MÉMOIRES DE LA GUERRE DE 1870

Les récits de souvenirs et l’historien

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Juin 2003 - La longue fréquentation des souvenirs d'anciens combattants de 1870 a soulevé bien des questions méthodologiques. Après la publication de "l'été 1870, la guerre racontée par les soldats", j'éprouvais le besoin de formaliser mes réflexions. Les lettres du soldat Yves-Charles Quentel me donnèrent l'occasion de tester mes hypothèses sur un cas concret et de rédiger un article sur les fluctuations de la mémoire au fil du temps ou des circonstances. Parallèlement, j'élaborai un travail plus théorique. L'article qui suit en est le produit fini, complété de quelques annexes pour l'illustrer ou rappelant les problématiques que je m'imposai au départ (en février 2003).


  

L'historien raconte le passé en se référant à deux types de documents : celui dit événement (traités, décrets, lois, mais aussi manifestations, accidents, actes divers...) parce que ce qu’il énonce ou produit a une incidence directe et objective sur la vie d’une population, ses comportements et mentalités, ou sur d’autres événements ultérieurs à lui-même ; celui dit témoin (indices matériels, photographie, mais aussi lettres privées, journaux intimes, récits de souvenirs, commentaires de presse…), lequel ne révèle rien d'autre qu'une trace ou un regard, une opinion, un point de vue sur les événements. Ces deux types de documents ont chacun leur intérêt. Le premier fournit la matière même de l'Histoire en train de se faire ; le second permet de mesurer l'impact des faits sur leur environnement naturel et humain. Intervenant a posteriori, l'historien est le spécialiste qui s’efforce de confronter ces différentes sources dans la mesure où elles se complètent ; il les interroge et combine dans l’espoir de pouvoir dire au plus près ce qui a été, tant au niveau du réel que du ressenti. Aussi scrupuleux et respecté soit-il, ce travail n’est cependant pas toujours bien compris. Le conflit surgit tout particulièrement quand le discours de l’historien vient contrarier celui du témoin. Dans l'idée de nombreuses personnes - à commencer par celui qui témoigne - nul ne sait mieux l'événement que celui qui y a assisté.

Certes, le témoin est bien placé pour savoir « ce qui s’est passé ». Il est « celui qui a vu », particularité qui oblige à l’écouter ; il est aussi celui qui a entendu, senti, touché, goûté parfois ! Pour toutes ces raisons, il est « celui qui sait beaucoup » de l’événement. Pourtant, et aussi savant qu’il en soit, il en sait rarement la totalité. Ce qu’il en sait peut même le rendre imperméable à tout ce qu’il en ignore et l’amener à dénoncer comme « mensonge » tout discours qui ne confirme pas sa conviction intime !

Le témoin est aussi « celui qui dit », délicate opération narrative que nul n’est en mesure de maîtriser totalement. En effet, ce « dire » n'est jamais que le récit de ce qu’une personne plus ou moins habile à manier la langue est capable de restituer « de mémoire ». Interroger le témoin (ou son discours) contraint donc à réfléchir sur le fonctionnement de cette dernière. Or, celle-ci ne conserve que des vestiges[1], lesquels refont surface de manière plus ou moins capricieuse, pas toujours volontaire ; une particularité qui soulève bien des questions, à commencer par celle-ci : pourquoi au moment d’exprimer notre vécu se souvient-on d’un détail plutôt que d'un autre qui pourra resurgir ultérieurement, à l’occasion d’un nouvel effort de formulation ? Que fait, par ailleurs, l'ancien combattant qui rédige ses souvenirs : parle-t-il de la guerre telle qu'il l'a vécue ou telle qu'il la revit ? Et comment la revit-il un, dix ou vingt ans après ? En d’autres termes, comment utiliser les récits de "Souvenirs" s’ils s’appuient sur une mémoire qui fluctue au gré des années ou des circonstances ? Que faire a fortiori quand le vécu est considéré – à l’instar de celui des Poilus de la Grande Guerre ou de celui des survivants de la Shoah – comme « indicible » ? Quelle confiance accorder aux récits de ceux qui tentent l’impossible ? 

Il est toujours difficile de cerner ce que le récit du souvenir peut avoir d’authentique ou non. Mais, comme il ne saurait être question d’ignorer les informations – souvent essentielles – que peut fournir le témoin, mieux vaut essayer de comprendre comment se construit son souvenir. Mieux connaître les mécanismes de la mémoire devrait permettre d’en déjouer au moins quelques pièges. Faut-il encore commencer par s’entendre sur les termes que nous aurons à utiliser.

 

1- De la mémoire aux "Mémoires de..."

La mémoire est une « activité biologique et psychique qui permet d'emmagasiner, de conserver et de restituer des informations » (Larousse) 

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Lorsqu'on passe aux récits de souvenirs intitulés "Mémoires de...", l'affaire se complique. 

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Pour contourner la difficulté, il faut donc commencer par bien distinguer l'activité de mémorisation (la mémoire) et celle du récit (les Mémoires) qui se désignent, en français, de manière si proche qu'on puisse les confondre. Cette précaution étant prise, on s’efforcera de comprendre comment se font l’encodage d’un fait, sa conservation puis sa restitution. Ce n’est qu’une fois averti des pièges qui lui sont tendus que l’historien pourra espérer les contourner un tant soit peu.

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Pour avoir accès à la suite de cet article (dont figure ci-dessous, le plan et les conclusions) écrivez moi à l'adresse suivante : jflecaillon@noos.fr

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2- Le temps de l'encodage

 

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3- Le temps de la conservation

 

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4- Le temps de la restitution 

 

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Quelques conclusions ?

