WALLACE Portrait maladroit de Wallace Stevens STEVENS
 

 

Le poète en tant que lettres WS

Wallace Stevens est né à Reading, Pennsylvanie, le 2 octobre 1879. Il entre à Harvard en 1897, où il fréquente George Santayana (qui restera une importante figure de sa vie) et publie des poèmes dans le journal étudiant Harvard Advocate. Tente ensuite, dans un premier temps, de vivre en tant qu'écrivain à New York, puis, après y avoir brièvement tâté du journalisme, s'inscrit à la New York School Law sur les conseils insistants de son père. Est reçu au barreau de New York en 1904. Après de multiples faux départs professionnels, rejoint la firme American Bonding Co (1908). Cette période de vaches maigres le marquera profondément. Épouse en 1909 Elsie Moll, qu'il courtise depuis cinq ans et qui a été la destinataire de très nombreux poèmes. En 1914, publie pour la première fois depuis l'université des poèmes, dans un numéro de Poetry, de Harriett Monroe, consacré à la guerre. Entre en 1916 à la Hartford Accident and Indemnity Company (il emménage peu après à Hartford, Connecticut) où il restera toute sa vie et dont il deviendra, en 1934, l'un des vice-présidents. Publie son premier recueil, Harmonium en 1923. Un long silence s'ensuit, que rompt en 1935 la publication de Ideas of Order. Donne sa première conférence, «The Irrational Element of Poetry», à Harvard en 1936. Publie la même année, Owl's Clover (recueil qu'il ne fera pas figurer dans ses Collected Poems). Publie The Man With the Blue Guitar en 1937, Parts of a World en 1942, Transport to Summer en 1947. Reçoit le Prix Bollingen de poésie en 1949. Publie The Auroras of Autumn en 1950. Reçoit l'année suivante le National Book Award of Poetry et publie The Necessary Angel: Essays on Reality and the Imagination (recueil de ses conférences et textes théoriques). Publie ses Collected Poems en 1954, qui reçoivent à leur tour le National Book Award of Poetry en 1955. Cette même année, il reçoit le Prix Pulitzer de poésie. Il meurt à Hartford, CT, le 2 août 1955.

Voici le croquis biographique qu'il dresse de lui-même en 1954 dans une lettre :

WALLACE STEVENS. Né le 2 octobre 1879 à Reading, Pennsylvanie. Special student à Harvard durant trois ans dans la classe de 1901. Livres : Harmonium, 1923; Ideas of Order, 1936; The Man With the Blue Guitar, 1937; Parts of a World, 1942; Transport to Summer, 1947; Auroras Of Autumn, 1940; et (prose) The Necessary Angel (1951). Quelques-uns de ces livres incluent des poèmes publiés séparément sous d'autres titres. A également été publié à Londres un volume de Poèmes choisis (Faber & Faber, 1953); ainsi qu'un ensemble de traductions en italien par Renato Poggioli : Mattino Domenicale et altre poesie, (Einaudi, Torino, 1954). L'auteur a reçu des titres honoraires de diverses universités, ainsi que d'autres distinctions. Le travail de l'auteur suggère la possibilité d'une fiction suprême, reconnue comme fiction, dans laquelle l'humanité pourrait à soi-même s'offrir un comblement. Dans la création d'une telle fiction, quelle qu'elle soit, la poésie serait dotée d'une importance vitale. Les nombreux poèmes qui se rapportent aux interactions de la réalité et de l'imagination doivent être considérés comme situés en marge de ce thème central.

Letters of Wallace Stevens, p. 820 – Knopf, 1966.

