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Dans cette page, vous trouverez des extraits de documents concernant la guerre de 1870 et accompagnés de mes commentaires. Ils ont vocations à illustrer mes articles ou les différentes hypothèses que je peux émettre. 

Nérée Quépat : notes impertinentes prises pendant le siège de Paris

Une lettre du 29 août 1870, postée de Carignan (près de Sedan)

Journal d'un voyageur pendant la guerre (George Sand)

Une guerre idéologique : paroles d'Elisée Reclus.

 

Nérée Quépat : notes impertinentes prises pendant le siège de Paris 

Homme instruit (il fréquentait le Collège de France), Nérée Quepat fait partie de ses nombreux Parisiens qui notèrent leurs impressions pendant le siège de Paris. Il en commence la rédaction le 10 octobre 1870 et poursuit ce travail jusqu'à la fin du siège. Le regard impertinent de ce témoin justifie à lui seul l'intérêt qu'on peut porter à ses observations, ne serait-ce que par simple curiosité. Certaines, toutefois, s'inscrivent si bien dans le cadre de mes recherches présentes que je ne résiste pas à l'envie de mettre en ligne quelques morceaux choisis accompagnés de mes commentaires.

les notes de Quépat

Mes commentaires

10 Octobre

La maladie qui sévit actuellement avec le plus d’intensité, n’est ni la petite vérole, ni le typhus ni la dyssenterie, c’est tout bonnement la stratégiomanie. Cette maladie est généralement incurable ; toutefois on réussit souvent à procurer quelque soulagement aux personnes qui en sont atteintes, en leur donnant du papier, des plumes et de l’encre à discrétion...

20 octobre

La confiance inouïe de la population parisienne n’est, selon moi, nullement admirable comme le prétendent les chercheurs de popularité - pour tout observateur sérieux et impartial, cette confiance est composée en grande partie de présomption et d’insouciance ; ces deux défauts se rencontrent à des degrés différents chez presque tous les parisiens. Les Parisiens voient en ce moment les choses comme ils désirent qu’elles soient et non comme elles sont réellement ; émettez leur des doutes motivés sur le succès final de la guerre, ils ne vous écouteront pas, ou bien ils se mettront en colère, ils vous traiterons de peureux, de trembleur, de vendu, de Prussien même.

 

4 décembre

Le soir d’une bataille, on peut lire dans les journaux des anecdotes vieilles de cent ans, des anecdotes qui ont été imprimés sous le 1er empire ou la Révolution. Des journalistes qui n’ont jamais assisté à un combat de leur vie et qui seraient incapables de supporter une piqûre de guêpe, vous débitent sur les blessés les blagues les plus grotesques. A les en croire, aucun d’eux ne se plaindrait ; tous supportent leur douleur en riant, fument leur pipe pendant qu’on leur extrait une balle, qu’on leur coupe une jambe ou un bras, et le reste à l’avenant. Parlez donc sérieusement, messieurs les journalistes ; laissez une bonne fois de côté ces clichés démodés ; criez donc bien haut que la guerre est chose abominable, que les blessés pleurent et ne rient point. Au lieu de chercher à atténuer les conséquences de la guerre, faites les ressortir avec franchise et vous en dégoûterez les peuples et vous aurez accompli une bonne action.

 

29 décembre

Un des phénomènes psychologiques les plus curieux du siège, c’est l’explosion de confiance que provoque parmi la population l’annonce de chacun de nos nouveaux revers en province. Elle n’a pas l’air de s’en préoccuper autrement et d’y attacher u ne grande importance. La mauvaise nouvelle est répandue le matin, commentée dans la journée, et le soir personne n’y pense plus. Cette sérénité imperturbable que les journaux et le gouvernement font tout leur possible d’ailleurs pour entretenir, doit-elle être taxée d’héroïsme, de légèreté, d’insouciance ou de présomption ?

C’est ce que nous ne nous chargeons point d’expliquer.

