Les grands malentendus de l'intervention française au Mexique 

(1862-1867)

Copyright © 1994

retour à ma biblio retour au sommaire retour à l'accueil

Cet article a été écrit en complément du livre intitulé Napoléon III et le Mexique paru chez L'Harmattan en 1994.

Tragiquement pour l'archiduc Maximilien d'Autriche, pitoyablement pour la France et sans véritable gloire pour les Mexicains, l'intervention française au Mexique a pris fin en 1867. A l'origine de l'échec issu de cette affaire, bien des raisons ont été avancées par les observateurs : ténacité des patriotes mexicains et du président Juarez, pressions et aides nord-américaines, dégradation de la situation internationale en Europe commandant l'abandon d'une expédition jugée dispendieuse, rejet de l'opinion publique française, inefficacité militaire d'une armée régulière installée loin de ses bases et confrontée aux forces insaisissables d'une guérilla, erreurs politiques de l'empereur Maximilien, rivalités de personnes au sommet de l'état mexicain…etc. Cet épisode de l'histoire du Mexique ne semble donc plus receler beaucoup de secret pour l'historiographie.

Nos recherches nous ont mis, cependant, en présence de documents qui nous ont amené à mettre l'accent sur d'autres situations susceptibles de compléter ce faisceau déjà épais de causalités. Mieux : la question s'est peu à peu imposée à notre esprit de savoir si l'intervention française n'était pas irrémédiablement vouée à l'échec à partir du moment où certaines circonstances culturelles, morales, mentales ou psychologiques rendaient tout succès impossible. Les causes rappelées ci-dessus ne sont-elles pas venues précipiter un désastre que personne n'aurait pu empêcher ? Avant de juger des faiblesses ou des erreurs de tels ou tels protagonistes n'est il pas opportun de mesurer les chances qu'ils avaient de réussir ou non ?

Dès le lendemain du désastre, un homme d'affaire (un certain Henri de Suckau) publia une courte analyse de l'intervention. Peu exploitée par les historiens qui se sont penchés depuis sur le sujet, elle mérite pourtant attention. Soucieux de favoriser le lancement d'une nouvelle expédition, au Honduras cette fois, l'auteur est certes trop intéressé pour que l'on ne prenne pas quelques distances par rapport à son discours. Mais l'investisseur est aussi trop concerné par la réédition de l'expérience mexicaine pour ne pas être attentif aux erreurs commises lors de celle-ci. C'est en homme averti autant qu'intéressé qu'il se prononce et il est potentiellement trop impliqué pour s'exprimer à la légère.

Que dit-il donc ? En substance, ceci : l'expédition au Mexique fut "le plus grand événement du Second Empire comme intention" (page 2). "Mais non comme résultat" ajoute-t-il aussitôt. Le courage et les mérites de nos soldats n'est pas en cause, souligne-t-il ensuite ; malheureusement, les victoires acquises ont été stériles parce que la France est incapable de bâtir ses colonies, de franciser ses conquêtes et de les organiser comme le font si bien, de leur côté, Espagnols ou Britanniques. Ce que dénonce Suckau n'est donc pas seulement un problème de mauvaise gestion des affaires, de maladresses ou d'erreurs conjoncturelles, mais un état d'esprit. Tel est le point crucial de sa critique, au nom duquel il plaide pour une nouvelle intervention qui serait laissée à la seule initiative privée, celle d'hommes aussi avisés que lui même, bien sûr. Hors de cette conclusion très partisane, ce qu'il faut retenir des propos de Suckau c'est cette tentative d'explication par la mentalité. Pour lui, l'échec viendrait essentiellement d'un désir maladif dont souffrirait les Français quant à toujours vouloir se retrouver chez soi (sic). Suckau invente-t-il cet esprit casanier qu'il fustige pour mieux justifier ses projets ? C'est possible. Mais ne touche-t-il pas aussi à une réalité longtemps sous-estimée, à savoir le doute qui travaillait les acteurs de l'intervention française concernant le bien fondé ou l'utilité de leur mission ?

