LE TÉMOIGNAGE DU MOIS
21] - 16/01/2011
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Marc Bloch et la Revanche de 1870
L'armée de Garibaldi en Bourgogne
Marc Bloch et la Revanche de 1870
Dans Mémoire de la Revanche, article paru en juin dernier dans le Carnet de la Sabretache [pages 12-15 du n°184], je m'efforçais de montrer comment le souvenir de 1870 était minoritaire en août 1914 et que la majorité des mobilisés ne partirent pas pour la Revanche ni pour l'Alsace Lorraine. Je me cite : "L'analyse des textes écrits à chaud par la masse des anonymes ne témoigne pas d'une imprégnation généralisée de l'esprit de revanche" telle que l'affirme Wikipédia. L'idée ainsi véhiculée par l'encyclopédie en ligne relève de "la reconstruction a posteriori". A l'appui de cette thèse, je citai les témoignages de Jean Norton Cru et Jean Guéhenno. Dans L'étrange défaite, Marc Bloch confirme mon sentiment. Celui-ci écrit (p.170, de l'édition Folio Histoire de 1990) :
Quant à l’Alsace-Lorraine, s’il est vrai que l’image des provinces martyres surgit brusquement, dès les premiers combats d’août 1914, hors de l’ombre discrète où, quelques jours plus tôt, on la voyait encore enveloppée, ce fut seulement sous l’effet de nécessités déjà consenties. Puisqu’il avait fallu prendre les armes, on n’imagina plus guère qu’il fut possible de les déposer sans avoir, d’abord, délivré les frères perdus. Durant la paix, sur une opinion soucieuse avant tout de la sécurité du foyer, jamais les beaux yeux des Alsaciennes des lithographies n’auraient eu assez d’empire pour lui (Le Français) faire accepter que, dans le seul dessein d’en sécher les larmes, on précipitât de gaîté de cœur, le pays vers le plus atroce des dangers.
La vérité est de, les deux fois (1914 et 1939), la source de l’élan populaire fut le même. (…) Pas plus en 1914, afin de libérer l’Alsace-Lorraine, le Français de l’usine ou des campagnes n’eût admis, en 1939, de verser son sang, spontanément, pour abattre les dictatures.
Ainsi, en juillet, août 1914, les provinces perdues sont encore dans "l'ombre discrète" : elles ne mobilisent pas l'élan patriotique des appelés. "Jamais les beaux yeux des Alsaciennes", assure Marc Bloch, ne motivèrent les soldats. D'autres raisons plus impérieuses (les "nécessités"que Marc Bloch décrit) y suffirent amplement et ce n'est qu'a posteriori, les armes ayant été prises, que l'idée de délivrer l'Alsace fut posée comme but de guerre.
L'armée de Garibaldi en Bourgogne par Emmanuel Salètes
Présentation du document par
Patrick Salètes
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Prades le 3 mars 1871,
Mon cher monsieur Charton,
Quand je vous écrivis de Prades, je croyais que Nuits (Saint Georges) n'était pas occupé par les Prussiens: du reste je l'avais vu sur les journaux après plusieurs jours de recherches.
Je ne croyais pas que ma lettre eut trouvé une famille si cruellement éprouvée, et je me la représentais joyeuse apprenant de mes nouvelles. J'ai été tristement détrompé le 16 au matin lorsque descendant de ma chambre pour prendre mon déjeuner: « Tiens, me dit ma sœur, voilà une lettre pour toi. »
J'ai aussitôt compris d'où elle venait, mais quelle ne fut pas ma surprise en la parcourant! Après la lecture, la lettre est tombée de mes doigts et je n'ai pu rien manger jusqu'à midi. Si j'avais pu pleurer je l'aurais fait, mais le cœur serré je me suis acheminé lentement vers le bureau où les nuages de ma tête se sont un peu dissipés. Deux jours après encore, mon esprit était sous la coupe de ces mauvaises nouvelles. Nous en parlons tous les jours avec mes parents, et voilà comment je leur fais mieux ressortir tout ce que vous avez fait pour moi, et qu'ils s'apitoient davantage sur votre sort. Si quelqu'un demande la paix, c'est moi, mais depuis que j'ai reçu votre lettre, tandis que la veille encore, j'étais partisan de la guerre outrance.(1)
Maintenant que la paix est parait-il assurée, tant mieux.
