59, rue d'Auteuil

 

Le texte le plus ancien, concernant cette adresse, semble être l'acte retrouvé par M. Dumolin aux Archives nationales : Le 16 mars 1580, par devant Noblet, Etienne de Villiers et sa femme, Michelle Mestayer, vendent pour onze écus deux tiers et une rente due à l'église d'Auteuil, à Antoine Guignier, maître charron, une maison avec un terrain d'un arpent proche la croix Boissier. Le 15 juillet 1616, cette terre est acquise par Jacques Croppet, procureur au Parlement, qui, le 4 juillet 1622, achète la maison voisine à Gilles Reculé et à sa femme Marie Desnotz. Le 28 septembre 1665, cette propriété est acquise par Jean Lecouvreur, avocat; il l'agrandit en achetant, le 7 juillet 1673, la maison voisine. Le 1er juin 1677, sa veuve, Marie Lestoré, achète une pièce de terre pour agrandir son jardin. Le 15 février 1696, cette propriété est achetée par Charles Broutin, seigneur de Montigny, commis du ministre Barbezieux ; le 15 octobre 1709, il achète une parcelle voisine. La propriété est maintenant d'importance, et vers 1720 les anciennes maisons sont démolies et remplacées par une maison de maître. Les héritiers la vendront et elle connaîtra plusieurs propriétaires successifs jusqu'en 1770.

Le 20 septembre 1770, Michelle-Narcisse Jogues de Martainville, épouse et curatrice de Chicoineau de la Valette, vend cette maison à Maurice-Quentin de la Tour, peintre du roi, pour 30.000 livres. La Tour l'habite aussitôt, mais ne peut pas payer une telle somme. Dix-neuf mois plus tard, le 30 avril 1772, il est contraint de la rétrocéder et c'est Anne-Catherine de Ligneville, veuve de Claude Helvétius, qui versera les 30.000 livres à madame de la Valette.

Maurice-Quentin de la Tour, né à Saint-Quentin en 1704, étudia la peinture dans l'atelier de Louis Boullongne, mais délaissant la peinture à l'huile, il se passionna pour l'emploi que l'on pouvait faire de ces crayons de couleur pulvérisés connus sous le nom de pastels. Un jour son maître examine un de ces pastels et lui dit : Vous ne savez ni dessiner ni peindre, mais vous avez un talent qui vous mènera loin ; dessinez, jeune homme, dessinez toujours. C'est ainsi que Maurice-Quentin devint portraitiste. En 1750, il est nommé peintre du roi et est logé au Louvre. Il réalisa tous les portraits de la Cour. Homme d'un grand coeur, il versa 10.000 livres pour fonder un prix à l'Académie de peinture de Paris, 18.000 livres pour aider son école de Saint-Quentin, et institua des fondations pour les femmes pauvres et les artisans âgés. Il est mort en 1788.

Madame Helvétius, qui lui rachète le 59 de la rue d'Auteuil, est, elle aussi, extrêmement charitable, à tel point que Benjamin Franklin la surnommera Notre-Dame d'Auteuil.

Anne-Catherine de Ligneville d'Autricourt est née le 23 juillet 1722 à Nancy. Le 15 août 1751, elle épouse, à Paris, le philosophe et littérateur Claude-Adrien Helvétius. Celui-ci, né à Paris le 26 janvier 1715, devint en 1738 fermier général ce qui lui apporta la fortune et les moyens d'exercer son infatigable générosité qu'il voulait la plus discrète possible. Ami de Voltaire, Buffon, Diderot, Montesquieu, il se passionna pour la philosophie. En 1750, il se démit volontairement de sa charge de fermier général (ce qui est un cas unique), se maria l'année suivante et vécut la plus grande partie de l'année dans ses terres du Perche, à Voré. En 1758, il publia son fameux livre De l'esprit, dont les idées de réforme sociale et politique ainsi que les attaques contre le despotisme firent condamner le livre par toutes les puissances de la société : Parlement, Sorbonne, Cour, jésuites et jansénistes, et même le pape. Tous les autres ouvrages qu'il écrira ne seront publiés qu'après sa mort à Paris le 26 décembre 1771.

Devenue veuve, madame Helvétius s'installe à Auteuil. Elle y reçoit, comme le faisait jadis son mari, les philosophes et les plus nobles esprits du temps : d'Alembert, Cabanis, Chamfort, Chateaubriand, Chénier, Condorcet, Condillac, Destutt de Tracy, Diderot, Franklin, d'Holbach, Houdon, Jefferson, l'abbé Morelet, Turgot, et tant d'autres dont Volnay qui y introduisit les Bonaparte : Lucien, Joseph et Napoléon. Turgot et Franklin voulurent l'épouser. Elle refusa, mais adopta presque le jeune Cabanis à qui elle léguera la jouissance de sa maison d'Auteuil. Si son nom reste synonyme de Salons d'Auteuil, il évoque pour beaucoup d'autres l'extrême générosité qu'elle eut pour les habitants d'Auteuil. Son seul travers était cette foule de chiens, de chats, de poules, de serins, etc., qu'elle hébergeait et nourrissait dans sa maison. A sa mort, le 13 août 1800, elle fut, sur sa demande, inhumée dans son jardin. Sa dépouille fut transférée en 1817 au cimetière d'Auteuil, suite à une vente de la maison.

