GUERRE DE 1870 ET "MÉMOIRE DES CAMPS"

Analyse des souvenirs du sergent Pouteau

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Jean-François Lecaillon

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Février 2004 – Quelle vision les Français ont-ils de la guerre de 1870 pendant le déroulement de celle-ci ? Quels souvenirs en gardent-ils ? Leur perception pendant l’événement et la mémoire qu’ils en gardent se recoupent-ils ? Dans l’été 1870, la guerre racontée par les soldats, ou différents articles publiés ces dernières années, j’ai tenté d’apporter des réponses à ces questions et le décalage entre ce qui est ressenti pendant la guerre et ce qui en est dit un, dix ou quarante ans plus tard est si grand, parfois, qu’il permet de parler d’une relecture a posteriori de l’histoire. Mais comment s’élabore une telle  reconstruction ? Des processus opératoires peuvent être décelés (cf. Mémoires de la guerre de 1870)  mais chacun ne retient de son passé que ce que son histoire personnelle lui insuffle et il est difficile de définir une mémoire propre à une catégorie de personnes précises. 

Dans le cadre du conflit franco-prussien, il existe cependant un cas qui mérite attention dans la mesure où il a maintenu ensemble pendant un durée de 5 à 8 mois en moyenne des hommes ayant une expérience et des préoccupations assez semblables pour permettre la construction d’une mémoire commune : les prisonniers de guerre. Quelle perception ont-ils de la guerre pendant le temps de leur internement et quels souvenirs en gardent-ils ? Le texte du sergent Émile Pouteau paraît assez représentatif pour autoriser une analyse.


 

Originaire de Laval mais étudiant en droit à Paris, Émile Pouteau a 25 ans quand la guerre de 1870 éclate. Incorporé au 2ème bataillon de la mobile de la Mayenne, il découvre son métier de soldat pendant que les armées du Rhin et de Chalons livrent bataille sur la frontière. La chute de l'empire satisfait ses sentiments républicains et son patriotisme le conduit à soutenir l'idée de la « guerre à outrance ». Rattaché à l'armée de la Loire, il participe aux combats qu'elle livre à l'automne. Le 5 décembre il est fait prisonnier près de Therminié dans la Beauce, au lendemain du combat du même nom. Ainsi a-t-il eu le temps de se familiariser avec la vie militaire, de recevoir son baptême du feu et d'observer la tenue de l'armée sur le champ de bataille tant au niveau des chefs que des simples soldats. Le regard qu'il porte sur la campagne militaire n'est pas aussi averti que celui d'un officier de carrière, mais il a l'avantage d'être celui du citoyen ordinaire confronté à une réalité inédite pour lui. 

Les souvenirs du sergent Pouteau présentent un autre intérêt. Publiés en 1911, ils semblent n’avoir subi aucune altération. Dans un Avant-propos, l’ancien combattant explique qu’il veut donner à lire « toutes les pensées, toutes les croyances, tous les espoirs de (sa) 25ème année » tels qu'ils étaient, au risque de froisser les susceptibilités de ceux qui pourraient « se reconnaître sous des traits pas assez flatteurs ». S'il s'est imposé un délai de 40 ans avant de mettre ses souvenirs « sous les yeux des Lavallois », c'est précisément pour diminuer ce risque, soit par disparition des personnes concernées, soit parce que les survivants auront « l'esprit apaisé, rassuré, plus indulgent ». Ce luxe de précautions est une chance. Elle nous garantit l’intégrité du texte, laquelle transparaît dans les contradictions et autres erreurs qu’il recèle. Le 27 mars 1871, par exemple, Pouteau écrit que Ducrot « aurait été fusillé par ses soldats ». C'est une fausse nouvelle, démentie par Pouteau lui-même en date du 6 avril quand il note - sans corriger pour autant l'erreur commise dix jours plus tôt ni y faire la moindre allusion - que ce même Ducrot « est chargé de recevoir les prisonniers, de les équiper dès leur rentrée, pour qu'ils aillent grossir l'armée de Versailles ». Contrairement à beaucoup de rédacteurs de Souvenirs, Pouteau n’a pas corrigé son texte. Il nous offre ainsi un document qui traduit bien son état d'esprit de 1870. 

L'intérêt que nous portons à la manière dont les prisonniers de guerre en Allemagne ont pu suivre les événements de France et s'en faire une opinion invite à se pencher plus précisément sur les notes prises entre janvier et début avril 1871. Pendant cette période, l'espoir d'un retournement de la situation militaire en France l'anime encore ; dans le même temps, il a conscience que l'essentiel est perdu et qu'il faut déjà songer à l'après guerre. C'est dans ce cadre que se tisse sa réflexion sur les causes de la défaite. Comment a-t-il vécu le conflit et comment la perception qu'il a eu des événements a-t-elle déterminé sa mémoire ?

 

Regards des prisonniers sur les Allemands

 

Faut-il s'en étonner ? Le sergent Pouteau n'apprécie pas les Allemands. Il les jugent « ignobles ». Pour lui ce ne sont que des « brutes teutonnes », des « barbares » (7 janvier) ou des « bandits » contre lesquels il « crache sa haine » (31 janvier et 28 février) ; leurs femmes sont « laides » et « bébêtes » (6 janvier). Il les déteste et dit exprimer à leur égard un sentiment de dégoût (7 janvier).