 

En définitive, le souvenir restitué n’est que le produit d’une combinaison complexe entre toutes les composantes recensées ci-dessus, autant de sources de déformations. Au final, une réalité bien décourageante. L’historien se trouve en effet confronté à une infinité de mémoires possibles, toutes différentes mais également authentiques. Dès lors, comment faire la part entre tous les discours ainsi équivalents que ce soit en termes d’authenticité et de non fiabilité ?

 

La nécessité de confronter les souvenirs et de tirer de ce travail ce que les récits peuvent avoir de commun s'impose comme première solution. Sauf que rien ne prouve qu'un point commun entre deux souvenirs soit plus authentique qu'un propos isolé. Si une grande majorité de témoins prête attention aux mêmes types de faits et délaisse du même coup une autre série d'éléments non moins importants, comment l'analyste saura-t-il ce qui se cache derrière le silence produit par le manque d'attention des témoins ?

 

L'identification précise du témoin permet aussi de contourner certains défauts de la mémoire. Des typologies de témoins adaptées au sujet d'études devraient donc être dressées afin de déterminer quels types d'informations vont orienter la mémorisation. L'historien ne sera sans doute pas armé pour connaître les faits non encodés, mais il pourra mieux appréhender la valeur de chaque témoignage et les relativiser en fonction de leur type. Ainsi, est-il aisé d’imaginer que l'officier de carrière se souviendra de sa campagne de manière très différente du conscrit parce qu'il sera plus porté à réfléchir en termes de tactiques militaires, de stratégie, quand la jeune recrue sera surtout préoccupée de questions de survie (que ce soit au combat ou en dehors, en quête de ravitaillement ou d'équipement). De même, le belliciste ne prêtera pas attention aux mêmes détails que le pacifiste, l'instituteur que le paysan. L'exemple du soldat Quentel[22] est à ce titre remarquable. Cet homme qui traverse toute la France d’ouest en est pour rejoindre le front observe surtout l'état des campagnes, les pratiques agricoles, les rendements qu’il découvre au hasard de ses pérégrinations. Son attention le porte à remarquer des détails agraires fort intéressants dans le cadre d’une analyse économique, sociale ou technique. Ses appréciations des données tactiques, en revanche, sont à considérer avec plus de circonspection parce qu'on sait que ce témoin n'y prêtait pas toute son attention. Chaque témoin doit ainsi être pris pour ce qu'il est susceptible d'apporter parce qu'on connaît l'objet de sa curiosité, les traits de sa personnalité, ses goûts ou convictions…etc. Hors de cette connaissance, l'interprétation historique ne peut que rester circonspecte. A ce titre, il est regrettable que de nombreux documents de type correspondances, carnets intimes, ou souvenirs ne soient pas publiés dans leur intégralité. De bonne foi, les diffuseurs pensent que le caractère privé de certains passages n’intéressent pas le public ou ne le regardent pas ; ils sont pourtant indispensables à la bonne compréhension de ce qui a été écrit. Incidemment, les coupures ainsi faites tendent à resignifier le texte dans l’optique (consciente ou non) du diffuseur ! Il y a là une nouvelle forme de reconstruction du passé qui pose problème !

 

Le souvenir est un document historique qui reste essentiel ; pour le biographe dans la mesure où il permet de comprendre l’individu dont il raconte la vie ; pour l’historien aussi parce qu’il permet de percevoir un impact ; mais, pour la connaissance des faits eux-mêmes, il ne vaut rien à l’état brut ; il n’a de valeur qu’à partir du moment où il est passé au crible d’une critique systématique. Une série de témoignages plaidant dans le même sens, en revanche, est très intéressante dans la mesure où elle définit une perception collective ; faut-il encore admettre les limites de l’information ainsi réunie, une fréquence ne définissant pas une réalité objective !

 

« L'impression de se souvenir dépend autant du présent que du passé », écrit Schacter[23]. Pour l'historien, cela signifie que les textes de souvenirs sont à lire à travers au moins une triple grille, celles des moments successifs de l'encodage, de la conservation et de la restitution. Chaque souvenir doit être analysé pour ce qu'il dit du passé, mais avec l'obligation d'intégrer à l’analyse les circonstances précises de la mémorisation, la personnalité du narrateur entre le moment de l’événement et celui de son récit, et les contraintes, enfin, du moment de la restitution.

 

Les souvenirs en deviennent ainsi l'expression même de l'histoire telle qu'elle se construit bien plus que telle qu'elle est parce que, parlant du passé, ils disent un présent qui déterminera peut-être un futur. A côté du document événement qui fait l'histoire en tant que moment donné du déroulement historique, les souvenirs sont des témoins de première main capables de révéler le processus de construction du discours historiographique. Ils nous disent comment l'avenir peut se construire sur la base d'un passé pensé au présent.

 

Jean-François Lecaillon


 

[1] Nous empruntons le mot à Descartes.

[2] VAULGRENANT (Général Albert de), Souvenirs,  Tome 1 - du 19 juillet au 20 août – 1986. Texte dactylographié par son arrière petit-fils.  Bibliothèque du SHAT de Vincennes.

[3] Le sens de la mémoire, Gallimard, Paris, 1999 ; p.10.

[4] cf. "Souvenirs et passions d'écrivains", Sciences humaines, janvier 2003, n°134, p.30 b.

