AOÛT 1870 : RETROUVER L'AUTRE GUERRE. 

Réflexions faites à partir de 14-18, retrouver la guerre de Stéphane Audoin-Rouzeau et d’Annette Becker.  

 

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Mai 2001 - Cet article a été rédigé à la suite de la lecture du livre de S. Audoin-Rouzeau et A. Becker. Fondé sur des notes de lectures, il tente de répondre à certaines interrogations soulevées par ces deux historiens ; il complète aussi des réflexions antérieures sur la modernité de la "guerre d'août 1870".


 

 

Dans un article récent[1], nous tentions d’évaluer la question de la modernité de la guerre de 1870. Riche en informations et problématiques, le livre de Stéphane Audoin-Rouzeau et d’Annette Becker, 14-18, retrouver la guerre (Paris 1999), permet d’affiner l’image que nous nous faisions de cette « modernité » ; il conduit également à émettre des propositions de réponses à certaines questions posées par ces auteurs. Nous les présenterons ci-dessous telles qu’elles ont pu s’imposer au fil de la lecture.

  

1°) La question du « consentement » de 1914

« La question essentielle du consentement de millions d’Européens et d’Occidentaux entre 1914 et 1918 est restée occultée. Malgré les efforts menés depuis une vingtaine d’années en France et à l’étranger, le problème de l’acceptation de la violence de guerre est resté un sujet tabou » écrivent Audoin-Rouzeau et Becker (p.9). A cette question, ils proposent une série de réponses auxquelles nous voudrions ajouter l’hypothèse suivante : dans quelle mesure les « souvenirs » et autres « mémoires » de 1870 n’ont-ils pas contribué à l’élaboration de ce « consentement » ? Plusieurs éléments nous invitent à penser qu’ils ont pu jouer un tel rôle :

a)      Les « témoignages à chaud » (lettres, journaux intimes, carnets) et les souvenirs rédigés dans l’année (avant la fin 1871) témoignent de la brutalité des batailles d’août et septembre 1870 (Wissembourg, Forbach, batailles sous Metz, Sedan). Dans le cadre des témoignages « tardifs » (écrits à partir de 1872 et, tout particulièrement entre 1880 et 1914), on assiste, au contraire, à une « aseptisation » progressive des récits, à une « déréalisation » de la guerre pour reprendre le terme employé par Audoin-Rouzeau et Becker. C’est un phénomène classique que l’on retrouve d’ailleurs dans les témoignages de ces mêmes anciens combattants quand ils disent la différence qu’ils ont découverte entre la réalité du combat et l’idée qu’ils s’en étaient faite à l’écoute des récits faits par les anciens de Crimée ou du Mexique qu’ils côtoyaient. Plus le temps passe, plus les détails sur l’horreur du combat s’estompent et plus les auteurs insistent sur l’héroïsme des soldats, leur « bravoure », utilisant un style toujours plus lyrique pour souligner le caractère « grandiose » ou même « terrible » des mouvements, des charges et des assauts. Dans ce premier « entre-deux-guerres » (nous voulons désigner ainsi la période 1871-1914) cette asepsie du discours s’accompagne toutefois d’un élément important : Un grand nombre des anciens combattants de 1870 écrivent pour instruire la génération qui devra assumer la charge de la Revanche. Pour eux, cette instruction des futurs soldats de 1914 faisait défaut et beaucoup se lamentaient – ils insistent sur ce fait dans les préfaces de leurs « souvenirs » - de ce que les jeunes ne savaient « rien » (sic) de la guerre qu’ils avaient faite. C’est pourquoi ils prennent la plume, pour témoigner du courage dont ils ont su faire preuve en leur temps et mieux souligner ainsi la grandeur de l’œuvre à laquelle leurs successeurs devraient souscrire. Mais l’expression du souvenir dans une telle perspective  - inverse de celle qui animait les mémorialistes de la guerre de 1914 ? - induit une forte propension à la déréalisation. La question se pose donc : parce que les anciens combattants de 1870 se donnaient mission de mobiliser le courage de la nouvelle génération, la « déréalisation » de la guerre n’en aurait-elle pas été accentuée au point d’être constitutive du « consentement de 1914 » ?