L'analyse de Suckau présente une deuxième idée : l'expédition avait pour but d'aider un allié naturel à se placer dans le courant de la civilisation et non, comme les Américains, celui d'affaiblir un voisin. L'opinion française n'a pas été assez avertie de cet objectif, d'où l'échec. Sur ce point, le commentateur n'apporte rien de bien nouveau. On retrouve ici l'expression des prétentions civilisatrices de la France coloniale. Une remarque s'impose néanmoins : n'est-ce pas parce qu'elle s'était dotée d'une mission civilisatrice sans rapport avec ce que les Mexicains attendaient d'elle que la France a perdu cette guerre ? En fait, au delà des erreurs d'appréciation contenues dans l'analyse de Suckau, celle-ci n'exprime-t-elle pas l'existence d'un malentendu qui mérite réflexion ?

Des malentendus, en effet, l'Intervention française au Mexique en a entretenu plus d'un. Si elle a échoué c'est autant par la faute d'importantes incompréhensions qui la condamnaient d'emblée que pour les raisons conjoncturelles que nous avons rappelées ci-dessus. Ainsi, Maximilien ne fut jamais ce monarque que les conservateurs mexicains attendaient ; et le Mexique n'était pas ce que l'archiduc en pensait sur la foi de ce qu'on lui en avait dit. L'intervention militaire n'a pas apporté la protection que les ressortissants français pouvaient espérer et Napoléon III a confondu l'intérêt national avec celui de quelques intrigants. La France a lutté contre le président Juarez alors que celui-ci engageait précisément la politique de modernisation qui correspondait à ses propres conceptions. De fait, dans cette affaire franco-mexicaine, le malentendu était partout. Plus qu'ailleurs, encore, celui-ci apparaît dans la politique indigéniste choisie par les Français et l'archiduc. Pour asseoir leur autorité, ceux-ci ont en effet tenté de rallier à leur cause les populations indiennes du Mexique. Dans cette optique, ils ont multiplié les mesures prises en faveur des communautés et même tenté d'exploiter certaines espérances messianiques contenues dans la vieille mythologie du prince blond. Pour autant, ce choix ne produisit pas les résultats escomptés et la déception qui en a découlé s'est nourrie elle aussi de profondes équivoques.

L'idée d'utiliser les masses indigènes était judicieuse ; encore fallait-il bien connaître le monde confus et hétérogène des Indiens. Or, les Européens ignoraient tout de ces derniers et cette méconnaissance ne leur a pas permis de cerner l'incompatibilité qui existait entre les deux univers, l'occidental d'une part, l'indigène d'autre part. Il s'en est ensuivi un énorme malentendu entre une population soucieuse de sa seule tranquillité coutumière et de son indépendance et les étrangers venus la civiliser, l'initier aux subtilités de l'État moderne. De fait, ils venaient lui proposer un pouvoir qu'elle ne revendiquait pas, du moins dans les formes qui lui étaient proposées. L'entente était donc impossible et l'indigénisme de Maximilien condamnait d'emblée son expérience politique, non seulement parce qu'elle ne répondait pas aux rêves des élites créoles ou métisses, mais parce que les principaux intéressés eux-mêmes ne pouvaient pas accepter une politique qui n'avait d'indigène que la prétention.

Indiens, conservateurs mexicains et européens pouvaient-ils se retrouver dans la défense de l'Église catholique menacée par la politique anti-cléricale des juaristes ? Là encore il y eut malentendu parce qu'aucun des trois partenaires d'une telle alliance ne se battait pour la même religion. Tandis que l'Église mexicaine défendait ses biens et son influence, les Français cherchaient à protéger une liberté de culte concernant une foi qu'ils voulaient éclairée. En revanche, les indigènes qui se révoltaient au cris de Morts aux Blancs, vive la religion, ne luttaient que pour défendre un christianisme indigène de plus en plus autonome, produit d'une reculturation dont les contemporains n'avaient aucune idée.