[5] La condamnation est d’autant plus paradoxale que les mêmes auteurs manifestent en contrepoint toute leur admiration pour l’armée prussienne dont ils vantent la discipline et la qualité de l’instruction, autrement dit ce qui était devenu la routine chez leurs adversaires ! De fait, dénoncer la routine d’une armée comme source de ses échecs n’est pas forcément un argument convaincant.

[6] SCHACTER (Daniel L.), A la recherche de la mémoire. Le passé, l’esprit et le cerveau, de Boeck Université, Paris, 1999 ; p.130.

[7] WERBER (Bernard), L'ultime secret. Paris, Albin Michel, 2001 ; p.166.

[8] Précisons que chaque souvenir  n'est pas faux en soi ; mais l'importance des faits relatés est biaisée.

[9] Ce défaut de rigueur se rencontre surtout dans l’analyse des souvenirs d’acteurs anonymes ou ordinaires ; quand il s’agit de dirigeants dont la biographie est bien connue, l’erreur est plus rare.

[10] Dans les analyses historiques, il est frappant de voir comment la distinction est rarement faite entre la notion de « faute » et celle de « cause » et vice-versa. Sous prétexte qu’une décision débouche sur un échec, l’analyste utilise le premier terme quand, de la position où se trouve le décideur, aucune autre décision ne pouvait être prise. Si la décision est bien « cause » d’un mauvais résultat, elle ne relève pas forcément d’une « faute ». Cette confusion (ou manque de clarification des termes) produit des erreurs d’interprétation qui pervertissent la compréhension que l’on peut avoir de l’événement.

[11] Entendons par là qu’il ne vivent pas le même fait traumatique ; ils peuvent toutefois connaître un même type de traumatisme.

[12] SCHACTER, Ibid., p.246.

[13] Une majorité de témoins peut se tromper de bonne foi par rapport à une minorité.

[14] On peut en trouver une description de cette expérience dans Psychologie sociale expérimentale, de DOISE, MUGNY et DESCHAMPS – Paris, Armand Colin, 1978 ; p. 105.

[15] CHOPPIN (capitaine H.), Les lanciers de la garde et le 3ème dragons à Gravelotte. Nancy, Berger-Levrault 1897.

[16] Ou de tous ceux qui défendent leur mémoire (ou Mémoires).

[17] cf. Jean-Marc et Yves TADIE, Le sens de la mémoire, Gallimard 1999 ; p.151 : « La perception que nous avons mise un jour en mémoire ou qui s’y est mise d’elle-même évolue avec le temps de différentes façons : du souvenir figé, immuable, exact, à la disparition complète, tous les intermédiaires peuvent se voir »..

[18] SCHACTER, Ibid., page 37.

[19] Voir LECAILLON (Jean-François), La mémoire en mouvement ; trois récits de Forbach et Rezonville par Yves-Charles Quentel. 2003..

[20] Les bibliographies citées et les notes sont un bon moyen de les reconnaître.

[21] Ajoutons à cela que ces derniers récits se font dans une certaine urgence, celle qui oblige les derniers survivants qui n'avaient pas encore jugés nécessaire, à cette date, de dire leur souvenirs. Y sont-ils invités un peu malgré eux ? Est-ce une mémoire "obligée" que la leur ? Encore une condition de la restitution dont il faut tenir compte ! 

[22] QUENTEL (Charles-Yves), « correspondance à sa famille pendant la guerre contre les Prussiens (1870) », Bulletin de la société finistérienne d’histoire et d’archéologie, Gwechall, n°2 et 3, Quimper, 1979 et 1980.

[23] SCHATER, Ibid., p.41.

 

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Annexes :

1-     Les pièges de la perception selon Edgar Morin  

2-   Les caprices de la mémoire selon Milan Kundera

3-     Les intentions (annotées) de deux anciens combattants qui publient leurs souvenirs : le lieutenant Ernest Cuneo d’Ornano (1910) et le zouave Louis Albin (1913).

4-     Un modèle de fiche d’analyse des souvenirs (en construction).

5-     Les problématiques de la mémoire (février 2003)  

6-  Eduardo Galeano et la Mémoire


Annexe 1 : Edgar Morin et la mémoire 

Le texte qui suit ouvre (pages 17-18) l’essai publié par Edgar Morin en 1981 sous le titre Pour sortir du 20ème siècle. Paris, Fernand Nathan, collection Points Poche.  Le redécouvrant très récemment – après avoir terminé l’écriture de l’article ci-dessus – je le reproduis ici, en manière d’apostrophe.

« Il y a quelques mois, me dirigeant vers la Maison des sciences de l’homme, je m’apprêtais à traverser la rue d’Assas, au carrefour Raspail/Cherche-Midi/Assas, lorsque je vis une deux-chevaux, passant au feu rouge, renverser un motoriste qui traversait tranquillement au vert. La voiture s’arrête, le conducteur sort, je me précipite pour témoigner en faveur de la victime, qui se relève péniblement.

Mais le voituriste me dit que c’est le motard qui est passé au feu rouge, et lui est rentré dedans. Comment ? En ce qui concerne la couleur du feu, je me rends compte que je ne suis plus si sûr, mais en ce qui concerne le choc, j’ai bien vu la Citroën rentrer dans le deux-roues. L’homme de la voiture me montre son aile arrière gauche légèrement enfoncée sous le choc. C’est bien lui qui avait été tamponné. Ce que n’a pas démenti le blessé.

