourtant, elle y est située plus bas sur le revers même; plus proche (donc fonctionnellement plus voisine) du code-barre. À ce titre, elle est presque invisible et, par là, relève de deux paradigmes (que sa longueur confirme): la technicité sérieuse (voici mes sources, ceci est un travail quasi universitaire); la filiation tout autant muséographique («détail») qu'archéologique (Daguerréotype) qui en réaffirme et en enracine l'effet d'ancienneté. Il s'agit dans ce cas de signifier aussi intensément, presque aussi scientifiquement, que possible la distance historique, pour mieux faire ressortir la proximité poétique (l'incandescence).

[5] Ce que confirme indirectement par son négatif le passage consacré aux «petites anthologies ou [recueils]» du 4ème de couverture, dans l'infime espace - marqué qui plus est du signe de la dispersion («ici et là») - desquels avait jusque là été confiné HARMONIUM.

[6] Même si je ne peux m'empêcher d'éprouver un trouble - qui n'est pas que de surprise réactionnaire devant l'incorrection du terme - devant la disparition du suffixe «graphie» de la «Photo» qui, décidément, dit bien des choses ou, à tout le moins, a bien des choses à (nous) dire.

[7] Voir pp. 83, 99, 109, 171.

[8] Et pourquoi pas ce mot ici précisément redit, que certains trouveront trop fort - mais qui ne l'est que si l'on admet que les mots ont un sens? Or en ont-ils encore un, quand CM écrit, en incipit à sa préface du recueil: «À l'instant de donner à lire cette traduction…» (c'est moi qui souligne)?

[9] La lettre de Stevens à Robert Pack, en date du 14 avril 1955, est explicite à ce sujet.

[10] La seule autorité pour la datation des poèmes de Wallace Stevens, s'il en existe aujourd'hui une, est l'anthologie que publie sa fille en 1971 sous le titre THE PALM AT THE END OF THE MIND, où elle écrit en préface: «[the poems] have been arranged in chronological order, determined from manuscript evidence, correspondence, or date of publication. It should be noted, however, that poems dated only by publication must have been written earlier […]». CM, qui a lu cette préface est-on donc amené à penser mais qui n'est plus à ça près me direz-vous, ose quand même écrire dans sa préface que Le Comédien en lettre C a été écrit en 1923, allant jusqu'à ajouter «juste avant [l]a publication [de HARMONIUM]», p. 12. Il se trouve, dommage pour elle, qu'une première version du poème a été soumise pour le prix Blindman en 1921, bien avant qu'il soit seulement question de HARMONIUM (on la trouve in extenso, entre autres, dans le volume de Library of America sur Wallace Stevens).

[11] Les notes en fin de volume visent au même effet d'annexion: pour la plupart, elles traduisent la traduction (CM elle-même en dit, dans sa préface: «Aussi ai-je décidé d'accompagner le lecteur à l'aide de quelques suggestions dans sa découverte d'un univers à la fois très étrange et familier, en refaisant avec lui mon propre chemin.», p. 7. Même en oubliant ce qu'a de purement dirigiste [et de bien mal écrit] une remarque telle que «accompagner le lecteur à l'aide de quelques suggestions», le fait qu'il ne s'agisse dans ce livre que de refaire le chemin de CM est clairement établi), elles en donnent le sens en même temps qu'elles en assoient l'évidence incontestable en organisant strictement, d'une manière qui se veut scientifique et érudite, la lecture: «Le climat du poème est mallarméen si l'on veut…», p. 279; «L'un des premiers symboles féminins de l'imagination chez Stevens […] La couleur pourpre est pour Stevens la couleur de l'imagination, de la poésie.», p. 279; «On appréciera […] On notera […] Le goût de Stevens pour l'Extrême-Orient se manifeste ici […]», p. 281; «Ce poème est proche du cubisme […] Il est nécessaire de préserver l'image synestésique [sic] [...] Ce poème se situe à la fois dans la tradition préraphaélite et médiévale […] On appréciera le contraste des couleurs […]», p. 282; «Il convient de lire le poème comme […] Stevens règle ici ses comptes avec le passé.», p. 283; «Crispin se trouve englué dans le réalisme. […] Le pourpre chez Stevens est la couleur de l'imagination. […] Les "filles bouclées", au sens filial du terme, représentent soit les poèmes, soit plutôt l'aboutissement harmonieux de ses rapports complexes avec la réalité.», p. 285, etc.