L'étude du comportement des communautés indiennes face à l'Intervention française témoigne d'une préférence indienne pour les Français aux dépens des Mexicains (autrement dit leurs compatriotes Blancs et Métis). Mais elle trahit aussi une réalité paradoxale qui mérite commentaire : la passivité générale des indigènes malgré leur adhésion au régime de Maximilien. "Les populations (indiennes) nous aiment, c'est incontestable, souligne le capitaine de la Canorgue en 1863 ; mais elles disent que c'est au gouvernement de les défendre et que ce soin ne les regarde pas. Il y a dans ce propos désolé de l'officier le constat d'une démission qui ne répond pas à l'attente des Français. Les soldats du corps expéditionnaire se sont tous indignés pareillement de la passivité indienne. Or, le dépit qui en a découlé a pesé lourd dans l'appréciation qu'ils ont eu de la mission qu'ils avaient à remplir. Nouveau malentendu dans le cadre de cette aventure mexicaine qui mérite explication : pourquoi les Indiens n'ont-ils pas répondu à l'attente des Français ? Avec le soutien des Français, les populations indiennes avaient le moyen d'organiser des troupes d'auto-défense capables de repousser, voire de détruire pour longtemps, les bandes et autres forces armées qui menaçaient leur sécurité. Elles avaient là une occasion unique qu'elles n'ont pas saisie. Pourquoi ?

La démission indienne peut s'expliquer de façon classique par les contraintes extérieures : la peur des représailles, les pressions clientélistes, l'influence de la religion et de la hiérarchie de l'Église... etc. Toutefois, l'hypothèse d'une défection des indigènes ainsi imposées n'est pas pleinement satisfaisante dans la mesure où les clientèles - qui sont des réseaux constitués pour la conquête ou la préservation du pouvoir - ne sauraient commander l'inaction de ceux qui y sont soumis. Si elles étaient si prégnantes, les clientèles auraient du être capables de mobiliser les indigènes en faveur des intérêts qu'elles voulaient faire valoir. Or, ce n'est pas ce qu'on peut observer. Quant à la religion, du fait même des processus de transculturation, d'appropriation de ce qui faisait la force de l'Autre ou de réinterprétation et indianisation des rituels, elle ne peut être considérée comme une source d'asservissement ; elle en devient, au contraire, une arme d'affranchissement ou de résistance, donc d'activisme. Dans un contexte hostile, l'action peut prendre l'apparence d'une soumission ; s'affirme alors un comportement de passivité active. A la première occasion, ce qui s'avère être une formidable force d'inertie devrait se porter sur le terrain de l'activisme réel, situation qui ne se traduit pas dans le cas que nous étudions. Il existe donc des facteurs qu'il convient de mettre en évidence pour expliquer l'attitude inattendue des Indiens.

Et si c'était l'Indien lui-même qui s'auto contraignait ? L'hypothèse n'est pas nouvelle. Certains auteurs ont en effet attribué la passivité indienne au caractère même des indigènes, à leur indolence naturelle, leur égoïsme, leur indifférence ou fatalisme. Une telle idée est acceptable si on se réfère aux influences de le culture sur les comportements telles que Margaret Mead a pu les étudier. Les Indiens passifs du Mexique (ceux du Haut-Plateau de Mexico) se comporteraient ainsi comme les doux et laborieux Arapesh, alors que les plus actifs (Mayas, Yaquis, Opatas des périphéries) s'apparenteraient aux Samoans ou aux Mundugumors. L'anthropologue américaine explique ces différences de comportement par l'éducation que chacune des sociétés de référence impose à ses membres . Mais, si l'éducation reçue dès le plus jeune âge est très déterminante, elle change d'une communauté à l'autre ; de ce fait même, l'extrême variété des traditions indiennes du Mexique aurait dû produire des comportements beaucoup plus hétérogènes que ceux que nous observons, moins globalement passifs ou attentistes. Sachant que tel n'est pas le cas, il faut en conclure que d'autres facteurs interviennent.

En premier lieu, il pourrait y avoir la perpétuation d'une conception cyclique de l'histoire. En effet, de nombreuses communautés continuaient à penser le déroulement du temps historique de façon circulaire, le cycle du temps ramenant inéluctablement les choses à leur point de départ. Une telle conception aurait entretenu dans les esprits indigènes un sentiment de fatalité difficilement contournable. Préalablement vaincus par l'idée qu'ils se faisaient de leur propre histoire, les Indiens auraient été animés par une forte propension à démissionner de tout activisme ou à se démobiliser dès le premier obstacle ou doute sur la victoire. Pourquoi se seraient-ils engagés dans une action s'ils étaient convaincus de ne pas pouvoir contrarier le mouvement de l'Histoire ? 

