Créances de l'été

 

I

Or dans la mi-été, après l'immolation
De tous les fous, après les furibonderies
Du printemps, loin des premières inhalations
D'automne, les jeunes couvées sont parmi l'herbe,
Les roses pèsent d'un poids épais de parfum,
Et l'esprit se défait de ce qui le troublait.

Or l'esprit se défait de ce qui le troublait
Et pense. La nervosité du souvenir
En arrive à ce point. Ce jour est le dernier
D'une certaine année au-delà de laquelle
Rien ne reste du temps. Il en arrive là
Et à la vie même de l'imagination.

Rien qui soit plus inscrit, plus pensé, plus senti
Et le centre du coeur devrait en recevoir
Un réconfort contre ses propres faux désastres —
Ces pères qui se tiennent en cercle, ces mères
Qui effleurent, qui parlent, qui demeurent proches,
Ces amours patientant dans l'herbe douce et sèche.

II

Que l'on sursoie à l'anatomie de l'été,
En tant que pin métaphysique ou pin physique.
Voyons la chose même et ne voyons rien d'autre.
Voyons-la dans le feu le plus fort du regard.
Brûle jusques en cendres ce qui n'est point elle.

Trace le soleil d'or épars sur le ciel blanc
Mais sans l'échappatoire d'une métaphore.
Regarde-le dans sa nudité essentielle
Et dis-en que c'est là le centre que je cherche.
Assujettis-le dans un feuillage éternel

Et emplis le feuillage de paix suspendue,
Joie de telle permanence, juste ignorance
Du changement possible. Exile le désir
Pour cela qui n'est pas. Telle est la nudité
De la fertilité qui atteint sa limite.

III

Telle est la tour naturelle du monde entier,
Le point cadastral, la verte apogée du vert,
Mais tour bien plus précieuse que la vue au bas,
Point cadastral établi comme l'est un trône,
Axe de toutes choses, apogée du vert

Et très heureux terroir, tout d'hymnes d'épousailles.
Il est cette montagne où se dresse la tour,
Il est montagne ultime. Le soleil, ici,
Sans sommeil, humant l'air qui lui convient, repose.
C'est ici le refuge créé par la fin.

C'est le vieil homme qui est debout sur la tour,
Qui ne lit aucun livre. Son antiquité
Vermeille absorbe l'été vermeil et s'apaise
D'une compréhension qui vient combler son âge,
D'une émotion incapable de rien de plus.

IV

L'une des limites de la réalité
De soi-même survient à Oley, quand le foin,
Boulangé de long jours, est empilé en meules.
Ce pays est trop mûr, trop serein pour l'énigme.
Le distant y fait défaut à l'oeil clairvoyant

Et les sens secondaires de l'ouïe foisonnent
Non de sons secondaires, mais de choeurs, non pas
D'évocations mais de choeurs ultimes, d'ultimes
Sons sans alliage et de propagation entière,
Pure rhétorique d'un langage sans mots.

Dans cette direction, tout cesse et, tout cessant,
La direction cesse et nous acceptons en bien
Tout ce qui est. L'extrême doit être le bien
Et l'est, et notre chance et miel en ruche aux arbres
Et pêle-mêle des couleurs d'un festival.

V

Un seul jour enrichit l'an. Une seule femme
Force le reste à baisser les yeux. Un seul homme
Devient une lignée, altière comme lui
Et comme lui perpétuelle. Ou n'est-ce pas
Que les autres journées enrichissent la seule?
Et la reine est-elle humble comme elle le semble,

Majesté charitable de toute sa souche?
Le soldat hérissé et roussi par le jour,
Qui s'élève dans la lumière du soleil
Est une forme filiale, un des enfants
Du pays, de naissance facile, il en est
La chair, non le phébus. Le bleu plus que fortuit

Contient l'année et les autres années, les hymnes
Et les gens, sans aucun souvenir. Si le jour
Enrichit l'année, ce n'est pas à la manière
D'un embellissement. Défait de souvenance,
Il affiche sa propre force — la jeunesse,
Le rejeton vital, le pouvoir héroïque.

VI

Le roc ne peut se briser. Il est vérité.
Il surgit de la terre et des flots et les couvre.
Il est une montagne, jusqu'à moitié verte
Dont l'autre incommensurable moitié est roc
Formé par l'air placide. Il n'est pour autant pas

Ni vrai d'ermite ni symbole en ermitage.
Il est le roc visible, il est le roc audible,
La brillante merci d'un repos assuré
Sur le sol d'aujourd'hui, le repos le plus vif,
Ce qui, certain, nous soutient dans la certitude.

Il est le roc de l'été, l'extrême, montagne
De lumière, dont une moitié est en fleur
Et l'autre est dans la plus extrême des lumières
De saphirs scintillant du fond du ciel central,
Comme si douze princes siégeaient près d'un roi.

VII

Au profond des forêts, ils ont chanté leurs chants
Irréels, à l'abri. Il était difficile
De chanter en face de l'objet. Les chanteurs
Devaient soit s'écarter, soit écarter l'objet.
Au profond des forêts, ils chantèrent l'été
Parmi les prés communs. Chantant, ils désiraient

Un objet qui fût proche, en présence de quoi
Le désir n'eût plus à être ému, ni n'eût plus
À tirer de soi ce qu'il ne pouvait trouver...
Par trois fois, l'âme concentrée prend possession,
Par trois fois, l'âme triplement concentrée prend,
L'ayant possédé, l'objet dans sa scrutation

Féroce: la première fois pour la capture;
La deuxième pour la subjugation ou bien
La capitulation à la subjugation,
Et la dernière fois enfin de proclamer
Le sens de la capture, de prix difficile,
Toute faite, toute apparente et trouvée toute.

VIII

La trompette du matin résonne aux nuages
Et dans l'étendue du ciel. C'est l'annonciation
Du visible, c'est ce qui est plus que visible,
Plus que la scène illustre et nette. La trompette
Crie que c'est le successeur de l'invisible,
Son substitut aux stratagèmes de l'esprit.

C'est cela qui, dans l'oeil et la mémoire, doit
Prendre sa place, ainsi que le possible prend
La place de ce qui ne l'est pas. La clameur
Qui résonne d'écho en écho est pareille
À la culbute de dix mille funambules
Qui dévalent afin de partager le jour.

La trompette suppose qu'un esprit existe,
Conscient de la division, conscient de son cri
En clairon, de la tournure de sa diction
En tant que diction, au sein d'une multitude,
D'un personnage: l'esprit de l'humanité
Ayant crû, dans l'irréel, jusqu'au vénérable.