Cette antipathie n'a rien de surprenant. Non seulement l'Allemand est l'ennemi, mais le statut de prisonnier n'est pas fait pour générer la sympathie envers lui. La moindre disposition disciplinaire est vécue comme volonté délibérée de vexation. Tous les malheurs du prisonnier et, par extension, de la France lui sont attribués.

Rien de très original au demeurant. Le discours est très conformiste. Il véhicule en outre une série d'idées préconçues que l'on retrouve dans tous les documents du genre. En d’autres termes, l'opinion relevée ici témoigne plus du regard collectif des Français que des sentiments personnels du sergent Pouteau. Pour mieux connaître ces derniers, il faut traquer le moment où il se confie de manière moins conventionnelle. On en trouve un bon exemple en date du 7 janvier : « Moi, je reste la plupart du temps plongé dans mes idées intimes. Je m'y abîme tellement que je m'identifie avec mes rêves et bientôt, ce qui n'est qu'un songe me semble une réalité. Mon esprit inoccupé vagabonde le plus souvent à Paris où je revois toute ma vie d'étudiant passer insouciante, joyeuse, si heureuse ! Mais lorsque le réveil se produit, je comprends encore mieux toute l'étendue de mon infortune ». Le sergent se laisse aller à la nostalgie et le décalage entre le rêve et la réalité explique sa souffrance. Le ressentiment qui en découle nourrit sa haine. L'Allemand peut être aimable, il n'a aucune chance d'être apprécié. Il est l'incarnation même de la déception ressentie. Certes, au final le sentiment personnel ne se distingue pas vraiment du préjugé collectif, mais la raison de celui-ci en apparaît moins obligée par la règle tacite selon laquelle un Patriote ne saurait avouer qu'il a éprouvé autre chose que ce que la Patrie exige de lui.

La haine du sergent Pouteau est-elle surfaite ? A y regarder de près, elle semble moins franche qu'il veut bien l’affirmer.

Déjà, lorsqu'il évoque ses conditions de vie à Dantzig, il les juge « acceptables ». Certes, Pouteau a la chance de vivre dans des baraques de bois ou de briques à l'intérieur du fort de Bichofsberg, de bénéficier d'une paillasse et de deux couvertures. S'il se plaint du froid, de la vermine et de la médiocrité de la nourriture, il ne connaît pas la plus mauvaise des situations en tant que prisonnier. De plus, n'ayant été interné qu'en décembre 1870, il n'a pas connu les difficultés rencontrées par ceux qui sont arrivés dès le mois d'août et pour lesquels rien n'avaient été prévu par les Prussiens. Comme d'autres (qui se montrent moins scrupuleux sur ce point), il pourrait ignorer cet avantage. Il n'en est rien et sa haine ne le conduit pas à être totalement injuste. 

Dans ce contexte, il rencontre des Allemands auxquels il reconnaît des vertus. A Sarrebourg, il a bénéficié des bienfaits dispensés par un « comité de dames charitables » qui ont distribué à chaque prisonnier du pain, du lard, du « mauvais » Cognac et cinq cigares. Le 14 janvier, il profite d'une permission pour se rendre en ville. Menacé d'arriver au camp après le couvre-feu, il est aidé par « des jeunes » qui lui trouvent un traîneau et lui évitent ainsi une punition. Ce geste ne le fait pas changer d'avis concernant les Allemands. Il n'exprime pas la moindre reconnaissance envers ceux qui l’on aidé. Il n'en raconte pas moins l'épisode, témoignant par le récit des faits d'une attitude qui ne l'a, manifestement, pas laissé indifférent. Le 7 mars, Pouteau déclare de même que le nouveau commandant de sa compagnie de prisonniers est une « brute » alors que l'ancien (un lieutenant) était « bon, bienveillant, doux ». Il n'en avait rien dit auparavant. En outre, l'expression de sa reconnaissance n'est faite que pour mieux souligner la souffrance nouvelle qu'il subit. De fait, sauf à pouvoir en annuler l’effet par l'évocation d'une situation négative, tout se passe comme s'il était impossible de reconnaître une sympathie pour un Allemand. Le lieutenant n'en était pas moins jugé « bon » !

Le 11 février, Pouteau fait encore état d'une discussion qu'il a avec un officier prussien. Cette fois il ne cache pas la sympathie qu'il éprouve pour ce dernier parce qu'il « partage ses analyses » concernant les trahisons de Bazaine ou les mérites de Gambetta. En revanche, il n'a que mépris pour les Alsaciens qu'il soupçonne d'espionner les prisonniers au service des Allemands. En d'autres termes, Pouteau montre que sa sympathie n'est pas affaire de nationalité mais d'opinion. Dans ce cadre, l’Allemand n'est pas systématiquement diabolisé. Le sergent entreprend d'ailleurs d'étudier sa langue. A la mi mars, il vit une aventure amoureuse avec une dénommée Marie Hijje, serveuse dans un établissement de boisson avec laquelle il échange des lettres et un baiser. Il s'empresse de préciser qu'elle est « polonaise » et qu'il n'est pas amoureux d'elle ; mais cet empressement à se trouver des excuses paraît bien suspect, comme si le sergent craignait un reproche : un bon patriote ne saurait pactiser avec un ressortissant du camp ennemi, l'aimer moins encore ! De fait, cette aventure amoureuse trahit le décalage existant entre les sentiments affichés et celui plus intime.  Pouteau veut haïr le Prussien parce qu'il est l'ennemi ; mais le contact avec la réalité humaine fragilise ce sentiment convenu.