J’ai, du coup, compris que ma perception avait été immédia­tement ordonnée en fonction d’une apparente rationalité : le petit ayant été renversé, c’était le gros qui avait renversé le petit, donc lui était entré dedans. J’étais sûr d’avoir bien vu, mais, quelques instants après, la preuve matérielle infirmait ma vision. Je vérifiais sur moi-même cette chose bien connue, et dont j’avais fait état dans un livre ancien : la composante hal­lucinatoire de la perception. C’est une expérience commune de constater de telles erreurs de perception chez les témoins d’accidents d’autos. Sauf, dans des cas absolument flagrants, où une auto renverse un piéton engagé sur les clous, les repré­sentations varient de témoin à témoin, en fonction non seulement de l’angle de vue, de l’existence d’un facteur visible à l’un, invisible à l’autre, mais aussi de l’émotion et du senti­ment. Ces exemples apparemment mineurs (mais qui, en cas d’accident, sont d’importance vitale pour les protagonistes et surtout l’accidenté) renvoient au grand problème du témoi­gnage. Adolescent, j’avais lu le livre de Norton Cru, justement titré Du témoignage, qui faisait une critique impitoyable de ces « témoins qui se font égorger », participant, des deux côtés de la bataille, aux mêmes combats de la Première Guerre mon­diale. Je ne me souviens plus guère du contenu du livre, mes nombreuses notes ont été balayées sous l’Occupation par la Gestapo; mais l’impression forte me reste qu’il faut se méfier de la seule chose fiable dont nous disposons pour décrire notre histoire et pour écrire l’histoire du témoignage. »

 


Annexe 2 : Milan Kundera et la mémoire

Ayant à peine terminé la rédaction de l’article ci-dessus, je tombais sur ce passage tiré du dernier roman de Milan Kundera (L’ignorance. Paris, Gallimard, 2003 ; pp.116-117). Réflexion sur la mémoire qui redit autrement, sans doute mieux encore que je ne sais le faire, ce que je m’efforce d’exprimer ; aussi, je ne résiste pas à la tentation (avec l'aimable autorisation de l'auteur) d’associer cet extrait à mon propre texte :  

« On n’en finira jamais de critiquer ceux qui déforment le passé, le réécrivent, le falsifient, qui amplifient l’importance d’un événement, en taisent un autre ; ces critiques sont justes (elles ne peuvent pas ne pas l’être) mais elles n’ont pas grande importance si une critique plus élémentaire ne les précède :la critique de la mémoire humaine en tant que telle. Car que peut-elle vraiment, la pauvre ?Elle n’est capable de retenir du passé qu’une misérable petite parcellette sans que personne ne sache pourquoi justement celle-ci et non pas une autre, ce choix, chez chacun de nous, se faisant mystérieusement, hors de notre volonté et de nos intérêts. On ne comprendra rien à la vie humaine si on persiste à escamoter la première de toutes les évidences : une réalité telle qu’elle était quand elle était n’est plus ; sa restitution est impossible.

Même les archives les plus abondantes n’y peuvent rien. Considérons le vieux journal de Josef comme une pièce d’archive conservant les notes du témoin authentique d’un passé ; les notes parlent des événements que leur auteur n’a pas de raison de nier mais que sa mémoire ne peut confirmer non plus. De tout ce que le journal raconte, un seul détail a allumé un souvenir net et, certainement, précis ; il s’est vu sur un chemin de forêt racontant à une lycéenne le mensonge de son déménagement à Prague ; cette petite scène, plus exactement cette ombre de scène (car il ne se rappelle que le sens général de son propos etle fait d’avoir menti), est la seule parcelle de vie qui, ensommeillée, est restée stockée dans sa mémoire. Mais elle est isolée de ce qui l’a précédée et de ce qui l’a suivie : par quel propos, par quel acte la lycéenne l’a-t-elle incité à inventer ce bobard ? Et que s’est-il passé les jours suivants ?Combien de temps a-t-il persisté dans sa tromperie ?Et comment s’en est-il sorti ?

Voudrait-il raconter ce souvenir comme une petite anecdote qui ait un sens, il serait obligé de l’insérer dans une suite causale d’autres événements, d’autres actes et d’autres paroles ; et puisqu’il les a oubliés, il ne lui resterait qu’à les inventer ; non pas pour tricher, mais pour rendre le souvenir intelligible ; ce que d’ailleurs, il a fait spontanément pour lui-même quand il était encore penché sur les lignes du journal (…)

 


Annexe 3 : Les « intentions » annotées de deux combattants de 1870 qui publient leurs souvenirs.

Ernest Cuneo d’Ornano, lieutenant du 82ème de ligne, fait prisonnier à Sedan

« IX : (...) Je veux narrer à mes jeunes camarades qui n’ont pu voir 1870 les faits de guerre, les épisodes, les souffrances, les rêves irréalisés de leurs aînées. Les désastres de cette année à jamais funeste ne peuvent être imputés aux soldats (...)

XI : Les jeunes d’aujourd’hui comprendront, en lisant ces lignes, comment ces soldats entendaient le devoir dont aucune contingence ne put les faire varier. Toujours droit, telle était notre devise et quels qu’aient pu être les événements nous y fûmes toujours fidèles ; cela nous  le fîmes tranquillement et gaiement. Rien n’est plus faux que les récits de ces auteurs[1] qui ont comparé l’armée de Sedan à un troupeau éperdu. Nos troupiers ne furent pas des fuyards ; ils montrèrent toujours la poitrine à l’ennemi et tombèrent face en avant ; il faut qu’on le sache !

