La préparation des esprits et le moral des Français en 1870

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Mai 2001 : La lecture en 1999 de Paroles de Poilus (lettres et carnets du front,1914 - 1918 (sous la direction de J.P. Guéno et Yves Laplume) in "Librio", Paris 1998, ainsi que celle de l' essai d'analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928 de Jean Norton CRU ; Nancy : Presses universitaires de Nancy, 1993, m'avaient conduit à réfléchir sur la manière dont les soldats de 1870, à l'instar de leurs successeurs de 1914, avaient pu entrer dans la guerre et la vivre. Mes recherches sur les carnets, lettres et souvenirs des anciens combattants de la guerre franco-prussienne m'ont apporté bien des réponses. Parmi les constats que je pouvais faire en comparant le vécu des différents conflits, l'un d'entre eux me frappait tout particulièrement : les similitudes, les réactions semblables, les permanences au niveau du vécu, indépendamment, bien souvent, des résultats de la bataille. La recherche m'a conduit à découvrir les travaux de Jean-Jacques Becker (1914 : comment les Français sont entrés dans la guerre, presses de la fondation nationale des sciences politiques, Paris 1977) puis du livre de Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker (14-18 : retrouver la guerre, Paris Gallimard 2000) ont inspiré l'article suivant. 


 

La guerre de 1870 est la 1ère dans notre histoire à avoir fait appel aux conscrits. La mobilisation de masse fut une donnée importante du conflit. Mais, pour être efficace, l'appel sous les drapeaux du soldat-citoyen non professionnel ni aguerri supposait qu'il ait été préparé. Cette préparation relève du « service militaire », lequel a vocation à donner aux futurs combattants les instructions techniques ou pratiques susceptibles de le rendre vite opérationnel et efficace (séance de tir, aptitudes au combat rapproché, reconnaissance d’ordres spécifiques, …etc.) ; mais le conditionnement de son esprit est tout aussi important. Qu'en a-t-il été en 1870 ? Les Français avaient-ils été préparés à la guerre qu’ils devaient mener ? 