 

Cette analyse du regard que porte Pouteau sur les Allemands permet de formuler encore deux remarques :

1°) A l'instar de la France, Nation inachevée en 1870[1], l'Allemagne n'est encore qu'un projet. Les Français parlent souvent des Allemands, mais ils distinguent très clairement les Prussiens des autres, les Rhénans (qui restent francophiles et qu'ils apprécient), les Polonais ou les Silésiens, les Badois et autres Wurtembergeois.

2°) Les prisonniers français tendent à décrire les Allemands comme « brutaux », « barbares », « stupides » ou « abrutis ». Cette vision négative est un phénomène nouveau. Depuis la fin du 18ème siècle, les écrivains français véhiculaient plutôt l’image de l’Allemand sorte de « bon sauvage » de l’Europe menant une vie simple et saine, amoureux des arts et des philosophes[2]. Ce renversement du regard témoigne d'une oeuvre de propagande en gestation. Il explique la surprise qui s'exprime dans tous les témoignages au contact des populations allemandes, lesquelles manifestent un égal étonnement à la vue des Français soupçonnés, dans les régions les plus reculées, de "cannibalisme" ! Sous certaines plumes, cette surprise réciproque en est presque touchante ; mais l'expression de réticences ou d’hésitations montrent toute la difficulté des uns et des autres à se défaire des préjugés. 

L'idée que chacun se fait de l'autre s'avère plus forte que la réalité !

 

 

Regards des prisonniers sur l'armée du Rhin – le poids des a priori

 

Le sergent Pouteau dit aussi ce qu'il pense de l'armée impériale et de ses chefs : une armée de « lâches », de « traîtres » conduite par des incapables. Le 31 décembre, il s'indigne au contact d'un sergent-major « interné au fort depuis la reddition de Metz » qui ose dire du bien de Bazaine et prendre la défense de l'Empereur ! « Et qu'est-ce donc que cette armée impériale » interroge-t-il, « qui, dans tous ses généraux, n'en avait pas trouvé un seul pour empêcher un traître avéré d'achever son oeuvre néfaste et antipatriotique ? Tous aussi veules les uns que les autres s'étaient rendus avec des milliers et des milliers de soldats... ». 

Pouteau ne fait pas dans le détail : l'armée du Rhin toute entière est une armée de lâches et de traîtres. Il y trouve bien quelques sous-officiers avec lesquels il s'entend. Ce sont ceux qui dénoncent « la conduite louche des Bazaine et autres généraux de cour » (20 février). Mais tous les autres sont indignes de la Patrie, ceux là, par exemple, qu'il voit dans une salle publique applaudir une chanson allemande « pleine de grossières insultes pour l'armée française. Ils trouvaient que les couplets prussiens avaient raison de se moquer des soldats français qui, par leur indiscipline et leur manque de courage, étaient la cause de tous les malheurs de la France ». Pouteau leur reproche par ailleurs de n'avoir pas su préparer les soldats, lesquels ne sont pas épargnés : le 17 janvier il critique les musiciens qui donnent une aubade : « voilà à quel degré de bassesse sont tombés les débris de cette armée de Metz […] si les chefs valaient les soldats que nous avons sous les yeux ici, on ne peut s'étonner de la honteuse défaite qu'ils ont subie ». Ici, le sergent ne dénonce pas une indiscipline ou un défaut d'instruction, mais une mentalité, un manque d'honneur ou de qualité morale !

 

La conviction de Pouteau est forte. Mais sur quoi se fonde-t-elle ?

Les préjugés du patriote suffisent à orienter ses pensées. De son propre aveu, il ne fréquente que ceux qui entretiennent l'idée préconçue qu'il a de l'armée du Rhin. Il ne sait rien de précis sur ce qui s'est passé à Metz ; il n'en connaît que ce qu'il en a appris dans les journaux ! Mais la version officielle des Républicains lui convient et il reçoit tout contre argument comme un mensonge. Pour lui, ses compatriotes se distinguent selon leurs seules convictions politiques : d'un côté « tous les vieux brisquards abrutis » et les « paysans de nos campagnes […] qui ne connaissent que leurs choux, leur foin et leurs oies », tous prêts à applaudir une restauration impériale ; de l'autre ceux qui soutiennent la République. Son analyse s'arrête là et, à grands renforts d’erreurs accumulées au contact des sous-officiers (« toujours les mêmes »), il conforte ses a priori sans se poser de questions. Ainsi, le 20 février, évoque-t-il une partie de billard à laquelle des officiers se seraient adonnés en pleine bataille sans « daigner se présenter de toute la journée au milieu de leurs troupes ». Manifestement, cette anecdote fait allusion à la partie qui a été reprochée à Bazaine lors de la bataille de Saint-Privat (18 août).  Pouteau ne l'attribue pas au commandant en chef de l’armée du Rhin et il la situe en date du 7 août ; ce n'est, toutefois, qu'une rumeur[3] qu'il prend pour argent comptant avec toutes les déformations qui l’accompagnent ! Les faits qu'il rapporte ensuite rappellent les circonstances de la bataille de Noisseville (31 août), mais chaque détail du récit est truffé de références inexactes, d'imprécisions ou de situations qui n'ont pas pu avoir lieu comme elles sont rapportées. Pouteau est certainement très sincère mais, mal placé pour déceler les erreurs, il construit ses certitudes sur ces dernières. Sous-officiers, ses "amis" n'étaient pas plus en mesure d'apprécier le bien fondé des décisions prises, mais il n'entend pas l'admettre et il refuse d'entendre ceux qui tiennent un discours différent. Le 31 décembre, sans même les discuter (du moins nous le laisse-t-il entendre), il rejette tous les arguments du sergent-major qui veut défendre Bazaine. 