IX

Vole bas, brillant coq. Du plant de haricots
Fais ton perchoir et laisse ton poitrail rougir
En attendant les chaleurs. Surveille, d'un oeil,
Le saule, immobile. Le chat du jardinier
Est mort; le jardinier est parti; au jardin

De l'an passé a poussé du chiendent salace.
Dans un coin abandonné s'écroule un complexe
D'émotions. Doux oiseau civil, la déchéance
Que tu contemples: de l'arrangé, de l'esprit
De l'arrangé, *douceurs, tristesses*, fonds de vie

Et de mort, buisson suave et animal poli,
Ce complexe s'écroule. Sur ton haricot,
Peut-être en détectes-tu d'autre, point si doux,
Point si civil, et voici qu'un son sort de toi
Qui n'a point part aux sens mêmes de l'auditeur.

X

Les personnae d'été interprètent les rôles
D'un auteur inhumain qui médite, parmi
Les scarabées d'or, dans des prés bleus, tard la nuit.
Celui-ci n'entend pas parler ses personnages.
Il les voit diaprés, costumés d'humeur changeante,

En bleu et jaune, soleil et ciel, corsetés
Et noués, sanglés et cousus, mi-pals de rouge,
Mi-pals de vert, livrée conforme au décorum
Gigantesque, la façon du temps, élément
De l'humeur de diaprure du tout de l'été,

Où les personnages parlent car ils le veulent,
Les personnages gras et rosis, pour un temps
Libres de la malignité, du cri soudain,
Entiers sur une scène entière, prononçant
Leurs rôles comme s'ils étaient heureux et jeunes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Quelqu'un assemble un ananas

[NdT: ce poème et le suivant ne font pas partie des Collected Poems mais figurent en tant que deuxième et troisième «pièces académiques» du recueils d'essais de WS, The Necessary Angel. Ils sont placés en cet endroit du texte eu égard à la date de composition que leur donne Holly Stevens.]

 

I

Ô juventes, Ô filii, cette nature
Qu'il contemple est tout artificielle, en quoi
La profusion des métaphores s'est accrue.

C'est quelque chose sur une table qu'il voit,
La racine d'une forme, aussi bien que celle
De ce fruit, un fonds, l'ange au creux de cette écorce,

Cette écale cubaine, émeraude à aigrette,
Lui-même, il se peut, l'X irréductible au fond
De l'artifice imaginé, son habitant

Et son commentateur élu. On pourrait croire
Qu'il y a trois planètes: le soleil, la lune
Et l'imagination, ou encore, le jour,

La nuit et l'homme à effigies interminables.
S'il voit un objet sur une table, semblable
À une jarre des scions d'une contrée

En enfance, verts et brillants, ou, vénérable,
À une urne qui, des cendres qu'elle renferme,
Fortifie un vert, cendres de ce qu'est le vert,

Il le voit dans cette tangente de lui-même;
Là, l'objet devient chose de poids où repose
L'impondérable et d'où ce qui est l'éphémère

De la tangente essaime, les foules fortuites
D'originaux planétaires, mais, aussi bien,
Il semblerait, de notre humaine résidence.

II

Il ne doit rien dire du fruit qui ne soit vrai,
Ni rien penser, qui soit moindre. Il doit défier
La métaphore qui occit la métaphore.

Ce qu'il veut pour image est un second de l'être,
Subtilisé par la subtilité du vrai
La plus jalouse, et tel que l'éclat véritable

Du plus vrai des soleils, le pouvoir véritable
Dans l'ondoiement de la badine de la lune,
Dont le lustre est l'intelligence de nos nuits.

Il poursuit une image aussi sûre que l'est
Le sens pour le son, substance et exécuteur
Du son, le fourmillement particulier

D'une proclamation grâce auquel elle dit
Le peu qu'elle a à dire, en deçà du fouillis
De la prérogative. Le fruit ainsi vu

En tant que part de la nature qu'il contemple
Est fertile par plus qu'un changer d'éclairage
Sur la table ou dans les nuances de la pièce.

Ses propagations sont plus érudites, telles
De précieuses scolies griffonnées dans le noir.
L'âge qui le porta ne le porta-t-il pas

Parmi ses infiltrations? Il y eut un âge
Où l'ananas sur la table était suffisant,
Sans qu'ait à survenir le savant spolié,

Sans ses extensions, ses arrondissements pâles,
Sans la clameur furieuse dans sa capitale.
En ce temps-là, le vert était doté en propre

D'un implacable dard. Mais, depuis, s'est formée
Une habitude de la vérité, visant
À le protéger au coeur d'une intimité,

Où le savant, captieux, lui dit ce qu'il pouvait
Lui dire de cet endroit, où la vérité
N'était pas le respect d'un seul, unique objet

Mais, toujours, de plusieurs. Il n'était nul besoin
Qu'il eût à savoir des incroyables sujets
De la poésie. Il était tout disposé

À ce qu'ils demeurassent ainsi incroyables,
Car l'incroyable a lui aussi sa vérité,
Son aigrette d'émeraude, qui est réelle,

Malgré son invitation à la métaphore
Erronée. Ainsi, au travers de l'incroyable,
Il reçut le dessein de vouloir prêter foi.

III

Quelle épaisse bouchée sous ses couches d'enduit
Est donc ce double fruit pour gourmets turbulents,
Pareil à une orange qui sur un seul arbre

Se répète. Dénude la réalité
De sa propriété et admets à ta table
Le fût de cette tierce planète et alors:

1. La hutte tient d'un bloc au-dessous des palmiers.
2. Les génies verts, voici qu'ils quittent leur bouteille.
3. Un lierre escalada l'autre côté du mur.

4. La mer s'érige en jet au sortir des rochers.
5. Les symboles des fêtes et d'un vaste oubli...
6. Ciel blanc, soleil rose, arbres sur un pic au loin.

7. Ces losanges sont des treillis garnis de clous.
8. Le hibou perché est bossu. Il a cent yeux.
9. La noix de coco et le cochet tout en un.

10. Voici à quoi ressemble le volcan d'hier.
11. Il existe un îlot, Palahude est son nom -
12. Une forme incivile, cenelle géante.