Dieu veuille que dans l’armée nouvelle, il en soit toujours ainsi !

Je raconte donc ma campagne de 1870 et les faits qui lui ont succédé comme je les ai vécus, comme je les ai sentis[2].

Le combattant ne peut se rendre compte que des incidents qui se développent devant lui ; les autres, il les ignore, et bien audacieux serait celui qui prétendrait, sur un champ de bataille, avoir pu apprécier et suivre les phases diverses qui se sont accomplies sur chacun des points[3] ; je n’ai donc parlé que de ce dont j’ai été témoin oculaire (...)

« Mes étapes. Notes d’histoire militaire, 1870-1880 ». Paris, société des publications littéraires illustrées, 1910.

Louis Albin, soldat du 3ème zouaves

Ici, je dis ce que j’ai pu voir ; là, je me suis fait simplement le greffier de camarades du vieux régiment, des tirailleurs, des cavaliers, de la ligne, des mobiles, etc. J’ajoute que pour certains épisodes, notamment ceux concernant Beaune-la-Rolande, j’ai respectueusement demandé et aimablement obtenu l’approbation de mes chefs et, aussi, celle des familles auxquelles appartenaient les vaillants morts, dont je célèbre si tard, le cœur un peu gros, l’héroïsme.[4]

(...)

J’ai l’orgueil d’espérer que ces modestes pages d’un « bleu » de 1870, un peu décousues - forcément - dans leur ordre, atteindront tout de même leur but auprès des jeunes gens pour qui, d’esprit et de cœur,  j’ai voulu les écrire. Ils y verront comment, en l’Année terrible, tous[5] nos troupiers se tinrent et comment, surtout, - ceci pour l’exemple - se comportèrent au camp, sur la route, au combat, en campagne ou en colonne, conduits  par de fiers officiers et encadrés par leurs énergiques anciens, les petits Français qui avaient alors leur âge.

Comme eux, ils avaient été « gâtés » par maman, comme eux ils avaient rêvé d’amour, comme eux ils ignoraient les misères si rudes de la vie du soldat en campagne - et pourtant ils partirent d’enthousiasme[6], une belle résolution au cœur, abandonnant tout, quand la Patrie, vaincue sur les premiers champs de bataille, les appela à la rescousse. A peine vêtus, pas nourris... ignorant le maniement des armes, sachant bien juste charger un fusil, épauler et tirer[7], échappés la veille du giron maternel, se battirent comme des enragés, soutenus qu’ils étaient par la radieuse idée du Devoir.

A qui douterait de l’endurance et du courage de ces jeunes troupes, plus novices encore que les « Marie-Louise » de 1814 mais sûrement aussi délurées, je mettrai sous les yeux ce simple et si probant[8] extrait d’une lettre à moi adressée, il y a quelques années, par le général d’Armagnac qui, à l’armée de la Loire, commandait la 1ère compagnie du 3èmebataillon du 3ème zouaves. (Suit le texte de la lettre dont la date n’est pas précisée + un extrait de l’historique du 3ème zouaves)

(...)

Ah ! combien je voudrais que notre jeunesse, d’allures si légères, de sentiments trop calmes, d’esprit si froid, secouât un peu ses mesquines préoccupations d’intérêt ou de plaisir et retrouvât les belles ardeurs, les généreuses colères, les haines superbes, les saines et saintes indignations de la vingtième année ![9]

Mais, regardez donc notre carte, malheureux enfants ! Ne voyez-vous pas l’horrible tâche noire qui l’écorche et la souille à l’Est ? Et ne sentez-vous pas trembler et frémir sous vos pas indifférents, paresseusement traînés et déjà fatigués, le sol où dorment vos aînés, les vaincus de la grande guerre[10] ? Quand donc enfin reprendrez-vous, dans sa vigueur atavique, votre âme française ? Quand donc, héritiers de la victoire ou de la défaite, mais toujours de la gloire de

 

Ceux qui pieusement sont morts pour la Patrie

 

songerez-vous à la France (...)

 

Mais j’ai tort, assurément, de montrer tant de pessimisme et d’injustice, de douter de nos jeunes gens ? Il semble bien que la France se retrouve. Depuis le « coup d’Agadir », les rangs se sont serrés, resserrés, chez nous ; les divisions politiques ont été oubliées ; tout le monde est prêt[11] (...) Les Français de  la « classe » d’hier et de celle d’aujourd’hui, les Français de toutes les classes, valent beaucoup mieux qu’on ne le dit (...)

"Mon beau régiment". Paris, Berger-Levrault, 1913.



Notes critiques

[1] Ces « auteurs » sont parfois des combattants dont la parole n’a aucune raison d’être plus mise en doute que celle de Cunéo.

[2] En d’autres termes, le témoin parle du « ressenti » bien plus que d’une réalité objective !

[3] Observation qui revient à contredire le jugement de valeur émis antérieurement. Ceux qui ont décrit des fuyards peuvent les avoir vu et Cuneo ne peut affirmer qu’ils n’aient pas existé !

[4] Le récit de souvenirs est loin d’être personnel ! Il est volontairement mis sous influence.

[5] Généralisation abusive.

[6] Autre généralisation abusive. Albin ne dit pas les raisons de cet enthousiasme manifesté par beaucoup : la certitude de la victoire !

[7] Autrement dit, moins bien préparés que les nouveaux appelés. Une façon de rassurer le lecteur ?

[8] Lettre non « probante » car écrite a posteriori, à une date qu’Albin ne précise pas.