A ce trait de caractère hérité du passé précolombien, serait venu s'ajouter les effets infantilisants de leur condition pendant toute la période coloniale. Considérés comme gente sin razon (gens sans raison), les Indiens furent systématiquement déresponsabilisés par le système des Missions ou par l'attachement semi féodal auxquels ils furent soumis dans le monde clos des haciendas et du péonage. Les Espagnols avaient mis en place un monde paternaliste auquel l'indigène ne pouvait échapper mais au sein duquel il pouvait trouver l'essentiel de ce dont il avait besoin sans avoir à prendre la moindre décision. Or, selon les psychanalystes, tout individu ou communauté d'hommes soumis sur une longue durée à une déresponsabilisation un tant soit peu satisfaisante, verrait son moi s'atrophier. Que le système vienne à se dérégler ou corrompre et c'est alors le drame : ceux pour lesquels une autorité quelconque décidait de tout, se trouvent brutalement livrés à eux mêmes dans un monde face auquel ils se trouvent totalement désarmés. Ils sont alors, non seulement incapables de se défendre parce qu'ils en ignorent les moyens, mais dans la mesure aussi où ils n'en ont même plus la volonté, estimant que l'affaire n'est pas de leur ressort. Or, dans le cas de l'Intervention française, c'est précisément ce qu'ils disent au capitaine de la Canorgue.

La passivité observée peut également relever des traumatismes vécus par les communautés dans le cadre de leur expérience historique. Pour les Indiens du 19ème siècle mexicain, celle-ci fait d'abord référence à la Conquête, laquelle fut l'occasion d'un premier choc. Mais, comme le souligne Serge Gruzinski, l'arrivée des Espagnols ne fut pas longtemps vécue comme une défaite. Bien vite, un processus vital de reconstruction du passé à des fins de survie, fit de la Conquête un moment de libération par le christianisme. Celui-ci est trop souvent imaginé comme un moyen d'asservissement des populations indigènes par les colonisateurs. Ce n'est pourtant pas tout à fait ce qui s'est produit au Mexique. Que ce soit dans un souci plus ou moins conscient d'expiation collective ou de simple survie, il semble, au contraire, avoir été rapidement récupéré, réinterprété et indigénisé. Quelques interrogations, toutefois, ont pu laisser des séquelles psychologiques profondes : pourquoi, par exemple, Dieu qui s'était révélé aux Blancs a-t-il laissé les Indiens dans l'ignorance de Lui-même si longtemps ? Elles-mêmes christianisées, les tribus nomades d'Amérique Nord ont résolu le problème, affectant de croire que la Religion indienne était, dans son essence même, d'inspiration ou d'esprit chrétien et que les Blancs n'avaient rien apporté de nouveau sur le sujet. La réaction n'a pas été identique parmi les peuples sédentaires d'Amérique centrale et on peut observer chez certains d'entre eux les traces d'un complexe d'infériorité né de cette différence de traitement divin.