 

 

À lire ce bref portrait, et même si la tentation est forte au point que trop de critiques y cèdent, on ne peut pas sans contresens complet grimer Wallace Stevens en un ersatz rimailleur de philosophe, bardé de vers et de métaphores incongrus. Ses poèmes, non loin d'une certaine modernité française, sont des textes qui font ce qu'ils disent comme ils disent ce qu'ils font et leurs longues méditations établissent dans le réel où elles ont lieu (le monde au-delà des pages et le monde des mots qui les instituent) ce dont elles sont la description exploratoire. Ainsi toute son oeuvre prend-elle place dans le domaine mouvant que crée la tension, jamais résolue, entre deux pôles interchangeables: la puissance absolue (qui se double par le fait même d'une absolue impuissance) du langage et l'évidence incontestable – mais instable – du monde extérieur, se plaçant résolument dans une opposition farouche à toute métaphysique et toute «pensée vers Dieu». Entre ces deux extrêmes flottants s'ouvre le champ du poème, qui vise à nourrir chacun des termes de la présence et de la confrontation, avec difficulté maintenue au même niveau d'existence et d'efficacité, de l'autre et, par cette opération toujours à recommencer, de procurer à l'homme les moyens – eux aussi toujours à redéfinir d'être heureux. Stevens pense à terme – mais c'est un terme asymptotique – possible de mettre au point et au jour un «objet», qu'il appelle une «fiction suprême» (et qui serait, à son tour et à son terme, la poésie) capable de maintenir cette tension à son régime optimal : évidence rugueuse de la réalité indépassable en même temps que lieu d'ouverture et d'évasement toujours accru d'une transcendance sans au-delà, sans appel à l'extérieur, sans recours à aucun outre-monde, où nous pourrions enfin savourer (même et y compris jusqu'à son danger le plus périlleux pour nous), dans une même étreinte réfutant le dualisme, aussi bien le roc nu de la pauvreté du monde que les lilas qu'y fait pousser «l'imagination». Il définit la nature de cette fiction (qui n'est pas sans rappeler l'objeu de Ponge) selon trois impératifs :

  • Elle doit être abstraite.

  • Elle doit changer.

  • Elle doit faire plaisir (un quatrième fut un temps envisagé : Elle doit être humaine).

Cette «poésie» – comme toute tentative de cet ordre qui se respecte – est ainsi traversée de part en part d'une visée cosmogonique : elle tend à porter à l'existence réelle (et à instaurer par son acte) un univers que son mouvement et son déroulement même instituent. Mais, parce qu'elle est cosmogonique (redoublant le cycle des saisons du monde par celui de son déploiement et, par là même, se plaçant sous l'emprise de la fin et de la mort : après le recueil de la maturité, Transport to Summer, viennent significativement The Auroras of Autumn, puis The Rock – qui clôt l'œuvre), elle se sait aussi à jamais inachevable, hors d'état de s'arrêter sur un système ou une systématisation, par nature toujours en deçà de ce vers quoi elle avance. Texte de la rumination, de la méditation ressassante, de l'incessant recommencement et de la fin sans fin, du changement continu du point de vue, texte du creusement de notre nécessaire déchirement (le monde est toujours une béance incomblable), mais aussi texte de la gaieté essentielle du langage (le langage comme effervescence du langage) et de la reconnaissance toujours renouvelée au réel, le poème de Stevens est souvent fortement auto-réflexif: il se bâtit sur ce qu'il a bâti; il élabore son vocabulaire et sa syntaxe à partir des positions qu'il acquiert ou conquiert. Pour autant, il ne se constitue jamais (rien ne saurait même être plus éloigné de son geste) en chiffrage vatique du monde et de soi dont seul son auteur et quelques esprits avisés détiendraient la clé abstruse et convoitée. Il n'a ni fond ni bord. Merveilleuse machine à jouissance et à réflexion, il opère – puis se retire et se retient au dedans même de son opération. Il a eu lieu – jusqu'à la prochaine lecture. Ne demeure à la fin, en attendant celle-ci, dans la tension de sa redécouverte et sa réaffirmation, que le palmier au bout de l'esprit (comme le dit son ultime poème, qui n'est pas mon favori, loin de là, et dont il faut lire de près toute l'œuvre de Stevens pour comprendre la grâce et la mélancolie à la fois résignée et célébratoire):

 

 

 

OF MERE BEING

The palm at the end of the mind,
Beyond the last thought, rises
In the bronze decor.