[12] On ne peut, en conséquence, qu'analyser sans cesse (sans fin peut-être), «chercher» ce que CM avance (ce qu'elle a «trouvé») tant on n'y assiste qu'à de l'activité performative. Si, en effet, on ne tente pas de «cheminer» dans le «souterrain» de ce qu'elle écrit, d'entendre le «sous-jacent» de ce qu'elle «édite et traduit», on risque de «demeurer» soi-même «en attente», voire de se faire «absorber» dans son «activité au sein d'un grand groupe», lequel n'a rien, mais rien, d'assurant ou de rassurant, comme en «témoigne» ce passage, pris à la page 19 de la préface: Il n'est pas jusqu'à la nature elle-même qui ne revête aux yeux de Stevens une espèce d'animalité. («C'est vrai que les fleuves allaient reniflant tels des porcs»), tellement ses pulsions le projettent du côté de la vie. La forte présence des animaux est une preuve de la vitalité américaine qui l'habite et de sa volonté de se démarquer de la poésie de l'Ancien continent. Quelqu'un y entend-il vraiment quelque chose? Y a-t-il un traducteur dans la salle? Où sont les notes quand on en a besoin?

[13] Dans la métaphore insupportable du «sens» comme germe au sein d'un volume dont il est le souterrain, le sous-jacent, comme «profondeur» du poème. Ça se redit plus clairement encore dans la préface: «Paradoxalement donc, il faut se fier aux sens, c'est-à-dire à la surface, si l'on veut approcher du sens.» (p. 17).

[14] Inévitablement.

[15] Las, que substituer en cas de «it»?

[16] Ces «recommandations», qui édictent qu'un texte dit «je» quand il dit quelqu'un d'autre, que son titre vise à enduire d'horreur, que son cœur est ailleurs (du côté droit?), sont précisément au cœur de la démarche de CM, qui en rappelle, qui en répète, la plus organique, même si elle reconnaît être pratiquement obligée d'en dévier (comme toujours quand il y a transmission univoque d'un sens - ou est-ce traduction équivoque d'essence? Allez savoir…): «Sans être tout à fait au milieu du recueil, Le Comédien est au cœur d'Harmonium et a été conçu pour occuper cette place centrale.» (p. 20).

[17] Au rebours, on suppose, d'une parenthèse à titre impersonnel, ou d'une impersonation (puisque l'anglais n'est quand même pas loin) à titre parenthétique, ou d'une titraille à parentèle personnaliste?

[18] On nous en remet une tartine p. 281: «Dans les derniers vers, relatifs aux grillons [il s'agit de la fin de la section V du Monocle de mon oncle], je ne puis m'empêcher de saisir [sic] un écho du poème d'Emily Dickinson […]».

[19] On peut d'ailleurs se demander si le «chaos du monde» auquel il s'agit de trouver un «ordre» n'est pas en fait, dans le travail de CM, le texte américain même (puisque HARMONIUM est un «ensemble» de voix, de registres, qui mêle tout et son contraire selon des tensions cependant si purement polaires qu'on en tombe dans la tautologie: «quatrain» donné comme «forme brève» - qui a jamais pensé que le quatrain fût une forme longue?; «formes longues» occupant «plusieurs pages») - cet «ordre» étant justement celui qu'instaure sa traduction, qui sait tirer du «souterrain» de l'«attente» où «demeurait» HARMONIUM son sens «sous-jacent» mais «manifeste» d'harmonie.

[20] Wallace Stevens, IDÉES DE L'ORDRE, Atelier de la Feugraie, 2000 (traduction de Claire Malroux de IDEAS OF ORDER).

