La Muette vue du Pont-Neuf
(ou comment en se promenant sur le Pont-Neuf on en vient à évoquer le Château de la Muette et les rues Jean Bologne et Franqueville).
Ce qu'il y a d'agréable lorsque l'on flâne à Paris, au lieu de courir pour "affaires", ce sont les découvertes que l'on peut faire, sans nuire à son voisin, puisque ces découvertes sont déjà sues par certains.
L'autre jour donc, faisant les bouquinistes ( comme on dit aujourd'hui ), j'entreprends la traversée du Pont-Neuf, celui qui va de la rue Dauphine, près de l'Hôtel des Monnaies, vers le magasin de la Samaritaine et celui de la Belle Jardinière où jadis les élèves des collèges des jésuites achetaient leurs uniformes. Une expédition en quelque sorte ; non parce qu'il s'agit du plus long pont de Paris : 128 mètres de long sur 28 de large, mais parce que je fis un détour involontaire dans le passé.
1575. Les ponts de Paris : pont aux Meuniers, pont au Change, pont Notre-Dame sur la rive droite et pont Saint-Michel et Petit-Pont sur la rive gauche sont encombrés par les charrettes, charrois et autres carrosses... Le peuple de Paris grogne, et avec sa discrétion habituelle qui donnera plus tard le style 1789 ou 1968, fait remonter son mécontentement au monarque. Henri III décide la création d'un nouveau pont. Il fait dresser des plans par l'architecte du Louvre : Baptiste Androuet du Cerceau. Le projet présente un pont en deux parties reliées par l'île du Pasteur. Il sera composé d'une première partie avec 4 arcades partant des Grands Augustins et d'une deuxième partie de 8 arcades allant vers le Louvre.
C'est dans l'allégresse qu'Henri III pose la première pierre le samedi 31 mai 1578. Las, les vissicitudes de la vie politique, les troubles dans le royaume, les manques d'argent ( sans doute dus à des critères de l'ère pré-Maastrichtiennne sur lesquels les historiens restent muets... )interrompent fréquemment les travaux qui useront plusieurs architectes dont Pierre Chambiges. Bref, ce pont n'est achevé qu'en 1605. A la demande d'Henri IV, une maison est bâtie sur la seconde arche en partant du Louvre et achevée en 1606. Elle s'appelle " La Samaritaine " : "à cause qu'à la face sur le Pont Neuf on avait placé les figures du Sauveur et de la Samaritaine à côté du bassin où tombait l'eau qui se distribuait au Louvre et dans quelques quartiers de la Ville". En 1712, cette bâtisse qui menace ruine est détruite, puis rebâtie avec une nouvelle sculpture sur le même sujet. Plus tard elle sera rasée définitivement.
Progressant vers notre époque, je vois en 1867 Charles Bessand, propriétaire d'un commerce du nom de la " Belle Fermière " faire, comme on dit aujourd'hui, un coup mercatique ( on disait marketing il y a quelques mois ) en rebaptisant son commerce : " La Belle Jardinière " afin d'attirer les parisiennes. Hélas la Ville de Paris l'exproprie de la Citée mais toutefois le reloge en face du Pont Neuf. C'est à côté qu'en 1870 Emile Cognacq et sa femme Louise Jay, une ancienne vendeuse du " Bon Marché ", fondent la Samaritaine, nom dû à l'ancienne maison sur le Pont Neuf. Il est à noter qu'aujourd'hui le nom de Cognacq-Jay évoque plus la télévision que les grands magasins.
Revenu au XX° siècle, pour quelques années encore, j'examine ce pont avec un regard qui surprend quand même les touristes égarés hors des pistes balisées. Aujourd'hui, ce pont surplombe la pointe avale de l'île de la Citée, partie formée jadis par l'île du Pasteur, avec d'un côté le square du Vert-Galant et de l'autre la place Dauphine ... Déjà monte en moi la nostalgie du XVI° arrondissement : porte Dauphine ... qui n'ouvre plus sur Paris mais sur une station de métro et une bretelle du périphérique !
Au milieu du pont se dresse une remarquable statue équestre représentant Henri IV. Elle fut érigée le mercredi 26 août 1818 pour remplacer celle qui fut détruite pendant l'aveuglement culturel de la révolution française. Et pourtant l'ancienne statue était digne d'éloges.
Directement empruntée aux villes italiennes de la Renaissance, la tradition romaine de la statue équestre du prince ou du héros fit son apparition en France sous l'influence de Marie de Médicis, épouse d'Henri IV. C'est ainsi qu'"en 1614 on vit arriver à Paris une statue équestre d'Henri IV que Ferdinand Grand Duc de Toscane avait fait jeter en bronze par le fameux sculpteur Jean de Boulogne. Cosme II, successeur de Ferdinand, chargea le chevalier Pescolini de présenter cette statue à la reine-mère [Marie de Médicis]. Ce chevalier fit mettre la statue sur un vaisseau et entra dans l'océan par le détroit de Gibraltar ; mais pendant le trajet le vaisseau échoua sur un banc de sable. On en tira la statue et on la remit sur un autre navire qui arriva au Hâvre sans accident. Le roi [Louis XIII] en ayant appris la nouvelle fit dresser un piédestal de marbre dont il posa la première pierre à la pointe que forme l'Isle du Palais. Pierre de Franqueville, premier sculpteur de ce prince fit dresser la statue avec beaucoup de magnificence et y fit ajouter quatre figures. Elles représentent les quatre partie du monde. C'est le premier monument de cette espèce qu'on ait érigé dans la ville de Paris à la gloire de nos rois " écrit Dom Michel Félibien en 1725 dans son Histoire de la Ville de Paris ( édition revue en 1735 par Dom Louis Alexis Lobineau ).