b)      La guerre de 1870 fut à la fois « ancienne et moderne »[2] ; disons plutôt qu’elle fut successivement « moderne » - pendant « la guerre d’août 1870 » - puis « ancienne » - de septembre à février 1871, quand le conflit devint une suite de marches et contre-marches, d’affrontements relativement limités et de blocus de places fortes. L’ordre de cette succession doublée d’une différence de durée entre les deux périodes (1 mois pour l’une, 5 pour l’autre) n’aurait-il pas atténué le souvenir de la violence d’août ? Audoin-Rouzeau et Becker nous donnent d’ailleurs un témoignage qui pourrait relever de cette atténuation du souvenir lorsqu’ils évoquent (page 133) le cas des enfants fugueurs de 1914. « Lorsqu’on interroge ces fugueurs [des enfants qui tentent de rejoindre un proche sur le front] sur leurs motivations, ils font confusément mais logiquement référence à la défaite de 1870, qu’ils ne supporteraient pas, disent-ils, de voir rééditée ». Ces enfants avaient donc la connaissance de 1870 ; mais ce savoir semble assez édulcoré pour leur donner l’audace de partir sur les routes en direction du front ! Ce courage insensé n’est-il pas un signe de la « déréalisation » de la guerre poussée à l’extrême et capable d’expliquer le « consentement » ? Ce comportement enfantin n’est-il pas le reflet d’une perception collective de 1870 ?

c)      Audoin-Rouzeau et Becker écrivent encore (p.50) : « L’historiographie du conflit a longtemps « aseptisé » ce volet de l’histoire de la Grande Guerre (…) Aux raisons d’ordre général, qui valent pour ce conflit comme pour d’autres, s’ajoute en outre, dans le cas de 1914-1918, le service ambigu qu’a rendu aux historiens l’immense prise de parole combattante, elle aussi sans précédent Le conflit, entamé pendant le conflit lui-même, a atteint son apogée pendant l’entre-deux-guerres ; il n’est pas encore tari aujourd’hui. Il est presque certain que le témoignage combattant, tout en offrant un fond documentaire presque inépuisable, a durablement culpabilisé les historiens de la Première guerre mondiale. « J’ai dit la vérité. Qu’on me démente si on l’ose ! », s’exclame l’un de ces témoins (…) … ». Toutes proportions gardées (la capacité d’écrire est sans doute moins étendue en 1871 qu’en 1918), la guerre franco-prussienne a produit une semblable prise de parole. Des milliers de combattants et témoins (soldats de l’armée du Rhin, jeunes conscrits, francs-tireurs, aumôniers des armées et médecins, infirmiers, journalistes) ont pris la plume pour raconter leurs souvenirs, dénoncer les fautes et crimes commis pendant la guerre, « dire la vérité » et corriger les erreurs de mémorialistes antérieurs ou des historiographes, susciter ainsi ce que nous appellerions aujourd’hui le « devoir de mémoire ». Les imposantes bibliographies[3] de ces écrits témoignent de l’ampleur inédite de cette prise de parole. Celle-ci n’a-t-elle pas préfiguré celle de 1914 ? Le nombre important de ces « souvenirs » n’a-t-il pas été, par ailleurs, le signe d’un besoin semblable d’exorciser une guerre aussi « brutale » que la défaite fut humiliante ? Étant considéré que la violence est atténuée dans les souvenirs les plus tardifs qui sont aussi les plus nombreux, ne peut-on pas penser qu’ils ont joué cette fonction ? Une différence apparaît toutefois : après le désastre de 1870, les anciens-combattants avaient le souci d’expliquer celui-ci en cherchant à désigner les coupables de la défaite. Le désir de se déculpabiliser en mettant en cause les autres anime si bien de nombreux mémorialistes qu’il les détourne le plus souvent de toutes descriptions trop réalistes des combats et celles-ci passent au second plan de leurs discours. Le processus de déréalisation ne s’en est-il pas encore trouvé accentué et, par voie de conséquence, n’a-t-il pas favorisé d’autant le consentement de 1914 ?

