Rue de Pomereu
S'il n'est qu'une rue de notre arrondissement où j'aime beaucoup à me promener, c'est sûrement la rue de Pomereu. Cette petite rue, située entre la rue de Longchamp et la rue des Belles-Feuilles, près de la rue Spontini, ne mesure que cent mètres de long mais les hôtels particuliers qui la bordent tant à gauche qu'à droite sont chacun d'un style différent et personnel. Imaginer qu'ils pourraient être détruits afin d'y construire des immeubles semblables à celui qui fait face à la mairie du XVI°, me remplit d'effroi ; ce serait perdre son âme propre pour endosser une âme collective, fade et froide.
Retrouver l'histoire de celui dont on a donné le nom à une rue parait chose facile, même si, dans le cas de Freycinet par exemple, plusieurs personnes méritent d'être honorés. Ici, personne n'est honoré puisque la Nomenclature officielle des voies de Paris précise : " Origine du nom : M. de Pomereu, propriétaire des terrains sur lesquels la voie a été ouverte." La voie privée en question fut ouverte en 1889 et il était d'usage de donner le nom du propriétaire ; elle donna son nom le 7 décembre 1900 à la rue Emile Ménier, qui la continue, mais cette dernière reprit son nom, celui d'un autre propriétaire de Passy, en 1909. N'y aurait-il donc rien à dire sur ce monsieur de Pomereu ou sur sa famille ?
Le nom de Pomereu est fort ancien. Moréri, dans son grand dictionnaire historique, note que deux cartulaires de l'abbaye de Gomer-Fontaine, l'un de 1209 et l'autre de 1266, " prouvent également & l'ancienneté de MM. de Pomereu, & leur profession militaire dans ces temps reculés." Leur généalogie peut être suivie à partir du XV° siècle.
Jean de Pomereu, seigneur de Bleuré, était, sous Louis XI, écuyer et châtelain d'Angle. Son fils Jean II fit construire dans le cimetière des Innocents, à Paris, la chapelle où les Pomereu auront leur sépulture. " Elle est sous les charniers, à la première arcade à gauche, en entrant par la porte qui donne dans la rue Saint-Honoré." Il eut 3 fils : Jean III, qui suit, Claude , qui fut capitaine et Bailli de la ville de Sens, et Pierre qui devint chanoine de la Sainte Chapelle de Paris. Jean III fut chambellan du roi François I° et maître des comptes en la chambre de Paris. Puis ce fut Guillaume, conseiller de Charles IX et maître ordinaire en sa chambre des comptes ; il devint seigneur de la Bretèche, de Saint Nom et de Valmartin. Valmartin fut le siège de la seigneurie jusqu'en 1600 puis fut cédé aux religieuses du couvent royal des Dames de Poissy ; transformé en ferme, il abrita à la fin du XVIII° un élevage de moutons Mérinos, fut vendu à la Révolution comme bien national et est connu aujourd'hui sous le nom de " Ferme de Valmartin."
Michel, le fils de Guillaume, fut contrôleur général de la maison d'Antoine, roi de Navarre, puis maître d'hôtel de Henri IV en 1594. Il semble qu'il fut le premier à habiter le château de la Bretèche. Son fils Jacques fut secrétaire du roi et grand audiencier de France. Suit François, président au Grand conseil ( une de ses filles fut religieuse à Longchamp ), puis Auguste-Robert : maître des requêtes, président du Grand conseil et en la chambre de justice, intendant en Bretagne en 1689, prévôt des marchands de la ville de Paris, conseiller d'Etat et du conseil royal de Louis XIV. Il devint baron de Ryceis. C'est en faveur de son fils Jean-Baptiste que la baronnie de Ryceis fut érigée en marquisat. Maître des requêtes, intendant en Champagne, Jean-Baptiste vendra, en 1700, le château de la Bretèche à Louis XIV pour le comte de Toulouse ( fils légitimé du roi et de madame de Montespan ) qui y mettra des équipages de chasse. De son mariage, en 1682 avec Marie-Michelle Bernard, Jean-Baptiste eut trois fils : Michel, mort sans postérité en 1734, Jean-André et Alexandre-Jacques, né en 1697, capitaine au régiment du roi Louis XV et dont le fils Alexandre-Michel sera reçu conseiller au Grand conseil en 1755. Jean-André de Pomereu, marquis de Ryceis, conseiller au parlement de Paris, épousa Elisabeth de Gourgues, fille du marquis d'Aunai, qui lui donna en 1737 Armand-Michel. Le petit-fils de ce dernier, Michel, épousera Etiennette d'Aligre, dernière descendante du marquis d'Aligre, dont la famille a une histoire aussi grande que la famille de Pomereu.
