Introduction : L’économie publique, analyse de l’interaction sociale
L'économie politique est née dans un contexte de libération individuelle au XVII° siècle; associant le libéralisme à l' individualisme dans une morale utilitaire et une philosophie hédoniste. Ce mode de pensée représente jusqu'au XIX° siècle une pensée radicale, face au conservatisme monarchique et religieux. Il en est résulté une théorie économique largement centrée sur le rapport de l'individu face à ses biens. Parallèlement à ce contexte micro économique et sans le remettre en cause, la macroéconomie développe dans la seconde moitié du XX° siècle des agrégats, des comptes-écrans, dont les "agents" sont les supports dociles. Néanmoins, à la même période, plusieurs courants de pensée ont tenté de remettre en cause ce double objet de la réflexion économique : l'individu calculateur de ses biens ou l'agent support d'agrégats.
Plusieurs essais ont été élaborés à travers l' anthropologie économique de Veblen (1989), Herskovits (1952) aux Etats-Unis, la praxéologie autrichienne, ou encore l'esquisse d'une nouvelle axiomatique des préférences par Kenneth Arrow. Mais ces essais remettent en cause l'asociabilité du calcul économique sans proposer de solution alternative, détaillée et opératoire aux économistes. L'intégration de l'homme dans la réflexion économique se traduit par une longue liste d' occasions manquées à partir d'Alfred Marshall (1890); ce dernier, tout en intégrant l'altruisme dans les principes de l'économie politique, rase tout élément de reconstruction au nom du principe de continuité. Les personnes et les biens rentrent dans un continuum dans lequel ils sont librement substituables. A ce problème de la continuité se superpose le problème de la relation avec l'Autre (Jonas, 1991, Lévinas, 1983) ; puis-je négocier équitablement avec l'Autre représenté par des enfants ou des générations futures qui n'existent pas encore, mais que mon comportement (de dégradation écologique irréversible, par exemple ) implique fatalement ?
La microéconomie traite, au-delà de l'individu par rapport à ses biens, de la personne effectuant son calcul économique sur les autres et en fonction des autres; elle est alors désignée comme l'"économie publique".
L'économie publique étudie les problèmes posés par les interactions entre plusieurs personnes.
Ces problèmes peuvent être résolus par les personnes elles-mêmes, par des associations ou communautés plus ou moins vastes et contraignantes, éventuellement par l'Etat, qui n'est qu'un des acteurs de l'économie publique.
Les domaines couverts traditionnellement par l'économie publique ont trait à l'optimum, aux biens publics et aux choix collectifs (" social choice "). D'autres préoccupations plus récentes sont apparues : théories de la justice, théories du choix public (" public choice "), de la redistribution, des normes publiques. Enfin une réflexion de plus en plus importante, initiée par Amartya Sen (1981), applique les concepts de l'économie publique au développement, dans le cadre d'une "microéconomie du développement".
L'économie publique n'est qu'un domaine où s'applique le "summum bonum", le souverain bien, dont le concept économique de bien public n' est qu'une application, en tant qu' approche économique de la philosophie politique.
Les appellations de l'économie publique sont multiples : économie de l'environnement (Dorfman, 1975), économie du bien-être, ...sachant qu'il s'agit de la dernière étape de l'analyse microéconomique.
1. Le principe de l'économie publique : la relation entre une personne et son environnement
Le calcul économique public commence par un choix sur l'environnement, choix sur l'environnement physique et/ou sur l'environnement social en fonction de contraintes sur les ressources ( temps, biens, affection, reconnaissance, etc...).
11. Calcul économique élargi et conditions logiques
Ce calcul a trait à la relation, entre les individus et des situations que l'on considère, pour simplifier sous la forme d'alternatives. L'idée est qu'il existe une relation simple qui est celle du besoin, de l'utilité et de la préférence.
Les n individus constituent l'humanité H dont des groupes ou sous-groupes G ou D apparaissent par réduction, jusqu'à un seul individu i ou j. Les biens se présentent en général sous forme d' alternatives: x ¹ y ¹ z. Il existe une infinité d'alternatives possibles. Le calcul est élargi par le fait que les alternatives peuvent représenter des biens, des personnes, des règles, des sociétés.
Les alternatives se présentent sous la forme d'un ensemble X qui n'est pas nécessairement fini. On posera que les individus ont, vis à vis de l'ensemble S d' alternatives pertinentes, des relations d'ordre de type binaire, soit par exemple R (ordre ou pré-ordre complet exprimant la modalité " au moins aussi bon que "), P (ordre partiel strict expimant la stricte préférence) ou I ( pré-ordre ou quasi-ordre, exprimant l’indifférence). Le fait de choisir l’une de ces relations fait que l’on s’oblige à respecter une relation d’ordre et une ou plusieurs des propriétés logiques associées ( réflexivité, complétude, transitivité, anti- symétrie, a- symétrie , symétrie).