Ce matin j'ai vu défiler devant le bureau 500 ou 600 prisonniers Prussiens, venant de Mont Louis, place forte près d'Espagne. A ce propos, ces Prussiens ont été pris à Nuits et à Dijon. Il me semble même en avoir reconnu un pris par nous à Morey.
Dans mes moments de loisirs, je fais le résumé des combats que nous avons eus depuis que nous avions quitté la Côte d'Or.(2) J'espère que vous les accueillerez au moins froidement.
D'abord on a séjourné à Dôle jusqu'au 26 décembre. Ce jour là j'étais bien malade, mais comme ma constitution n'avait pas souffert, loin de là depuis mon départ de la maison, j'ai suivi la colonne le surlendemain, bien qu'extrêmement faible avec une fièvre violente. Si je m'étais laissé aller à mon mal, il me serait arrivé quoi ? Je n'en sais rien.
Depuis lors, notre route étant peu près tracée, d'un seul trait nous sommes arrivés près de Belfort, attendant le moment où cette place serait débloquée pour, de là traverser le Haut Rhin et gagner le Duché de Bade. Malheureusement, il n'en a pas été ainsi. Vous avez reçu ma lettre daté de Bourguignon où je vous parlais, il me semble, de ma prochaine rentrée en Prusse.
Le lendemain on quitta le village et le 12 on arriva à Bondeval à deux petites lieues de Monbéliard et une distance peu près égale de Belfort. Mais pour vous, se faire une idée de ce que nous avons souffert depuis Dôle jusque là, impossible!
Je me borne à vous dire qu'on parcourait par jour de 30 à 35 kilomètres, et ordinairement le premier repas se faisait à 8 heures du soir, et on trouvait pour couche deux misérables pouces de paille qu'il fallait exiger baïonnette au canon. (3) Plus d'argent, plus de vivres, plus d'effets: notre comité avait-il manqué ses promesses? Le pauvre Badie a marché nus pieds (4) pendant plusieurs jours, et pour moi, si je n'avais pas eu deux paires de caleçons, j'aurais été complètement nu depuis la ceinture jusqu'aux pieds. Les guêtres et les pantalons tombaient en lambeaux et je les avais raccommodés et reraccommodés. Maintenant que je me trouve dans un autre milieu et que j'oublie nos souffrances je puis en parler sans produire sur vous aucun mauvais effet.(5)
Cet état empirant toujours, on nous ordonne, le 12 janvier, de nous tenir prêts pour le lendemain. On devait attaquer sur toute la ligne. Le 13 au matin, le colonel avec son état major, l'artillerie et plusieurs compagnies, se porta sur Croix (Haut-Rhin) et a confié le reste de l'affaire au commandant Gérard avec nos deux compagnies et la 11e.
Qu'est-il arrivé? Les ordres du colonel ont été mal exécutés, nous avons traversé un petit bois d'où l'on gravissait une petite colline au dessus de laquelle était un plateau assez large: et c'est sur ce plateau qu'il nous a lâchés sans qu'il fut possible de nous cacher. Le cimetière de Vandoncourt dominait la plaine où nous étions dispersés et les batteries prussiennes étaient retranchées derrière le mur de ce cimetière.
Un bataillon de mobiles du Doubs avait déjà attaqué sur la gauche, embusqué dans un bois. L'artillerie était dirigée sur ces mobiles et si nous étions passés en silence et dans des lieux capables de nous cacher, nous serions tombés au pas de course sur les artilleurs et nous les aurions égorgés sur leurs pieds.
Non! Le commandant nous fait déployer en tirailleurs sur le plateau et nous crie: « A la baïonnette! ».(6)
Une compagnie de zouaves, venue derrière nous, entendant ces cris, s'élance aussi, et d'un clin d'œil, les batteries ennemies tournent contre nous et nous envoient une pluie de projectiles. M'étant arrêté quelques temps avec les mobiles pour les aider à la fusillade, je me trouvais un peu en retard avec quelques uns de mes camarades, et comme nous avions 90 centimètres d'épaisseur de neige, on trébuchait chaque pas. Un moment, je m'arrête essoufflé et sans m'apercevoir de rien que d'un bruit terrible tout près de moi, je suis enveloppé de neige quoique debout: je ne vis rien; seulement, lorsque la neige se détacha de moi, j'aperçus à mes pieds 7 ou 8 éclats d'obus plus gros les uns que les autres. Jugez de mon étonnement: la neige m'avait sauvé car sans elle j'étais emporté je ne sais où. Alors, j'ai pensé aux beaux jours passés à Nuits!