La Conquête fut aussi l'occasion d'une remise en cause de la connaissance indienne. L'intrusion non préalablement imaginée du Blanc dans le monde fini (ou clos) des sociétés sédentaires fut parfois vécue comme étant la preuve de l'ignorance précolombienne. Enferrées dans les limites étroites d'un univers erroné et oublié de Dieu, les Indiens n'auraient pu éviter totalement de sombrer dans les affres d'un complexe d'infériorité et d'un sentiment plus ou moins masochiste d'auto culpabilisation. Le poids d'un tel traumatisme ne saurait s'effacer rapidement et Nathan Wachtel en décèle les traces persistantes dans la psychologie collectives des Indiens actuels. On peut s'étonner d'une telle perpétuation, mais l'expérience historique des communautés dans le cadre du 19ème siècle n'était pas faite pour résorber le choc ancien. En 1810, les Indiens du Mexique furent les premiers à se soulever sous l'impulsion du Padre Hidalgo. Pour chasser les Espagnols ? Certainement ; mais ils ne le souhaitaient pas pour les mêmes raisons que les Créoles et les Métis qui profitèrent de la Révolution. Ils se soulevèrent aussi pour défendre une tradition à laquelle ils s'étaient - non sans mal - convertis et dont ils se sentaient désormais les meilleurs garants dans la mesure où, au nom des Lumières et de l'évolution de la pensée religieuse que celles-ci commandaient, les Blancs étaient en train - du moins dans l'esprit des Indiens - d'en trahir l'intégrité. Quand les Indiens de l'époque moderne se révoltaient aux cris de "Morts aux Blancs, vive la Religion" (à savoir celle des Blancs), il n'y avait pas de contradiction. Il s'agissait simplement d'exprimer leur fidélité à une tradition qu'ils s'étaient non seulement appropriés mais dont ils expropriaient dans le même temps le Blanc qui restait ainsi un étranger, un ennemi. Malheureusement pour eux, dans le contexte de la Révolution mise en oeuvre au début du 19ème siècle, les Mexicains (Blancs créoles et Métis) qui ont relayé leur mouvement, ont inventé une Indépendance qui n'avait rien à voir avec ce qu'ils pouvaient souhaiter. De fait, les rares sentiments qu'ils ont pu exprimer à l'époque et pendant tout le reste du 19ème siècle montrent qu'ils rêvaient - de façon plus ou moins confuse, il faut le souligner - d'une monarchie chrétienne et indigénisée, garante de la Coutume telle que celle-ci avait pu se reconstruire au hasard des processus d'acculturation et reculturation ayant oeuvré depuis la Conquête. Or, c'est une République - concept très étranger à la pensée indienne d'alors - à tendance laïque et occidentale qu'instauraient les Mexicains. Une telle expérience ne pouvait que frustrer les Indiens et les amener soit à la révolte - celles-ci sont fréquentes pendant tout le 19ème siècle et même au-delà - soit au repli sur soi et au renforcement de la méfiance pour tout homme blanc. Les trahisons répétées ne pouvaient qu'échauder les populations indiennes et, avec le sentiment de leur différence, renforcer l'idée qu'il ne pouvait pas s'allier avec une fraction quelconque des Mexicains. Dans certains cas - difficiles à déterminer étant donné la rareté des sources - elles ont pu aggraver les sentiments d'infériorité déjà fortement ancrés et renforcer cette passivité naturelle tant décriée par les soldats français de l'Intervention.

Tous ces traumatismes, convictions, croyances ou comportements conditionnés par l'éducation ou l'expérience historique ont entretenus des situations que les interlocuteurs des Indiens ne pouvaient pas comprendre. De là, les profonds malentendus entre les Indiens et les Européens. Non seulement les uns et les autres ne souhaitaient pas la même chose, mais encore étaient-ils incapables de concevoir les différences fondamentales qui les opposaient. Ils n'en discernaient que le décevant résultat, nullement la raison foncière. C'est pourquoi on peut dire que la politique indigéniste de Maximilien (et Charlotte) ou des Français était vouée à l'échec ; et, au delà, l'intervention elle-même dans la mesure où elle comptait sur le soutien des indigènes. Faut-il s'étonner, dès lors, de constater le dépit des militaires français, voire leur colère ? Comment pouvaient-ils ne pas être agacés par les effets d'une incompréhension mutuelle dont ils ne pouvaient saisir les origines ?

Mais la désertion morale de l'armée française avait d'autres sources qui réduisaient d'autant les chances de succès. Henri de Suckau soulignait les deux travers de la politique française : l'impréparation de l'opinion d'une part, le manque de motivation et le désir de rentrer au pays cultivé par les soldats du corps expéditionnaire d'autre part. Tout en cumulant leurs effets pour favoriser l'abandon d'une politique, ces deux réalités sont assez indépendantes l'une de l'autre. Mais, pour aussi déterminantes qu'elles soient, elles n'expliquent pas tout. En effet, la désertion morale des soldats de l'expédition ne s'est pas développée progressivement, au fil de l'expérience acquise et des déceptions d'une campagne qui se prolongeait trop. Elle a surgi très tôt, dès 1862. Principal témoin de cette désaffection des hommes du corps expéditionnaire : le médecin major Aronssohn. Cette affaire est un four immense, écrit-il le 4 décembre 1862. Le lendemain, il ajoute : Hier circulait un bruit de paix. Si cela pouvait être vrai (...) mais ce doit être un canard. Ce serait quand même la meilleure solution d'une affaire que toute l'armée considère comme une grossière bêtise. Le 20 février 1863, il s'inquiète que le nombre des déserteurs augmente. Il y en a tous les jours. Il en témoigne encore 3 ans plus tard, en juillet 1866 :  nous avons vu des corps où la désertion éclaircit très promptement (...) on déserte par 20, 30 à la fois. Le véritable motif du dernier abandon de Chihuahua était dans les désertions du 7ème de ligne, si nombreuses qu'on allait se voir réduit à rien. Peut-être plus clair ?