Les autres sources de Pouteau ne sont pas plus crédibles et il en a parfois conscience. « C'est principalement dans les cabinets d'aisance situés près de la cantine », précise-t-il le 10 janvier, « que nous sommes mis au courant des faits qui se passent en France. Là, des prisonniers de toutes les baraques peuvent venir se grouper et stationner pour se communiquer leurs impressions. Et quelques uns, pour se donner une certaine importance, inventent des événements qu'ils débitent et que les échos du fort répètent en les grossissant ». Les informations dont il est question ici ne concernent pas les nouvelles de l'armée du Rhin. On peut penser, toutefois, qu'un certain nombre de convictions arrêtées concernant celle-ci ont été véhiculées par ce média ! Or Pouteau n'est pas en mesure de faire le tri et il conforte son opinion sur la base de récits hautement sujets à caution !

D'autres nouvelles sont glanées dans les journaux français ou allemand. Mais les prisonniers se méfient des nouvelles diffusées par l'ennemi. Ils ont donc tendance à rejeter tout ce qui, dans leurs gazettes, ne leur convient pas. Quant aux journaux français, leurs informations restent peu sûres. Pouteau en trouve la preuve le 15 avril quand il apprend par ce biais que les soldats internés à Dantzig (« 3000 au moins ») sont annoncés comme étant rentrés en France : « archi-faux » s'indigne le sergent qui est bien placé pour le savoir ; tout comme la nouvelle selon laquelle ces mêmes soldats auraient signé une pétition demandant à être envoyés à l'armée de Versailles pour combattre la Commune. Il a raison et le fait démontre le peu de fiabilité des journaux. Pour autant, quand les nouvelles confortent le prisonnier dans ses convictions, sa prévention fait défaut. En d'autres termes, quel que soit le canal (compagnons de captivité, journaux, courrier...), la conviction se construit principalement sur la base des certitudes a priori.

Les préjugés, toutefois, ne sont pas seuls à intervenir dans le processus de structuration du souvenir.

 

Les conditions d’une construction a priori du souvenir

 

Les prisonniers ont été des témoins directs de la débâcle militaire de la France. Ils ont pu observer les dysfonctionnements, erreurs, comportements qui ont été à l'origine des défaites. Mieux que d'autres, ils peuvent les décrire et en dénoncer les méfaits. Pendant trois, cinq voire huit mois, ils ont en outre été rassemblés dans des camps ou forteresses. Contraints à l'oisiveté, ces milliers d'hommes ont eu tout le loisir de réfléchir au désastre de leurs armées et d’en décortiquer les mécanismes. Ils ont pu comparer leurs expériences ; ils n'avaient que cela à faire. Le travail qu'ils fournissent alors est immense, parfois très rigoureux. Les officiers, surtout, recherchent des documents officiels, se les échangent, les confrontent à leurs carnets de guerre ; quelques uns rédigent des opuscules proposant des réformes pour corriger les faiblesses de l'armée[4]. Au niveau des sous-officiers ou des simples soldats, l'œuvre est moins rigoureuse. La réflexion n'en est pas moins active et le sergent Pouteau témoigne des discussions qui animent le camp. 

Ce travail d’analyse se fait toutefois dans un contexte qui en biaise les conclusions. Les sources d'information utilisées sont peu fiables, nous l'avons vu. La mémoire des hommes, elle-même, est fragile. Ainsi les souvenirs du soldats Quentel [5] s'érodent-ils avec le temps pour ne plus retenir des batailles vécues que quelques aspects qui disent exactement le contraire du premier souvenir. L'oubli est une explication ; mais celle-ci ne suffit pas. Car, si l'usure du temps efface les détails de la mémoire, il n'y a pas de raison objective pour qu'elle produise une inversion du discours. Pour expliquer ce retournement, d’autres éléments entrent en jeu.

Lors de la dispute qui l'oppose à un sergent-major de l'armée de Metz (le 31 décembre), Pouteau se sent conforté dans son opinion par son entourage : « j'ai été soutenu dans ma riposte, écrit-il, par tous les sergents assis autour de la table ». Cet assentiment général lui suffit. Son interlocuteur a tort parce qu'il est isolé et peu importe qu'il ait été témoin direct quand Pouteau n'était pas à Metz. Ce dernier estime avoir une opinion de l'armée du Rhin et de ses chefs mieux fondée qu'un membre de cette armée parce que la majorité est de son avis. 

L'opinion par conformisme est le corollaire naturel de la pression de l’entourage. Craignant celle-ci, le prisonnier (qui a besoin de la sympathie de ses compagnons de misère) préfère se ranger de lui-même (hors de toute pression effective) à l'opinion générale, quitte à renier sa propre mémoire. L'instinct grégaire de l'homme en situation de fragilité joue à plein ; s'y ajoute un raisonnement simple, plus ou moins conscient, mais qui permet de justifier le sacrifice que le témoin fait de sa propre mémoire : si tous les autres ont vu le contraire de ce que je crois avoir vu, c'est sans doute que je me trompe. Peu à peu, le prisonnier finit par se convaincre qu’il est dans l’erreur et il s'approprie en retour la mémoire du groupe.