Ces exfoliations fortuites relèvent
Du tropique de la ressemblance, ramilles
Du Capricorne, ou de ce que le signe exige,

Apposés, sur le plus vague rebord, à toute
La composition non dite du pain de sucre,
Sautes d'un tableau de cristal inchoatif,

Cales momentanées tandis qu'on escala
De l'ananas, Alpe de table, Alpe pourtant,
Mauve montagne au Midi, bisquée des mixtures

Fondues de ce qui s'y apparente, peut-être
Au goût du chat, peut-être tradition danoise,
Luxuriances de peu de taille présageant

D'universelles illusions d'universelles
Grandeurs, vagues incipits dont la forme, enfin,
Est cet ananas sur cette table et, sinon,

Quelque objet, somme de ses complications, vu
Et non vu. Tel est le monde de tout le monde.
L'artifice total ici se révèle être

La réalité totale. Il s'en suit que c'est,
Dit-on même à propos du parfum de ce fruit
Qui embaume la pièce, empressé puis enfui,

Que c'est plus que le parfum de ce coeur de terre
Et d'eau. C'est cela qui se trouve distillé
Aux ellipses prolifiques qui nous sont sues,

Aux plans qui rabattent d'âpres révélations
Sur l'oeil, d'un éclat géométrique, rabats
Comme sections s'amassant au plus vert des cônes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

D'un temps et d'un choix idéaux

 

Comme trente matins sont requis pour produire
Un jour dont nous disions qu'il est la journée même
Que nous désirions, jour de roues vierges et bleues,

Impliquant les quatre coins du ciel, lapissé,
Laqué, librement émeraldin dans l'espace
Qu'il emplit, où il est le moteur silencieux

D'un cristallin de clarté en révolution;
Comme trente étés sont nécessaires à l'an
Et trente ans, dans les galaxies de la naissance,

Sont un temps de décompte et de ressouvenance,
Emplissant d'hommes jeunes vieux de plusieurs siècles
La terre, et de vieillards, qui ont choisi et sont

Froids car cela qu'ils choisirent n'est plus leur choix,
Car il leur manque la résolution pour faire
Le départ entre l'or d'un matin et le point

Que dore Vesper; combien faut-il qu'on choisisse
Pour parvenir au choix; qui va le proclamer
Quel enfant, quel errant, quelle femme pleurant

Dans une chambre ou quel homme, l'homme final
Donné pour épitomé, aux lèvres de qui
La dissertation résonne, et dans quel endroit,

Quel terminal exultant, et en quel moment
Qui relève aussi bien du jour que de l'année;
Et quelle héroïque nature de quel texte

Composera la célébration dans les mots
De cette oraison, sera le plus heureux sens
En lequel tout un monde se forme d'accord,

Le compromis de penser enfin résolu,
Le centre de la ressemblance déniché
Sous les ossements des philosophes du temps?

L'orateur dira que nous-mêmes nous tenons
Au centre même du temps idéal et sommes
L'inhumain faisant choix d'une figure humaine.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Une nonne pastorale

 

Ayant atteint un présent de béatitude
À la fin, l'an dernier de son âge, elle dit
Que poésie et apothéose sont une.

Telle est l'illustration dont elle se servit:
Si je vis selon cette loi je vis alors
Dans une immense activité, au sein de quoi

Toute devient matin, été, devient le héros,
La femme en ravissement, la nuit séquestrée,
L'homme qui a souffert, à l'aise allongé là,

Sans, au corps, à l'esprit, sa douleur envieuse,
Les transformations favorables du vent
Comme d'un être général ou monde humain.

Il existait une autre illustration, en quoi
Les deux choses comparaient leurs nettes semblances:
Chaque n'importe autant qu'en ce qu'elle conçoit.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le pasteur caballero

 

L'importance de son chapeau pour une forme
Devient plus définie. L'arrondi de son bord
Fait de la forme le Très Clément Capitan,

Si l'observateur l'affirme: grandiloquente
Locution d'une main dans une rhapsodie.
Sa ligne va vivement avec le génie

De son improvisation jusqu'à ce qu'à terme
Elle ceigne la tête d'ambiance vitale,
Une ambiance de ligne vitale. Le bord

Arrondi qui s'évase devient l'origine
D'une évocation humaine, dévoilée tant
Que, sans nom, elle crée un nom affectueux,

Dérivant d'adjectifs pris à mine profonde.
La forme effective vêt cette grâce, externe,
Une image de l'esprit, camarade interne,

Grande, impassible, figure faite à coiffer
Ses lauriers vénéneux dans ce bois vénéneux,
Haut de ce haut qui est notre hauteur totale.

Le casque formidable n'est rien maintenant.
Ces deux-là font la paire, le bord sinueux
Et les parades vertes des heures de paix.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Notes en vue d'une fiction suprême

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[NdT: tel quel dans le texte.]

 

 

À Henry Church

Et pour quoi, sinon toi, ressens-je de l'amour?
Vais-je serrant le plus extrême des ouvrages
De l'homme le plus sage tout contre mon coeur,
Celé, de jour, de nuit, en moi? Dans la lumière
Incertaine d'un vrai unique, un vrai certain,
Dont le vivant pouvoir de changement égale
La lumière où je te rencontre, où tous les deux
Prenons place et goûtons un repos, pour un temps
Au central de notre être, cette transparence
Vigoureuse que tu apportes est la paix.

 

Elle doit être abstraite

I

Commence, éphèbe, par percevoir l'idée même
De cette invention, de ce monde inventé,
L'idée, qui ne peut être conçue, du soleil.

Il te faut de nouveau devenir ignorant,
Voir de nouveau le soleil d'un oeil ignorant
Et le voir clairement dans l'idée de soleil.

Ne suppose jamais quelque inventif esprit
Pour source de l'idée ni pour lui ne compose
Quelque maître imposant replié dans ses flammes.

Qu'il est net, le soleil qu'on voit dans son idée,
Baigné dans le plus net du distant d'un azur
Qui nous a expulsés, et nous et nos images...

La mort d'un dieu est la mort de tous. Que Phébus
Pourpre gise en l'Ombrie de la moisson, qu'il dorme,
Phébus, et qu'il expire dans l'ombre d'automne,

Phébus est mort, éphèbe. Mais Phébus n'était
Qu'un nom pour ce qui ne pouvait être nommé.
Il était un projet pour le soleil... Il est,

Il existe un projet pour le soleil. Il faut
Qu'il ne porte aucun nom, le fleuron d'or, mais soit
Dans la difficulté de ce que c'est que d'être.

II

C'est le céleste ennui des appartements qui
Nous renvoie à l'idée première, à la chair vive
De cette invention; pourtant si toxiques sont

Les transports de la vérité, et si fatals
Pour la vérité même que l'idée première
Devient l'ermite aux métaphores d'un poète,

Qui tout au long du jour va et vient, vient et va.
L'idée première est source d'un ennui, peut-être?
Mais qu'y aurait-il d'autre, érudit prodigieux?

L'homme monastique est artiste. Le penseur
Marque l'aire de l'homme en musique, disons
En ce jour. Or prêtre et philosophe désirent.

Et n'avoir pas, c'est là le début du désir.
Avoir ce qui n'est pas est son cycle ancien.
C'est désir à la fin de l'hiver, au moment

Qu'il observe la saison sans effort passer
Au bleu, et voit le myosotis dans son branchage.
Étant viril, il entend l'hymne calendaire.

Il sait que ce qu'il a est cela qui n'est pas
Et le jette, en chose d'antan, comme fait l'aube
De la lune fanée et du sommeil fripé.

