Le Père Bernard Guyot, curé illégitime de Passy

 

Le 29 mai 1758, Dom Fulgence Jû, qui était curé de Passy depuis le 11 février 1735, décède. Il avait deux vicaires, qui ne s'entendaient guère : le père Bernard Guyot (vicaire depuis 12 ans) et le père Martin. Cédant à la demande des habitants, le marquis de Boulainvilliers, seigneur de Passy, nomme le père Bernard Guyot, le 10 juillet 1758, curé de Passy. Ce dernier fait signifier sa nomination au chapitre de l'église de Paris le 28 septembre suivant, mais Dom Pauchauvin, supérieur des Barnabites à Paris, s'y oppose pour nomination illégitime. L'affaire prend de l'ampleur et en décembre 1758, soit cinq mois après la nomination du père Guyot, monseigneur Christophe de Beaumont du Repaire, archevêque de Paris depuis le 19 septembre 1746, nomme le père Louis d'Andichon pour assurer l'intérim ; et c'est seulement vers octobre 1759 que Dom Alexis Brun, Barnabite, sera légitimement nommé curé de Passy, mission qu'il assumera jusqu'à sa mort le 22 septembre 1772.

Le père Guyot serait ignoré de nos jours si monsieur Jean Arvengas n'avait cité cette anecdote dans son Histoire de l'église Notre-Dame de Grâce de Passy, tout en précisant : "Le texte que nous avons cité ne nous permet pas de connaître les motifs de ce différent entre le seigneur et la maison des Barnabites."

Pour comprendre les circonstances, il faut partir de ce passage rapporté par monsieur Auguste Doniol dans son Histoire du XVIe arrondissement : "Une note inscrite au Journal des Barnabites de Passy dit : "le 29 mars 1739, jour de Pâques, Bernard de Rieux, seigneur de Passy, est entré dans notre église alors qu'on chantait tierce [office avant la messe] ; notre curé Dom F. Jû est allé le recevoir avec l'aspersoir, puis le conduisit au choeur à la stalle des seigneurs." Cela ressemble fort à une intronisation ou réception de bienvenue." En fait, le curé de Passy respectait simplement les droits honorifiques es église du seigneur de Passy.

Les droits honorifiques des seigneurs es églises revêtaient une très grande importance à l'époque, et on en trouve encore aujourd'hui des traces dans les églises de villages où il y a toujours le banc du châtelain situé dans le choeur. Ces droits, qui remontent à l'Antiquité, donnèrent lieu à tant de querelles et de procès qu'en 1539 François I prit une ordonnance pour en fixer les règles. En résumant les 889 pages du "Traicté des droicts honorifiqves des seignevres es églises", de Mathias Mareschal, publié en 1631, on peut dire que le fondateur d'une église, appelé Patron, jouissait de nombreux privilèges en reconnaissance de son investissement pour le soin des âmes de sa localité. Il avait le droit d'avoir son banc dans le choeur de ladite église, ou dans le choeur de la chapelle s'il n'avait fondé qu'une chapelle, y compris chapelle latérale dans ladite église, de se faire, ainsi que sa famille, inhumer dans le choeur, et même d'y placer statue et épitaphe, de mettre en permanence un litre [bande d'étoffe tendue tout autour d'une église] avec ses armoiries tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de ladite église, item il était le premier à recevoir l'aspersion et à être servi lors de la distribution du pain béni, enfin il avait droit à la prière pour les seigneurs et à la première place derrière le curé lors des processions. De plus, avec l'accord de l'évêque du lieu, le Patron pouvait se réserver le droit de nomination du curé ou se contenter du droit de présentation, c'est à dire donner son agrément. Ces droits pouvaient se transmettre par filiation ou être rattachés à la seigneurie du Patron, ou être donnés en tout ou partie à un monastère ou à l'évêque du diocèse.

Claude Chahu, fondateur sur ses biens propres de la première chapelle de Passy, en 1666, laquelle fut aussitôt érigée en église succursale de la paroisse d'Auteuil, était donc le Patron de ce qui deviendra Notre-Dame de Grâce de Passy et, de ce fait, pouvait jouir légalement de tous les droits honorifiques des seigneurs es églises. N'ayant pas d'enfants, ces droits restèrent attachés à la seigneurie de Passy, et c'est ainsi que le marquis de Boulainvilliers, fils de Bernard de Rieux et petit-fils du célèbre financier Samuel Bernard, pouvait en jouir légalement.

C'est en usant de ce droit, dont il jouissait par ailleurs dans ses autres seigneuries, qu'il nomma le curé de Passy. Mais, en fait, il ne jouissait à Passy que du droit de présentation.

En effet, afin d'obtenir que cette église succursale fût érigée en paroisse de Passy (ce qui fut fait le 18 mai 1672) Christine Chrestienne de Heurles, la veuve de Claude Chahu, avait donné le droit de nomination aux Barnabites. Dans ses Chroniques de Passy, Pierre-Nicolas Quillet rapporte : "La dame Chahu jeta les yeux sur la communauté des religieux de la congrégation de Saint-Paul, vulgairement nommés barnabites, établie au prieuré de Saint-Eloi, devant le Palais de Justice, à Paris, pour lui donner à perpétuité la desserte de cette cure. Elle fit connaître ses intentions à cette communauté et lui offrit en même temps, à titre de dotation, une somme de 8.000 francs payable aussitôt que l'érection serait obtenue. Elle y joignit la propriété de la maison et des lieux servant de presbytère." Le curé était donc, depuis ce temps, nommé par le supérieur des Barnabites, agréé par le seigneur de Passy et pourvu par l'archevêque de Paris.

Le marquis de Boulainvilliers n'ayant pas droit de nomination, la nomination du père Bernard Guyot était donc totalement illégitime ; et c'est pourquoi le supérieur des Barnabites put désigner Dom Alexis Brun qui, après présentation au seigneur de Passy, fut nommé curé de Passy par l'archevêque de Paris.

Pour information, on peut ajouter qu'à cette époque, et jusqu'au XIXe siècle, il n'y avait pas de sépulture familiale, sauf à être inhumé dans une église. Les droits honorifiques des seigneurs es églises avaient donc une très grande importance puisqu'ils permettaient d'avoir cette sépulture familiale. D'autre part, ces droits étant attachés à la fondation d'une église ou d'une chapelle, un vassal pouvait avoir prééminence sur son suzerain dans une église ou une procession, ce qui motiva de très nombreux procès, et aussi la construction de nombreuses chapelles, notamment dans les châteaux...!

© Hubert DEMORY

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