FREYCINET
Il y a quelques temps nous évoquions le passage des tuyaux allant de la pompe à feu de Chaillot aux réservoirs de Chaillot, ce qui correspond aujourd'hui à la rue Freycinet. J'ai voulu savoir qui était ce Freycinet et ai découvert une famille remarquable, dont chaque membre aurait pu revendiquer cette rue.
Le chef de famille, Louis de Saulces de Freycinet ( 1751-1827 ), négociant à Montélimart, épousa Elisabeth ARMAND en 1776 ; ils eurent quatre enfants : Louis-Henri, Louis-Claude, Charles et Casimir, dont les trois premiers vécurent à travers le monde et le dernier engendra un des dirigeants de notre France. Commençons notre histoire par le fils de Casimir.
Casimir Frédéric ( 1786-19.9.1862 ), quatrième fils de Louis, fut le père de Charles-Louis de Freycinet ( 14.11.1828 - 14.5.1923 ). Après Polytechnique et les Mines, ce dernier occupe différents postes dont celui de chef de l'exploitation des chemins de fer du Midi et fait de la recherche. Il publie un "Traité de mécanique rationnelle", une "Etude sur l'analyse infinitésimale ou Essai sur la métaphysique du haut calcul" et une "Théorie mathématique de la dépense des rampes de chemins de fer". Après une série de missions scientifiques et industrielles, notamment en Angleterre, il est remarqué en 1870 par Gambetta, alors ministre de la Guerre, qui l'appelle auprès de lui ; c'est le début d'une brillante carrière politique. Sénateur de la Seine de 1876 à 1920, académicien, ministre des Travaux publics en 1876 et 1879 il attache son nom à un vaste programme d'équipement destiné à moderniser le pays ; il standardise notamment, par la loi Freycinet de 1879, la forme parallélépipédique de 40 mètres sur 5,20 des écluses, ce qui définira le gabarit universel des "bateaux de canal" appelés depuis : péniches Freycinet. Plus de dix fois ministre, il cumule à trois reprises la présidence du Conseil ( Premier ministre ) avec les Affaires étrangères ( 1879-1880, 1882 et 1886 ) et une fois avec la Guerre ( 1888-1893 ). Il est l'instaurateur, le 31 janvier 1879, du 14 juillet comme fête nationale dont la première eut lieu en 1880 sur la pelouse de Longchamp au Bois de Boulogne. Mais ce n'est pas lui qui est honoré d'une rue puisque cette dénomination date du décret du 2 mars 1867.
Charles, le troisième fils de Louis, est né en 1783 et entre dans la marine marchande ; il devient secrétaire du gouverneur de l'île Maurice. Il décède à 40 ans, sans postérité, à Calcutta le 25 septembre 1823 et y est inhumé dans le cimetière français, cimetière qui a été "déplacé" en 1977 pour une opération d'urbanisme.
Le début de la vie des aînés : Louis-Henri, né le 31 décembre 1777, et Louis-Claude, né le 7 août 1779, est identique. Ils s'engagent le 27 janvier 1794 dans la marine en qualité d'aspirants de troisième classe, participent en 1795 aux combats livrés en Méditerranée contre les escadres réunies d'Espagne et d'Angleterre, sont nommés en même temps enseignes de vaisseau. En 1800 ils font partie de l'expédition Baudin autour de l'Australie ; Louis-Henri embarque comme second du capitaine Baudin sur le Géographe et Louis-Claude sur le Naturaliste comme second du capitaine Hamelin. En 1802 le Naturaliste rentre en France mais Louis-Claude rejoint de nouveau l'expédition avec le Casuarina, goélette dont il a reçu le commandement. Le 16 septembre 1803 Baudin meurt des suite d'une maladie à l'île de France ( île Maurice ) et le Casuarina y est désarmé ; Louis-Claude monte à bord du Géographe auprès de son frère aîné nommé commandant de l'expédition. Ils rentrent en France en 1804. En avril de la même année, Louis-Henri commande le Phaéton et Louis-Claude le Voltigeur ; ils donnent la chasse aux anglais, mais des problèmes de santé forcent Louis-Claude à demander un congé. C'est ici que la vie des deux frères se sépare.
Louis-Henri poursuit sa mission ; en mars 1806 il livre deux combats, près de la Martinique et de Saint-Domingue, qui peuvent compter parmi les plus brillants dont s'honore la marine française. Il est blessé et a le bras droit emporté par un boulet. Nommé capitaine de frégate il commande bientôt l'Elisa. En 1820 il est nommé gouverneur de l'île Bourbon ( la Réunion ) puis, peu après, gouverneur de la Guyane, et enfin gouverneur de la Martinique. Nommé contre-amiral en 1826, fait baron, à titre personnel, en 1828, il devient major général de la marine à Toulon en 1830 et enfin préfet maritime à Rochefort en 1834 où il décédera le 21 mars 1840. Marié à mademoiselle BERARD, il aura une fille et deux fils : Louis-René ( 1820-1877 ) et Charles-Henri ( 1823-1881 ) qui seront tous deux élevés au grade de contre-amiral et épouseront des soeurs : Marie et Stéphanie GARNIER de la BOISSIERE. Mais ce n'est pas cette branche qui a retenu l'attention de nos édiles.