  

2°) La modernité de la « guerre d’août 1870 ».

Dans leur livre Audoin-Rouzeau et Becker relèvent un certain nombre de caractères permettant d’illustrer la « modernité » de la Grande Guerre. Ils précisent (page 41) : « un palier fut sans doute encore franchi avec la guerre de Sécession américaine et la guerre franco-prussienne de 1870-1871. Dans les deux conflits – et à dire vrai de manière plus nette dans le premier que dans le second – plusieurs signes de totalisation apparaissent, qu’il s’agisse des modalités de l’affrontement entre combattants ou du traitement réservé aux populations civiles qui deviennent pour la première fois à une telle échelle, un des enjeux centraux de la stratégie des adversaires en présence ». Cette concession parait justifiée. En s’appuyant sur la seule « guerre d’août 1870 », on peut toutefois aller plus loin encore. Il semble, en effet, que ce qui fait la particularité de cette première phase de la guerre franco-prussienne, est précisément son caractère « moderne », lequel serait en partie à l’origine du désarroi du commandement français et du désastre qui s’en est ensuivi. Toutes proportions gardées, une fois encore, les éléments recensés par Audoin-Rouzeau et Becker pour définir la modernité de la Grande Guerre se retrouvent en août 1870. Relevons-les au fil de la lecture :

a)      L’ampleur des pertes. Sur la durée de la guerre, les chiffres permettent en effet de classer l’affrontement franco-prussien parmi les plus meurtriers de l’époque[4]. Si on ne considère que « la guerre d’août », le rapprochement est encore plus net. Certes, on n’atteint jamais les chiffres du 1er juillet 1916 (20000 tués, 40000 blessés dans les seuls rangs britanniques, Ibid. p.33). Mais, 45 ans avant la Grande Guerre, on arrive quand même à un total de 73697 victimes dont 32842 Français au cours des seules batailles sous Metz, du 14 au 18 août, soit une moyenne de 10000 victimes françaises par jour de combat. En termes de pourcentages des effectifs engagés (30% en moyenne, jusqu’à 50% dans certaines unités en moins d’une heure de combat !), on atteint de véritables sommets ! Ce n’est pas l’hécatombe de 1916, répétons le ; pour l’époque, c’est quand même énorme et, surtout, « sans précédent ». Ce dernier caractère est d’ailleurs ce qui frappe les contemporains : à chaque bataille, ils le répètent : « ils n’ont jamais vu ça ». Ils le disent pour Forbach ; le répètent pour Borny, puis Rezonville et Saint-Privat. Chaque bataille est l’occasion d’un nouveau « jamais vu » !

b)      La continuité du combat. Entre 1870 et la Grande Guerre, la différence sur ce point est sans appel. Il n’y a pas de « front continu » dans le cadre de la première et, de ce fait même, pas de continuité dans la bataille. Quand la nuit tombe, le feu cesse, le canon se tait, les hommes dorment. Et pourtant, ce n’est pas tout à fait vrai pour les batailles d’août 1870. De même que dans la Somme ou à Verdun en 1916, il y avait des périodes d’accalmies, on peut dire qu’entre le 4 août (Wissembourg) et le 20, une seule et même bataille s’est livrée entre les deux armées française et prussienne ; il existe, pour ceux qui l’ont vécue, une véritable continuité. En 15 jours, les mêmes corps livrent 3 à 5 batailles éprouvantes ; mais entre chacune, les troupes ne connaissent pratiquement aucun repos. Quand les unités ne sont pas au feu, elles opèrent des mouvements à marches forcées qui laissent les hommes éreintés, titubant de fatigues tandis que les cavaliers s’endorment sur leur monture tellement ils sont harassés[5]. Certes, personne ne prend alors la mesure de cette « unité d’action » qui occupe les armées ; elle n’en existe pas moins. Entre le 14 et le 18, cette réalité est encore plus évidente. Ce n’est pas trois batailles successives qui se livrent, mais une seule. Quand la nuit tombe, les hommes en profitent pour se reposer un peu. Certains ne dorment pourtant pas plus d’une heure. La nuit, les Allemands font mouvement pour parachever l’encerclement des Français. Ceux-ci ne sont pas moins actifs. Dans tous les régiments, les ordres de mise en route amènent les hommes à se lever dès 3 ou 4 heures du matin pour repartir au plus vite. Que les mouvements ne se soient pas effectués aussi rapidement qu’espéré n’y change rien : les soldats sont prêts à partir. Même s’ils restent immobiles[6], ils sont « en action » ! Pendant ces cinq jours, et les nuits qui les séparent, la traversée de Metz est un encombrement permanent. Les officiers de liaison s’y perdent ou s’y retrouvent bloqués ; combien racontent leur errance « toute la nuit durant » au milieu de troupes en mouvement ou s’efforçant de récupérer un peu avant de repartir à la faveur du moindre déblocage ! De fait, la « bataille sous Metz » dura vraiment six jours plein (nuits comprises).