 Qu’ils émanent des correspondances de l’époque ou des souvenirs rédigés plus tard, les témoignages sont formels : dès le début du conflit, les Français ont répondu « présents » à l’appel des autorités. Partout, dans le pays, les mêmes scènes de liesse, la même ardeur à marcher, la même volonté d’en découdre et d’obliger les Prussiens à plus d’humilité se sont exprimés. Chirurgien d’ambulance pendant la guerre, Léon Moynac raconte comment « la surprise pénible du premier moment se dissipait et, à la vue des drapeaux frénétiquement agités (…) nos idées se modifiaient, la prudence nous semblait être de la défaillance, notre imagination s’exaltait, elle se mettait à l’unisson de l’ivresse générale (…) nous étions jeunes, ardents, patriotes, nous nous laissions gagner par l’enthousiasme général »[1]. Ce dernier se manifeste à Paris : « Je me sens des ardeurs et des fureurs toutes françaises » écrit Alexandre de Mazade, « et quoique j’en doive souffrir comme tous les autres, je dis que voilà assez d’humiliations, et qu’il est temps de porter un grand coup pour réparer les bévues de Napoléon III »[2]. « La Marseillaise, jadis séditieuse » écrit-il quelques jours plus tard[3], « est devenue notre hymne national. On la chante partout devant les cafés des grands boulevards, dans les cafés-concerts des Champs-Elysées. Elle fait fureur dans les théâtres ; à l’Opéra, par Marie Sass ; à la Gaité par Thérésa, etc. ... Dans la rue, on la hurle ! »[4]. L’ambiance est si communicative que les esprits les plus inquiets eux-mêmes semblent ne pas pouvoir y résister.  « Votre jeune ami M. de Leymari part volontairement et avec tant de courage que je l’ai admiré. Il m’a de plus enchantée en m’établissant la supériorité de nos armes ; des gens tant pis m’ont ensuite établi la faiblesse de nos généraux, mais je préfère écouter le chevalier Léo » écrit Lucile Le Verrier le 23 juillet[5]. Au regard de l’enthousiasme, la province n’est pas en reste. Josse en témoigne pour Le Mans, le 20 juillet : « personne ne suppose que la campagne puisse nous être défavorable. Les lignes ferrées sont encombrées de militaires joyaux et chantants. Mobiles et réservistes ont tous l’air de partir en promenade pour trois mois »[6]. Le 24, il est à Nantes et il dit n’avoir « rencontré jusqu'à présent que des gens pleins d’entrain, et ceux même qui trouvent intempestive cette déclaration de guerre, n’ont pas l’air d’avoir le moindre doute sur le résultat final ». « Si vous saviez avec quelle impatience nous attendons la nouvelle de notre première victoire, d’abord parce que nous sommes Français au suprême degré, et puis pour boire à la santé de notre invincible armée, de nos vieux généraux d’Afrique, certain petit vin du Rhin avec lequel nous devons entre amis choquer nos verres » écrit-on à Alexandre de Mazade depuis Saint-Étienne[7]. Toute la nation semble ainsi rassemblée derrière son armée. Les soldats qui montent vers les départements de l’est en sont les heureux observateurs. De Thionville, le 22 juillet, le lieutenant Larbalétrier résume la situation : « Je vous parlerai rapidement de l’enthousiasme indescriptible qui anime toutes les populations sur notre passage. On peut dire que la France entière est debout et nous accompagne de ses vœux (…) A toutes les gares où l’on s’arrête, des offrandes spontanées de vivres, de rafraîchissements nous sont faites par les habitants. A la Villette, à Lagny, Meaux, la ferté-sous-Jouarre, Château-Thierry, Bar-le-Duc, Commercy, Toul, Pont-à-Mousson, des tables sont dressées à la hâte pour les officiers pendant que des corbeilles et des arrosoirs pleins de vin circulent à profusion. De toutes les maisons, de tous les étages, de toutes les fenêtres partent les acclamations les plus chaleureuses (…) partout les fronts se découvrent, les mouchoirs s’agitent, les baisers sont envoyés du bout des doigts (…) Ce n’est pas un million d’hommes[8] qui vont combattre la Prusse, mais bien 30 millions d’habitants animés du même souffle patriotique (…) le moral des troupes est excellent (…) ce qui pour moi est une garantie de plus du succès »[9]. S.L. adresse à Henri Franck une lettre témoignant du même enthousiasme postée de Bitche le 28 juillet : « Parti comme tu sais le 17, à 3 heures et demi, de Lyon Vaise, je suis arrivé à Strasbourg le lendemain à 8 heures du soir ; 24 heures de chemin de fer ; mais en compensation, à toutes les gares depuis Beaune jusqu'à Strasbourg, on nous acclamait, un peu plus, on nous portait en triomphe ; non contents de cela, on nous servait à boire et à manger, on nous passait des cigares, du tabac, etc. ... »[10]. Dans ce contexte, la certitude de vaincre apporte à l’armée une force que rien ne semble en mesure d’ébranler. « Ce qu’il y a de certain, écrit Émile Carcanade, chef de bataillon au 69ème de ligne (camp de Boulay, le 26 juillet)c’est que les Prussiens ne peuvent pas faire un pas chez nous sans se heurter contre une de nos divisions ; toutes les communications sont gardées, et nous présentons de Thionville à Saint-Avold, un front de bataille respectable ; l’armée est pleine d’entrain et nous espérons le succès. Nous avons été accueillis sur notre passage de Paris à Metz par des populations pleines de patriotisme, les vivats n’ont cessé de nous accompagner »[11]. Insouciantes et incapables de mesurer le calvaire qui les attend, les jeunes recrues se disent rassurées par le calme des « vieux lignards » qu’elles côtoient et qui leur certifient que l’armée ne fera qu’une bouchée des Prussiens. Pourquoi en douteraient-ils ?

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Pour avoir accès à la suite de cet article (soit une dizaine de pages) écrivez moi à l'adresse suivante : jflecaillon@noos.fr

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Notes :

[1] Souvenirs d’un chirurgien d’ambulance, Bayonne 1911 ; pp. 18-19.

[2] Ibid., lettre à Victor Pillon-Dufresnes.

[3] Ibid, note du 27 juillet.