[9] Idéalisation (déréalisation) de la guerre qui risque de fortement polluer le récit !

[10] L’expression est à souligner ! En 1913, elle désigne encore celle de 1870 !

[11] Après la culpabilisation, Albin rassure ses jeunes lecteurs : n’ayez pas peur car vous êtes prêts quand nous ne l’étions pas (cf. le défaut d’instruction militaire avoué précédemment) !

 


 

Annexe 4 : Fiche d’analyse des souvenirs

 

Modèle de grille d'analyse des "souvenirs de..." (en construction)

 

1- Les conditions de l'encodage :

    a) définir le type d'événement source : 

                s'inscrit-il dans la durée ? 

                est-il ordinaire ou non ?

                est-il privé ou public ?

                ... / ...

    b) définir le type d'encodage dominant : répétition, attention ou traumatisme

 

2- Les conditions de la conservation

    a) Évaluation de la durée entre la source et la restitution

    b) Évaluation des contaminations

                - conscientes ou non (cf. les avant-propos)

                - Nature des sources de contamination (souvenirs, analyses, événements...) 

                - Analyse historiographique (évaluation des événements susceptibles d'influer sur la restitution)

                - Analyse biographique (évaluation des transformations de la personnalité...)

     c) Évaluation des supports personnels de la mémoire (images, écrits, souvenir seul...)  

 

3- Les conditions de la restitution

    a) Nature du support de restitution et de ses contraintes spécifiques (récit oral, écrit, images...)

    b) Évaluation du contexte de restitution et de ses incidences possibles

   c) Définition des intentions commandant la restitution (cf. les avant-propos)

     d) Type de positionnement adopté par rapport au souvenir (d'acteur ou d'observateur ?)

               

               


 

Annexe 5 : Problématiques de la mémoire : questions pour une réflexion sur les "souvenirs de..." (février 2003). [Rappel des questionnements qui ont conduit à la rédaction de l’article ci-dessus]

 

Les sources sur lesquelles j'effectue une part importante de mon travail de recherche sont des "souvenirs".

Mais quelle confiance leur accorder ?

 

La mémoire est une "activité biologique et psychique qui permet d'emmagasiner, de conserver et de restituer des informations" (Larousse) ; mais la valeur de ces informations est sujette à caution dans la mesure où la mémorisation des événements dont un individu est le témoin est une activité sélective ; et cette sélection dépend de circonstances terriblement subjectives. Si les souvenirs de témoins ne sauraient être écartés de l'analyse historique parce que, à défaut de dire les faits tels qu'ils se sont déroulés, ils traduisent une manière de percevoir l'événement, un certain nombre de précautions sont à prendre. Les "souvenirs" de témoins soulèvent en effet de nombreuses problématiques.

 

1- "Ce que nous encodons dépend de ce que nous sommes", dit le professeur de psychologie Daniel L. Schacter ("La reconstruction subjective du passé", Sciences humaines, n°107, juillet 2000, p.25 C.) Mais alors, dans quelle mesure la personnalité des témoins, leurs « prémonitions » ou « lucidité », préjugés et a priori ne les conduisent-ils pas à interpréter l'événement qu'ils vivent selon une grille préétablie et à ne retenir de celui-ci que ce qui est conforme à ce qu'ils pensaient ou désiraient avant même qu'il ne survienne ? Quelle valeur accorder au souvenir ainsi conditionné ? L'analyse du souvenir ne peut se faire hors de toute identification précise du témoin.

   

2- "Se souvenir d’un incident passé ou « savoir » simplement ce qui s’est passé dépend de notre attention à l’événement lors de sa présentation initiale", précise encore Schacter (A la recherche de la mémoire. Le passé, l’esprit et le cerveau. De Boeck Université, Paris 1999, p.40). S'ajoutant aux préjugés, comment ne pas penser que cette attention, différente d'un témoin à l'autre, ne puisse orienter le contenu de la mémorisation ? Dans le cadre de la campagne de 1870, par exemple, le phénomène semble jouer lors des trois combats successifs livrés sous les murs de Metz. La bataille de Borny laisse sous la plume des anciens combattants des souvenirs assez précis du combat lui-même. Les jours suivants, en revanche, les même récits deviennent plus flous sur la bataille cédant la place à des considérations plus tactiques (et critiques). On sent que le combattant est devenu plus attentif à "l'impéritie" du commandement et aux dysfonctionnements propres à l'armée qu'aux aléas de la bataille elle-même. L'attention a changé de cible et le récit s'en trouve affecté. Ce changement n'oblige-t-il pas l'historien à considérer autrement les récits de Borny de ceux de Rezonville ou de Saint-Privat ? Peut-il leur appliquer une même grille d'analyse si les récits ne portent plus vraiment sur le même thème ?