c)      La nature des blessures. Dans ce domaine, une fois encore, les sommets de 1914 ne sont pas atteints. On ne voit pas d’hommes « pulvérisés » par les obus, par exemple. Les témoignages d’anciens combattants de 1870 traduisent toutefois deux réalités bien spécifiques : la puissance de destruction des armes nouvellement employées (obus percutants de l’artillerie prussienne, mitrailleuses françaises) et l’impact très fort du « spectacle » sur les esprits. Des hommes décapités d’un coup, dont la tête roule sous les pieds de leurs camarades, d’autres tranchés net en deux[7] ; l’image de blessés ralliant l’ambulance en tenant dans leur main valide le bras qui ne tient plus que par quelques ligaments ou le tissu de l’uniforme, ce blessé qui va mourir et dont les deux jambes ont été arrachés (c’est, parmi d’autres, le cas du lieutenant Ardant du Picq), les chevaux traînant sur plusieurs mètres leur entrailles…etc., sont décrits dans maints « souvenirs ». Ce genre de scène se rencontrent dans les récits à chauds ; bien que rédigés dans un style moins cru (phénomène d’asepsie du discours), on les retrouve dans certains témoignages tardifs, 20 ou 30 ans après les faits, signifiant nettement au lecteur toute l’horreur des « boucheries » (le terme revient fréquemment) d’août 1870, la « barbarie » d’une guerre que d’aucun n’hésitent pas à qualifier « d’extermination ». Et les « vieux briscards » qui ont fait la Crimée ou les campagnes d’Italie le répètent à l’envie : ils n’ont jamais rien vu de pareil. Les rapports des médecins militaires vont dans le même sens. Tous décrivent l’effroi qui les saisit au vu des blessures qu’ils doivent traiter[8]. Ils sont d’autant plus sidérés que les conditions de leurs interventions sont lamentables. Le recensement des blessures est également éloquent : celles par « armes blanches » sont l’exception. Les hommes amenés aux chirurgiens sont pour l’essentiel frappés par des balles ou des éclats d’obus, le plus souvent aux jambes ou sur le bras que le soldat utilise pour se protéger. Les « pluies » d’obus ou les « balles qui tombent comme grêle » dans les récits sont ici vérifiés dans les chairs. De fait, il est rare que le combat rapproché ait lieu. Soit que les hommes soient fauchés bien avant d’arriver au contact, soit que l’ennemi se retire devant l’assaut des fantassins. Toutes ces particularités du combat montrent que la guerre a changé de nature. Auteur d’une étude sur la guerre à la veille du conflit, Ardant du Picq avait d’ailleurs prévenu !