On trouve tout d'abord Jean Haligre qui était en 1444 contrôleur du grenier à sel à Chartres, puis Guillemin Haligre qui fut le père d'Etienne I Haligre, seigneur de Chovilliers. Ce dernier eut deux fils : Raoul, seigneur de la Rivière et de Chovilliers, qui fut receveur du domaine de Chartres, et Claude qui, le 25 novembre 1528, devint trésorier des Menus plaisirs de François I°. Le fils de Raoul : Etienne II d'Aligre ( 1550-1635 ), conseiller d'Etat, président au parlement de Bretagne, fut nommé par Louis XIII garde des sceaux le 6 janvier 1624 et chancelier de France le 3 octobre suivant. Il conserva les sceaux jusqu'au 31 mai 1626 et fut enterré à Saint-Germain l'Auxerrois, dans la chapelle Saint-Landry, où est conservée la statue qui le représente à demi-étendu appuyé de la main droite sur le coffret des sceaux et tenant un parchemin scellé. Son fils, Etienne III ( 1592-1677 ), entra au Grand conseil en 1615, fut ambassadeur à Venise de 1624 à 1627, nommé conseiller d'Etat en 1635 et contrôleur général des finances en 1653 ; Louis XIV le fit garde des sceaux le 24 avril 1672 et chancelier de France le 8 janvier 1674. Il mourut le 25 décembre 1677 en l'hôtel de la chancellerie, à Versailles, et fut inhumé à Saint-Germain l'Auxerrois où une statue le représente agenouillé. Il se maria trois fois : le 5 février 1617 avec Jeanne Lhuiller qui mourut en 1657, puis avec Geneviève Guinet et enfin avec Elisabeth Lhuiller qui mourut le 8 février 1685 à 78 ans. Cette dernière fut fondatrice de l'hospice des Enfants-Trouvés, qui existait avant 1902 à l'emplacement du square Trousseau, dans le XII° arrondissement, non loin de la rue et de la place d'Aligre. D'après Hillairet, c'est Elisabeth que la Ville de Paris voulait honorer, mais la Nomenclature officielle des voies de Paris désigne Etienne-François d'Aligre, dont nous parlerons plus tard.
Etienne III, marquis d'Aligre, eut de ces trois mariages au moins dix-huit enfants. Parmi eux citons : Louis, marquis d'Aligre, né en 1617 et mort sans postérité en 1654, fut abbé de Saint-Jacques de Provins puis résigna son abbaye en faveur de son frère Michel, entra dans l'armée et devint colonel de cavalerie. Michel, dont le fils Etienne IV continue la lignée, fut nommé le 28 novembre 1653 maître des requêtes au parlement de Paris puis intendant de Caen ; il mourut le 10 août 1661 ayant transmis l'abbaye à son frère François en février 1643. François ( 1620-1712 ) entra dans la congrégation des chanoines régulier de France, dits génovéfains, fut ordonné prêtre en 1654, nommé prieur de l'Hôtel-Dieu en 1662 et refusa en 1669, par humilité, le poste d'évêque d'Avranches ; il aida son frère Charles et sa soeur Elisabeth qui étaient aussi dans les ordres. Charles ( 1630-1695 ) fut abbé commendataire de l'abbaye de Saint-Riquier, succédant ainsi à Richelieu, et conseiller d'honneur au Parlement. Elisabeth entra dans l'ordre de Fontevrault et fut abbesse des bénédictines de Saint-Cyr ; elle eut comme coadjutrice ses soeurs Anne puis Françoise.
Etienne IV, marquis d'Aligre, fut maître des requêtes puis conseiller d'honneur au parlement de Paris ; son fils Etienne-Claude ( 1694-1752 ) fut président à mortier au parlement de Paris. ( Rappelons que le mortier était une espèce de bonnet, en forme de mortier renversé, réservé au chancelier - en drap d'or brodé d'hermine - aux présidents et au greffier en chef du parlement - en velours noir avec 1 ou 2 galons d'or.)
