« LA guerre héroïque » : les effets d’une éthique

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Jean-François Lecaillon

 

 

En Avant ! Moreau de Tours

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J’avais quinze ans en 1970. Passionné d’histoire du Sedanais, mon grand-père ne manqua pas de me faire faire le tour du champ de bataille. Je me revois encore sur les hauteurs de Floing, à l’endroit même où les chasseurs du général Margueritte s’élancèrent pour tenter de forcer les lignes ennemies. A l’époque, j’ignorais tout de la guerre franco prussienne ; mais le récit de mon aïeul évoquant la charge sabre au clair marqua assez mon esprit d’adolescent pour que j’en garde aujourd’hui encore le souvenir. Et peu importe les erreurs du récit que je reçus ainsi en héritage. Aujourd’hui, je me sens bien placé pour comprendre ce que pouvait ressentir un jeune homme de 18 ans qui aurait été élevé dans le culte de l’héroïsme militaire et pourquoi il aurait accepté le sacrifice de sa vie ! Né en 1899, mon grand-père était de la classe 18. Malgré le danger, il avait hâte de monter au front. 

 

 

 

Si la guerre de 1870 est aujourd’hui méconnue et ses images peu répandues auprès du grand public, il n’en a pas toujours été ainsi. Entre la capitulation de la France de janvier 1871 et la revanche de la Grande Guerre, tous les supports ont été utilisés pour entretenir le souvenir de ceux qui avaient risqué leur vie pour la Patrie ; et peu importait l’humiliation de la défaite : la bravoure avait été assez grande pour préserver l’honneur ! Bien avant que la victoire de 1918 ne rende leur fierté et les provinces perdues aux Français, les artistes s’étaient chargés de signifier à tous que l’armée nationale n’avait pas failli. La France avait été vaincue, certes ; mais nul ne devait en faire grief à ses soldats. Leur défaite n’était que le fruit de la trahison des chefs et de la perfidie de l’ennemi. Les premiers écartés, la seconde déjouée, la Patrie ne pouvait que recouvrer sa primauté perdue. Telle était l’idée que la France, ou ceux qui parlaient en son nom, entretenait d’elle-même.

 

Dans ce contexte, l’image donnée de la guerre s’en est trouvée fortement déréalisée[1]. Le phénomène fut particulièrement sensible dans le domaine de la peinture militaire qui se disputait les honneurs des Salons et dont les œuvres étaient reproduites en série sur cartes postales, cahiers d’écoliers, et autres almanachs : entre les représentations aseptisées qu’elle donnait à voir et la réalité crue du combat moderne, le décalage est net : beauté des poses ou des mises en scène, absence de sang ou de blessures visibles à l’image, estompage de la souffrance des hommes au profit des nobles sentiments, gommage des petites lâchetés… les caractérisent. L’exaltation des vertus militaires y est telle que, malgré la violence des situations figurées, les œuvres sont trompeuses ; elles mentent parce qu’elles ne traduisent de la guerre que ce qu’elle a de fascinant, émouvant ou glorieux et masquent l’horreur ou la brutalité qui en font l’ordinaire.

 

Cette déformation du réel n’en est pas moins instructive : elle nous montre comment les contemporains percevaient la guerre et comment, pendant plusieurs générations, ils ont entretenu cette façon de voir. Cette dernière semble même avoir influé sur la manière de combattre. Stéphane Audoin-Rouzeau le souligne : « les lettres, les carnets d’officiers confirment […] que le sens du devoir et de l’honneur, mêlé à une véritable éthique héroïque du comportement au feu, occupaient une importance centrale dans le système de représentations des professionnels de la guerre. […] Ce mythe semble correspondre assez largement à ce que fut la réalité des comportements et des attitudes sur les champs de bataille de l’été 1870. »[2] Ce mythe ne peut-il pas expliquer aussi les désastres de cet été là, voire les hécatombes de septembre 1914 ?