Le calcul économique n'est pas qu'un calcul individuel ; la somme de n calculs individuels ne donne pas forcément un calcul collectif. Le lien entre les choix individuels et les choix collectifs est un problème dit de passage ou d'agrégation entre choix individuels et collectifs. Le "calcul" se complique avec ce passage de l'individuel au collectif et les conditions qui peuvent être émises soit sur les modalités du passage, soit encore sur les partenaires eux mêmes.
12. Calcul élargi et conditions morales sur le passage des choix individuels aux choix collectifs
Arrow a émis en 1963 un certain nombre de conditions dites morales sur l’agrégation des préférences : non restriction du domaine de choix non tabou (U), Pareto–unanimité (P), indépendance du passage par rapport à des alternatives non pertinentes (I), non dictature (D).
Cet édifice (UPID) est complété par des conditions de comportement : les partenaires de l’économie publique ont un comportement hédoniste et utilitariste.
Ce comportement peut être précisé à partir de dualismes ; par exemple, altruisme/ égoïsme, bienveillance/malveillance, tolérance/intolérance, loyauté/tricherie. Il peut intégrer des réactions stratégiques : maximin, leximin, simulations, tricheries, donnant/donnant, dilemme du prisonnier.
2. Un problème méthodologique (et moral) majeur. Comment traiter de l' environnement ?
21. Continuité ?
Une fonction d'utilité peut représenter les préférences d'une personne sur une autre personne. Cette personne étant forcément plus jeune ou plus vieille, la théorie économique aura trait à un altruisme soit ascendant ( Becker, 1974) , soit descendant ( Barro, 1974).
211. La théorie de Becker s'inscrit dans la tradition économique de la demande de caractéristisques (Lancaster). La demande peut être considérée comme une production de caractéristiques dans le temps, appliquées tant à des biens matériels qu'à des personnes. Ainsi le revenu a une double composante, le revenu individuel et l'estimation monétaire de l'environnement.
Sa théorie de l'interaction sociale met en lumière comment l'individu adapte en permanence sa contrainte sociale; l'exemple le plus saisissant étant celui de l'enfant gâté. L'enfant est égocentrique, mais s'il apparait altruiste, cela revient à un calcul, à une simulation afin de maximiser ses gains. De façon générale le problème est alors de savoir si dans une société évolutive, l'altruiste est perdant et tend à être éliminé (cf. Bergstrom et Stark, 1993). Le théorème du "rotten kid" généralisé (Koulibaly, 1992) conduit à l'idée que les bénéficiaires de l'altruisme de A mettront tout en oeuvre (courage et motivation) pour agir comme s'ils étaient altruistes entre eux, par rapport à A. Ils agiront ainsi à cause de l'anticipation des effets de leurs actions égoïstes sur la réaction de A. Comme l'égoïste peut parfaitement simuler le comportement de l'altruiste pour son intérêt, alors le nombre d'altruistes que l'on peut rencontrer augmente en même temps que s'élève la consommation personnelle des altruistes. Dès lors, la consommation d'un vrai altruiste sera pareille à celle d'un égoïste quand l'égoïste simulera l'altruisme, étant entendu que la consommation d'un vrai altruiste ne dépasse pas celle d'un vrai égoïste. Le comportement d'altruiste apparent , qu'il soit vrai ou simulé, accroît la demande de consommation personnelle.
212 . La fonction d'utilité intergénérationnelle (Barro, 1974) est bâtie sur l'hypothèse de l'altruisme et d'une utilité " enchaînée" de la part de la génération ancienne pour la nouvelle génération.
Dans le modèle de Barro, chaque individu vit deux générations: y (jeune) et o (vieux).La vieille génération est 1, les descendants font partie de la génération 2. On assume une hypothèse d'altruisme de tout individu de la génération 1 pour un individu de la génération i + 1 . L'utilité du vieux est une fonction altruiste de son héritage net, de sa consommationde jeunesse, des actifs qu'il a constitués en étant jeune, puis des actifs qu'il a obtenus durant sa maturité , de son revenu, et du taux d'intérêt. Pour des valeurs données de ces dernières expressions, le membre de la génération 1 a surtout comme souci que son héritage net soit préservé. Si son héritage net est menacé par les politiques fiscales, para-fiscales ou financières de l'Etat , alors il jouera sur l'héritage brut en réagissant pas à pas à celles-ci ; ainsi toutes les autres variables ne seront pas atteintes et donc les fonctions d'utilité des membres des générations 1, 2, etc...seront protégées. Ce résultat est utile dans les sociétés où les transferts sont importants, et peut être généralisé à l'idée qu' un personne responsable d'une autre (éprouvant une U*, utilité "enchaînée pour l' Autre) réagit pas à pas et tend à rendre inefficace la politique macroéconomique.