 

29 décembre

Le journal le temps d’aujourd’hui renferme un article de fond, non signé dans lequel, après avoir exposé la triste situation où nous nous trouvons, conseillant au Gouverneur de Paris de tenter de nouveau u ne trouée, l’auteur anonyme de l’article s’écrie : « Qu’on n’objecte pas l’impossibilité ; elle n’existe pas ici, et dans tous les cas, ce ne sont pas deux ou trois efforts partiels que l’on a tentés qui auraient pu démontrer l’inutilité de ces tentatives ; personne ne comprendrait qu’une armée, égale en nombre à l’armée assiégeante, ayant sur celle-ci l’avantage énorme des surprises possibles et la certitude d’une plus grande rapidité de concentration, ne parvint à la forcer quelque part. Ce serait, nous n’hésitons pas à le dire, un fait inouï dans l’histoire militaire ». Voilà une de ces phrases à effet comme en font les gens qui écrivent leurs articles au coin de leur feu en sirotant un verre de vin chaud.

Ah ! monsieur le journaliste, vous appelez « efforts partiels » les deux grandes batailles livrées le 30 novembre et le 2 décembre sur les bords de la Marne ! Efforts partiels ces deux batailles où les Prussiens avouent avoir éprouvés des pertes considérables ! si nos généraux après ces combats ont repassé la Marne, sans vous demander votre avis, c’est qu’apparemment ils avaient de sérieuses raisons pour agir ainsi ; c’est que leur jeune armée, peu habituée à la fatigue, n’était pas en état, après ces luttes, de faire face à une nouvelle attaque de l’ennemi. C’est qu’elle était épuisée par le froid si intense qui sévissait alors, par la fatigue, par l’insuffisance de nourriture ; c’est que les travaux défensifs exécutés à Chennevières par l’ennemi étaient presque imprenables.

La stratégiomanie pendant naturel de la trahisomanie qui sévissait ? L'accusation de "trahison" n'avait-elle pas d'égale la propension des Français à prétendre savoir ce qu'il fallait faire ?

 

 

 

A une semaine de la chute de Metz, Quépat témoigne de l'irréalisme des Parisiens ; une analyse qui peut expliquer l'ampleur de la colère du 31 octobre ? A se faire trop d'illusions, n'ont-ils pas fait le lit de leur propre incompréhension ?

 

 

Au delà du parti pris "pacifiste" de Quépat, je souligne ce passage dans la mesure où il illustre comment pouvait s'opérer le processus de "déréalisation" de la guerre (voir article à paraître prochainement). Outre l'atténuation de la violence dans les textes des combattants (lettres et souvenirs) qui s'explique par le souci des soldats d'oublier leurs peurs ou de na pas effrayer leurs proches, on voit comment le phénomène peut être amplifié par le lyrisme patriotique de la presse. Une étude plus systématique des Journaux serait à ce titre intéressante à mener. 

Cet avis fort sévère est facilement observable quand on lit les carnets et journaux des Parisiens pendant la guerre. Le mois précédent la chute de Metz est symptomatique à ce sujet : plus les mauvaises nouvelles arrivaient (Strasbourg, Toul, Châteaudun, échecs autour de Paris) et plus le moral montait, préparant l'excès de colère du 31 octobre (voir le blocus de Metz vu de Paris) .

 

Dans cet autre commentaire en date du 29 décembre, Quépat pose la question qui valait aussi pour l'armée du Rhin bloquée dans Metz : comment briser un blocus sans aide extérieure et quand l'adversaire retranché dans ses positions dispose de la supériorité sur une armée affaiblie ? Le journaliste dénoncé ici tient le même discours que de nombreux soldats bloqués dans Metz. Trochu qui n'a pas mieux réussi que Bazaine n'a pourtant pas été jugé de la même façon !

 

Quepat, Nérée :simples notes prises pendant le siège de Paris, Paris Ernest Thorin 1871 ; 42 pages. 

