La seconde guerre mondiale

1939-1945
En 1939, Félan est mobilisé. Il est fait prisonnier en Allemagne avec son ami Robert Desnos. Durant leur captivité, ils partagent ensemble l’idée selon laquelle la vie de l’auteur doit être aussi proche que possible de son œuvre. Ils sont tous les deux libérés en 1940. De retour à Paris, Félan entreprend une nouvelle série de dessins et de textes (Agglomérats) dans lesquels il met en pratique ce qu’il disait à ses élèves journalistes. Il réalise des œuvres duales dans lesquelles le texte décrit le dessin. Il écrit le recueil de poèmes Hiérarchies en 1942 qui ne sera publié qu’après la guerre. Dans ce recueil, dira-t-il, " j’essaie de détruire tout ce qui a attrait au pouvoir : ses ficelles, ses départs de course, tout ".
En 1943, Félan s’engage dans la résistance. Il participe à des commandos de sabotage dans l’est de la France, des missions de ravitaillement de résistants en Allemagne, et met à l’abri des dizaines de juifs au Chambon-sur-Lignon en Auvergne. Lors d’une de ses missions, en mars 1944, Pierre Félan est arrêté par la Gestapo. Il est alors envoyé à Buchenwald puis connaît, pendant plusieurs mois, l’exode misérable à travers les camps de concentration. Il se lie d’amitié avec le père du peintre Amarovich à Floßenburg, pendu un mois plus tard. Félan retrouve Desnos en février 1945 à Térézine (Tchécoslovaquie). Le 8 juin, lorsque les alliés libèrent le camp, ce dernier meurt d’épuisement à 45 ans malgré les soins qui lui sont donnés. Félan, plus chanceux, est rapatrié en France et guérit de ses nombreuses blessures aux côtés de ses parents.
Agglomérat n°3, (1940)
Ruban adhésif semi-transparent, Pastel sec (70x70 cm)
Collection Particulière
Agglomérat III
Aussi haut dans la hauteur que dans la largeur.
Des bandes bleues espacées et enfermées entres les nombreuses lignes noires.
Sur le fond jaune vieilli d’un mutisme trop profond.
A l’est, des pierres noires. Noires et grises.
En bas, du charbon, des couleurs sans lumière, des couleurs mortes, brûlées.
Pourtant un horizon apparaît entre deux eaux.
De l’eau.
De l’eau qui coule. Non, de l’eau qui stagne.
De l’eau qui bouge sans se mouvoir. Qui tourne sur elle même sans courant. De l’eau qui dort. De l’eau, de l’eau, de l’eau...
Mais, le papier lui est trop sec, le papier est trop chaud.
On dirait un désert immense, dans lequel les serpents affluent.
Dans lequel les orages sont invisibles.
Illusion d’un paysage, illusion d’un avenir.
Allusion ...
Alluvions ...
Agglomérat n°6, (1940)
Ruban adhésif semi-transparent, Pastel sec (100x50 cm)
Collection Particulière
Agglomérat IV
Noir, Noir, Noir, Noir, Noir.
Un cercle de vieux jaune.
Des lignes rouges.
Des lignes noires.
Comme des montagnes sur un ciel montagneux.
Comme des nuages parmi les nuages.
A l’ouest : un refuge.
Au sommet, des coulées de lave, ou de sang, ou tout simplement de couleur rouge.
Mais que fait-elle là, la boule jaune.
La boule jaune ?
Le soleil est tombé dans la vallée.
Les hommes sont brûlés vifs,
La terre est carbonisée.
Plus d’eau, plus rien.
Qu’un tas de cendres et de charbon.
Atomes.
Agglomérat n°8, (1941)
Ruban adhésif semi-transparent, Pastel sec (50x100 cm)
Collection Particulière
Agglomérat VIII
Sur un fond bleu de sable, des lignes stridentes noires cisaillent l’espace. Dessus, une croix de mutisme.
Elle cache quelque chose que l’on ne devrait pas savoir.
Chose que l’on ne devrait pas savoir.
On ne devrait pas savoir.
Pas savoir.
Savoir. Avoir. Voir.
Voir ?
Des lignes incisives pleine de violence, un ciel bleu brûlant ?
Mieux vaut tourner la tête.
Un bûcher au Sud.
Des traits, des croix encore, des croix de cris, de hurlements.
Cachez le haut, on voit toujours le bas !
Cachez le bas, on verra d’en haut !

Hiérarchies
Au dessus de tous
Au dessus des étoiles, des galaxies et par delà les confins de l’univers,
Certains hommes se postent.
Se faufilant à travers l’espace, ils luttent contre la triste relativité.
Maîtres, dictateurs, führers et autres empereurs,
Ne perçoivent que l’éclat de leur dogme, de leur faciès ridicule.
Lamentables solitaires, isolés dans une tour aveugle.
Des milliers d’hommes à leurs pieds,
Promis à une gloire certaine,
A une mort aussi.
Combattant les esprits clairs,
Semant le doute,
Sulfatant l’engrais de la discorde,
Bêchant les champs de batailles,
Arrosant de sang les cultures étrangères.
Agriculteurs farouches, hommes de dix mille ans.
La loi du plus fort est toujours la meilleure.
La foi du plus faible est toujours la pire.
Entre tous
Entassés dans des camions,
Agglomérés sous des tentes,
Les orteils gelés,
Les doigts frigorifiés par le métal de leur fusil,
Le corps enveloppé de boue.
Droits comme des i,
Cris de haine et d’extase,
Devant leur unique miroir,
Un homme, une bête de scène,
Les encouragent à mourir au champ d’horreur.
Les soldats, au garde à vous.
Les sous-chefs, les chefs, les gradés et autres colonels,
Tous derrière lui, ne voyant pas devant,
Préférant lui lorgner le cul,
Et s’engouffrer comme lui dans l’abîme profonde de la guerre.
Tous en bas
Les victimes, aveuglées par le feu de la rage,
Les otages, éblouis par la lumière du jour,
Les prisonniers, flambés par l’orgueil des vainqueurs.
Perdus dans des forêts, ensevelis sous la terre,
Cachés parmi des maisons de taule,
En exil permanent, en profonde retraite,
Apeurés par le jour et la nuit,
Sans sommeil,
Les rescapés se terrent dans les gouffres profonds de l’oubli.
Derrière des barreaux ou dans quelques camps,
D’autres reclus, séquestrés n’ont que l’horreur de la vie pour mourir.
Les cannibales
Dans une grande pièce dans un grand bâtiment,
Quatre hommes discutent.
Le ministre de la guerre.
Le ministre de la sécurité.
Le ministre de la propagande.
Le dictateur.
Ils échangent des chiffres : des gros et des petits.
Les gros sont les morts.
Les petits sont les batailles.
Des centimètres de frontières côtoient des milliers de cadavres.
Ils griffonnent sur un vieux papier desséché,
Des additions macabres,
Des plans malhabiles,
Des kilobombes,
Des stratégies morbides.
Un peintre entre et les peint tous, souriants.
Un serviteur entre et leur donne à boire.
Un scientifique entre et approuve leurs calculs.
Puis ils s’en vont tous dans leur appartements,
Caressent la tête de leur chérubins,
Embrassent leur femme,
Se mettent à table.
Ils dévorent de leurs propres mains
Les corps ensanglantés des hommes inférieurs.
Ecoeurants cannibales.