En 1808, le 59 de la rue d'Auteuil est acheté par Benjamin Thomson, comte de Rumford, qui avait épousé la veuve de Lavoisier en 1805.

Benjamin Thomson, né à Rumford (aujourd'hui Concord), dans le New-Hampshire (USA), le 26 mars 1753, fut formé à Harvard. Suite à son engagement dans la guerre de l'Indépendance il fut chargé, en 1776, d'aller porter en Angleterre la chute de Boston, à la suite de quoi Lord George Sakville, secrétaire d'Etat pour les affaires d'Amérique, le fit nommer sous-secrétaire d'Etat de son département en 1780. Mais deux ans plus tard, il retournait en Amérique reprendre le combat pour l'indépendance. La paix ayant mis fin à sa carrière militaire, il retourna en Europe en 1783 et fut accueilli à Munich par l'Electeur de Bavière, Charles-Théodore, qui le nomma ministre de la guerre et de la police de Bavière et le fit comte de Rumford en 1790. Rumford s'occupa du bien-être de l'armée en ouvrant notamment des jardins privés où chaque régiment pouvait cultiver des légumes, créa des écoles pour les enfants des militaires et imposa à tous les mendiants de travailler en échange d'une nourriture saine et d'un refuge confortable. Pour vêtir convenablement les pauvres il fit des recherches sur les lois du refroidissement, pour mieux les chauffer il étudia l'échange qui se fait entre les molécules placées près du foyer et celles qui se trouvent à la surface libre et découvrit que la chaleur produite dans les cheminées et fourneaux se perdaient par rayonnement. Toujours dans le même but il s'intéressa à l'art de cuire les mets et définit le degré de cuisson le plus propre à faciliter la digestion et à éviter toute perte, soit par évaporation, soit par transformation défavorable ; la cuisson dans de grandes marmites exigeant trop de combustible, il imagina d'utiliser la chaleur de la vapeur d'eau produite dans un petit vase et amenée dans la marmite par un tube en serpentin. Il fit aussi des recherches sur la lumière et sur les couleurs qui augmentent la luminosité. A la mort de Charles-Théodore, il gagna la France et s'installa à Auteuil. Il y mourut le 21 août 1814. Le général Piobert, dans son Traité d'artillerie théorique et pratique écrira : Rumford est le seul, de tous les expérimentateurs qui se sont occupés de la mesure de la force de la poudre, qui ait employé des moyens convenables pour arriver à la détermination de cette force absolue. Non seulement il s'est le plus approché de la solution de cette question, mais il a aussi donné la mesure de la force élastique des produits gazeux à différentes densités. Pierre Larousse, dans son Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, consacrera un long article sur l'appareil de Rumford qui permit ces expériences, mais aussi un court article sur la Soupe à la Rumford : soupe économique, composée de toutes sortes de légumes, que l'on distribue aux indigents, ainsi que la Cheminée à la Rumford : cheminée économique, disposée de façon à ne laisser perdre que peu de calorique. Une fois encore un bienfaiteur avait habité le 59 de la rue d'Auteuil.

Cette maison changea plusieurs fois de propriétaires avant d'être achetée, le 3 juin 1854, par le prince Pierre-Napoléon Bonaparte, fils de Lucien Bonaparte qui fréquenta jadis les salons de madame Helvétius.

Pierre-Napoléon Bonaparte est né à Rome le 12 septembre 1815. Il s'enthousiasma dès ses premières années pour l'indépendance et combattit en 1831 dans les Romagnes. Quelques mois plus tard, il suivit Santander en Colombie et combattit auprès de Bolivar. Après plusieurs années passées en Angleterre, il gagna la France dès la révolution de 1848 et fut nommé chef de bataillon dans la légion étrangère. Il fut élu député aux Assemblées de 1848 et vota constamment avec l'extrême gauche. Au début il soutint son cousin Louis-Napoléon, mais le coup d'Etat du 2 décembre 1851 était tellement en opposition avec ses idées qu'il quitta la politique. Le 25 novembre 1852, Napoléon III lui donna le titre de prince avec rang à la Cour mais ne faisant pas partie de la famille impériale. S'abandonnant aux emportements de sa nature vive et énergique, le prince Pierre Bonaparte écrivit en décembre 1869 une diatribe d'une extrême virulence contre des journalistes qui avaient osé critiquer les actes de Napoléon Ier. La polémique prenant de l'importance, il provoqua en duel Henri Rochefort, directeur de La Marseillaise, et Paschal Grousset, rédacteur du même journal. La suite est bien connue : le 10 janvier 1870, Pierre Bonaparte reçoit à Auteuil les témoins de Grousset et tue l'un d'eux, Victor Noir, d'un coup de pistolet. Incarcéré le soir même à la Conciergerie, il fut jugé par une haute cour à Tours, le 21 mars 1870, et fut acquitté, les juges estimant qu'il y avait légitime défense. Il se réfugia alors dans une propriété qu'il possédait à Epioux, dans les Ardennes. Il décéda à Versailles le 9 avril 1881.

Pendant la Commune, les Fédérés installèrent un de leurs états-majors au 59 de la rue d'Auteuil, mais découvrant que cette maison avait été l'habitation du prince Pierre Bonaparte ils y mirent le feu.

Reconstruite quelques mois plus tard, elle devint le siège de l'Ecole normale israélite orientale. Par la suite elle fut démolie et remplacée par des immeubles de rapport.

© Hubert DEMORY

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