 

 

Sans doute est-ce donner trop d’importance à l’éthique héroïque que d’y rechercher une explication de la défaite. L’analyse des témoignages à laquelle invite Stéphane Audoin-Rouzeau montre toutefois que les officiers de 1870 entretenaient bien une vision de leur mission et de l’attitude à avoir sur le champ de bataille conforme à ce que les images de la peinture militaire traduisent. Dans leurs carnets de guerre, ces militaires de carrière privilégient en effet les sentiments « d’honneur », « sacrifice », « dévouement », « bravoure »[3], ils vantent les qualités de « générosité » dans l’assaut et, en dépit de ses funestes résultats, ils se montrent fiers de la « furia francesa », cet élan collectif, baïonnette au canon, qui faisait la réputation de l’armée française ; de même, ils dénoncent les attitudes « barbares » de leurs propres hommes quand ils ignorent les règles de l’honneur militaire et conspuent ceux d’entre eux qui trahissent la parole donnée autant qu’ils fustigent les tactiques « déloyales » des Prussiens. Purs effets de rhétorique sans rapport avec la réalité du terrain ? Les récits des jeunes recrues les authentifient pourtant. Ils rapportent les mêmes scènes d’officiers défiant le feu ennemi en restant debout sous la mitraille, ils décrivent les mêmes charges à découvert des vieux lignards ou les mêmes mouvements de cuirassiers manoeuvrant sans se désunir malgré « la pluie d’obus » ou la « grêle de projectiles ». Ces témoins sont formels : leurs officiers se sont comportés sur le champ de bataille comme l’éthique de la guerre héroïque le leur commandait.

 

 

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Face à ce discours exaltant le combat et les valeurs de l’honneur, les maîtres de la peinture militaire n’ont donc pas totalement menti. S’ils ont masqué l’horreur crue de la guerre, s’ils l’ont dévoilée sous un angle qui n’était pas celui que vivait vraiment le combattant ordinaire, ils n’en ont pas moins traduit l’idée que ces derniers se faisaient de la lutte qu’ils avaient à mener, voire, parfois, de la bataille qu’ils venaient de livrer. Ainsi, ces œuvres qui ont peu à dire sur la réalité physique du combat de l’époque, s’avèrent instructives dans la mesure où elles traduisent l’imaginaire d’une frange importante de la société. Indirectement, elles nous disent la doctrine militaire du moment, elles nous renseignent sur la manière dont les hommes entendaient se conduire sur le terrain ; réalité décisive puisqu’elle conditionne leur comportement !

 « Il y a eu des luttes admirables, acharnées » disait Joseph Fortoul à son ami Déroulède « la bataille a été elle-même un glorieux fait d’armes à inscrire en lettres d’or et de sang à côté des plus belles pages de notre histoire militaire. N’empêche qu’il y a eu des sauve-qui-peut qui avaient tout l’air d’un mot d’ordre et qui sont en tout cas un grave symptôme. Ah ! vois-tu, poursuivit-il en s’animant, tes républicains et toi vous avez fait bien du mal à la France. Ce n’est pas impunément que l’on bafoue les officiers, que l’on raille le drapeau et que l’on détruit l’esprit militaire. »[6] Plutôt que d’admettre la réalité de la guerre moderne, Fortoul met en accusation les Républicains jugés coupables d’avoir trahit l’honneur ; son jugement n’en est pas moins symptomatique de l’imaginaire qui imprégnait alors les esprits : il exprime une nostalgie de la guerre « belle et joyeuse » que le conflit franco prussien ne lui a pas permis de vivre : il n’a pas trouvé sur le champ de bataille la geste héroïque qu’il espérait. Amer constat qui se retrouve sous d’autres plumes pareillement nourries d’exemplaires références : « Notre désir, à nous les jeunes, de faire la guerre était d’autant plus grand que notre régiment avait glorieusement figuré dans les campagnes de Crimée et d’Italie. (...) Nous écoutions l’œil brillant d’émotion, le cœur palpitant d’intérêt, ces récits de combat où chacun avait su trouver sa part de gloire […] Quand donc assisterions nous à de telles fêtes ? »[7]. Le lieutenant Patry n’a jamais assisté à la « fête », déception qui l’a conduit à écrire « la guerre telle qu’elle est ». A elle seule, la formule utilisée comme titre éponyme de ses Souvenirs exprime tout le décalage existant entre le « désir » et la réalité. Les belles œuvres des peintres militaires s’inscrivent dans la même logique : elles montrent la guerre telle que les contemporains auraient aimé la voir et non telle qu’elle fut. C’est tellement vrai que leurs sujets de prédilection se sont progressivement reportés vers la représentation des combats du 1er Empire plus faciles à idéaliser que les « boucheries » que la guerre orchestrait désormais depuis Solferino et les constats horrifiés d’Henri Dunant[8]. Dans ce contexte, Paul Déroulède n’hésite pas à travestir la réalité. Il l’écrit lui-même en Avant-propos de ses Feuilles de routes : après avoir reconnu qu’il avait pris fort peu de notes pendant la campagne et que son récit s’appuyait sur celles qu’il avait rédigées pendant sa captivité, il reconnaît qu’il en a « récrit en partie toutes les pages afin que nul bon français n’y pût rien trouver qui heurtât de front ses sentiments ou ses croyances. »[9]. Ce souci de ne pas trahir « les croyances » de ses contemporains présume-t-il de celles-ci ? La popularité de son œuvre montre au moins que Paul Déroulède se référait à un sentiment qui était bien partagé.

