Les établissements Cail de Chaillot
Lorsqu'on évoque les activités industrielles de Chaillot, on cite généralement : la pompe à feu des frères Périer, la manufacture de la Savonnerie et parfois la raffinerie Delessert. Personne ne parle des importants établissements Cail où furent montés des centaines de locomotives.
Jean-François Cail, fils de Charles Cail, charron, et de Marie Pinpin, son épouse légitime, est né le 8 février 1804, à 20 heures, à Chef-Boutonne (Deux-Sèvres). Ses parents ne pouvant lui payer des études il devient apprenti chaudronnier et, pendant 6 ans, fait son tour de France. En 1824, il arrive à Paris et est engagé comme chaudronnier dans l'établissement de Charles Derosne, à Chaillot.
Charles Derosne, né à Paris en 1780, est un chimiste passionné par les procédés industriels. Associé avec son frère pour diriger la très importante pharmacie fondée par leur père, Charles se livre à des recherches pour blanchir le sucre brut à l'aide de noir animal (os carbonisés) et met au point différents appareils dont celui à distillation continue. Il crée, en 1818, un modeste atelier au 7 de la rue des Batailles [aujourd'hui avenue d'Iéna] pour produire ses appareils, et embauche, en 1824, le jeune ouvrier chaudronnier Cail pour travailler à la production.
Cail s'emploie à la construction de ces appareils à distiller ; mais très vite entre Charles Derosne et Jean-François Cail s'établit un échange complet d'idées théoriques contre des idées pratiques qui cimente leur union et détermine les meilleurs résultats. En 1828, Cail est nommé contremaître ; en 1830, il est chef d'atelier, intéressé aux résultats ; enfin le 4 mars 1836 il est associé en nom de la Société Ch. Derosne et Cail, qui occupe une cinquantaine d'ouvriers.
C'est à cette date que commence le développement considérable de l'entreprise. Les machines de Chaillot ayant acquis une réputation européenne, l'usine s'agrandit par l'achat du 9 de la rue des Batailles, du 38 quai de Billy, pour atteindre, en 1865, l'ensemble des terrains que traverse aujourd'hui la rue Fresnel, c'est-à-dire des jardins du Trocadéro au Palais de Tokyo et de la place d'Iéna à la Seine : 20.000 m². Quant à la fabrication de noir animal, elle est installée à Grenelle. A la construction d'appareils à distiller et d'appareils pour la fabrication du sucre (une autre usine a été créée en 1840 à Cuba), Derosne et Cail ajoutent celle de machines-outils et de presses pour la frappe des monnaies.
Vers 1842, Cail s'intéresse à d'autres machines à vapeur : les locomotives. Il signe un contrat avec l'ingénieur anglais Thomas Russel Crampton pour exploiter son brevet, la fabrication anglaise ne pouvant qu'imparfaitement réaliser avec précision les différents organes. En 1844, un premier lot de 8 locomotives est exécuté à Chaillot pour les chemins de fer du Nord. C'est un succès ; les commandes sont nombreuses. Il faut réorganiser l'entreprise.
Il fonde une succursale à Denain, au centre des houillères et forges du Nord, chargée de la construction des chaudières, des roues et des pièces de forges qui seront expédiées à Paris. La direction est confiée à son frère Jacques Cail. (En 1847, pour profiter de prix réduits sur les matières premières, J-F. Cail crée une succursale en Belgique ; la direction est confiée à Alexandre Halot qui deviendra son gendre.) L'atelier du 15 quai de Grenelle s'occupe des chaudronneries de fer et de cuivre ; une annexe, rue Chabrol, fabriquera des ponts et bâtiments en fer (pont d'Arcole à Paris, de Moulins sur l'Allier, etc.).
A la mort de Derosne, en septembre 1846, Cail conserve le nom de la raison sociale en hommage à son associé.
Le 24 février 1848, la Révolution renverse la monarchie de Juillet et instaure la République. Une "Commission du Gouvernement pour les travailleurs" est chargée de garantir au peuple les fruits de son travail. Les 1.500 ouvriers de Derosne et Cail, à Paris, se mettent en grève ; aussitôt Louis Blanc, le président de ladite commission, expérimente, dans ce qui est le plus grand établissement industriel de Paris, les associations ouvrières [autogestion] où chacun reçoit le même salaire. Démotivés les ouvriers baissent les bras, la production chute de moitié ; pour éviter la liquidation on appelle J-F. Cail au secours, le 9 juillet 1848. Ce dernier fait appel à de nouveaux capitaux et fonde la Société JF Cail et Cie.
Les commandes abondent, il faut ouvrir une agence en Russie pour le développement ferroviaire et industriel, et une pour la Réunion et l'île Maurice pour le développement de l'industrie sucrière.
Mais dans la nuit du 16 décembre 1865, vers une heure et demie du matin, un incendie éclate dans les établissements Cail, sur le quai de Billy. Les 3 ouvriers qui couchent dans l'établissement réveillent le chef de l'usine et sonnent la cloche d'alarme. Aussitôt les sapeurs-pompiers de la Manutention militaire [emplacement du Palais de Tokyo] accourent et appellent à l'aide les postes voisins. Malgré leurs efforts tous les ateliers sont ruinés ainsi que le bureau des études avec ses dessins et ses modèles, seuls les bâtiments d'administration sont préservés.
L'établissement de Chaillot abritait l'administration centrale, le siège social, l'ajustage et le montage des machines en général, l'atelier de montage des locomotives, disposé pour monter 25 locomotives à la fois, et de vastes magasins où chaque pièce est minutieusement rangée et étiquetée. Il y avait aussi le bureau des études où l'on prépare d'abord en bois toutes les pièces que l'on devra obtenir ensuite par la fonte.
Cail transfert immédiatement le montage des locomotives et des machines-outils dans l'usine de Grenelle, d'une superficie de 27.000 m² et occupant plus de 1.000 ouvriers. A la mort de Jean-François Cail, le 22 mai 1871, 840 locomotives auront été livrées par les usines Cail, dont certaines en Russie, en Egypte, en Italie et en Espagne.
Par la suite les établissements Cail seront absorbés par la Compagnie Five-Lille avec qui ils avaient un contrat de coopération depuis 1861. Quant au terrain de Chaillot, il sera vendu et loti vers 1877.
© Hubert DEMORY