A gold-feathered bird
Sings in the palm, without human meaning,
Without human feeling, a foreign song.

You know then that it is not the reason
That makes us happy or unhappy.
The bird sings. Its feathers shine.

The palm stands on the edge of space.
The wind moves slowly in the branches.
The bird's fire-fangled feathers dangle down.

Wallace Stevens - The Palm at The End of the Mind

 

 

 

De la seule existence

Le palmier aux confins de l'esprit
Au-delà de la pensée ultime, se dresse
Dans le décor de bronze

Un oiseau au plumage d'or
Chante dans le palmier, dépourvu de sens
Et de sentiments humains, un chant étranger.

On sait alors que ce n'est pas la raison
Qui nous rend heureux ou malheureux.
L'oiseau chante. Ses plumes brillent.

Le palmier se tient sur le bord de l'espace.
Le vent remue doucement dans les branches.
Peinturlurées de feu, les plumes de l'oiseau pendillent

Trad. de Anne Wade Minkowski in L'Autre, n° 3, déc. 1991

 

 

 

De l'être pur et simple

Le palmier au bout de l'esprit,
Au-delà de la dernière pensée, monte
Dans la distance de bronze.

Un oiseau aux plumes d'or
Chante dans le palmier, sans humaine signification,
Sans humaine émotion, un chant étranger.

Tu le sais alors, ce n'est pas la raison
Qui nous fait heureux ou malheureux.
L'oiseau chante. Ses plumes brillent.

Le palmier se dresse au bord de l'espace.
Le vent bouge lentement dans les branches.
Les plumes frangées de feu de l'oiseau oscillent.

Trad. de Linda Orr et Claude Mouchard in Po&sie, n° 12, 1980

 

 

 

De l'être, simplement

Le palmier au bout de l'esprit,
Au-delà de la pensée dernière, s'élève
Dans le décor de bronze.

Un oiseau au plumage d'or
Chante dans le palmier, sans aucun sens humain,
Sans sentiment humain, sa chanson d'étranger.

Et tu sais alors que ce n'est pas la raison
Qui nous rend malheureux ou qui nous rend heureux.
L'oiseau chante. Ses plumes brillent.

Le palmier se tient sur le rebord de l'espace.
Et lentement le vent s'émeut dans les ramures.
La plume au pli de flamme, éployée, balle, basse.

Trad. de Gilles Mourier

 

 

 

Le poète en tant que lettres GM

Je préciserai:

  • que j'ai presque systématiquement traduit les poèmes de Wallace Stevens en unités au décompte syllabique régulier (et parfois en vers, avec rimes aux seuls endroits où le texte anglais rime);

  • que j'ai respecté la forme des poèmes (à ceci près que les versions françaises sont en général presque systématiquement plus longues d'une strophe, ou d'un ou deux vers, que les textes anglais);

  • que j'ai presque systématiquement tiré un plaisir presque systématiquement immense à traduire (à six reprises dans leur majorité) ces textes;

  • que j'ai presque systématiquement tordu, contourné, oublié ou violé chacune des injonctions qui précèdent.

Je préciserai encore que, pour accompagner le carnaval lexical qu'est parfois un poème de Stevens, je n'ai jamais hésité à faire appel à toutes les ressources envisageables – malheureusement de plus en plus chétives – du français. Les dictionnaires auxquels j'ai fait appel sont Le Dictionnaire de la langue française de Littré (éditions du 19ème siècle); Le Nouveau Larousse Illustré (7 volumes plus un supplément – édition de 1922); Le Grand Robert (édition de 1966); Le Trésor de la langue française (désormais disponible en édition électronique) et, bien sûr, l'Oxford English Dictionnary, première et deuxième éditions. Tout mot auquel j'avais pensé qui se  trouvait dans un de ces volumes, fût-il stigmatisé du terme «vieilli» ou «littéraire» ou «rare», m'a été acceptable.