Dans ce contexte, les rumeurs ont la part belle car elles sont le "souvenir" dont tout le monde parle quand l'anecdote que chacun possède n'est qu'un détail insignifiant parce que non partagé. Le fait d'entendre un autre raconter l'épisode que l’on connaît apparaît comme une preuve de son authenticité. La mémoire collective des prisonniers finit ainsi par authentifier tous les "on dit", à les certifier sans qu'il soit nécessaire de les vérifier. La mémoire se structure et se fige ainsi dans l'erreur.

 

Au processus de reconstruction par conformisme  s'ajoute le fait que les prisonniers sont des individus dont l'expérience de la guerre est de même nature. Ce sont des combattants qui échangent leurs souvenirs, mais ils ne peuvent pas confronter ceux-ci à d'autres points de vue, celui des non combattants, simples citoyens ou dirigeants politiques. Toute une partie de la réalité leur manque qu'ils ne peuvent pas reconstituer ou appréhender du fait même de leur détention. Leur vision de la guerre s’en trouve biaisée, d’autant plus que, ayant vécu des expériences similaires, la conformité de leurs souvenirs les confortent dans leur point de vue.

Ce sont aussi des vaincus, des hommes blessés dans leur fierté qui entretiennent des ressentiments. Ces derniers pèsent sur la manière de penser la défaite.

Ainsi, la mémoire du sergent Pouteau se charge-t-elle d'erreurs qui prennent peu à peu valeur de vérité. Dans ce contexte, la légende de la trahison se met en place. « Dans notre désœuvrement, nous parlons souvent des mêmes choses », écrit-il le 9 avril. « Tout à l'heure on causait de Bazaine, et un vieux sergent d'infanterie racontait que, dans la Moselle, en pleine ville de Metz, on avait trouvé des quantités de vivres que le maréchal détruisait  afin de forcer sa place à se rendre plus tôt, surtout avant que l'armée de la Loire ait pu arriver au secours de Paris ». Ce témoignage, une fois encore, est une rumeur ; il dévoile surtout comment le témoin adhère à une thèse sans vérifier l’information qui la justifie. Car Bazaine (ses soldats moins encore) ne connaissait pas l'existence de l'armée de la Loire et l'objectif qui lui avait été fixé : libérer Paris. Certes, il savait que Trochu s'était enfermé dans la capitale pour y attendre le secours d'une armée. Mais il estimait, justement, que c'était une faute tactique, que les Parisiens ne tiendraient pas longtemps et que Gambetta peinerait à réunir une armée capable de réussir une telle manœuvre. Il n'avait donc aucune raison de précipiter une capitulation pour ruiner les chances d'une armée dont il ignorait pratiquement tout. Calculant que le nouveau gouvernement négocierait la paix, il avait tout intérêt, au contraire, à résister assez longtemps pour ne pas être obligé de signer lui-même une capitulation. Il cèderait à l'ennemi à l'instigation du gouvernement et non de son propre chef. Le procès d’intention fait au maréchal ne résiste donc pas bien à la critique. Mais Pouteau n'y est pas sensible parce que, poursuit-il, « Ce sergent avait vu, de ses yeux, quelques pains surnager et, comme il en faisait part à un officier, celui-ci avait répondu vivement que ces pains étaient empoisonnés et malfaisants ; c'est pourquoi, par mesure de précaution, on les détruisait. Or, on ne pouvait ajouter foi à cette parole puisque les chevaux affamés mangeaient de ce pain sur les rives du fleuve sans ressentir le moindre malaise. Tout prouvait la trahison ». L'opinion du sergent est faite et seuls les récits qui la confortent trouvent grâce à ses yeux. Un raisonnement critique susceptible de démonter ces derniers n’est pas en mesure de retenir son attention.

Conformisme, rancœur et pression du groupe se combinent ainsi pour construire un témoignage où le  parti pris a priori pèse plus que la recherche de la vérité. Mais les souvenirs s’écrivent a posteriori et le moment de la rédaction est toujours l’occasion de relectures du passé.

 

La reconstruction a posteriori du souvenir ?

 

Quand, en 1911, il décide de rendre son témoignage public, Pouteau explique ses intentions. Il veut ranimer la mémoire de la France. Dans cette idée, il a pris la résolution de diffuser son texte sans rien y retoucher. Le document qu’il publie réunit pourtant des textes qui n’ont pas été écrits comme ils sont présentés. De fait, il y a moyen de distinguer quatre parties :

1-     le « départ de Laval » (pp.3-19) qui a lieu au début septembre et qui n’est pas de la main de Pouteau. Il s’agit d’un « résumé » rédigé par un ami (de régiment ?) dans lequel sont insérées les « impressions » du sergent.

2-     Le « 2ème bataillon » (pp.20-29), texte d’Emile Pouteau qui rapporte ses « souvenirs » du mois de septembre. Le texte se trouvant placé dans le 2ème des quatre carnets du journal, il semble avoir été rédigé au début de sa captivité (en décembre ?).

3-     Le journal de la campagne (pp.35-165), du 28 septembre au 5 décembre, qui sont des notes prises « au jour le jour ».

4-     Le journal de captivité (pp.169-359) du 6 décembre 1870 au 24 avril 1871.