Revenons en donc à Louis-Claude. Après son congé il est affecté au dépôt des cartes et plans de la marine où il achève la partie historique du travail commencé sur le Naturaliste par F. PERON, que son décès laissait inachevé : "Voyage de découvertes aux terres australes 1800-1804". En 1811 il est promu capitaine de frégate et le 6 juin 1814 il épouse Rose Marie PINON ( 29.9.1794-7.5.1832 ). Le 27 mai 1817 il reçoit la mission de diriger une expédition de " circumnavigation dans le but de déterminer la figure du globe, d'étudier le magnétisme terrestre et de recueillir tous les objets d'histoire naturelle qui pourraient contribuer à l'avancement de la science." Commandant l'Uranie, avec pour second Duperrey, il lève l'ancre à Toulon le 17 décembre 1817 ayant à son bord plusieurs savants, dont Jacques ARAGO, et un passager clandestin.
Ce passager clandestin, bientôt découvert, n'est autre que Rose,
sa femme, vêtue comme un homme et qui ne reprendra ses vêtements
féminins qu'après avoir passé Gibraltar. A bord elle fait
preuve d'un ascendant moral sur l'équipage, ne s'occupe jamais des travaux
scientifiques mais égaye tout le monde par ses récitals de guitare.
Elle sera ainsi la première française à faire le tour de
la planète. Les noms de Pointe Rose et d'Anse Rose ont été
donnés à deux parties de la côte qui touchent le cap Freycinet
en Australie ; le nom de Rose a été donné par son mari
à une île découverte le 21 octobre 1819 à l'est de
l'archipel des Navigateurs ( Samoa )
: " Je l'appelai l'île Rose, du nom d'une personne qui m'est extrêmement
chère " écrira-t-il dans le livre de bord, quant à
l'intéressée elle écrit : " C'en est donc fait, voilà
mon nom attaché à un petit coin du globe ; bien petit, en effet,
car les envieux ne lui accorderont peut-être que le nom d'îlot".
Car Rose profite de chaque escale pour adresser des lettres à sa mère
et à son amie Caroline de NANTEUIL, lettres qui seront réunies
et publiées en 1927 par C. DUPLOMB sous le titre " Journal de voyage
autour du monde à bord de l'Uranie (1817-1820)" avec des illustrations
de Jacques ARAGO. Citons encore qu'une colombe de l'île de Rawak porte
le nom de Pinon ( son nom de jeune fille ) et que deux plantes ont été
baptisées : Hibiscus Pinoneamus et Fougère Pinonia. Elle décédera
durant l'épidémie de choléra à Paris le 7 mai 1832.
Le voyage de Louis-Claude est un succès scientifique. Il fait des expériences au Cap, à l'île Maurice, à Timor, en Papouasie, aux îles Mariannes et Sandwich, détermine en 1819 la position des îles du Danger, fait escale à Sydney où il se livre à d'importantes études sur le magnétisme et la pesanteur. Il recueille de nombreux renseignements de géographie, d'ethnographie, de physique et de botanique. Retournant en France par le cap Horn l'Uranie, poussée par un coup de vent soudain, est projetée sur une roche sous-marine, non inscrite sur les cartes imprécises de l'époque, le 14 février 1820 auprès des îles Malouines ; il sauve cependant, non seulement l'équipage, mais aussi tous les travaux scientifiques. Il réussit à trouver un trois-mats, le Mercury, qu'il achète à un anglo-américain ; rebaptisé la Physicienne, le bateau lève l'ancre le 8 mai et atteint le Havre le 13 novembre 1820.
Acquitté par le conseil de guerre, devant lequel il passe pour la perte de l'Uranie, il reçoit les félicitations de Louis XVIII pour son travail scientifique et est promu capitaine de vaisseau. Dès lors et jusqu'à la fin de sa vie il se consacre presqu'exclusivement à la rédaction de son " Voyage autour du monde exécuté sur les corvettes de S.M. l'Uranie et la Physicienne pendant les années 1817 à 1820 ", ouvrage qui comprend 9 volumes de texte et 4 volumes d'atlas. En 1826 il est élu à l'Académie des Sciences, dont il était correspondant et à qui il remet tous les manuscrits de l'expédition soit 31 volumes. Il est aussi membre du Bureau des Longitudes et l'un des fondateurs de la Société de Géographie. Fait chevalier de la Légion d'honneur en 1814, il est promu officier le 19 août 1824 puis commandeur le 20 décembre 1832. Son nom a été donné à une île de l'archipel Pomotou, à une péninsule de la Tasmanie, à un cap de la côte ouest de l'Australie, à un estuaire sur la côte est, près de Shark Bay, et à une plante la Caulerpa Freycinetti. C'est à lui que l'on doit les centaines de noms français donnés aux côtes de l'Australie.
Louis-Claude de Saulces de Freycinet décédera le 18 août 1842 dans son domaine de Freycinet. La ville de Paris donnera son nom en 1867 à une voie allant de l'avenue du Président Wilson à la rue Pierre I° de Serbie ; cette voie sera prolongée, après la destruction des réservoirs de Chaillot en 1881, jusqu'au 46 avenue d'Iéna le 9 août 1883.
© Hubert DEMORY