d)      L’isolement des soldats. « Les modalités du combat ont subi ainsi une complète mutation, écrivent encore Audoin et Becker (p.38) (…) là où les soldats étaient au coude à coude cent ans plus tôt, ils sont désormais dispersés sur le terrain, isolés, presque entièrement perdus lorsque le désordre du combat s’installe, parfois totalement laissés à eux-mêmes lorsque les liens tactiques sont rompus, comme à Verdun, où, toute position organisée ayant disparu, les fantassins sont disséminés au hasard des trous d’obus (…) jusqu’aux « batailles » de la Grande Guerre, la déshumanisation de l’affrontement n’avait jamais été totale ». Là encore, dans les batailles d’août 1870, on trouve des similitudes. L’isolement dès le début de l’engagement est fréquent ; dans les souvenirs, il y a toujours un moment où le témoin raconte comment il se retrouve coupé de son unité, égaré et ne retrouvant son régiment que dans la nuit ou le lendemain[9]. Les officiers passent leur temps à rallier des « isolés », à recomposer leurs forces avec des hommes issus d’autres compagnies que la leur ; d’autres se disent « oubliés » du commandement, ne recevant pas d’ordre de repli ou de mouvement et se retrouvent tout seul avec leurs hommes au-delà de leur première ligne. Un autre se rassure de manière significative : l’appel du ventre, explique-t-il, ramène toujours les soldats à leur régiment pour la distribution des vivres ! Qu’il ironise ainsi n’en prouve pas moins la dispersion des unités à l’occasion du combat, lesquelles mettent parfois deux ou trois jours à se reconstituer. Ainsi, la nature des combats de cette période produit-t-elle chaque fois une même désorganisation des rangs. « L’habileté ou l’entraînement du combattant, ajoutent Audoin-Rouzeau et Becker, son courage, sa prudence aussi, ne comptaient pas pour peu dans sa capacité à survivre au déchaînement de la bataille. Mais avec les immenses progrès de la puissance de feu de la fin du 19ème et du début du 20ème siècle, ces savoir-faire individuels, s’ils n’ont jamais entièrement disparu (…) ont été ramené à peu de chose ». Là encore, il faut proportions garder. Le constat revient pourtant comme un leitmotiv dans les mémoires de 1870, y compris ceux des non-combattants qui s’inquiètent de l’issue de la guerre (les femmes, souvent, qui craignent pour la vie de leurs proches). Pour tous, il est clair que ce qui fait la force de l’armée française (la furia francesa) ne compte plus. L’habileté, la bravoure, le courage au feu, la détermination ne servent à rien face aux armes modernes, disent-ils, et les militaires de carrière sont les premiers à s’en désoler[10]. Ils s’en plaignent comme s’ils étaient trahis par ce changement qui leur interdit de montrer à l’ennemi leurs qualités de patriotes et de combattants ! Cette révolte contre les armes qui tuent et détruisent tout à distance s’estompe après Sedan. On revient à une guerre sans doute plus traditionnelle. Mais elle est bien au cœur du dépit des Français quand ils fustigent la lâcheté des Prussiens qui, pendant tout le mois d’août, fuyaient devant les assauts à la baïonnette pour laisser leurs adversaires s’épuiser sous le feu de l’artillerie avant de leur donner le coup de grâce dans une fatale contre-attaque. Car les Prussiens ont su s’adapter à cette nouvelle forme de la guerre que leurs adversaires perçoivent sans rien changer à leurs habitudes. Ce qui est effrayant dans « la guerre d’août 1870 », c’est cette lucidité des Français : du sous-officier aux commandants en chefs, ils analysent bien la tactique prussienne et les raisons de leurs succès ; mais, non seulement ils ne changent rien à leur manière de faire, mais encore ils revendiquent l’honneur de pouvoir lancer un énième et inutile « assaut à la baïonnette », une « sortie » ou une charge sabre au clair !