 

 

 

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Au final, que ce soit pour réhabiliter les hommes du passé injustement traités ou pour exalter la nouvelle génération, le mythe fut martelé. Contre celui-ci, les anciens combattants qui voulurent dire la guerre telle qu’elle était n’ont pas fait le poids ! Ils ont existé. Grand-Didier[22] en 1885, Patry en 1897, Narcy[23] en 1902 en sont de bons exemples parmi d’autres ; mais, que leurs témoignages aient été moins médiatisés ou qu’ils aient eu moins d’impact parce qu’ils ne correspondaient pas à ce que les Français voulaient entendre, ils n’ont pas été en mesure d’imposer leur manière de voir. Il en est ressorti une vision totalement erronée de la guerre qui peut expliquer les départs « la fleur au fusil » (les mêmes scènes qu’en 1870 pour les mêmes raisons[24]: la foi en la victoire facile parce que rien ne saurait résister à la « bravoure » nationale et au patriotisme), les charges meurtrières de l’été 14 et les accusations a posteriori d’un Jean-Norton Cru : « Ce qui distingue la littérature de la guerre de l870 c’est la prédominance du roman sur les souvenirs réels ; si les souvenirs sont restés inconnus quoique fort nombreux, les romans et les contes, peu nombreux, mais dus à des écrivains de talent, civils ou non-combattants, ont acquis une renommée mondiale. […] Il faut regretter l’établissement de cette tradition et pour plusieurs raisons : 1/ le  talent des écrivains n’empêchait pas leurs fictions d’être une image lointaine de la réalité, […] Cette tradition a habitué le public après 1871 à rechercher les tableaux et les impressions de la guerre chez les romanciers plutôt que chez les anciens combattants ; elle explique en partie l’oubli dans lequel sont tombés les récits des témoins ; […]

5/ Les littérateurs qui donnent libre cours à leur fantaisie dans leurs fictions de guerre encourent des responsabilité […] Les inventions saugrenues de deux grands romanciers français ont agi comme les mensonges qui retombent sur ceux qui les ont lances ou sur leurs voisins innocents ».[25]

 

Cru exagérait-il ? Peut-être ! On connaît ses partis pris pacifistes[26]. Mais l’important est-il dans l’authenticité de ce qu’il dénonçait ou dans le fait que sa génération ait cru au mythe, que l’impression dont il témoigne ait été assez partagée par les Français pour générer l’enthousiasme qui a nourri les hécatombes d’août et septembre 1914 ? La disparition brutale de Charles Péguy, l’écrivain prit au jeu de sa propre littérature, ne fut-elle pas le drame symbolique de l’efficacité cruelle du mythe ?[27]

 

 

 

 

 

Notes :

[1] Voir J-F LECAILLON : http://mapage.noos.fr/jflecaillon/Pages/Tableaux_de_la_guerre.htm

[2] BECKER, Jean-Jacques et Stéphane AUDOIN-ROUZEAU, La France, la nation, la guerre : 1850-1920. Paris, SEDES, 1995 ; p.72.