Tous les soldats du corps expéditionnaire ne sont pas aussi francs. Mais les silences sont parfois éloquents. Ici l'opinion est unanime et je me garde de vous la transmettre parce qu'elle est intéressée, écrit le lieutenant Grodvolle le 12 avril 1863. Il n'a qu'une envie : rentrer en France. Toutes les lettres qu'il écrit ensuite expriment le même souhait, avec cet aveu en date du 21 juin 1864 : Les demandes de congé de convalescence vont marcher grand train. Albert Hans témoigne lui aussi de l'importance de la désertion : c'est à tel point que nos adversaires avaient organisé avec les déserteurs des détachements particuliers. Partout, le même constat est fait. Quant à ceux qui restent à leur poste, ce n'est pas sans s'ennuyer ni sans critiquer la politique de la France. Même dans le journal du soldat Lafont publié pendant la guerre (1865) dans un but probable de propagande, les formules annonciatrices du désastre percent entre les lignes. Dès son arrivée à la Vera Cruz, il constate qu'une certaine inquiétude commence à se manifester (p.2).

Suckau regrettait que l'opinion française ait été mal informée sur l'expédition mexicaine et ses enjeux. Il avait sans doute raison. Au défaut de communication du gouvernement comme on dirait de nos jours, il faudrait ajouter, cependant, l'impact très négatif que put avoir sur les familles les lettres déçues qu'elles recevaient du Mexique. Si l'opinion française a pu se montrer indifférente au départ de l'expédition, elle ne pouvait pas le rester longtemps à partir du moment où, non seulement il devint manifeste que l'affaire allait se prolonger en vain, mais où il apparaissait qu'elle s'avérait injuste ou inepte. Sur ce point, la correspondance des soldats français est sans appel. Outre le fait qu'ils s'ennuient, ils se disent convaincus de participer à une sale guerre. Le 8 juin 1865, le docteur Aronssohn le souligne : il se passe des choses honteuses ici : surprise, lâcheté, fuite des officiers et des sous-officiers abandonnant leurs hommes, etc. Eh bien, il y a eu une sorte d'entente tacite entre les chefs, y compris le général, pour cacher la vérité. Le 28 avril 1863, Grodvolle s'en désolait déjà : La France a été indignement trompée (...) la tristesse règne parmi les troupes ; je me garderai bien de vous rapporter tout ce qui se dit. Quelques mois plus tard (12 novembre 1863), Frédéric Japy s'indigne : Tout le monde ici en a assez de la campagne (...) dont on ne voit pas l'utilité pour la France. Après avoir prévenu que l'expédition était une impasse (9 décembre 1862), le lieutenant Loizillon écrit : dans toute l'armée, il n'y a qu'un désir, celui de rentrer en France (14 juin 1864). Cet état d'esprit de la troupe bute parfois sur l'incrédulité des proches qui, depuis la métropole, soutiennent la politique de Napoléon III. Le lieutenant-colonel Philippe Ledémé se charge alors de les déniaiser : en France, vous ne pouvez pas avoir idée de la situation, prévient-il dès 1862. Et pendant tout son séjour il n'a de cesse de la décrire comme étant lamentable. En 1866, il finit par demander à son père de trouver en France un jeune officier sans fortune désireux de faire une campagne : il lui cèdera volontiers sa place. Ainsi informées, les familles pouvaient elles vraiment croire au bien fondé de l'expédition ? Relayée par les pressions de l'opinion ainsi avertie, la désertion morale des troupes françaises a dû peser lourd sur le débat politique en métropole. Quand Napoléon III a décidé d'abandonner l'affaire, il l'a fait parce qu'il avait compris qu'il avait été trompé par ceux qui l'avait poussé dans l'aventure mexicaine, mais aussi parce qu'il ne pouvait plus poursuivre une politique dont tout le monde avait saisi l'ineptie.

