GATTI ET LA TRAVERSEE DES LANGAGES


« La langue, j’avais besoin de la dévorer sous toutes ses formes, de vivre avec elle. Ce besoin est devenu plus fort que tout. Dans ce sens, la langue est devenue plus qu’une famille, plus qu’une nationalité, plus qu’un pays, elle est devenue mon existence même. »
Armand Gatti


Il suffit de cette épigraphe pour constater que l’enjeu de la traversée des langages est coextensif à Armand Gatti, vie et œuvre mêlées. Mais plus spécialement, il sera question ici des rapports de Gatti avec le langage scientifique. Car, s’il est clair que les langages représentent en général des frontières à traverser,  c’est dans le cas du langage de la science et des hautes barrières qui le séparent du langage ordinaire, que l’on pourra le mieux apprécier les transgressions du passeur Armand Gatti.

Les langages sont, à l’instar des odeurs et des cris des espèces animales, des marqueurs de domaines, des délimiteurs de territoires. Le jargon (celui des Ballades de Villon) barre l’entrée du royaume de truanderie, les hermétismes juridiques bornent le champ clos de la basoche, les arcanes du lexique médical sont des sentinelles postées devant les salles de garde, le verlan signe les lieux de ban... Bien sûr, cette fonction des langages a sa rationalité : le secret nécessaire aux activités prohibées, ou bien la précision requise par les actes de justice et les observations diagnostiques. Par exemple, le vocable « hyperthermie » n’est pas — a priori — choisi par les ouvrages médicaux pour limiter la compréhension par un profane, mais pour éviter les polysémies, préjudiciables à la description exacte d’un cas pathologique, qu’induiraient les termes de « fièvre » ou de « température ». Cependant de tels particularismes, tout comme les mots ou les accents régionaux, en arrivent à prendre valeur de signes identitaires, de marques d’appartenance et d’instruments de discrimination, tout comme le « schibboleth », dont la Bible  (Juges 12, 6) nous enseigne le rôle historique : les gens de Galaad reconnaissaient ceux d’Ephraïm à leur manière fautive (« sibboleth » ) de prononcer le mot hébraïque signifiant épi — en vertu de quoi les intrus étaient aussitôt égorgés…

Tout particulièrement, les pays de la communauté des sciences exactes se signalent par les particularités des idiomes qui s’y parlent : pour y réaliser la performance, partout ailleurs inimaginable, d’affirmer des vérités irréfragables et des lois absolues, ne sont autorisés que des mots univoques, constituant en eux-mêmes leur propre contexte, tels que « synchrotron », « polyèdre », « rétrovirus ». Il n’est pas même nécessaire que les termes scientifiques soient hérissés de racines savantes, il suffit de les doter, à leur admission dans un domaine scientifique, d’une signification précise : c’est ainsi que des mots ordinaires comme « réel », « étrangeté » ou « groupe » ont pris rang dans des registres lexicaux réservés aux spécialistes. La présence de ces faux amis ne fait d’ailleurs qu’accentuer l’étanchéité des frontières entre profanes et initiés, en suscitant fausses compréhensions et authentiques malentendus.

L’existence même de cette discrimination entre langage scientifique et langage ordinaire s’est manifestée avec éclat(s) par la publication en 1998 du livre d’Alan Sokal et Jean Bricmont, « Impostures Intellectuelles ». Ces deux physiciens théoriciens y dénoncent l’emploi de notions scientifiques par des philosophes, sociologues, linguistes ou psychanalystes français. Pour ne prendre qu’un exemple, ils citent au début de leur livre un extrait d’un texte de Jacques Lacan :
« Dans cet espace de la jouissance, prendre quelque chose de borné, fermé, c’est un lieu, et en parler c’est une topologie. » (Séminaire, Livre XX : Encore, 1972-1973)

Les auteurs commentent :
« Dans cette phrase, Lacan utilise quatre termes mathématiques […] . Or cette phrase ne veut rien dire d’un point de vue mathématique. »
On voit là un effet pervers inattendu du fait d’importer dans la sphère scientifique des mots du langage courant : leur emploi dans leur sens le plus ordinaire (espace, borné, fermé) ou dans leur sens proprement étymologique (c’est un lieu, et en parler c’est une topo-logie) marquera désormais une transgression insupportable pour les gardiens du temple… Cette attitude défensive des tenants les plus étroits du langage de la science a été saluée par une foule de partisans, soulagés de pouvoir discerner, par le seul langage, le domaine de l’à-peu-près et de l’obscurité, de la chasse gardée où règnent précision et lumière. Voilà donc un nouvel avatar de la technique du schibboleth !