III

Le poème rafraîchit la vie pour qu'un temps
Nous puissions partager l'idée première... Il comble
La foi en un commencement immaculé

Et nous envoie, ailés d'un vouloir inconscient,
Vers une fin immaculée. Nous nous mouvons
Entre ces points: de cette candeur toujours fraîche

Vers son pluriel tardif, et cette candeur double
Est la vive allégresse de ce qu'on ressent
Par ses pensées, de la pensée qui bat au coeur

Comme sang nouveau, élixir, excitation,
Puissance pure. Par la candeur, le poème
Rapporte une puissance qui confère à tout

Un air candide. On dit: à la nuit, un Arabe
Avec son infernal hourvarou hourvari,
Dans ma chambre, inscrit une astronomie primaire

Aux avancées ingribouillées que le futur
Projette, jonchant le plancher de ses étoiles.
Au jour, la bécasse chantait son hourvarou,

Mais toujours l'irisé d'océan le plus rude
Sourd et brait rou, brait rou et s'écroule. La vie
En son non-sens nous point de relations étranges.

IV

Elle n'était pas nôtre, cette idée première.
Adam dedans l'Éden fut père de Descartes
Et de l'air Ève fit un miroir d'elle-même,

De ses filles et fils. Tous alors se trouvèrent
Au ciel comme en un verre; une terre seconde;
Dans la terre elle-même ils trouvèrent un vert —

Les habitants d'un vert fort verni. Mais former
Des nuées par imitation n'a rien à voir
Avec l'idée première. Elles nous précédèrent.

Avant qu'on respirât, il existait un centre
Bourbeux; un mythe, avant que débutât le mythe,
Formulé, vénérable, et complet. Le poème

Prend source en ce que le lieu de notre existence
N'est nôtre, ni, bien pis, ne procède de nous,
Et c'est pénible en dépit des jours blasonnés.

Nous sommes mimes; les nuées sont pédagogues.
L'air n'est point un miroir mais une planche nue,
Coulisse en clair-obscur, chiaroscuro tragique

Et comique couleur de la rose en laquelle
D'abyssaux instruments changent en pépiements
Les sens volumineux que nous leur ajoutons.

V

Au désert enrageant, le lion rugit, rougit
Le sable de son cri rougeoyant, et défie
La rougeur vide de mettre au jour son égal,

Maître par la crinière et la patte et le croc,
Très souple challenger. L'éléphant bat en brèche
La noirceur de Ceylan de son barrissement,

La source sourcillant par cent scintillations,
Brisant le plus velours de la distance. L'ours
La pesante cannelle, maugrée dans ses monts

Au tonnerre d'été et dort quand vient la neige.
Mais, éphèbe, de ta lucarne, tu regardes,
De ta mansarde avec son piano de louage.

Tu gis sur ton lit en silence. Tu agrippes
Le coin de l'oreiller. Tu te crispes et tires
De ta crispation formule amère, gourde,

Mais gourde violence bavarde. Ton oeil
Passe au-dessus des toits dont il est sceau et garde,
Tu les marques en ton centre et en es dompté...

Voici ceux que le temps produit, enfants-héros,
Contre l'idée première: ils mettent laisse au lion,
Chamarrent l'éléphant, font de l'ours un jongleur.

VI

À n'être pas réalisé, car non pas fait
Pour le regard, à n'être aimé ni haï car
À n'être pas réalisé. Temps, par Franz Hals

Brossé de vent brosseux en nuages brosseux,
Mouillé bleu, glacé blanc. À ne l'adresser point,
Sans toit, sans premiers fruits, sans clavecin d'oiseaux,

La ceinture enflée d'ombre ouverte, non tombée.
Il est gai, il fut gai, le gai forsythia
Et jaune, le jaune dilue le bleu nordique.

Sans nom, sans rien à désirer, si seulement
Imaginé, alors imaginé au mieux.
Ma maison a changé un peu sous le soleil.

L'odeur des magnolias s'approche, chiquenaude
Fausse, forme fausse, mais d'une fausseté
Qui est presque parente. Il faut que cela soit

Visible ou invisible, invisible ou visible,
Ou bien les deux ensemble: un voir et un non-voir
Au creux de l'oeil. La saison et, de la saison,

Le géant; voire la saison, la saison seule,
Rien que l'air: une abstraction de chair et de sang
Comme est fait chair et sang l'homme par sa pensée.

VII

Tout, tel quel, est agréable, sans le géant,
Un penseur de l'idée première. Il se pourrait
Que le vrai dépende d'un tour au bord d'un lac,

Ou d'un recueillement quand le corps est recru,
D'une pause pour voir l'hépatique, pour voir
Une définition s'accroître en certitude

Et une attente au coeur de cette certitude,
D'un repos au roulis des mélèzes du lac.
Peut-être est-il des temps d'excellence intrinsèque,

Comme quand le coq chante à gauche et tout est bon,
Équilibres sans calcul: en résulte un genre
De perfection suisse où le refrain familier

De la machine installe son Schwärmerei, mais
Équilibres que nous ne provoquons pas, mais
Qui surviennent d'eux-mêmes, comme un coup de foudre

Entre un homme et une femme au premier regard.
Peut-être ces moments sont des éveils, extrêmes,
Fortuits, personnels, où, plus qu'éveillés, nous sommes

Assis sur le rebord du sommeil, comme au haut
D'une élévation d'où les académies
Que nous contemplons sont structures dans la brume.

VIII

Pouvons-nous composer un château-fort-maison,
Même avec l'assistance de Viollet-le-Duc,
Y plaçant le McCullough pour homme majeur?

L'idée première est une chose imaginée.
Le géant pensif, penché dans l'espace pourpre
Peut être ce McCullough, quelque expédient,

Logos et logique, hypothèse de cristal,
Incipit, une forme pour dire le mot,
Et chaque double en latence dans ce mot même,

Beau linguiste. Or le McCullough est McCullough.
Il ne s'ensuit pas que l'homme majeur soit homme.
Si McCullough lui-même au bord de mer s'allonge,

Dans ses lames noyé et lecteur de son bruire,
Quant au penseur de l'idée première, il pourrait
S'habituer, que ce soit par vague ou par phrase,

Le pouvoir de la vague ou un plus profond dire,
Ou quelque être plus mince s'immisçant en lui,
À un entendement et à une aptitude

Plus vastes, comme si enfin jamais les flots
Ne se brisaient, que soudain le langage dît
Avec aise ce qu'il exprimait avec peine.

IX

Tonnante clairvoyance et plain-chant romantique
Font partie de l'apothéose, ils y conviennent,
Ils sont de sa nature, en constituent l'idiome.

Ils diffèrent du clic-clac rationnel, des foudres
Qu'elle applique. Mais l'apothéose n'est pas
L'origine de l'homme majeur. Il surgit

Bardé de cotte invincible, de la raison,
Illuminé, à minuit, par l'oeil studieux,
Langé dans la rêverie, objet du fredon

De pensées échappées librement dans l'esprit,
Dissimulé aux autres pensées, et repose
Sur un sein que son poids rend à jamais précieux;

Pour lui le bon d'avril tombe tendrement, tombe
Au moment de l'appel des oiseaux-coqs. Ma Dame,
Pour cette personne chantez des chants exacts.