 

3- Le souvenir dépend de la personnalité, de l'intention, des a priori et de l'attention de celui qui se souvient. Sans doute ce rappel n'a-t-il rien de très original. Mais le souvenir peut encore se trouver entaché d'autres pollutions liées à des phénomènes moins faciles à cerner. Outre les sélections subjectives qui s'opèrent au moment de l'encodage mnésique, il faut aussi compter avec toutes les dégradations ou reconstructions qui se produisent pendant la durée de la conservation du souvenir puis au moment de sa restitution. Souvent, par exemple, le souvenir s'ancre dans la mémoire autour d'une image qui lui sert de support. Cette image peut être celle de l'événement lui-même, laquelle a si bien marqué l'esprit qu'elle s'y est incrustée ; mais il arrive aussi qu'elle soit le fruit d'un simple procédé mnémotechnique que tout un chacun utilise, une construction personnelle survenue après coup et qui n'a rien à voir avec ce qui s'est réellement passé. Or, créer des images visuelles, dit encore Schacter en s'appuyant sur des cas cliniques d'anciens combattants, peut nous conduire à croire que nous nous souvenons d’un événement même si celui-ci n’est jamais arrivé. En réalisant que les expériences subjectives du souvenir sont renforcées par la présence d’images mentales, nous pouvons mieux comprendre les épisodes où des personnes rappellent des événements horribles qui ne sont jamais survenus. (Ibid., p.39). Ainsi, ces images sont-elles pures fictions ! Mais comment les distinguer, alors, du souvenir authentique ? Et comment se fier aux récits de souvenirs s'ils sont ainsi entachés d'imaginaire ? On peut aller  plus loin encore en s'interrogeant sur les incidences que peuvent avoir sur le souvenir les images "inventées" par les illustrateurs de l'événement. Dans quelle mesure des peintres de la guerre comme Édouard Detaille et Alphonse Deneuville, ou les photographes et correspondants de guerre aujourd'hui, produisent-ils des images susceptibles de pervertir le souvenir des témoins ? Ne peut-on pas supposer que la déréalisation de la guerre et l’héroïsation du récit relève aussi d’une appropriation par le mémorialiste des images produites ou diffusées après coup par d'autres ?

4- Dans Les traumatismes psychiques de guerre (Paris, Odile Jacob 1999 ; 422 pages), Louis Crocq pose le problème des incidences du stress sur la reconstruction du souvenir. Il semble que la surprise, la frayeur, l’impossibilité d’exercer une maîtrise – au moins mentale – sur la situation, le désarroi et le vécu de détresse seraient des indices évocateurs d’un vécu traumatique du stress. L’expérience semble montrer qu’un sujet qui est capable de comprendre la situation ne la subit pas complètement, tandis qu’un sujet qui ne peut la comprendre la subit passivement et est submergé par elle (p.80). Observant encore des réactions névropathiques immédiates, du genre attente anxieuse marquée par des gestes (tics) ou questions inutiles du combattant, Crocq précise que dans les cas de stress intense, la déréalisation se produit, non plus sur le tard, mais au moment même du combat. Dès lors, elle ne peut qu'influer sur l'encodage mnémonique. Et la question s'impose : dans quelle mesure la déréalisation liée à ce stress immédiat nourrit elle les "mémoires" ? Et comment la distinguer d'autres sources de déformation du vécu ? Comment l'historien peut-il faire la part entre la déréalisation d’origine névrotique, celle liée à l'oubli et celle de justification qui nourrit le discours de celui qui a quelque chose à se faire pardonner ?

 

5- On construit notre identité alors que, probablement, la sélection des événements qui nous construisent est une production faite par nous mêmes et pas forcément un acte réel (…) Qu’est-ce qui fait un événement dans une société ? Il suffit que quelqu’un change le discours social. Et qui fait le discours social ? Quelqu’un arrive un jour et dit : « Voilà, à partir d’aujourd’hui, la royauté n’existe plus. Très rapidement le roi finit par ne plus exister et la société se met à fonctionner autrement… Mais savez vous qui fait le discours social ? (Boris Cyrulnick, Dialogue (avec Edgar Morin) sur la nature humaine, Éditions de l’aube, Paris, 2000 ; p.51). La question renvoie ici à l'interrogation posée ci-dessus sur l'influence des images publiques (des peintres ou des reporters). A une différence près qui a toutefois son importance : quelle est la part de la manipulation politique dans la construction de la mémoire collective ? Là nous touchons à un problème crucial puisqu'il tendrait à mettre le souvenir des témoins en conformité avec un projet idéologique qui leur est étranger. Question particulière à 1870 :  Dans quelle mesure les défaites de cette année terrible sont-elles restées dans le souvenir des Français comme le résultat de trahisons parce qu’une personnalité influente avait su orienter le discours social dans cette direction ? Lors de la journée troublée du 31 octobre 1870, la sélection et hiérarchisation des événements présentées aux Parisiens affolés (Perte du Bourget, capitulation de Metz et négociations annoncées du gouvernement avec Bismarck) n'a-t-elle pas suffi à construire le souvenir d'une trahison (clairement dénoncée par Gambetta alors que celui-ci ne disposait d'aucune information permettant de conclure à cette réalité là) quand l'infériorité militaire de l'armée du Rhin, les tergiversations de Mac-Mahon et la faillite des communications sont les principales causes de l'événement ?  

 