Plusieurs raisons présidaient au choix de poèmes que j'avais initalement effectué:
la première consistait à reprendre dans sa quasi totalité l'anthologie de son oeuvre poétique que Wallace Stevens effectua à la demande (étonnamment tardive) de Faber and Faber – et donc de T.S. Eliot – à Londres, à la fin de sa vie, et qui parut, avec quelques étranges coquilles, sous le titre de Selected Poems.
La deuxième avait pour but d'étoffer cet ensemble de textes de poèmes éclairant plus nettement tel ou tel aspect de la pratique de Wallace Stevens (son effervescence lexicale, son incroyable «perversité» littéraire aussitôt modifiée par une désarmante «simplicité»), et – pourquoi ne pas le reconnaître? – de poèmes dont la traduction fut, si j'ose dire, transparente.
La dernière, la moins avouable, voulait barbouiller une certaine image de la poésie américaine «moderniste» telle qu'on la peint encore dans notre pays (qui ne reconnaît le plus souvent que les vociférations, parfois superbes, d'un fasciste sans grand remords, ou les désarticulations typographiques d'un – délicieux – expert en mièvrerie) et de laquelle, par rebond, s'autorise une «modernité» qui croit que le «pas tenu» de Rimbaud est d'abord affaire de grand écart spectaculaire.
Toutes se résolvaient pourtant en une seule, qui est sans doute, pour reprendre une formule (encore) de Ponge, la raison même de la poésie en tant qu'elle survit – peut-être – à son histoire: «faire avancer l'esprit humain».

Addendum du 3 mai 2005
Ces raisons, comme mon ancien choix, sont dorénavant sinon caduques, du moins superfétatoires: devant l'assurance, qui m'a été signifiée par personne interposée voici quelques années, que plus rien de mon travail sur Wallace Stevens ne serait désormais autorisé, j'ai décidé de mettre à disposition des visiteurs de ce site une traduction complète de l'oeuvre publiée du poète, au fur et à mesure que j'en aurai complété les diverses parties. Leur est ainsi offerte, depuis le 4 février 2005, l'intégralité de ma traduction de Harmonium et de Ideas of Order.

Addendum de septembre 2005
Sont désormais disponibles, outre celle qui précède, une traduction intégrale de Parts of a World et de Transport to Summer,
et j'ai bon espoir d'y adjoindre sous peu celle de The Auroras of Autumn et de The Rock. L'entier du volume Opus Posthumous, dont maints éléments se trouvent dans mes cartons, sera proposé ultérieurement.

Addendum de décembre 2006, corrigé en 2007, amendé le 21 juin 2008
Comme promis, l'intégralité de tous les recueils composant The Collected Poems de Wallace Stevens, The Auroras of Autumn et The Rock compris, est désormais disponible en ces pages.
Je travaille à donner en outre, de tous les poèmes qui n'y ont pas été ou n'ont pu y être inclus, une traduction entière, dont quelques éléments préalables figurent ici et .

Addendum du 22 janvier 2009
Figure désormais dans cette liasse la traduction complète de Owl's Clover. Le reste des poèmes collectés dans le volume Opus Posthumous suivra sous peu.

 

 

 
  Bibliographie consacrée à Wallace Stevens, comportant des ouvrages en anglais et en français 
 
  Ma traduction de poèmes de Wallace Stevens
 
  Un poème (en anglais) que je dédie à Wallace Stevens
 
  Mon analyse d'une «traduction» de Wallace Stevens
 
  Mes incroyables déboires avec la traduction de Wallace Stevens
 
 

Commentaires? Suggestions? Cliquez ici.

 

Rond-point