[3] Les calculs d’occurrences effectués sur quelques textes de références comme celui du capitaine Narcy soulignent la primauté de ce vocabulaire sous la plume des auteurs de souvenirs.

 

(...)

 

[6] Paul DEROULEDE, 1870 - feuilles de route. Des bois de Verrières à la forteresse de Breslau. Paris, Juven, 1907 ; p.48.

[7] PATRY (lieutenant colonel). La guerre telle qu’elle est (campagne de 1870-1871). Metz - armée du Nord – Commune. Paris, Montgredien et Cie 1897 ; p.3.

[8] Voir François ROBICHON, L’armée française vue par les peintres, 1870-1914. Herscher, Paris, ministère de la Défense, 1998 ; p.18.

[9] DEROULEDE, Ibid. p. XI.

 

(...)

 

 

[22] GRAND-DIDIER, M : Exacte vérité sur la trouée tentée à Balan le 1er septembre 1870. Paris, Charles-Lavauzelle, 1885.

[23] Journal d’un officier de Turcos. Texte réédité aux éditions Giovanangeli à Paris, 2004.

[24] Voir les regards croisés : http://mapage.noos.fr/jflecaillon/Pages/regards_croises.htm

[25] Jean-Norton CRU, Témoins, 1929. pp.48-49. Texte réédité au Presses universitaires de Nancy en 1993.

[26] Voir Frédéric ROUSSEAU : Le procès des témoins de la Grande Guerre : L’affaire Norton Cru. Paris, Seuil, 2003 

[27] Sur l’idée de l’acceptation de la mort héroïque par le combattant de 1914, de Péguy en particulier, lire, l’article d’Historia de novembre 2004, « Charles Péguy s'est-il suicidé ? » : http://www.blanrue.com/charles-peguy.html

 

 



Annexe 1 : Apologie de la « guerre héroïque » à la veille de la Grande Guerre

 

C’est en 1907, que Paul Déroulède publie ses souvenirs avec l’intention avouée de vanter la bravoure du soldat Français et la beauté du sacrifice patriotique. La même année, sous le parrainage de Barrès en personne, le soldat Lacroix, qui se dit lui-même « grisé par les exploits des anciens », publie ses souvenirs pour témoigner de ses souffrances. Mais les récits qu’il fait des batailles sous Metz se réduisent le plus souvent à quelques affirmations lyriques :

 

« Les heures terribles de la journée furent de dix heures du matin à onze heures du soir. C’était un spectacle effroyable. Tour à tour nous avons toutes les alternatives d’espoir, de crainte et d’horreur. » (Gravelotte) ; « l’infanterie, lancée à la baïonnette, se conduit héroïquement. Le sang coule à flots, mais l’armée allemande se renouvelle sans cesse ; plus il en meurt, plus il en arrive. Ils sont au moins cinq contre un, tandis que de notre côté les vides ne se comblent pas, et les munitions s’épuisent rapidement. » (Saint-Privat)

[Lacroix, Les souvenirs d’un évadé (Souvenirs d’un ancien combattant de Gravelotte).

Bourges, Imprimerie Tardy-Pigelet, 1907].

 

Deux ans plus tard, en 1909, les lettres du marquis Charles Costa de Beauregard sont publiées par son épouse pour servir de modèles de patriotisme et de bravoure à ses enfants.

 

A la veille de la Grande Guerre, l’instrumentalisation de l’éthique héroïque monte encore d’un cran. En 1913, Louis Albin écrit ce préambule significatif à ses souvenirs :

 

« J’ai l’orgueil d’espérer que ces modestes pages d’un « bleu » de 1870, un peu décousues - forcément - dans leur ordre, atteindront tout de même leur but auprès des jeunes gens pour qui, d’esprit et de cœur,  j’ai voulu les écrire. Ils y verront comment, en l’Année terrible, tous nos troupiers se tinrent et comment, surtout, - ceci pour l’exemple - se comportèrent au camp, sur la route, au combat, en campagne ou en colonne, conduits  par de fiers officiers et encadrés par leurs énergiques anciens, les petits Français qui avaient alors leur âge.