Il est et pourrait être, oh, mais il est, il est,
Du passé infecté il est l'enfant trouvé,
Si brillant, si touchant par ce que fait sa main.

Mais son oeil coloré, ne le regarde pas.
Ne lui donne aucun nom. Qu'il quitte tes images.
C'est au coeur que son ardeur brûle la plus pure.

X

L'abstraction majeure, c'est l'idée de l'homme;
L'homme majeur en est le héraut, plus habile
Dans l'abstrait que dans son singulier, plus fécond

Au titre de principe que de particule,
Bonne fécondité, florabondante force,
En étant plus qu'une exception, une partie,

Mais une partie héroïque, du commun.
L'abstraction majeure, c'est le commun même,
Le visage sans vie, difficile. Qui est-ce?

Quel rabbin, rendu fou par l'espérance humaine,
Quel chef, marchant isolé, criant Misérable
Au plus haut point, au plus haut point victorieux,

Ne voit pas ces formes séparées une à une,
Et n'en voit pourtant qu'une, dans son vieux manteau,
Ses pantalons tombants, au-delà de la ville,

Cherchant ce qui était là où ce n'y est plus?
Clair matin. C'est lui. L'homme avec ce vieux manteau,
Ces pantalons tombants, c'est avec lui, éphèbe

Qu'il va s'agir de faire, de confectionner
L'élégance finale, non pour consoler
Ni sanctifier, mais simplement pour proposer.

Elle doit changer

I

Le vieux séraphin, marbré d'or, dans les violettes
Inhalait la senteur assignée; les colombes
S'élevaient des chronologies telles des spectres.

Les filles d'Italie portaient dans leurs cheveux
Des jonquilles; le séraphin voyait ces fleurs,
Les avait vues jadis dans les bandeaux des mères,

Et les verrait encor. Le bourdon de l'abeille
Était là, comme s'il n'était jamais parti,
Et que jamais les jacinthes n'étaient parties.

On dit que ceci change, et cela. Donc, constantes,
Fille, abeille, colombe, violette, jacinthe
Sont objets inconstants d'une inconstante cause

Dans un univers d'inconstance. De ce fait
Le bleu-nuit est chose inconstante. Il est satyre
En Saturne, le séraphin, dans sa pensée.

De ce fait, le peu de goût que nous ressentons
Pour cette scène flétrie provient de son manque
De changement. Elle subsiste en répétant.

Le bourdon d'abeille s'approche, comme si —
Les pigeons mènent dans l'air violent tapage.
Un parfum érotique issu, pour part, du corps,

Et pour part d'un acide évident, est certain
De son intention et le bourdonnement
Est abrupt, et non pas bris de subtilités.

II

Décret du Président: l'abeille est immortelle.
Le Président décrète. Or le corps ouvre-t-il
Sa pesante aile pour assumer de nouveau

Un être inépuisable, et jaillir par-delà
L'antagoniste le plus altier, ânonnant
Les phrases vertes de son jouvenceau? Pourquoi

Faudrait-il que l'abeille reprît possession
D'une blague perdue, trouvât un sourd écho
Dans un cône, bourdonnant le trophée sans fond,

Nouveau corniste après l'ancien? Le Président
A des pommes sur la table, et, autour de lui,
Des servants nu-pieds qui arrangent les rideaux

En T métaphysique alors que les bannières
De la nation s'enflent sur les mâts, se boursouflent
En éblouissements de bleu-rouge, en soufflets

Cinglant les drisses. Pourquoi donc, quand le printemps,
Plein d'une fureur d'or, vient réduire à néant
Les déchets de l'hiver, pourquoi devrait-il être

Question d'un retour, ou bien question de la mort
Dans le rêve du souvenir? Est-il sommeil,
Le printemps? Cette tiédeur est pour les amants

Qui peuvent enfin satisfaire leur amour,
Ce commencement, qui n'est pas une reprise,
Ce bourdonnant bourdon de l'abeille primeure.

III

L'imposante statue du Général Du Puy
Se tenait immobile, alors qu'étaient partis
Tous les résidants voisins de son noble Square

En catafalques. La patte avant, soulevée,
Du cheval suggérait qu'aux obsèques finales,
La musique s'était tue sans que le cheval

Se fût ému. Dimanche, dans leur promenade,
Les juristes s'approchaient de cette effigie
Fortement dramatisée, afin d'étudier

Le passé; les docteurs après un bain soigneux,
Y venaient s'enquérir du cadre dénervé
D'une suspension et d'une permanence

Dont la rigidité était si absolue
Qu'elle rendait le Général un rien absurde,
Changeant sa chair réelle en un bronze inhumain.

Jamais il n'exista, jamais n'existerait
Un tel homme. Les juristes n'y croyaient plus,
Les docteurs déclaraient qu'à titre d'ornement

Congru, illustre, tant le Général Du Puy
Que son Square n'étaient bons pour des géraniums,
Appartenaient, en fait, à nos états d'esprit

Des plus délabrés. Rien n'avait pu avoir lieu
Parce que rien n'avait changé. Mais, à la fin,
Le Général s'était transformé en rebut.

IV

Deux objets, leur nature en opposé, paraissent
Dépendre l'un de l'autre, comme fait un homme
D'une femme, les jours des nuits, l'imaginé

Du réel. Telle est, du changement, l'origine.
L'hiver et le printemps, copuleurs froids, s'enlacent,
Et tous les détails du ravissement jaillissent.

La musique s'abat au silence, y est sens,
Passion, que nous pouvons sentir, mais non comprendre.
Matinée et soirée sont agrafées ensemble,

Et Nord et Sud sont un couple inhérent, soleil
Et pluie sont un pluriel, pareils à des amants
S'en allant d'un seul pas dans le corps le plus vert.

Les trompes de la solitude, en solitude,
Ne sonnent pas l'écho d'une autre solitude;
Un rien de corde parle pour cent mille voix.

Qui prend part, il prend part à cela qui le change.
L'enfant acquiert le caractère de sa touche,
Qui touche un corps. Le capitaine avec ses hommes

Sont un et les marins et l'océan sont un.
Suis leur exemple, ami, mon compagnon, mon même,
Ma soeur et mon soulas, mon frère et mon délice.

V

Une île bleue sur une eau large comme un ciel
Où l'oranger sauvage portait fleur et fruit
Bien après la mort du planteur. Quelques limons

Poussaient où croula sa maison, trois râpes d'arbres
Bâtés de vert tronqué. C'étaient là les turquoises
Du planteur, ses tavelles orange, son vert

Zéro, vert cuit très vert au soleil plus que vert.
Et c'étaient là ses grèves, ses myrtes de mer
Sur sable blanc, sa mer bavarde à long bagout.