A l’aune des critiques à la manière de Sokal et Bricmont, que dire alors des péchés contre la science commis par Armand Gatti ? Car depuis toujours, Gatti médite sur le monde scientifique, ses créateurs mythiques, ses révolutions mentales et ses concepts abstraits. Mais il ne se contente pas d’y méditer ! De manière invraisemblable, à Marseille, à Fleury-Mérogis, à Strasbourg ou à Sarcelles, il fait intervenir comme personnages de ses pièces Kepler, le chat de Schrödinger, les groupes antisymétriques, Heisenberg, Gödel, le boson de Higgs, Galois, les trous noirs  ! Son théâtre est peuplé des spectres de la science : on y voit évoluer sur scène, chanter et se battre des axiomes, des algorithmes, des symétries, des antiparticules. Or pour toutes ces créations, Gatti a bénéficié du soutien et de la participation d’astrophysiciens, de théoriciens, de chercheurs du CERN… Comment ces scientifiques, qui sont incontestablement au cœur des problèmes les plus actuels de la science, voient-ils les works-in-progress de Gatti, qui brassent dans leur chaos la relativité, la politique, la mécanique quantique, la poésie et les mythes? Ne craignent-ils pas, eux, les champions de la méthode et de la rigueur, le flou, l’amalgame, l’erreur ?

Voici quelques éléments de réponse. En premier lieu, Gatti a souvent manifesté sa fascination à propos du fait que les mots-clés de la physique et de la logique mathématique du XXème siècle étaient la relativité, l’indétermination et l’incomplétude, termes qui sont bien loin de l’idéal de connaissance complète, absolue et déterministe conçu au XIXème siècle. Gatti étant un résistant contre tous les déterminismes hégémoniques et oppressifs (ceux de la naissance, de la culture et du pouvoir), ne pouvait choisir comme héros scientifiques que Einstein, Heisenberg, Bohr et Gödel. Ce qui le passionne, c’est l’ouverture à tous les possibles, à la multiplicité vertigineuse des interprétations qu’autorisent les perspectives ouvertes par la mécanique quantique et les paradoxes de la relativité. En passant, on peut noter à ce propos son intérêt pour le Talmud, qui valorise plus les questionnements que les réponses, ainsi que pour la Kabbale, qui combine les lettres, les sons et les sens, avec des maîtres anciens comme rabbi Aboulafia, ou contemporains, comme Marc-Alain Ouaknin.

En second lieu, Gatti n’a pas manqué d’être frappé par les cas où le langage lui-même atteste de la profonde parenté entre création scientifique et création artistique. Par exemple, si la géométrie et la mécanique nous parlent de ces courbes que sont l’ellipse, la parabole et l’hyperbole, ces termes ont également un sens rhétorique. Aspect géométrique tout d’abord : on sait depuis le quatrième siècle avant notre ère que si on coupe un cône par un plan on obtient, selon l’inclinaison par rapport à l’axe du cône, des courbes qui sont la famille des ellipses (qui inclut le cercle), la parabole et la famille des hyperboles. Aspect mécanique ensuite :  si on propulse un satellite parvenu à une certaine altitude avec une vitesse adéquate, il va orbiter suivant une trajectoire elliptique, alors que si la vitesse est trop grande, il va s’éloigner à l’infini selon une trajectoire hyperbolique (ou, dans un cas particulier, parabolique). Par ailleurs, la trajectoire d’un projectile dans un champ de pesanteur uniforme, en l’absence de forces de frottements, est une parabole. L’application de ces formes mathématiques aux « formes » de la rhétorique calque ces définitions avec un « parallélisme » étonnant : elles sont alors relatives, dans un sens « figuré », à un discours qui reste en deçà de son objet (l’ellipse), ou qui le dépasse largement (l’hyperbole), ou atteint exactement sa cible (la parabole), par le biais d’une comparaison. Gatti sait bien que si les ressources stylistiques sont aussi des concepts mathématiques, c’est que les créations littéraires et scientifiques sont toutes deux le fruit d’un même élan qui cherche à transcender l’individuel et vise l’inconnaissable réalité, le sens à jamais inatteignable. La quête du chercheur, c’est aussi la quête de l’écrivain, tâches perpétuellement inachevées… Ces destins sont liés, et c’est la raison pour laquelle les concepts enfantés par les sciences ont vocation à exister ailleurs que sur les tableaux des amphithéâtres.

Enfin, dans le style au sens propre inouï inventé par Gatti, brassant épistémologie et lyrisme, prosopopées scientifiques et opéras métaphysiques, il n’y a, de manière surprenante, aucune confusion, aucune erreur scientifique, non plus que de tentations pour l’attrait des pseudo-sciences ou les modes New Age. Bien au contraire, à travers ses créations hors normes, se dessine une forme paradoxale de respect , d’orthodoxie, de fidélité aux grands fondateurs et aux grandes idées.
Les sciences exactes ne sont pas uniquement caractérisées par les énoncés indiscutables qu’elles produisent, mais aussi par des concepts, des abstractions, des structures et des personnages qui vivent dans notre imaginaire à travers des polémiques, des révolutions, des remises en question. Ce sont ces idées et ces figures qui prennent vie et corps par l’écriture d’Armand Gatti, dans une geste cosmique où les mots de la tribu des scientifiques gagnent un sens nouveau et prolongent, sur une autre dimension, le projet même de la science.

Guy Chouraqui
Université Louis Pasteur
Strasbourg


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