22. Discontinuité ?
Une discontinuité peut être introduite dans l'espace des alternatives sinon des priorités. Un ordre lexicographique sera tel que le calcul sur une alternative doit être totalement résolu avant de passer à l'étape suivante. La prise en compte d'une responsabilité prioritaire ( Lévinas, Jonas) n'interdit pas le calcul économique. On peut concevoir que celui-ci soit hiérarchisé tout en permettant le calcul écononomique. Il en résulte que la dimension "économique" de la personne conditionne l' efficacité de la politique économique.
3- Les "quatre piliers" de l’économie publique
Ils ont trait à l’optimum , aux biens publics, aux choix collectifs, enfin à la justice. Les quatre chapitres de ce manuel leur sont consacrés.
Le premier pilier de l’économie publique a trait à l’optimum ; la situation d’équilibre préférée à toute autre et que chaque personne est susceptible de révéler . L’optimum est atteint en économie publique par la présence d’autres personnes, qui produisent des externalités positives ou négatives. Ces externalités peuvent être " compensées ", soit par la taxation, soit par le marché. La discussion sur les principes de compensation est un prélable à l’économie du bien-être. Sur quelles base compenser ? Comment, par exemple, établir les droits de propriété ?
Le second débat a trait aux biens publics. Ce débat oppose deux théories, celle de l’ " échange volontaire " (dite du " bien public révélé ", la plus théorique) et celle dite de la " contrainte " (dite du " service public décrété ", la plus appliquée ).Plusieurs synthèses ont été proposées par l’intermédiaire d’une typologie de l’Etat (Musgrave, 1959), de la tarification ou plus récemment de la communauté. Mais le principal problème posé par ce débat est celui ayant trait à la révélation des préférences. De nombreux systèmes ont été proposés (vote par les pieds, auto-assurance, etc…) , et surtout la communauté dont le " club " (Buchanan, 1965) est l’ expression théorique en économie. La faille dans ces procédures tient dans le risque de comportements stratégiques face à des biens indivisibles, et aux problèmes d’information ayant trait à la qualité du prestataire public et à celle de sa prestation.
Le troisième pilier de l’économie publique a trait au problème du choix collectif, " social choice ". Peut-on justifier l’Etat par la rationalité collective ? La réponse donnée depuis Condorcet jusqu’à Kenneth Arrow est négative : on ne peut concilier rationalité et morale dans une procédure d’agrégation des choix. Le théorème d’impossiblité de Arrow (1951-1963) et le paradoxe du libéral parétien de Sen s’apparentent à un jeu logique sur des normes préétablies, mettant en cause la rationalité du marché, du vote ou du plan. Le marché redevient l’outil " positif " d’analyse avec l’ école dite du " public choice " (Buchanan et Tullock, 1962). Cette école analyse le choix social, en particulier le vote, en termes du marché et aboutit, elle-aussi à des paradoxes intéressants, comme le paradoxe d’ Antony Downs à propos de l’électeur médian (1957). Cette dernière école se tourne de plus en plus vers l’analyse des phénomènes de recherche de rente, de corruption, de bureaucratie, lesquels sont liés à la configuration des organisations et des institutions.
Ainsi l’économie publique apparaît, dans cette dernière optique, très centrée sur la rationalité des choix. Mais une procédure de choix satisfaisante ne règle pas le problème de la justice. Les participants à l’économie publique ont un accès inégal aux ressources. Comment rendre l’économie publique juste ? Peut-on concilier l’équité avec la liberté et l’efficacité ? Cette question a été complètement renouvelée depuis la " Théorie de la Justice " de Rawls (1971). Désormais, la question de la justice fait partie de l’économie publique et constitue le quatrième chapitre de cet ouvrage. Comment être juste ? Cela pose d’abord le problème de la mesure de l’inégalité et de la pauvreté. L’ " évidence statistique " de la ligne de pauvreté n’est pas assurée, compte tenu de la redistribution, et son coût statistique épuise la possiblité d’aider les pauvres directement. Quels critères de justice permettraient de transcender des difficultés de ciblage social. On pense à la justice comme absence d’envie, ou encore à une justice fondée sur la responsabilité inhérente à la personne. Toute personne est respectable et mérité d’être aidée, mais cela , en calculant sa responsabilité, compte tenu de son handicap originel et au-delà de son mérite. La justice est-elle alors conciliable avec la liberté ? Deux courants s’opposent à ce type de réflexion : l’ anarchisme libertarien (Nozick, 1974) et la pensée communautarienne (Etzioni, 1995) . Cette dernière ayant envahi la philosophie politique depuis une vingtaine d’années, l’économie publique y échappera difficilement.