e)      Le bombardement des villes. A ce sujet, Audoin-Rouzeau et Becker écrivent (p.42) : « C’est précisément cette tradition d’autocontention de la violence de guerre qui s’effondre d’un coup. (…) Là où le siège des villes répondait à un cérémonial précis, et ce jusque dans les modalités de reddition, on bombarde désormais les cités jusqu’à leur destruction complète. Là où les officiers prisonniers étaient traités avec de réels égards (quitte à n’être que prisonniers sur parole, comme les vaincus de Sedan en 1870 (…) ils subissent désormais le lot commun des camps d’internement. Le franchissement du seuil est plus net encore dans le traitement des blessés : la trêve des brancardiers (…) disparaît ». Une fois encore, il faut leur donner raison, surtout si on s’appuie sur les capitulations de Sedan et de Metz. Les deux villes n’ont pas été systématiquement bombardées et les vaincus ont été traités dans le respect des codes de l’honneur : libération sur paroles des officiers, respects de certains protocoles de reddition…etc. Dans le cas de ces deux cités, il faut toutefois nuancer. Si Sedan n’a pas été détruite, c’est parce que la reddition de l’armée française s’est faite rapidement (après 3 jours de combats) et que le pilonnage de la ville n’a pas été nécessaire. A Metz, le blocus dure 2 mois et demi sans bombardement systématique. Mais deux raisons peuvent expliquer cette immunité : 1- l’armée française n’est pas bloquée « dans » mais « sous Metz » ; pour affaiblir celle-ci, les Allemands n’ont pas de raison de viser la cité elle-même, d’autant que la position hors les murs de l’armée française avait pour effet d’étirer les lignes d’investissement et de limiter ainsi les possibilités d’atteindre la ville. 2- Bismarck a très vite envisagé la possibilité de négocier avec Bazaine. Dans cette perspective, il n’avait pas intérêt à exaspérer son adversaire et à le pousser à commander une sortie désespérée. Metz fut ainsi épargnée. Strasbourg, en revanche, fut bombardée sans relâche et détruite jusqu’à sa capitulation. Châteaudun ne fut pas mieux traitée, Toul fut bombardé quotidiennement du 14 août au 23 septembre, recevant jusqu’à 1500 projectiles certains jours, et pilonné le 23 septembre pendant 8 heures par 93 pièces d’artilleries[11]. Paris même a été visée et les cibles y étaient civiles. Le comportement d’effondrement de la « tradition d’autocontention » décrit pour 1914 par Audoin-Rouzeau et Becker franchit un cap évident en 1914 ; mais il comporte des précédents en 1870 qui plaident pour une « modernité » forte de ce conflit. La question peut alors être posée : cet effondrement (au moins partiel) de l’autocontention n’a-t-il pas nourri le ressentiment français, cet esprit de Revanche qu’ont entretenu les « souvenirs » quand ces derniers s’efforçaient de dénoncer la « barbarie » (le mot est souvent employé dans les Mémoires), au point de participer à la mise en place du « consentement » à la guerre de 1914 ?

Bien sûr, les différences entre 1870 et 1914 existent et doivent être soulignées. Elles tiennent, entre autres :

·        dans la durée comparée des deux conflits et dans l’allongement formidable des moments « de violence paroxysmique (…) passant de quelques heures à plusieurs semaines ou plusieurs mois » (Ibid., p.38).

·        dans la « brutalité » industrielle de 1914 par rapport à celle encore artisanale de 1870, et ce malgré les performances de l’artillerie prussienne et des mitrailleuses françaises. 

·        dans une certaine idée de la guerre avec ses codes « d’honneur » ou de « bravoure » qui se maintient en 1870 (et ce en dépit de « crimes » commis sur des blessés, des prisonniers ou des civils par chacun des adversaires) mais s’efface en 1914.

  

3°) Un même refoulement ?