L'ennui des uns, les critiques des autres, le sentiment de mener une mauvaise guerre et les désertions qui s'en sont ensuivies ne pouvaient que porter préjudice à l'efficacité de l'armée. Certes, le corps expéditionnaire n'a pas subi de véritables défaites : l'échec de Puebla (1862) ne fut jamais qu'un succès différé, l'affaire de Camarone une anecdote malheureuse pour ceux qui y ont laissé la vie, la défaite des Belges à Tacambaro une fausse manœuvre. Pour le reste, les soldats français ont fait honneur à leur réputation et se sont bien battus. Pourtant, l'échec de l'expédition fut aussi de type militaire ; sauf qu'il ne s'est pas matérialisé sur le terrain par une défaite classique. Cette défaite de l'armée française a été celle du repli quand les désertions ou les pressions des États-Unis y contraignirent, celle de la déprime de toute une force armée démobilisée et qui promena ses guêtres à travers tout le pays avec pour seul souci celui d'avoir l'air de maîtriser la situation en attendant l'ordre de rapatriement, celle de la honte de soldats qui n'avaient pas assez de convictions ou de raisons pour accepter les atrocités que commandaient la lutte contre la guérilla. Dès lors, faut-il s'étonner du procès qui fut fait au colonel Dupin auquel Maximilien reprochait ses méthodes expéditives ? Elles étaient sans doute les seules possibles ; mais, pour en assumer la terrible responsabilité, il fallait des hommes qui ne doutent pas un seul instant de leur bon droit. Devant les nécessités de la guerre, la loyauté perd ses droits, dit Léon Mirès (décembre 1867), soldat de la contre-guérilla qui n'a pas hésité à dénoncer publiquement les tortures commises par l'unité à laquelle il appartenait. Il ne l'a pas fait pour expier une quelconque faute, seulement pour signifier à tous que la guerre, contrairement à ce que pouvaient en dire le comte de Kératry, n'était pas une oeuvre de pacification par laquelle les soldats de la France auraient apporté la Civilisation à ceux qui en ignoraient tout. Mirès témoigne du caractère impitoyable du conflit dont une partie de la troupe refusait plus ou moins ouvertement d'assumer l'infernale logique. Charles Mismer témoigne dans le même sens, décriant la forme sauvage que prit la guerre. Il en veut pour preuve la circulaire 2729 d'octobre 1865 par laquelle Bazaine recommandait de ne plus faire de prisonniers. Il cite également le cas du général Arteaga qui fut exécuté sans jugement. De son côté, le général Bonneau du Martray se plaint de l'indiscipline de ses soldats, lesquels, dénonce-t-il, veulent se faire servir à boire sans payer, se grisent... etc. (9 mai 1866), en d'autres termes, se comportent en soudards. Pour se venger des attentats dont ils sont les victimes, les troupes font des tournées à la Louis XIV dans le Palatinat et s'amusent à brûler les villages, rapporte Aronssohn écœuré (février 1865). J'ai honte, avoue Japy, et tant pis si les lettres sont décachetées en France quand elles arrivent du Mexique, mais ce soir j'éprouve le besoin de te dire mon opinion (4 janvier 1863). Si, comme on le dit, la police ouvre les lettres, qu'elle lise celle-ci, qu'elle en fasse son profit, surenchérit Loizillon le 10 avril 1865. Je serais heureux de perdre toutes les chances d'avenir qui me restent encore, si cette lettre pouvait enfin faire ouvrir les yeux sur la véritable situation. Non seulement, il n'est pas possible qu'un tel désaveu n'ai pas été perçu en métropole de façon suffisante pour mobiliser l'opinion contre la poursuite de l'aventure mexicaine, mais il n'est pas même pensable qu'il n'ait pas affecté l'efficacité de la troupe sur le terrain.