6- La mémoire, bien souvent, n'est qu'une image isolée et coupée de son contexte, celle d'un moment précis qui, plus que les autres, a marqué le témoin, une image que rien de ce qui s'est passé juste avant qu'elle ne s'imprime dans le souvenir ni juste après n'encadre. Au moment de la restitution du souvenir, afin que celui-ci puisse faire sens, le témoin est alors contraint de reconstruire ces instants qui le précèdent et le suivent sans avoir pour autant su laisser d'empreinte décisive. Obligé de s'appuyer sur une connaissance extérieure (d'autres témoignages, une photographie ou des analyses historiographiques), le mémorialiste en vient alors à élaborer un discours, certes convaincant parce que rationnel et apparemment authentifié par d'autres sources, mais totalement "imaginaire" dans la mesure où il ne lui appartient pas en propre ? C’est postérieurement aux faits que nous imposons un fil conducteur au récit, expliquent Jean Marc et Yves Tadié (Le sens de la mémoire, Gallimard 1999 ; p. 136). L'analyse des souvenirs des anciens combattants de 1870 conduit à faire le même constat et à énoncer le paradoxe suivant : pour une part importante de ce qu'il entend transmettre, le récit de "mémoires" ne se nourrit-il pas d'une documentation postérieure au souvenir qu'il entend rapporter, à s'appuyer, en d'autres termes, sur un futur du dit souvenir ? Dès lors la question se pose : jusqu'à quel point le souvenir parle-t-il d'un passé qui ne se connaît qu'à travers une mémoire inscrite dans son propre avenir ? "Implicitement, sciemment ou affectivement, c’est notre personnalité entière qui évolue sans arrêt, modifiée par nos souvenirs et modifiant nos souvenirs eux-mêmes ou la façon dont nous les percevons", écrivent encore Jean-Yves et Marc Tadié (Ibid., p.140). Un souvenir a besoin d’avenir (p.314). Comment, dès lors, lui accorder quelque authenticité ? Jusqu'à quel point pouvons nous lui accorder notre confiance ? Impitoyable commentaire des neurochirurgiens : De même que les historiens auront tendance à choisir dans le passé d’un pays les faits qui vont dans le sens de l’image qu’ils veulent en donner, et à gommer ou estomper les autres, de même nous aurons tendance à garder, modifier, et d’idéaliser les souvenirs qui renforcent l’idée que nous nous faisons de nous-mêmes et à effacer les autres. Nos souvenirs doivent adhérer à la conception que nous avons de nous mêmes dans le présent et vers l’avenir (Ibid., p.329). Quelle dure remise en cause du travail des historiens ! Mais, plutôt que de nous en désoler, mieux vaut encore tenter de tirer parti de l'avertissement en renversant la réflexion de la manière suivante : sachant que nos souvenirs doivent adhérer à la conception que nous avons de nous mêmes dans le présent et vers l’avenir et sachant encore que nous aurons tendance à garder, modifier, et idéaliser les souvenirs qui renforcent l’idée que nous nous faisons de nous-mêmes et à effacer les autres, les historiens ne doivent-ils pas se servir des récits de souvenirs comme source historique du temps de la restitution bien plus que du temps dont parle le souvenir ?

 

7- Jean-Yves et Marc Tadié écrivent : "C’est la mémoire qui fait l’homme, écrivent-il, (…) Le rappel d’un souvenir demande un travail de l’esprit. Mais on retrouve moins qu’on ne reconstruit. Il n’y a pas de souvenirs parfaitement identiques à la réalité passée." (Ibid., p.9). Et d'ajouter un peu plus loin (p.10) : "la fonction de la mémoire est de nous permettre de nous reconnaître en tant qu’être unique qui a existé et continue d’exister. C’est notre mémoire qui unifie notre personnalité". Sur ces observations, une nouvelle question se pose : dans quelle mesure ce qui est vrai au niveau de l'individu ne peut-il être transposé au niveau de la mémoire collective ? Ne peut-on pas imaginer, au niveau collectif, que la mémoire unifie la Nation ? Pourquoi ne pas penser que la publication de nombreux « souvenirs » puisse structurer une personnalité nationale à l’insu même des citoyens peu conscients du processus en cours ? Dès lors, fonder une historiographie sur la base de « souvenirs », de dépositions dans le cadre de procès et commissions d'enquêtes et de témoignages comme cela a pu se faire sur la guerre de 1870 entre cette date et 1904 ne revient-il pas à fabriquer du mythe ? Et se pencher sur ces « souvenirs » ne permettrait-il pas de déceler le « mythe en train de se faire » et trouver ainsi les outils pour le déconstruire ?

Voilà des problématiques que l'historien ne peut ignorer quand il aborde ce type de sources. La relation entre souvenirs et histoire mériterait qu'on lui consacre plus ample réflexion.


Annexe 6 : Galeano et la Mémoire

 

« Lorsqu'elle est vraiment vivante, la mémoire ne contemple pas l'histoire, mais elle incite à la faire. Davantage que dans les musées, or la malheureuse s'ennuie, la mémoire est dans l'air que nous respirons. Et, dans l'air, elle nous respire.
Elle est contradictoire, comme nous. Elle n'est jamais au repos. Elle change, avec nous. Au fur et à mesure que les années s'écoulent, et que nous changeons, le souvenir de ce que nous avons vécu, vu et écouté change également. Et souvent, il nous arrive de loger dans la mémoire ce que nous désirons y trouver, à l'instar de la police lors des perquisitions. La nostalgie, par exemple, si savoureuse, qui prodigue avec tant de douceur la chaleur de son abri, est, elle aussi, trompeuse. Ne nous arrive-t-il pas, à maintes reprises, de préférer le passé que nous inventons au présent qui nous défie, et à l'avenir qui nous fait peur ?
La mémoire vivante n'est pas née pour servir d'ancre. Elle a plutôt vocation à être une catapulte. Elle ne veut pas être havre d'arrivée, mais port de départ. Elle ne renie pas la nostalgie, mais elle lui préfère l'espoir, ses dangers, ses intempéries. Les Grecs pensaient que la mémoire était fille du temps et de la mer; ils n'avaient pas tort. »

Eduardo GALEANO

 

Source : http://membres.lycos.fr/jes/boo-galeano-fr.htm

 

 

 

 

 

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