Je n'étais pas content peine revenu du contre coup. Je me tournais vers les pièces parce que j'avais appris que, si on a le bonheur de voir la fumée sortir de la bouche du canon, on est sauvé pourvu qu'on ait le temps de se cacher. Je me tourne, dis-je, vers les pièces et j'aperçois une colonne horizontale de fumée dirigée vers moi.
Je tombe aussitôt et la neige me recouvre. Trois secondes plus tard l'obus passait à 50 centimètres au dessus de moi. Je me relève à peine et j'en vois un autre qui fit comme son camarade. Il est indubitable que ces trois obus ont été dirigés contre moi: il a fallu rester couché. Les prussiens ne me voyant pas relever, m'ont cru mort: jugez de la méprise.
Peu à peu, les obus ne pensant plus à moi, je m'achemine à quatre pattes derrière un arbre où un de mes camarades ne tarda pas me rejoindre et où nous restâmes à peu près un quart d'heure. Ce pauvre jeune homme avait la vue et le cerveau obscurcis par suite du tintamarre, et il me disait: « Toi, regarde les pièces: pour moi, je n'y vois pas ». Et, au moment où la fumée apparaissait: « Gare la bombe, m'écriais-je » et nous voilà tombés à plat ventre comme deux corps inanimés. Peu de temps après, nous entendions le sifflet dans le lointain, et nous dirigeant du côté d'où venait le bruit, nous arrivions avec grand peine l'entrée du bois où le lieutenant Pons nous attendait avec le reste de la compagnie. La traversée et la sortie du bois ont failli ne pas être heureuses. Bien nous valut que d'autres batteries ennemies étaient occupées avec la colonne et nous tournaient le dos. Enfin après 3 heures de marche, depuis 5h du soir jusqu'à 8h, nous arrivions au village où pour tout repos, on nous fit faire une garde très vigilante jusqu'au surlendemain où autre chose nous attendait.
Le 15 janvier au matin, une fusillade terrible s'était fait entendre du côté de Belfort. Un peu plus tard, le canon grondait et les mitrailleuses crachaient à perdre haleine et tellement que la terre tremblait sous nous. C'était les Français qui entraient dans le village de Villerxercel (Villersexel). Pendant toute la journée nous n'entendîmes qu'un bruit pareil au roulement du tambour interrompu très fréquemment par la voix terrible du canon qui nous assourdissait. Je ne savais que croire de mes oreilles. J'en ris maintenant mais croyez que ce n'était pas amusant du tout.
Ce jour là le bataillon Bourras était réuni à Abbévillers où le colonel nous adressa une petite allocution dans laquelle il nous rendit justice relativement à l'attaque de l'avant veille. Son commandement, selon lui, aurait été mal compris et les ordres mal exécutés (7) depuis le commencement jusqu'à la fin, et cela non par notre faute. « Et, pour prouver, nous dit-il, une fois de plus [...... ] ce dont vous êtes capables, vous allez aujourd'hui former l'attaque d'un autre côté d'une manière probablement plus sûre. »
Il dit [..........] . Vive le colonel Bourras, nous reconnaissons le brave chef qui nous a toujours si bien commandé. Nous partons, gravissant les pics les plus escarpés, nous rampons plutôt que nous marchons sur les pentes les plus rudes, et après trois quarts d'heure de marche nous arrivons sur la lisière du bois qui nous séparait du poste ennemi. Là nous recevons les ordres: chaque sous-officier à la tête de sa subdivision et chaque caporal à la tête de son escouade ne devait abandonner son poste.
Le brave capitaine Olcheski se tenant l'entrée du bois adressait des paroles encourageantes à chaque franc-tireur qui passait devant lui, lui serrant affectueusement la main. « Courage, disait-il, mon brave, aujourd'hui, rude combat! » Les hommes séparés les uns des autres par un intervalle de cinq ou six pas marchaient dans le plus grand silence, la main gauche sur le sabre pour empêcher de faire découvrir par le moindre bruit que nous étions là. Peu peu nous arrivons au bas du petit monticule d'où on voyait le pont, et arrivés tous à la sortie du bois nous gravissons au pas de course et en tirailleurs la rampe un peu fatigante de la colline.