Audoin-Rouzeau et Becker terminent en écrivant : « Le refoulement collectif de la catastrophe prend en Allemagne la même dimension qu’en France après 1871 : dans les commémorations on ne parle jamais de défaite, mais toujours de héros qui ont succombé au nombre, voire à la trahison. A l’impavidus numero victis du monument de Sedan a succédé le Im Felde Unbesiegt. Quand on croira bon de mettre un nom sur les responsables du désastre – communistes, juifs, État libéral…- les conséquences politiques et culturelles deviendront dramatiques. Car, ce qui, nulle part, n’avait pu être refoulé, c’était la mort, c’était le vide. Venger collectivement ce vide devint l’un des premiers objectifs des fascismes » (p.230). Cet extrait interpelle dans la mesure où nous y retrouvons, mot pour mot, les deux types de « causes » que nous avons pu recenser dans l’étude comparée des écrits sur Forbach, Borny et Rezonville : le nombre (ou « infériorité ») et la « trahison ». Quand on y ajoute le fait que la première cause est relevée plutôt à « chaud » alors que la seconde s’impose sur le « tard », on découvre un même processus de reconstruction historique par ceux qui ont vécu le traumatisme. Après le choc de la réalité, la recherche des coupables. Alors, nous posons cette ultime question : dans quelle mesure « la trahison de Bazaine » joue-t-elle un rôle semblable au « coup de poignard dans le dos » de l’armée allemande en 1918 ? Ne peut-on pas considérer, dès lors, qu’il existe un « syndrome de 1870 » comme il en existe un de Vichy (cf. Henry Rousso) et un de la Grande Guerre (Audoin-Rouzeau et Becker) ?

 


Notes :

[1] Voir Modernité de la guerre, article de septembre 2000.

[2] Cf. Carrère, René : « 1870-1871 : guerre ancienne ou guerre moderne » in Études polémologiques n°5, juillet 1972, pp.23-34.

[3] Voir les ressources bibliographiques de ce site.

[4] Cf. article de René Carrère cité ci-dessus et le livre écrit par le même auteur en collaboration avec Gaston Bouthoul : le défi de la guerre, 1740-1974, Paris PUF 1976.

[5] Dans Le maréchal Canrobert, souvenirs d’un siècle, Germain Bapst cite plusieurs témoins. Le cas du sous-lieutenant Legrand de Vaux, cuirassiers de la garde qui écrit : « Je dormais à cheval. Ayant voulu mettre pied à terre, je dormais encore en marchant, si bien que je serais toujours sur un degré devant une porte où je m’étais assis pendant l’un des arrêts, si on ne m’avait réveillé. Cette nuit fut atroce pour tous ». Ou encore ce témoignage du sous-lieutenant de Rougé, du 3ème lanciers : « Cette marche de nuit fut pénible. Je me suis cru souvent au moment de tomber de fatigue et surtout de sommeil (...) Quelque fois on voyait un cavalier dont la monture venait nous rejoindre en pressant le pas et nous dépassait : c’était un homme endormi qui, en se penchant en avant, faisait croire à son cheval qu’il fallait aller plus vite ». Ce ne sont là que des exemples parmi bien d’autres.

[6] A lui seul, cet immobilisme forcé alors qu’ils sont prêts justifie d’ailleurs les accusations d’incurie que les combattants portent contre le commandement. Ils avaient tout le temps de s’interroger sur la lenteur des opérations puisqu’ils étaient prêts à faire mouvement alors qu’ils ne les font pas. Cette situation a fortement aidé à entretenir l’idée de la trahison des chefs.

[7] Gondrecourt cite le cas du maréchal des logis Loëgel « coupé en deux par un boulet ; ses jambes restent à cheval, son buste est emporté » (18 août).

[8] « Les opérateurs sont couverts de sang. Intendants, pharmaciens, officiers d’administration ne parviennent pas à dissimuler leur dégoûts ; ils reculent d’horreur » écrit le Docteur Thurel le 19 août.

[9] Plusieurs cavaliers du 3ème lanciers se retrouvent dans cette situation après leur charge à Rezonville. A titre d’exemple, on peut également citer le cas de Jean-Louis Dufestre.

[10] Commentaire significatif de Charles Gounod, depuis son exil à Londres, en date du 4 septembre 1870 : « Mais aujourd’hui la gloire d’une victoire (pour la première fois peut-être au monde !) revient aux machines plus qu’aux hommes et les désastres d’une défaite seront jugés dans la même balance. La Prusse n’a pas été plus brave que nous, c’est nous qui avons été plus malheureux qu’elle ! ».

[11] Selon le Président Lefèbre, historien du siège de Toul, cité par le Professeur Simonin, les ambulances de Nancy, Nancy Berger-Levrault, 1883, p. VII.

 


 

 

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