Tout le récit se trouve ainsi présenté en continuité chronologique, mais pas dans son ordre d’écriture. La restitution de ce dernier conduirait en effet à adopter l’ordre suivant : le journal de campagne (octobre – novembre), le début de la captivité (le voyage jusqu’à Dantzig en décembre), puis les souvenirs du « 2ème bataillon » (septembre), le journal de captivité (1871) et le « départ de Laval » (début septembre). Sachant que les souvenirs du mois de septembre ont été rédigés après des événements qui ont marqué le narrateur (la capitulation de Metz, l’échec de l’armée de la Loire et les déconvenues militaires du sergent Pouteau), une lecture du texte bousculant la chronologie devrait aider à mieux comprendre le processus de reconstruction a posteriori du souvenir,

Dans cette approche, en effet, le lecteur découvre d'abord les observations faites à chaud pendant sa campagne militaire. Les a priori du sergent en font déjà un homme critique, parfois excessivement ; mais il décrit plus qu'il ne juge. Plongé dans la réalité de la guerre (bataille de Therminié, en date du 2 décembre), il écrit :

« Nous sommes couverts de terre, mais les éclats ne font aucun mal parmi les mobiles et, après un petit temps de frayeur, nous sommes heureux de nous voir tous debout, à nos places.

11 heures et ½ - les régiments de ligne plient, refoulés une seconde fois par les masses allemandes. (...) Les obus passent d’une façon continuelle au-dessus de nous pour éclater un peu en avant ou un peu en arrière, à notre grande épouvante. Quelques uns, avec fracas, tombent au milieu de nos rangs, y semant la terreur et la mort. Dieu ! que c’est horrible à regarder, un champ de bataille !

1 heure et ½ - […] Je vois une batterie complète d’artillerie française qui s’avance au galop, imprudemment, sur un monticule et qui va, tête baissée, se jeter dans un groupe de uhlans cachés dans le bas-fond et se faire prendre comme dans un piège. Nous assistons à ce tragique épisode sans faire un pas pour chercher à délivrer ces canonniers et sauver leurs pièces […] Un bataillon de nos mobiles […] reçoit le commandement d’armer et de faire feu ; il tue deux artilleurs français qui, serrés de près par les uhlans, accouraient chercher secours et refuge parmi nous. C’est à pleurer de rage !

Au bruit étourdissant de la décharge, en voyant tous ces cavaliers français et allemands arriver en ouragan vers nous, nos rangs s’ouvrent ; nous reculons d’abord de quelques pas. Puis un vent de frousse insensée, irrésistible, incompréhensible, nous pousse et, soudain, soldats, sergents et officiers, tous affolés, nous prenons la fuite, pendant près de 50 mètres. Devant qui fuyons nous ? Où courons nous ? Nul n’aurait su le dire...

Notre capitaine, le premier se ressaisit, s’arrête, se retourne et furieusement nous demande où diable nous allons... ! C’est raide ! Comment où nous allons ? Mais vaillant capitaine, avais-je envie de répondre, nous vous suivons ! ! !

4 heures et ½ - Ca recommence de plus belle […] Boum, boum, quel tintamarre épouvantable ! Cette fois, des soldats tombent blessés ou tués autour de moi, au milieu d’un tapage infernal. Avec toute cette artillerie, il semble que la terre va s’entrouvrir et nous engloutir. Je commence à me sentir l’estomac bien vide.

[…] Pendant quelque temps, les obus et les balles arrivent dans nos rangs sans que, à cause de l’éloignement, on puisse se servir utilement de nos chassepots pour se défendre. Nous avançons toujours ! Le sol tremble sous les coups multipliés des canons et des obusiers […] de tous côtés les blessés se traînent péniblement vers les ambulances : cela donne le frisson, ils ont l’air de tant souffrir ! Mais l’odeur de la poudre grise, heureusement. Enfin, après quelques pas de plus en avant, nous nous arrêtons et armons pour le feu à volonté. C’est un instant terrible : on se rapproche les uns des autres comme pour se soutenir et se donner du courage, on charge son arme, on épaule, on vise et le coup part. A ce premier coup de fusil, tout le corps tremble, mais cela passe vite. On tourne promptement la culasse de son chassepot, pour jeter la cartouche vidée et la remplacer par une pleine, puis on tire à nouveau, rapidement, une, deux, trois fois, sans compter et sans ajuster, dans le tas en face, machinalement. On ne sait plus d’où on en est, mort ou blessé. C’est plus tard que la conscience du soi revient ; il semble qu’on sort d’un rêve ; on se regarde, on se retrouve, heureux de se sentir sain et sauf. Mais à droite et à gauche, des vides se sont faits ; des camarades manquent, les uns sont restés sur le sol, les autres sont partis […]

3 décembre : 4  heures du soir : Ma compagnie échelonne des tirailleurs jusqu'à deux ou trois cent mètres des lignes prussiennes. Aussitôt l’artillerie ennemie envoie de nombreux obus qui ne nous atteignent pas et éclatent bien loin. Toutefois notre éminent capitaine juge que notre manifestation guerrière est suffisante et il commande la retraite, tout en s’égaillant. C’est à qui courra le plus vite à la suite de notre chef aux pieds légers. Dans son empressement, il ne s’aperçoit pas qu’il nous lance sur une batterie française placée en face, dont nous venons gêner le tir. Heureusement, j’y vois mieux ».

La citation est longue ; mais elle témoigne de ce que peut percevoir le simple combattant hors de toute tentative d’analyse. On y découvre pêle-mêle sa peur, celle de ses camarades, sa tenue au feu dans un état de semi conscience, les officiers débordés, la panique des soldats, l'incompétence de l'un ou de l'autre.