Mais au-delà de lui était une île en quoi,
Une île vers le Sud, où, tel une montagne,
Pesait un ananas âcre d'été cubain.

Et *là-bas, là-bas*, croissait la banane fraîche,
Pesamment appendue au grand arbre à bananes,
Troueur de nue courbé sur la moitié du monde.

Il repensait souvent à sa terre natale,
Tout ce pays pareil à un melon, rosé
Si on l'observait bien, mais d'un rouge possible.

Sous un jour négatif, un homme insoucieux
N'aurait pu endurer son labeur, ni mourir
Soupirant pour le crincrin du banjo quitté.

VI

Tutoie-moi, dit le moineau au fétu craquant,
Et toi, et toi, tutoie-moi, tandis que tu souffles,
Lorsque dans mon hallier tu me regardes être.

Ah, ké1, le gorge-sang, le geai félon, ké-ké1,
Le roitelet à gorge de jarre versant,
Tutoie, tutoie, tutoie, tutoie-moi dans mon aire.

Dans l'averse s'entendait troubadourerie
Si idiote, tant de battants toquant sans cloche,
Que ces tu-toi composent un gong édénique.

Une unique voix répétant, choriste unique,
Inlassable, les phrases d'une phrase unique,
Ké-ké, un texte unique, une monotonie

Granitique, un visage unique, tout pareil
À une photographie de la destinée,
Au destin d'un souffleur de verre, episcopus

Vidé de son sang, oeil dépourvu de paupière,
Esprit dépourvu de toute espèce de rêve —
Elles proviennent de troubadours en défaut

De troubadourerie, d'une terre en laquelle
La première feuille est la légende des feuilles,
Et où le moineau est un oiseau fait de pierre

Qui ne connaît jamais aucun changement. Toi
Et toi, tutoie, tutoie, tutoyez-le. Ce son
Est pareil à tout autre. Il aura une fin.

VII

Après une gloire de lune, nous disons
N'avoir pas de besoin pour aucun paradis,
N'avoir pas de besoin d'un hymne séducteur.

Rien n'est plus vrai. Ce soir, les lilas magnifient
La passion facile, l'amour toujours prêt
De l'amant qui repose en nous; nous respirons

Un bouquet qui n'évoque rien, un absolu.
Nous rencontrons, au mort du milieu de la nuit,
Le bouquet pourpre, la floraison abondante.

L'amant soupire après un bonheur accessible,
Qu'il peut garder en soi, emporter dans son souffle,
Posséder en son coeur, y celer inconnu.

Car la passion facile et l'amour toujours prêt
Viennent de notre naissance terrestre et sont
Ici et maintenant, et sont où nous vivons

Et sont dans chacun des endroits où nous vivons,
Comme dans la nue haute d'un bleu-nuit de mai,
Comme dans le courage de l'homme ignorant

Qui chante selon le livre, dans le brasier
De l'érudit qui rédige le livre, ardant
Pour un bonheur qui soit accessible mais autre:

Pour les fluctuations de la certitude,
Pour les changements des degrés de perception
À l'intérieur de la noirceur de l'érudit.

VIII

Au cours de son périple tout autour du monde
Nanza Nunzio affronta Ozymandias.
Elle voyageait seule en vestale apprêtée.

Je suis l'épouse. Elle dégrafa son collier,
L'étalant sur le sable. Telle que je suis,
Je suis l'épouse. Elle dénoua sa ceinture

Cloutée de pierres. Je suis l'épouse, déprise
De l'or brillant, l'épouse au-delà d'émeraude
Ou d'améthyste, au-delà de ce corps de flammes

Que je porte. Je suis la femme mise à nu
Mais plus nûment que la nudité, qui se tient
Devant un ordre inflexible et qui dit Je suis

L'épouse qui est contemplée. Dis-moi ces choses
Qui, dites, vont me parer du seul ornement
De leur prix. Place sur ma tête le tortil

Du diamant de l'esprit, vêts-moi de fil final
Que je n'en sois que frisson d'amour tant connu
Que moi-même sois précieuse pour ton parfaire.

Ozymandias reprit: l'épouse, l'épousée
N'est jamais nue. Une vêture de fiction
Tisse toujours l'éclat par le coeur et l'esprit.

IX

Le poème va du charabia d'un poète
Au charabia de la vulgate, puis revient.
Se contente-t-il de l'allée-venue; vient-il

Des deux ensemble? Est-il voltige lumineuse
Ou la concentration d'un jour ennuagé?
Existe-t-il un poème qui ne parvient

Jamais aux mots et un autre qui tue le temps
À coups de verbiage? Est-ce que le poème
Est à la fois particulier et général?

Ces questions sont l'endroit d'une méditation,
Où semble qu'il existe une chose élusive,
Soit non appréhendée, soit mal appréhendée.

Le poète nous élude-t-il, atteignant
Un élément insensé? Nous éluder, lui,
Cet orateur de feu, tributaire, héraut

À nos barrières les plus brutes, interprète
Par une forme du parler, porte-parole
D'un discours assez peu en rapport à la langue?

C'est le charabia de la vulgate qu'il cherche.
Il essaie, par discours particulier, de dire
La potentialité dans son particulier

De ce qui est le plus général, il essaie
D'unir le Latin de l'imagination
À la lingua franca et jocundissima.

X

Un banc a été sa catalepsie, Théâtre
Des Tropes. Il vint s'asseoir dans le parc. Les eaux
Du lac étaient emplies d'artificieuses choses,

Comme une feuille de musique, un air plus haut,
Comme une couleur momentanée, où les cygnes
Étaient des séraphins, étaient des saints, étaient

De changeantes essences. Le vent d'ouest était
La musique, le mouvement, la violence
Dont s'inclinaient les cygnes, une volonté

De changer, volonté de faire de l'iris
Tracas pour la lacune. Il existait un voeu
De changement, nécessiteux dans sa présence,

Une présentation, une espèce de monde
Volatil, trop constante pour être niée,
Le regard d'un vagabond dans la métaphore

Qui se noue au nôtre. Le fortuit ne peut être
Assez. La fraîcheur de la transformation est
Fraîcheur même d'un monde. Elle est la nôtre, elle est

Nous-mêmes, la fraîcheur qui nous vient de nous-mêmes;
Cette nécessité, cette présentation
Sont frottis contre un verre où nous jetons un oeil.

De ces commencements, qui sont gais, qui sont verts
Offre-nous les amours qui feront notre affaire.
Le passage du temps les enregistrera.