La deuxième compagnie commence le feu sur l'aile gauche et les trois factionnaires tombent comme foudroyés. Cependant la première sentinelle avait eu le temps de faire son coup de feu et la balle passa entre le caporal Marmer (il était caporal) et moi. Gare, lui dis-je, entends-tu? Oui, dit-il, tu n'as donc pas été touché. Je ne me souciais pas de répondre. Notre compagnie formant l'aile droite passa de l'autre côté d'un petit bois de chênes d'où l'on pouvait voir bien facilement deux colonnes considérables qui avançaient comme un seul homme une distance de 800 mètres.
Le bois était presque impénétrable: il était rempli de broussailles hérissés d'épines qui nous écorchaient les mains et la figure. Les pieds engouffrés dans la neige profonde, en cet endroit de un mètre, je traversais le bois en grommelant du mauvais passage et en brulant d'arriver à la tranchée pour faire payer avec usure à l'ennemi le sang qui jaillissaient de mes égratignures.
Le capitaine d'état major qui nous commandait nous fit retrancher derrière des monceaux de neige d'où il nous était facile de tirer sur la colonne. Je n'ai jamais entendu un feu aussi nourri que celui que nous soutînmes pendant deux heures. Et le capitaine de temps en temps s'écriait: « [...] mes enfants, les rangs s'éclaircissent! » A mesure qu'ils tombaient, ils se resserraient, et nous faisions feu avec un tel goût que pour beaucoup je n'aurais pas laissé ma place, tandis que j'avais déjà entendu se plaindre plusieurs de mes camarades qui souffraient horriblement de leurs pieds gelés dans la neige.
Je ne puis rien dire de la deuxième compagnie qui s'était portée sur la gauche. Il est sûr qu'elle fut beaucoup plus exposée que nous, car elle compta un mort et 5 ou 6 blessés, tandis qu'aucun de mes camarades de la première ne reçut une égratignure.
Cependant les Prussiens, attaqués ainsi l'improviste, cherchaient vers trois heures et demi à établir leurs batteries pour nous envoyer, selon leur habitude, quelques centaines d'obus et de boulets, mais à mesure que les chevaux étaient abattus devant les pièces, ils tombaient criblés de balles. Ce manège se continua jusqu'à cinq heures environ où notre vue obscurcie et se perdant dans le crépuscule du soir, ne pouvait si bien ajuster son but. Alors, les pièces bientôt montées commençaient à cracher, mais notre mission était finie, le sifflet se fit entendre et nous commanda la retraite. Cette retraite fut si bien combinée que, d'un petit nombre que nous étions ensemble, nous nous trouvâmes presque tous de l'autre côté du bois. Le petit capitaine d'état major l'avait conduite ainsi qu'il avait conduit la traversée du même bois avant l'attaque.
A la sortie, nous nous embrassions en nous disant: « Tiens, te voilà tu n'es donc pas mort? »
Les mains et la figure étaient teintes d'une couleur mêlée de noir et de rouge. C'était le sang et la sueur qui avait fait corps avec la poudre crachée par le Chassepot . On aurait dit de vrais sauvages.
En arrivant au village, nous reçûmes des félicitations du colonel qui s'était tenu avec une partie de son état major sur un monticule d'où il put observer tous nos mouvements et entendre nos feux de pelotons qui tuèrent à l'ennemi quelque chose comme 500 hommes.
« Cette journée vous fait honneur, nous dit-il, je vous rends justice encore aujourd'hui et je vous reconnais mieux que jamais comme de bons soldats. Attendons nous une attaque prochaine de l'ennemi. Courage et faites bonne garde, car il est peu près sûr qu'il cherchera nous prendre l'improviste. »
Il ne se trompait pas: en effet nous fumes pour ainsi dire surpris, le 18, dans Abévillers et cernés par plusieurs colonnes formant un effectif de 8 à 10 000 hommes. Le 16 et le 17, ils nous avaient été amorcés, mais connaissant leur intention le colonel nous ordonna de ne pas bouger, mais sans toutefois les perdre de vue un seul instant.