Deux jours plus tard, Pouteau est fait prisonnier. Dans la semaine qui suit (du 6 au 13) il fait une longue marche dans le froid avant d'être transporté en wagon à bestiaux jusqu'à Dantzig où il arrive le 20. Tant bien que mal il poursuit l'écriture de son journal. Puis arrive le moment où il décide de compléter celui-ci par la rédaction de ses souvenirs du début de la campagne : « le 2ème bataillon ». Or, ce qui frappe d'emblée à la lecture de cette partie du témoignage, c'est son caractère moins descriptif et plus critique. Les soldats que côtoie Pouteau sont encore la cible de ses jugements : « Ce n’était plus des soldats qu’il fallait conduire et pousser, mais un troupeau de pauvres êtres apeurés, inoffensifs, veules et à moitié innocents. Que c’était pitoyable à voir !... Comme tous les fils de paysans de la Mayenne, ils avaient constamment éprouvé la plus vive répugnance pour le métier militaire » (page 24). Mais les officiers sont plus nettement décriés que dans le journal de campagne : « Du côté des officiers, le spectacle se présentait sous un aspect différent, mais aussi démoralisant », écrit-il (p.25), dénonçant notamment les liens de clientèle qui empêchaient les officiers de parler « en chef » à leurs hommesIls « se contentaient de plaindre leurs soldats en leur prodiguant de mols et insignifiants conseils ». Les accusations sont sévères. Elles sont peut-être justifiées. On sent toutefois tout le poids des reconstructions a posteriori. Le témoin ne se contente plus de dire ce qu’il voit ; il s’efforce de démontrer ce qu’il croit avoir été. Car quelle preuve a-t-il de ce qu’il avance ? Il n’en propose aucune et tout laisse croire qu’il ne s’appuie que sur ce qu’il suppose. Prisonnier, il n’a d’ailleurs rien pu vérifier. Sa seule certitude est dans la défaite militaire qu’il a décrite dans son journal. Dans ses souvenirs, il juxtapose ses observations et ses convictions intimes. Le procédé suffit à induire des liens de causes à effets qui apparaissent comme des réalités quand ce ne sont que soupçons hérités des discussions tenues à Dantzig !

Cette relecture orientée du passé transparaît encore plus nettement en page 12, sous la plume de l’ami de Pouteau qui écrit : «  […la plupart des officiers éprouvaient] à titre de monarchistes, une haine implacable pour la capitale de la France qu’ils considéraient comme le foyer de la Révolution et le berceau de la République si détestée. Aussi, dans une réunion où ils furent convoqués par le préfet afin de voter pour ou contre ce départ, ils intriguèrent avec tant d’insistance qu’ils parvinrent à réunir une majorité opposée. Pour masquer leur couardise, ils prétendirent que leurs soldats n’étaient pas encore suffisamment préparés ni complètement équipés ; qu’ils manquaient d’entraînement ». Dans ce passage, le jugement est de nature essentiellement politique et, là encore, le narrateur n’avance aucune preuve. On est en plein procès d’intention et il y a bien reconstruction du passé car la confrontation de ce jugement avec les réalités décrites dans le journal montre (par exemple) que l’argument des officiers concernant le manque d’entraînement des soldats n’était pas un simple prétexte, il était bien une réalité que l’auteur semble soudain oublier ! Certes, le changement de narrateur doit être pris en considération. Les deux moments dont il est question, l’un dans le journal, l’autre dans les souvenirs, sont en outre trop différents pour favoriser une même forme d’expression. Début septembre, la réalité est moins riche d'événements méritant d'être contés quand le journal est rédigé "en campagne", avec des alertes, des mouvements, des combats, des expériences aussi variées qu'impressionnantes. Ces restrictions étant posées, il apparaît clairement que les souvenirs du sergent Pouteau sont imprégnés d'une intention d'analyse nourries des critiques entendues en captivité. Ils ressemblent plus à ce qu'il dit le 15 janvier quand il reproche à Chanzy d'avoir « oublié que le soldat français est fait pour l’offensive » ou quand il explique (20 février) qu'il ne fréquente que les sous-officiers « qui se montrent indignés de la conduite louche de Bazaine et de tous les généraux de cour » qu’à ce qu’il confie à son journal de campagne dans lequel les différences sociales, de grades ou de convictions politiques ne permettent pas vraiment de différencier les comportements : tous reculent ou paniquent de la même façon. 

Une nouvelle fois, l'idée que l'homme se fait de la réalité l'emporte sur la réalité elle-même !

 

 

La Commune vue de Dantzig

 

Un autre sujet préoccupe les prisonniers français : « l'état d'anarchie » du pays. Sur ce point, le témoignage du sergent Pouteau est assez représentatif de ce que ressentent les hommes internés en Allemagne ; et il a l’avantage d’être écrit à chaud, comme le journal de la campagne. On revient là à un texte construit au jour le jour et on y retrouve toutes les hésitations d’un homme qui n’a pas d’idées arrêtées. Au sujet de la Commune, il éprouve d’abord de l'agacement (« Qu’est-ce qu’ils veulent les Parisiens ? Croient-ils qu’une émeute va arranger nos affaires ? Qu’ils aillent donc au diable ! », 12 mars), puis de la colère (« ils sont pires que nos plus féroces ennemis. Qu’on les fusille donc tous, ce sera un fameux débarras ! » 26 mars) et une volonté sans équivoque de voir les insurgés réprimés (le 5 avril, Pouteau se félicite qu'un grand nombre aient été fusillés).