[4] Le 20 juillet, Henri Dabot suit la garde qui sort de sa caserne au son de la Marseillaise. « Je la suis, écrit-il, en entraînant ma pauvre femme et en mêlant ma voix à vingt mille autres voix, c’est sublime ! » (in Griffonnages quotidiens d’un bourgeois du quartier latin, Péronne 1895). Le 22 juillet, Geneviève Breton écrit combien elle est « saisie » par la Marseillaise entonnée par le public à l’opéra ; elle parle « d’un je ne sais quoi d’électrique » qui traduit assez bien l’ambiance exaltée qui s’empare alors de la capitale. In journal 1867-1871, Paris 1985. On pourrait citer bien d’autres témoignages du même type.

[5] Le Verrier, Lucile : Journal d’une jeune fille – Second Empire (1866-1878) ; Présenté par Lionel Mirisch. Zulma, 1994.

[6] Bleton, Auguste : Monsieur Josse ; journal d’un garde national (1870-1871) ; Lyon, Rey et Cie, 1906 ; le 20 juillet.

[7] Mazade, Alexandre de : Lettres et notes intimes 1870-1871 ; Paul Frémont, Beaumont sur Oise, 1892. Lettres de Liogier et Culty du 20 juillet.

[8] Noter le « million d’hommes » cité par l’auteur quand la France, au même moment, peinait à en mobiliser le 1/3 !

[9] Klotz, Hubert : A l’armée du Rhin, 1870-1871 ; lettres d’un officier. Charles-Lavauzelle, Paris 1904.

[10] Mazade, Ibid.

[11] Mazade, Ibid.

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RECTIFICATIF : Comme me l'a aimablement fait remarquer un lecteur internaute, la guerre de 1870 n'est pas "la 1ère dans notre histoire à avoir fait appel aux conscrits". Il y eut un précédent : la "levée en masse" décrétée en 1793, à laquelle, d'ailleurs, le gouvernement du 4 septembre (1870) fit lui-même référence quand il opta pour "la guerre à outrance". Dans le cadre d'une réflexion portant sur "la préparation des esprits" à laquelle aurait dû (ou pu) donner lieu la conscription, je n'ai toutefois pas pensé devoir tenir compte de cette conscription révolutionnaire ; décidée dans l'urgence, autrement dit sans avoir été préalable au conflit en cours, elle ne pouvait pas "préparer" les appelés à la guerre qu'ils étaient amenés à faire. C'est cette différence de contexte ou de mode opératoire de la conscription qui m'a conduit à oublier ce précédent ; les puristes voudront bien me pardonner cette faute qui ne devrait pas, cependant, affecter mes raisonnements ultérieurs.  

 

Annexe 1 :

 

 

Annexe 2 : 

 

Dans l'esprit de cet article, une page permettant de comparer des lettres d'août 1870 et août 1914, propos et regards croisés qui, d'une guerre à l'autre, témoignent de la pérennité des sentiments (cliquez sur le lien).

 

Annexe 3 : 

 

Dans "la caricature politique en France pendant la guerre de 1870-1871" (revue des études napoléoniennes, novembre-décembre 1919, 8ème année, tome II, Félix Alcan, Paris ; pp.301-311), André Blum écrit : "(...) beaucoup de dessinateurs français, à l'exception de Daumier et d'un ou deux de ses collaborateurs du Charivari (...) ne doutait pas de la victoire de nos armées, et l'imagerie laissait s'accréditer l'idée qu'elles allaient combattre un ennemi peu redoutable. Ce qui complétait ces illusions, c'était la légende des zouaves mettant en déroute des ennemis bien supérieurs en nombre. Le gouvernement encourageait la publication de ces gravures qu'il jugeait susceptibles de réveiller le patriotisme et de lui donner un élan comme sous la Révolution et l'Empire (...). Les premiers succès de 1870 déchaînèrent une tempête révolutionnaire qui souffla surtout contre Napoléon III".

 

André Blum confirme ici l'idée selon laquelle il ne conviendrait pas de considérer le soldat de 1870 comme "non préparés" à la guerre. Il l'était dans le sens où tout était fait pour le conforter dans l'assurance qu'il devait avoir de la supériorité nationale incarnée par la tradition de la furia francesa. L'effondrement de l'Empire n'en fut que plus brutal. Le Français de 1870 n'était pas "non préparé", il l'était mal.

 

dessin de Cham, paru dans l'esprit follet, 30 juillet 1870

une image bien faite pour assurer le soldat français de sa supériorité

La légende dit : "Diable de choucroute ! satanée bière !

comme ça vous rend lourd pour lutter contre un chat tigre

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