La descendance continue avec Etienne-François, marquis d'Aligre, comte de Marans, né le 17 juillet 1727 ; il fut président à mortier en 1752, vice chancelier début 1768 et le 25 septembre premier président du parlement et enfin commandeur des ordres du roi. Il constitua une fortune considérable. " Il avait, disait-on, cinq millions de capitaux dans la banque à Londres et disposait de 700 000 livres de revenu ; les présidents étant associés à toutes les affaires comportant des épices, il aurait touché, en dix-sept ans, des vacations représentant quatre cents années de travail." rapporte M. Provost dans le dictionnaire biographique de Roman et d'Amat. Il participa activement à la lutte entre les parlements et Louis XV en 1770 et reçut une lettre de cachet l'exilant dans sa terre de Tremblay. Il revint en 1774 lorsque Louis XVI rappela les parlements mais continua à lutter contre les réformes que l'on voulait imposer aux parlements, refusant notamment d'enregistrer les édits du timbre de subvention territoriale, finalement il démissionna en novembre 1788. A la Révolution, il s'installa avec toute sa famille à Londres mais mourut à Brunswick en 1798. C'est lui que la Ville de Paris a voulu honorer en donnant le nom d'Aligre à une rue et à une place attenante le 26 février 1867.
A sa mort, son fils, Etienne-Jean-François-Charles, né à Paris en 1770, rentra à Paris. Il fut nommé par Napoléon, en 1803, conseiller général de la Seine et Louis XVIII en fit un pair de France. En 1791, il épousa Marie-Adélaïde Godefroy de Senneville qui décéda en 1793 après lui avoir donné une fille : Etiennette laquelle épousera Michel de Pomereu, marquis de Ryceis, ainsi que nous l'avons vu. Etienne d'Aligre, dont les deux frères étaient chanoines, obtint, le 21 décembre 1825, une ordonnance décidant que le nom d'Aligre serait transmis au fils aîné de ce mariage. Quant à lui, il épousa sa cousine germaine, Louise-Charlotte-Aglaé Camus de Pontcarré qui possédait, comme lui, une fortune considérable qu'ils utilisèrent pour faire le bien autour d'eux. On leur doit la création de l'asile d'Aligre à Chartres, l'hôpital d'Aligre à Bonneval en Eure-et-Loire et la station thermale de Bourbon-Lancy en Saône-et-Loire.
Du mariage de Michel de Pomereu et d'Etiennette d'Aligre naquit, le 6 octobre 1817, Armand-Michel-Etienne de Pomereu, marquis de Ryceis et marquis d'Aligre ; la famille portera, depuis, le nom de Pomereu d'Aligre. C'est lui qui était propriétaire des terrains de Passy sur lesquels fut ouverte la rue de Pomereu en 1889. Il était également propriétaire de l'hôtel Duret ( au 67 rue de Lille ); en 1871, après l'incendie de la Commune, il acheta les vestiges de l'hôtel de Maillebois ( au 63 ) et fit reconstruire un seul édifice en conservant les parties d'origine encore intactes des deux bâtiments. L'hôtel de Pomereu, exemple élégant et discret de l'architecture de la fin du XIX° siècle, restera dans la famille jusqu'en 1947, date à laquelle la Caisse des Dépôts et Consignations le rachète pour profiter des salles de réception et des jardins pour des événements importants dans le cadre de sa politique de mécénat. Officier supérieur commandant la garde nationale, Armand-Michel épousa, le 27 avril 1858, Marie-Charlotte de Luppe. Leur fils Robert-Marie-Michel, né à Paris le 6 février 1860 et mort à Paris le 29 novembre 1937, fut maire du Héron, conseiller général de la Seine-inférieure à partir de 1887, puis député ( 1898-1919 ) et sénateur de ce département ( 1920-1936 ); il était membre de la Société des agriculteurs de France et de la Conférence Molé-Tocqueville et habitait, à Paris, 40 rue de Chaillot. Son fils Armand, né le 17 octobre 1895 à Paris, fut secrétaire de la Commission des Réparations de 1920 à 1922 puis devint exploitant agricole, gérant un domaine au Maroc et un autre en Seine-Maritime. Il fit de nombreux voyages d'étude en Afrique et à travers les deux Amériques ; il habitait, à Paris, 64 avenue Foch.
Mais arrêtons là ces remarquables généalogies afin de préserver la vie privée de son petit-fils, l'actuel marquis de Pomereu d'Aligre, que je tiens à remercier vivement pour son aide dans cette recherche. Décidément, cette rue de Pomereu est un véritable trésor !
© Hubert DEMORY