Ce franc rejet s'explique par une combinaison assez subtile de raisons personnelles, d'indignation patriotique et de soupçons politiques qui s'exposent dans le texte en fonction des circonstances ou de l'humeur.  L'impatience, surtout, nourrit la colère du sergent. Il a hâte de rentrer au pays et il en veut à ceux dont les agissements retardent son rapatriement. Pendant que les Parisiens créent des troubles, constate-t-il amèrement le 12 mars, « on ne parle plus de notre départ. Les semaines vont se passer et nous serons toujours là ». Le lien entre la révolution en France et le maintien en captivité des prisonniers est clairement établi dans son esprit. Il le refait le 29 mars, se félicitant de la répression parce que, espère-t-il, « le retour ne va pas tarder » ; ou le 10 avril, souhaitant que les prisonniers soient appelés comme soldat de l'armée de Versailles parce que « cela vaudra mieux que de les laisser mourir sur le sol étranger ». Motivation très égoïste du sergent, sans doute, mais qui traduit son état d'esprit. Il est fatigué de la guerre et il en veut à tous ceux qui peuvent être considérés comme responsables de son malheur.

Au delà d'une légitime impatience, les prisonniers sont également choqués. Ce sont des hommes qui ont risqués leur vie sur le champ de bataille et qui ne comprennent pas que leurs compatriotes puissent se battre entre eux alors que l'ennemi occupe encore une partie du territoire national. Pour eux, un tel comportement est une action déplacée, une trahison. Dès lors, renforcés par les convictions personnelles de chacun, les soupçons de complot ou de manœuvres politiciennes se développent. Pouteau s'interroge tout particulièrement sur les tentatives de restauration bonapartiste et se dispute avec tous ceux qui affichent leur sympathie pour l'ancien régime impérial. Indigné par la (fausse) nouvelle de l'assassinat de Ducrot, il n'hésite pas à dénoncer « les voyous de Belleville, payés par l’empereur Napoléon » (27 mars). « Ici les Prussiens avouent que c’est Bonaparte qui fomente l’insurrection parisienne, espérant, grâce à elle, revenir prendre sa place », explique-t-il encore (29 mars). Pur délire qui en dit long, toutefois, sur les passions qui agitent ces hommes mal informés. 

Certes, les rumeurs sont vite démenties ; mais les informations restent confuses et, début avril, Pouteau se laisse gagner par le doute. « Je ne comprends plus rien aux troubles de Paris », écrit-il le 8 après avoir lu l'Indépendance belge. Mais son incertitude ne le conduit pas à prendre du recul, seulement à réinterpréter les événements. Découvrant que les insurgés appartiennent à la garde nationale, il en conclut que « si les vrais parisiens se déclarent contre l’armée de Versailles, je vais passer du côté de l’insurrection ! »  En d'autres termes, ce n'est pas l'insurrection qui l'indigne mais qui la fait ! 

Pouteau change d'avis au gré des informations qu'il reçoit. Faisant la part entre les bons Républicains et les « pillards professionnels » de la Commune (14 avril), il se félicite finalement de la répression dont ces derniers font les frais. Mais, à l'instar de la plupart de ses camarades de captivité, il dénonce la guerre civile et refuse d'y participer. Que d'autres s'en chargent ne le choque pas, du moment qu'on ne l'implique pas. C'est tout le désarroi des prisonniers qui s'exprime là, des hommes humiliés qui ne veulent plus entendre parler de ceux qu'ils jugent responsables de toutes leurs misères. Cette attitude est assez commune à tous, indépendamment de leurs grades ou convictions politiques. La grande majorité d'entre eux partage le sentiment d'avoir été trompés et abandonnés à leur sort. La mémoire de ces hommes est déjà trop chargée de déception et de ressentiment pour leur permettre de faire la part des choses. Violent, traumatisant, vexant, leur passé proche et la mémoire collective qu'elle a forgé sont désormais plus forts que la réalité complexe du présent.

 

Quel que soit le thème abordé, ce que le texte du sergent Pouteau donne à voir est un bon exemple de ce qui se lit dans tous les souvenirs de captivité. Tous ces hommes ont en commun une expérience qui tend à uniformiser leur mémoire. Ce qu'on peut appeler "la mémoire des camps" en ressort comme étant une construction collective imprégnée d’erreurs et de relectures partisanes du passé ; mais une relecture qui pèse lourd sur la mémoire nationale dans la mesure où elle sera authentifiée parce qu'elle apparaît partagée, structurée (donc cohérente) et venant d'hommes qui ont vécu ce qu'ils racontent ! Les Français qui s’y fieront ont seulement oublié que les conditions de sa formation ne permettaient pas de lui accorder leur pleine confiance.


Jean-François Lecaillon 


[1] voir Eugen Weber.

[2] Information fournie par Pascale Auditeau qui doit soutenir une thèse sur la guerre de 1870 dans la littérature française courant 2004.

[3] Le maire de Plappeville chez qui cette partie est censée avoir eu lieu n’a jamais eu de billard. D’après BAPST (Germain), Le siège de Metz. Paris, 1926.

[4] Un bon exemple : ANONYME : Lettres d’un prisonniers de guerre ; rapports de l’armée avec la société et de la réorganisation des forces militaires en France, 1870. L’auteur rédige ses réflexions dans le cadre d’une série de lettres datées du 1er au 31 décembre 1870.

[5] LECAILLON (Jean-François), La mémoire en mouvement. Trois versions de Forbach et Rezonville par Yves-Charles Quentel. Paris, mai 2003. www.chronicus.com

 

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