[21] Il suffit pourtant de lire le court texte que Wallace Stevens avait inclus sur la couverture de l'édition de 1936 pour dissiper toute ambiguïté à cet égard: «We think of changes occurring today as economic changes, involving political and social changes. Such changes raise questions of political and social order. / While it is inevitable that a poet should be concerned with such questions, this book, although it reflects them, is primarily concerned with ideas of order of a different nature, as, for example, the dependence of the individual, confronting the elimination of established ideas, on the general sense of order […].» Voir Wallace Stevens, COLLECTED POETRY & PROSE, Library of America, p. 997.

 
Bibliographie

Voici, in extenso, le texte dont mon analyse fait son objet:

[photographie de Wallace Stevens. En surimpression:]

Wallace Stevens
Harmonium
édité et traduit par
Claire Malroux

[logo]
José Corti]

[quatrième de couverture]

     Près d'un demi siècle après sa mort, Wallace Stevens (1879-1955) reste moins connu en France que d'autres grands poètes américains qui furent ses contemporains : T. S. Eliot, Ezra Pound ou William Carlos Williams. Si des traductions ont été publiées ici et là depuis une dizaine d'années sous forme de petites anthologies ou de recueils, on constate que le premier d'entre eux, Harmonium, est demeuré en attente.

     Wallace Stevens a 44 ans et il n'est pas à son coup d'essai, ayant commencé à écrire des poèmes dès ses années d'études à l'université de Harvard. La poésie a simplement cheminé chez lui de façon souterraine tandis qu'il poursuivait une absorbante activité au sein d'un grand groupe d'assurances. Harmonium a pris ainsi le temps de mûrir. C'est le recueil non d'un poète qui se cherche, mais d'un poète qui s'est déjà trouvé. Point de départ, il marque l'aboutissement d'une réflexion engagée depuis longtemps sur ce que devrait être la poésie, comme en témoigne le récit de son itinéraire poétique, le poème intitulé The Comedian As The Letter C.

     Harmonium propose un ensemble de voix, ou plutôt de registres allant de l'aigu au grave, du ludique au rhétorique, de la forme brève du quatrain à des formes longues se déployant sur plusieurs pages. Le poète expérimente les ressources qu'il a accumulées. Le mot harmonie sous-jacent dans le titre manifeste sa préoccupation essentielle : trouver un ordre au chaos du monde. L'accent est mis non seulement sur l'imagination, mais sur les liens de la poésie avec les autres arts, en particulier la musique. «La poésie», a-t-il dit, «est une façon de rendre acceptable l'expérience, presque entièrement inexplicable, que l'on est en train de vivre.»
                                                                    Claire Malroux

Photo de couverture : Wallace Stevens, droits réservés.

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                                                                    ISBN 2-7143-0783-2
                                                                    20 €
www.jose-corti.fr

 
Ouvrages cités:

1. Wallace Stevens, COLLECTED POETRY AND PROSE, New York: The Library of America, 1997.

2. Wallace Stevens, THE PALM AT THE END OF THE MIND - SELECTED POEMS & A PLAY, édition de Holly Stevens, New York: Knopf, 1971.

3. Wallace Stevens, LETTERS OF WALLACE STEVENS, New York: Knopf, 1966.

4. Wallace Stevens, OPUS POSTHUMOUS, New York: Knopf, 1957. Revu, corrigé et augmenté, 1989.

5. Wallace Stevens, COLLECTED POEMS, New York: Knopf, 1955.

6. Wallace Stevens, HARMONIUM, trad. par Claire Malroux, Paris: José Corti, 2002.

7. Wallace Stevens, IDÉES DE L'ORDRE, trad. par Claire Malroux, St-Pierre la Vieille: Atelier de la Feugraie, 2000.

8. SCIENCE DE LA MUSIQUE: TECHNIQUE, FORMES, INSTRUMENTS, sous la dir. de Marc Honegger, 2 vol., Paris: Bordas, 1976.

9. Albert Lavignac, LA MUSIQUE ET LES MUSICIENS, nouvelle édition, Paris: Delagrave, 1928.

 

 

 
 

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