Comme eux, ils avaient été « gâtés », par maman, comme eux ils avaient rêvé d’amour, comme eux ils ignoraient les misères si rudes de la vie du soldat en campagne - et pourtant ils partirent d’enthousiasme, une belle résolution au cœur, abandonnant tout, quand la Patrie, vaincue sur les premiers champs de bataille, les appela à la rescousse. A peine vêtus, pas nourris... ignorant le maniement des armes, sachant bien juste charger un fusil, épauler et tirer, échappés la veille du giron maternel, se battirent comme des enragés, soutenus qu’ils étaient par la radieuse idée du Devoir.

A qui douterait de l’endurance et du courage de ces jeunes troupes, plus novices encore que les « Marie-Louise » de 1814 mais sûrement aussi délurées, je mettrai sous les yeux ce simple et si probant extrait d’une lettre à moi adressée, il y a quelques années, par le général d’Armagnac qui, à l’armée de la Loire, commandait la 1ère compagnie du 3ème bataillon du 3ème zouaves. »

 

[Suit le texte de la lettre dont la date n’est pas précisée + un extrait de l’historique du 3ème zouaves ...]

 

« Ah ! combien je voudrais que notre jeunesse, d’allures si légères, de sentiments trop calmes, d’esprit si froid, secouât  un peu ses mesquines préoccupations d’intérêt ou de plaisir et retrouvât les belles ardeurs, les généreuses colères, les haines superbes, les saines et saintes indignations de la vingtième année !

Mais, regardez donc notre carte, malheureux enfants ! Ne voyez-vous pas l’horrible tâche noire qui l’écorche et la souille à l’Est ? Et ne sentez-vous pas trembler et frémir sous vos pas indifférents, paresseusement traînés et déjà fatigués, le sol où dorment vos aînés, les vaincus de la grande guerre ? Quand donc enfin reprendrez-vous, dans sa vigueur atavique, votre âme française ? Quand donc, héritiers de la victoire ou de la défaite, mais toujours de la gloire de

 

Ceux qui pieusement sont morts pour la Patrie

 

songerez-vous à la France […]

Mais j’ai tort, assurément, de montrer tant de pessimisme et d’injustice, de douter de nos jeunes gens ? Il semble bien que la France se retrouve. Depuis le « coup d’Agadir », les rangs se sont serrés, resserrés, chez nous ; les divisions politiques ont été oubliées ; tout le monde est prêt […] Les Français de  la « classe » d’hier et de celle d’aujourd’hui, les Français de toutes les classes, valent beaucoup mieux qu’on ne le dit. »

[Louis Albin, Mon brave régiment. Paris, Berger-Levrault]

 

En 1912, le capitaine Vichier-Guerre écrivait de même :

 

« Il est des gestes d’héroïsme qui se font tout simplement dans une certaine ambiance ; il est des dévouements qu’on accorde et des sacrifices qu’on accepte le plus naturellement du monde quand ils sont consentis en commun et sous certains chefs. Tandis qu’il est des milieux de découragement et d’égoïsme, tandis qu’il est des commandements d’indécision, de faiblesse et de trop évidente incapacité qui désespèrent les meilleures volontés et paralysent les plus généreux élans. C’est pourquoi il nous a paru qu’il ne serait point superflu de redire avec quelques détails ce qu’était l’armée des Vosges, ce qu’étaient ses chefs, et comment ils ont tenu leur rôle ».