Les " seizièmois ", à la lecture de cet ancien texte, auront aussitôt sursauté en voyant les noms Jean de Boulogne et Franqueville, noms qui ont été donnés à des rues de Passy et de la Muette.
Jacques Hillairet, dans son Dictionnaire des Rues de Paris, nous précise que la rue Jean Bologne " est l'ancienne rue Neuve-de-l'Eglise, ouverte en 1823 sur l'emplacement du premier presbytère de l'église Notre Dame de Grâce de Passy et d'une partie de son jardin. Elle reçut le nom du sculpteur Jean Bologne en 1864."
Jean Bologne, de son vrai nom Jean de Boulogne, est né à Douai en 1529 et mort à Florence en 1608. Il fut élève de Dubroeucq à Mons puis partit vers 1550 en Italie. Après des études à Rome, les Médicis le font venir à Florence en 1556. Il sculpta, entre autres, les statues équestres de Cosme I et de Ferdinand I de Médicis. C'est donc tout logiquement que Marie de Médicis fit appel à lui dès 1604 pour réaliser une statue à la gloire de son mari. Cette statue sera achevée par Pietro Tacca après le décès de Jean Bologne en 1608. L'érection de cette statue le samedi 23 août 1614 permit à Marie de Médicis, dont le gouvernement rencontrait une certaine impopularité, de fortifier le souvenir d'Henri IV, assassiné par Jean-François Ravaillac le vendredi 14 mai 1610, le lendemain du sacre de Marie de Médicis ( ce qui lui permettra d'assurer la régence ). Le choix de son emplacement : le square Henri IV sur le Pont-Neuf, est sans doute dû à ce que ce fut le dernier ouvrage d'importance inauguré par ce grand roi.
Quant à Pierre de Francheville ou Franqueville, sculpteur, peintre et architecte français, il est né à Cambrai en 1553 et décédé à Paris en 1615. Faisant ses études en Italie, il devint le collaborateur de Giam Bologna ( Jean Bologne en italien, lui-même fut surnommé Pietro Francavilla ). Par la suite il entra au service d'Henri IV puis de Louis XIII. Mais la rue de Franqueville ne lui est pas dédiée.
Jacques Hillairet nous explique que " cette rue fait partie de celles qui furent ouvertes, en 1904, par les héritiers Franqueville sur l'ancien parc du château de la Muette. Elle porte le nom de l'ingénieur Alfred Franquet de Franqueville (1809-1876)."
Alfred Franquet comte de Franqueville est né à Cherbourg le mardi 9 mai 1809. Ancien élève de Polytechnique, ingénieur des Ponts et Chaussées, il devient directeur général des chemins de fer, conseiller d'Etat et membre du Conseil Supérieur de la Guerre. Il épouse à Versailles le samedi 15 décembre 1838 Blanche Cécile Belle dite Belle-de-Caux dont il a un fils Charles le jeudi 1° janvier 1840. Il décède à Aix-les-Bains le mardi 29 août 1876.
Son fils Charles est remarquable : entré au conseil d'Etat en 1860, il est élu à l'Académie des Sciences Morales et Politiques, au fauteuil de Batbie, le samedi 14 janvier 1888, et le lundi 14 janvier 1901 il est fait président de l'Institut. Officier de la Légion d'Honneur, grand-croix de Saint Grégoire le Grand, c'est un économiste qui remplit diverses missions en Angleterre comme le prouvent ses études très estimées sur le droit public et administratif de l'Angleterre. C'est par son premier mariage le samedi 12 novembre 1864 avec Marie Schoeffer-Erard que le domaine de la Muette entre dans la famille de Franqueville. Il y décède à l'âge de 79 ans le dimanche 28 décembre 1919 et est inhumé à Notre Dame de Grâce de Passy en présence de Paul Deschanel. Il était membre actif de la Société Historique d'Auteuil et de Passy.
Monsieur Morizot-Thibault, président de l'Académie des Sciences Morales et Politiques, dit, dans son discours lu dans la séance du jeudi 3 janvier 1920 à l'occasion de la mort du comte de Franqueville, en parlant de La Muette : "exquise propriété aux beaux ombrages, d'abord maison de plaisir de nos rois, résidence de leurs grandes courtisanes, qui vit la dégradation morale et la mort prématurée d'une princesse de sang, puis régénérée par le séjour d'un dauphin vertueux jusqu'au scrupule, et d'une dauphine amoureuse de tous les plaisirs permis, venue enfin, le lendemain de la Révolution aux mains d'honnêtes bourgeois, parvenus du travail, qui y avaient introduit le culte des bonnes moeurs et l'amour du bien."
En effet, sous la Restauration le château de la Muette fut vendu à Sébastien Erard, facteur de pianos, qui y mourut en 1831. Le comte de Franqueville, qui le reçut par son premier mariage, en fut le dernier possesseur. Après sa mort en 1920, la Muette, qui avait été sévèrement amputée par la suite de la construction du chemin de fer d'Auteuil en 1854, fut morcelée : le château et le parc disparurent. Les maisons de la rue de Franqueville, de l'avenue Pilâtre de Rozier et de celles comprises entre ces rues sont, depuis 1904 - 1921, sur cet ancien emplacement qu'occupe aussi aujourd'hui, en partie, l'Organisation Européenne de Coopération Economique ( O.E.C.E.)
Avouons tout de même que voir la Muette du Pont-Neuf relève
plus de l'obsession historique que d'une bonne vue...
et que dire aussi aujourd'hui de l'association des mots du nom de notre Académie
: sciences morales et politiques !
© Hubert DEMORY