Elle doit faire plaisir

I

Chanter jubilate au bon moment, à l'heure
Fixée par la coutume, porter une crête
Et porter la crinière d'une multitude

Pour exulter de son grand gosier, comme part,
Parler de joie et chanter la joie, emporté
Sur les épaules d'hommes joyeux, éprouver

Que le coeur est le fondement commun, très brave,
Cela est d'exercice facile. Jérôme
Engendra les tubas, les violes vent et feu,

Les doigts dorés qui pincent l'éther bleu-pénombre:
Aux compagnies de voix s'en allant vers là-bas
De trouver du son l'ancêtre le plus morose,

De trouver de la lumière musique issant
Qui y retombe d'un mode plus que sensuel.
Mais la rigueur la pire est encore à venir:

Sur l'image de ce que nous voyons, saisir
Dans ce moment irrationnel sa déraison,
Comme au moment où survient le soleil, la mer

S'éclaire jusqu'en ses profondeurs, au moment
Où la lune est pendue au mur d'azur-asile.
Ces choses ne sont pas des choses transformées.

Pourtant nous en voici tout aussi ébranlés
Que si elles l'étaient, et nous en raisonnons
Mais avec une raison qui est ultérieure.

II

La femme bleue, lien et laque, à sa fenêtre
N'a point désiré que les argentins plumeux
Soient d'un argent glacé, que les nuées givrées

Soient écume, soient vagues d'écume, se meuvent
À leur façon, ni que les éclosions sexuelles
Puissent reposer sans leurs farouches penchants,

Ni que le chaud d'été qui embaume la nuit
Puisse renforcer ses rêveries abortives,
Trouvant dans le sommeil sa forme naturelle.

Il suffisait, pour elle, qu'elle se souvînt:
Les argentins d'avril viennent prendre leur place
Dans les feuilles des vignes pour en rafraîchir

Les battements vermeils; les nuages de givre
Ne sont que des nuages de givre; les fleurs
De givre se dilapident sans puberté;

Plus tard, quand la chaleur harmonieuse des pins
D'août entre dans la chambre, elle y est somnolence
Et elle y est la nuit. Pour elle, il suffisait

Qu'elle se souvînt. La femme bleue regarda,
Et depuis sa fenêtre elle donna un nom
Aux coraux du cornouiller, glaciaux et clairs

Glaciaux, et de linéaments glaciaux,
Mais ancrés dans le réel, et clairs, et, hormis
Pour l'oeil, dépourvus de toute intrusion.

III

Un visage qui dure en un buisson qui dure,
Une visage de roc en un rouge sans fin,
Rouge-émeraude, bleu-fendu-rouge, un visage

D'ardoise, un front ancien où pend un poil pesant,
Les chéneaux de la pluie, le rouge-rose-rouge
Et usé et le rubis de l'eau épuisé,

Les vignes sur la gorge, les lèvres informes,
La grimace pareille à des serpents musant
Au sourcil, l'émotion dont il ne reste rien,

Répétitions de rouge à rouge qui jamais
Ne s'éloignent, un rien rouillées, un rien rougeaudes,
Un rien rugueuses et rudes, une couronne

À quoi ne peut échapper l'oeil, renommée rouge
Soufflant sa trompe au creux de l'ouïe ennuyeuse.
Une splendeur fanée, cornaline insipide

Qui a été usée trop vénérablement.
Cela aurait pu être, aurait et aurait pu
Avoir lieu. Mais en vérité, un pâtre mort

Rapporta des accords renversants de l'enfer,
Engageant les moutons à festoyer. Du moins
C'est ce qui a été prétendu. Des enfants

Qui en étaient tombés amoureux apportèrent
Avec eux les premières fleurs, les dispersant
Ici et là: pas deux qui fussent identiques.

IV

Nous raisonnons sur ces choses d'une raison
Ultérieure en faisant de ce que nous voyons,
Voyons clairement et avons vu, un endroit

Qui dépend de nous. Il y eut, dans Catawba,
Un mariage mystique. C'était au midi
Du mi-jour de l'année, entre un grand capitaine

Et la jeune Bawda. Tel fut l'hymne nuptial:
D'emblée, l'amour vint, mais noces nous ne voulûmes.
D'emblée, l'un refusa l'autre pour son époux,

Abdiquant sa goulée du vin des épousailles.
Chacun doit prendre l'autre à époux, mais non pas
Pour son haut, son puissant fronton, ni pour le bruit

Tant subtil qu'elle émet, le chu-chou de l'anneau
Des secrètes cymbales. Chacun doit chacun
Prendre à époux en signe, signe bref, à même

De mettre un terme à la tornade, de forcer
Les éléments dans leur trou. Le grand capitaine
Aimait Catawba, la toute colline, et donc

Il épousa Bawda qu'il y avait trouvée.
L'amour de Bawda pour le capitaine était
Le même que son amour du soleil. L'union

Fut bonne car le lieu d'épousailles était
Ce qu'ils aimaient. Ce n'était le ciel ni l'enfer.
Ils étaient, de l'amour, les acteurs face à face.

V

Nous bûmes du Meursault en mangeant du homard
À la Bombay avec un chutney à la mangue.
Puis le Chanoine Aspirine chanta l'éloge

De sa soeur, de l'extase sensée où sa soeur
Vivait dans son foyer, la mère de deux filles
L'une âgée de quatre ans, l'autre de sept, enfants

Qu'elle vêtait ainsi qu'un peintre à couleurs pauvres
Peint. Elle les peignait, cependant, en accord
Avec leur pauvreté, en gris bleu, qu'un ruban

Jaunissait tout à fait, une assertion rigide
D'elles deux, et blanchie de perles de dimanche,
Son allégresse de veuve. Elle les cachait

Sous des prénoms banals. Elle les maintenait
Au plus près de son coeur en rejetant les rêves.
Les mots que disaient ses filles étaient les voix

Qu'elle oyait. Les regardant, elle les voyait
Telles qu'elles étaient, et ce qu'elle éprouvait
Chassait la phrase la plus nue. Ayant parlé,

Le Chanoine Aspirine, pris de réflexions,
Fredonna un croquis de fugue de louange,
Conjugaison formée par des choeurs. Mais, pour elles,

Quand ses enfants dormaient, sa soeur même exigeait
Du sommeil, dans les excitations du silence,
Rien que le moins confus de l'être du sommeil.

VI

Quand au long de minuit, le Chanoine tomba
De sommeil, que les choses normales s'en furent
D'un bâillement, le néant se fit mise à nu,

Point au-delà duquel un fait ne pouvait pas
Progresser en tant que fait. Sur ces entrefaites,
Toute l'érudition de notre homme conçut

Une fois de plus les illuminations pâles
De la nuit, l'or d'en bas, au plus bas, la surface
De son oeil et, audible parmi les montagnes

D'ouïr, le matériau même de son esprit.
Ainsi, il fut l'aile ascendante qu'il voyait;
Ailé, il parcourut les orbites des astres

Externes; vers le lit des enfants, vers le lieu
De leur repos, il fondit puis il revola,
D'un pouvoir pathétique immense, en ligne droite

Vers la couronne de la nuit la plus extrême.
Le néant était mise à nu, était un point
Au-delà duquel la pensée ne pouvait pas

Progresser en tant que pensée. Il lui fallait
Choisir. Mais il ne s'agissait pas d'un choix entre
Des choses s'excluant. Ce n'était point un choix

Entre, mais un choix de. Son choix fut donc d'inclure
Les choses qui sont incluses l'une dans l'autre,
Le tout, le compliqué, l'harmonie en amas.