En définitive, il apparaît clairement que l'intervention était, dès son origine, vouée à l'échec. Pour autant, la compétence des commandants en chefs successifs n'est pas à mettre en cause, ni même la naïveté de l'archiduc Maximilien. Ces hommes n'auraient-ils commis aucune erreur, les Américains ne s'en seraient-ils pas mêlés et les patriotes mexicains auraient-ils été moins tenaces, l'intervention française n'aurait pas pu perpétuer longtemps l'illusion qu'une victoire aurait créée. L'expédition était vouée à l'échec parce que les Européens pensaient le Mexique tel qu'il n'était pas et parce que leur alliance naturelle avec les indigènes n'était pas viable. La France, qui plus est, n'avait pas les moyens de sa politique, son armée n'était pas équipée pour mener à bien la guerre qui lui était commandée et le soldat n'y avait pas été préparé. Suckau avait parfaitement bien pressenti ce défaut de conditionnement ; mais, dans le même temps, il entretenait une prétention civilisationniste totalement inadaptée aux réalités du terrain.

Au cœur de l'échec se rencontrent donc bien deux raisons fondamentales : le malentendu franco-indien d'une part et celui qui se place entre la mission dont rêvaient les soldats français et la réalité à laquelle ils se sont trouvés confrontés. Pour avoir une petite chance de réussir, Napoléon III et Maximilien auraient dû se soumettre à deux conditions au moins : ignorer absolument - à l'instar des Mexicains - les populations indiennes qui ne concevaient pas le monde que les étrangers entendaient leur offrir et préparer l'opinion européenne à l'idée d'une guerre de conquête, à mener sans merci contre ceux qui seraient désignés comme étant l'ennemi. Or, ces deux préalables étaient quasiment impossibles : empreints de certitudes positivistes, les contemporains de l'Intervention ne pouvaient concevoir qu'un peuple refusât la modernité et le pouvoir qu'on lui offrait. Les Français, par ailleurs, n'avaient aucune raison sérieuse de considérer les Juaristes comme des ennemis mortels qu'il fallait détruire. 

Jean-François Lecaillon

 

Suckau, Henri de : Deux interventions en Amérique : Mexique et Honduras, Dentu Paris 1869.

Rapport du 21 août 1863, Service Historique de l'Armée de Terre (SHAT), Vincennes, carton G7 19.

Voir les articles sur les Comportements des Minorités Indigènes (CMI) dans ma page de Publications.

Margaret Mead : l'un et l'autre sexe, Denoël/Gonthier, Paris 1966 (1948).

Gruzinski, Serge : La colonisation de l'imaginaire, société indigènes et occidentalisation dans le Mexique espagnol, 16è - 18ème siècle, Paris, Gallimard 1988.

Wachtel, Nathan : La vision des vaincus, Paris Gallimard 1971.

Micard, Etienne : La France au Mexique ; étude sur les expéditions militaires (...) avec des lettres inédites du médecin major de l'expédition de 1863 (Jules Aronssohn). Éditions du monde moderne, Paris 1927.

Grodvolle, Myrtil : Lettres du Mexique (1862-1866). Paris, la nef de Paris 1965.

Hans, Albert : La guerre au Mexique selon les Mexicains, Berger-Levrault, Paris 1899.

Lafont, Jean-Marie : les bivouacs de Vera Cruz à Mexico. Jung Treutel librairie, Paris 1865.

Japy, Frédéric : lettres d'un soldat à sa mère (1849-1870). H. Champion, Paris 1910.

Loizillon, Henri (lieutenant) : Lettres sur l'expédition du Mexique publiées par sa sœur, 1862-1867. L. Baudouin, Paris 1890.

Ledémé, Philippe : Lettres à sa famille pendant les campagnes de Crimée et du Mexique. Montligeon 1905.

Kératry, Emile : Le Mexique et les chances de salut du nouvel empire, in Revue des deux mondes, n° LXV, Paris 1866. En 1867, une polémique oppose le soldat Mirès au comte de Kératry, auteur d'autres ouvrages sur l'expédition publiés entre 1866 et 1869. On retrouve les traces de cette dispute dans les archives du corps expéditionnaire.

Mismer, Charles : Souvenirs de la Martinique et du Mexique pendant l'Intervention française. Paris, Hachette 1890.

du Martray : lettres du Mexique (1865-1867), Carnet de la Sabretache, Paris 1922.

 

retour à ma biblio retour au sommaire retour à l'accueil