J'avais eu un moment l'intention de faire insérer dans un journal les comptes rendus de nos combats, mais les affaires se sont passées de telle sorte, et si malheureusement pour nous, que je voudrais pouvoir oublier tout d'un coup les calamités qui sont tombées sur notre pauvre France. Qu'en dîtes-vous, monsieur Charton? Mais attention, ce n'est pas les quelques lignes que je vous envoie qui auraient figuré sur les feuilles publiques. Ces résumés sont entre nous. C'est fait à la hâte et raconté comme si je vous le disais assis tranquillement à ma place accoutumée devant un poêle qui m'a rendu de si grands services, et au milieu d'une famille dont les souvenirs me seront toujours chers.
C'est ainsi que je le raconte à la maison, en y ajoutant de petits incidents qui ne peuvent entrer ici.
J'ai vieilli de caractère pendant cette campagne. Madame Charton a bien raison de dire que les privations et les souffrances apprennent à réfléchir, et à mieux connaître ce que c'est que de n'avoir manqué de rien.
Quand les privations et les souffrances sont finies, on est comme un malade, qui, rendu à la santé, la trouve plus délicieuse qu'avant de la perdre.
Aussi je me propose de recouvrer dorénavant le temps donné exclusivement à une vie errante et guerrière, et croyez que je ne perdrai pas un seul instant la Corne qui m'attend au bout de la carrière, et si, à la fin de la lutte, une récompense quelconque vient couronner les efforts que j'y aurai consacrés, voilà dirai-je ce que tu as fait et je serai content.
En attendant que cette dame la Fortune daigne nous sourire un instant, je vous souhaite d'abord un prompt et long débarras de ces voleurs d'Allemands, et puis une tranquillité que rien ne vienne troubler.
Ne vous étonnez pas si je ne vous parle des conditions de la paix (8), je ne peux y penser sans frémir.
Je crois qu'il est temps d'en finir. Je ne m'aperçois pas que vous baillez et que l'heure de faire autre chose s'approche: mes paupières s'appesantissent et ma lampe n'éclaire presque plus. Cette nuit je vais rêver au prompt rétablissement des affaires en France et à la réalisation heureuse des projets de ceux qui veulent du bien.
Allons, patience, l'horizon se colore de pourpre et nous promet un beau jour. Plaise à Dieu qu'à midi le ciel ne se couvre de nuages et ne vienne vomir sur nous un orage que nous craignons et qui surpasserait peut être en ravages celui qui vient de passer.
Je croyais pouvoir envoyer aujourd'hui ma photographie, mais l'artiste n'a pas été prêt. Maria recevra avec les portraits le récit du fameux combat du 18 et de la continuation de nos souffrances jusqu'à l'heureux jour où j'ai pu me jeter dans les bras de mes parents.
Agréez, monsieur Charton, l'assurance de mes sentiments affectueux et dévoués,
E. Salètes
Quelques remarques :
1- Toute l'ambivalence des sentiments de l'époque : l'envie de paix mais pas à n'importe quel prix. C'est l'esprit du 18 mars (insurrection contre Thiers) qui se trouve ici résumée.
2- Attitude typique des combattants après la guerre : leurs carnets sont souvent écrits a posteriori. Ce qui fait de leurs récits, des souvenirs bien plus que des chroniques.
3- Situation qui témoigne du manque de soutien populaire, réalité qui ne permettait pas d'espérer un retournement national, moins encore le succès de la guerre à outrance.
4- Marque de la médiocrité des fameuses Godillot ? Le cas de Badié ne fut pas isolé !
5- Remarque qui témoigne des limites des témoignages fournis par les correspondances !
6- Dans ces deux paragraphes sont résumés ce qui fit la différence entre les deux armées : la française héroïque, sûre de sa force "à la baïonnette", la prussienne plus méthodique, s'appuyant sur la supériorité de son artillerie.
7- Tous les reproches de l'après guerre ici résumés : pour les soldats, les officiers furent des incapables donnant des ordres absurdes ; pour les officiers, les soldats manquant d'instruction se comportèrent mal au feu.
8- Indemnité de 3 milliards et perte de l'Alsace-Lorraine du Nord.