[Capitaine Vichier-Guerre, Opérations de partisans. Les compagnies franches de Savoie à la 1ère armée de l’Est et à l’armée des Vosges (octobre 1870 – mars 1871). Paris, Chapelot, 1912]

 

Des préfaces de ce style, nous pourrions en citer beaucoup. Elles sont bien loin de ce qu’un prisonnier anonyme écrivait à Mayence en décembre 1870 :

 

« Au milieu des relations fantaisistes et des exagérations qui se sont publiées depuis plus d’un mois, j’ai tenu scrupuleusement à ne pas dénaturer les faits, ni dans un sens ni dans l’autre. Deux récits spécialement m’ont montré l’écueil à éviter : c’est d’une part le Rapport sommaire du maréchal Bazaine, de l’autre, une publication d’un M. de Valcourt, dont M. Gambetta a fait depuis son secrétaire, après l’avoir décoré. Chacune de ces pièces fourmille d’inexactitudes et, qui pis est, d’inexactitudes volontaires. Je veux bien de la passion, mais je déteste la passion aveugle : elle n’est pas honnête.

(...) je ne dirai que la vérité, mais je ne dirai pas toute la vérité ; je ne puis faire autrement. Si je devais abandonner la carrière militaire, ainsi que tant d’officiers, aigris par la colère contre nos chefs prétendent le vouloir faire, je pourrais me soucier aussi peu que possible de me faire des ennemis des gens dont la conduite m’inspire le plus profond mépris. Mais dans la crise que nous traversons, qui peut dire aujourd’hui ce qu’il fera demain ? Le plus sage est de ne prendre aucune décision irréfléchie

(...) donc je ne pourrai tout dire. Je le regrette beaucoup : j’ai vu des actes si méprisables, j’ai entendu des propos si odieux...et tout cela restera ignoré. Mais encore une fois qu’y faire ? Pour être libre, il faudrait être placé hors de l’armée, et si j’avais été hors de l’armée, je n’aurais ni si bien vu, ni si bien entendu. »

[Trois mois à l’armée de Metz par un officier du génie. Bruxelles, Muquardt ; 1871 ; p.7]

 


 

Annexe 2 : Péguy et la défaite de 1870

 

Texte posthume (novembre 1905), in Oeuvres en prose complètes, La Pléiade, Paris 1988, volume II

 

 

« Nul ne me démentira si je rapporte ici que le plus profond de tous les sentiments français, le premier, le plus spontané, le sentiment maître fut la stupeur ; il faut partir de cette idée gu’avant la guerre, pendant la guerre, après la guerre, le sentiment fondamental de toute la France, un sentiment capitalisé pour ainsi dire et placé en rentes sur l’Etat était l’assurance ; les Français dans leur mémoire nationale avaient établi ce système de comptabilité ingénieux : de porter à leur actif les victoires militaires qu’ils avaient remportées et de ne point porter à leur passif les défaites militaires qu’ils avalent subies ; ainsi établi, un compte courant s’enrichit vite ; comment le compte courant militaire des Français, ainsi établi, ainsi décompté depuis des siècles, ne se fût-il pas trouvé sortir un avoir opulent solidement assis ; en 1870, au moment de commencer la guerre, on sait assez que l’assurance était le sentiment dominant des Français ; mais on n’a pas assez noté que ce sentiment n’était pas un sentiment de circonstance ; on a trop imaginé que ce sentiment était un sentiment factice, un sentiment du second Empire, et même de la fin du second Empire ; les républicains éprouvèrent ensuite pour leurs polémiques politiques le besoin de faire croire que la présomption des Français à la fin du second Empire avait été organisée par le gouvernement impérial ; naturellement le gouvernement n’y avait pas nui ; les gouvernements, surtout quand ils ont ou croient avoir besoin e la guerre, ne font jamais rien pour débiliter la force de présomption des peuples ; mais cette présomption qui marqua la fin du second Empire n’était qu’un aboutissement logique et naturel d’une assurance devenue séculaire ; la France est naturellement et historiquement invincible ; le Français est imbattable ; le Français est le premier soldat du monde : tout le monde le sait. » (p.129)

« Le Français se sentait, se savait le premier peuple du monde, le premier soldat du monde » (p.131)

« La plupart de nos défaites militaires ne seraient point à compter à notre passif de peuple, à notre passif de race, parce que presque tous nous les devons à des sottises, à des incuries, à des impérities étrangères ou supérieures, à des administrations militaires, à des gouvernements militaires, à des commandements militaires qui allaient justement contre nos qualités de peuple et de race ». (p.133).


 

 

 

 

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