VII

Les ordres qu'il impose sont tels qu'il les pensent,
Ainsi font renard et serpent. L'affaire est brave.
Puis il bâtit des capitoles; dans leurs halls

Sonores, plus blancs que cire, au vu de la gloire,
Il établit des statues d'hommes raisonnables
Qui surpassèrent la chouette la plus lettrée,

L'éléphant le plus érudit. Mais ce n'est pas
Découvrir que d'imposer. Découvrir un ordre
Comme par exemple, l'ordre d'une saison,

Découvrir l'été et le savoir, découvrir
L'hiver et le connaître exactement, trouver,
Non imposer; n'avoir rien raisonné du tout,

Partant de rien, parvenir au climat majeur
C'est possible, possible, possible. Ce doit
Être possible. Il doit arriver qu'en son temps

Le réel, de ses composants frustes, surgisse,
Semblant, de prime abord, une bête vomie,
Dissemblante, chauffée par lait désespéré.

Pour trouver le réel, s'être débarrassé
De toutes les fictions, à l'exception d'une,
La seule fiction d'un absolu - ô Ange

Tiens-toi coi sur ton nuage fait de lumière,
Et entend la mélodie, faite de lumière,
Du son qui est le son le plus approprié.

VIII

Que faut-il que je croie? Si l'ange, en son nuage
Son oeil serein posé sur l'abysse violent,
Touche ses cordes pour en toucher une gloire

Abyssale; se jetant vers le bas, traverse
Les révélations du soir et, sur aile ouverte,
N'a besoin de rien que du vaste espace, oublie

Le centre d'or et la destinée dorée, s'il
S'échauffe dans l'immobile du mouvement
De son vol, me faut-il imaginer que l'ange

Est moins satisfait? Les ailes sont-elles siennes,
L'air hanté de lapis? Est-ce lui, est-ce moi,
Qui vit cette expérience? Est-ce alors moi qui dis

Et redis qu'il est une heure emplie d'une extase
Exprimable, où je n'ai nul besoin, où je suis
Heureux, ou j'oublie la poigne d'or du besoin,

Où je suis satisfait sans recevoir secours
Des soulas de la majesté? S'il est une heure,
Alors il est aussi un jour, il est un mois,

Il est une année, un temps où la majesté
Est le miroir de ce que l'on est: je n'ai point,
Mais je suis et suis tel que je suis. Ces régions

Extérieures, avec quoi les emplissons-nous
Hormis de réflexions, d'échappées à la mort,
Cendrillon qui sous le toit se comble soi-même?

IX

Siffle fort roitelet trop étique. Je puis
Faire toute ce que peuvent les anges. Je sais
M'éjouir comme eux, comme les hommes d'ailleurs,

Les hommes cloîtrés dans la lumière qu'éjouissent
Les anges. Siffle, clairon contraint, qui claironne
Pour le compagnon au voisinage du nid,

Coq clairon, siffle et corne — mais t'arrête court
Rouge-gorge, arrête au milieu de tes préludes,
Tout occupé de simples répétitions.

Ces choses, du moins, comprennent un exercice,
Une occupation, un travail, quelque chose
Final en soi, et qui, par conséquence est bon:

L'une des répétitions immenses qui trouvent
Leur fin en soi et qui sont donc bonnes, - la ronde
Et cette ronde seule, qui tourne et qui tourne,

Rien d'autre que le tournis qui s'en va tournant
Jusqu'à ce que le tournis soit un bien final,
Comme s'en vient le vin sur une table aux bois

Et c'est en hommes que nous en sommes éjouis;
Ainsi tourne une feuille d'un tournis constant
Sur la table et nous regardons avec plaisir

Son tournis au tempo excentrique. Il se peut
Que le héros ne soit pas monstre exceptionnel,
Mais qui le plus est maître des répétitions.

X

Grasse fille, terrestre, mon été, ma nuit,
D'où vient que je te trouve dans la différence,
Que je t'y vois en contour mouvant, changement

Jamais vraiment complet? Tu es familière,
Pourtant tu es une aberration aussi.
Civil suis-je, Madame, mais au pied d'un arbre,

Cette sensation non provoquée requiert
Que je te nomme platement et parle franc,
Que j'empêche tes échappées, que je te garde

Pour toi. Même au moment où je repense à toi,
Solide ou épuisée, penchée sur ton ouvrage,
Anxieuse, satisfaite, seule, tu demeures

La figure plus que naturelle et deviens
Le fantôme aux pieds de douceur, la distorsion
Irrationnelle, si odorante, si chère,

Qu'il se peut que tu sois. C'est cela: distorsion
Plus que rationnelle, la fiction qui résulte
De ce qui est senti. Oui; c'est cela. Cela.

Un jour, en Sorbonne, ils tireront ça au clair;
Nous reviendrons de la conférence à la brune,
Charmés que l'irrationnel soit le rationnel,

Jusqu'à ce que piqué d'émotion, je te nommes,
Dans une rue d'or, mon vert, mon mundo disert.
Tu auras cessé de virer, sauf en cristal.

------------------

Soldat, la guerre est déclarée entre l'esprit
Et le ciel, entre penser et le jour-et-nuit.
Le poète est toujours, de ce fait, au soleil,

Qui coud la lune, dans sa chambre, à ses cadences
Virgiliennes, de haut en bas, de haut en bas.
Cette guerre jamais ne connaîtra de fin.

Elle dépend pourtant de la tienne. Les deux
Sont une. Elles sont un pluriel, sont droite et gauche,
Sont paires, parallèles qui peuvent s'unir

À tout le moins dans la rencontre de leurs ombres,
Leur rencontre en un livre, dans une baraque,
Une lettre de Malaisie. Du moins ta guerre

S'achève. Tu t'en reviens, alors, gratifié
De douze vins et de six viandes — ou sinon
Tu passes dans une autre pièce... Cher Monsieur,

Et camarade, le soldat est démuni
Sans les vers du poète, ses syllabi piètres,
Les sons qui prennent le sang, en modulations

Inévitables. Guerre pour guerre, à chacune
Une galanterie qui lui revient en propre.
Combien simplement le héros fictif devient

Le réel; combien joyeusement le soldat
Meurt, s'il le doit, avec les mots appropriés,
Ou vit sur le pain d'un discours empli de foi.

 

 
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