 

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Une lettre du 29 août 1870, postée de Carignan (près de Sedan)

Propriétaire d'une usine à Messempré-Carignan près de Sedan, Etienne Joseph Fort s'y trouvait le 29 août 1870, à la veille de la bataille qui allait décider du sort du second empire. Il revenait de Metz où il s'était rendu quelques jours auparavant pour y voir l'armée française. Il y était arrivé le jour même de la bataille de Borny et assista à la bataille de Rezonville le 16, juste avant de retourner chez lui (le 18) et d'échapper ainsi au blocus de la ville. Quelques jours plus tard, il adresse un courrier au maire de Decize, M. Decrais, pour lui faire part de sa volonté de s'engager malgré les réticences de son père. Voici un court extrait de cette lettre. 

Messempré-Carignan, le 29 août

 

(...) Après une feinte retraite, il (général Lebrun) les aurait attirés dans un endroit choisi et là, après un combat acharné, il les aurait contraintes à se rendre. Vingt mille prisonniers et 43 pièces de canons seraient le prix de ce coup audacieux, le commencement de nos opérations dans les défiles, les coupe-gorges de l’Argonne.

La nouvelle ce matin ne nous a pas été confirmée, mais j’ai tout lieu de croire qu’elle est exacte, quoique peut-être entachée d’un peu d’exagération.

Dans quelques jours, demain peut-être, nous verrons à quoi aboutiront tous ces combats sur lesquels le silence semble se faire. De Mac Mahon veut à tout prix rejoindre Bazaine, enfermé dans Metz ; il ne faut pas qu’il perde un instant.

Il menace déjà l’armée de Frédéric-Charles ; qu’il l’attaque et la culbute, car le Prince royal, qui s’avançait sur Paris, rebrousse promptement chemin et, si un coup décisif n’est pas frappé avant qu’il ait rejoint Steinmetz et Frédéric-Charles, nous courons grand risque d’essuyer encore une défaite (...).

 

Lettre publiée in 

FORT, Etienne Joseph : Un gadz'arts franc-tireur ; scènes vécues de la campagne de 1870-1871. 

 Librairie des Facultés E. Muller, Paris 1934 ; 370 pages.  

 

Cette lettre est intéressante à divers titre. Elle témoigne de la diffusion des rumeurs (le succès supposé du général Lebrun) ou de l'optimisme à toutes épreuves de nombreux Français de l'époque (dernier paragraphe) ; elle contient surtout un détail intéressant : Ce 29 août, Émile Frost sait que Bazaine est "enfermé dans Metz" (C'est nous qui soulignons dans le texte de la lettre). Lui-même était encore sur place le 18, le jour même où l'armée du Rhin échouait à Saint-Privat et se faisait bloquer. Ce témoin a ainsi connaissance de ce que toute l'armée de Chalons, et Mac Mahon à sa tête, ignorait et ne cherchait pas à savoir. Depuis 10 jours, en effet, le duc de Magenta aurait dû chercher à s'informer sur le sort de Bazaine. Sans nouvelle de celui-ci, il définissait sa marche en fonction de rumeurs et suppositions faites sur la base des rares dépêches reçues de Metz (voir le témoignage de Vaulgrenant). Le fait de n'avoir aucune nouvelle de Bazaine aurait dû l'obliger à envoyer des émissaires à sa rencontre. Et la question se pose : était-il si difficile de se renseigner sur ce qu'un simple citoyen résidant près de Sedan pouvait savoir ? Certes, tous les Français n'étaient pas aussi avertis que Emile Frost ; on mesure là, toutefois, toute la faillite du système de renseignements des armées françaises de 1870 !

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Journal d'un voyageur pendant la guerre

Durant la guerre, George Sand a en effet tenu son journal, publié ensuite sous le titre de Journal d'un voyageur pendant la guerre. Ce texte est riche de remarques concernant la vie politique de l'époque ou la guerre. Dans la perspective de nos recherches, l'écrivain développe surtout une réflexion concernant le maréchal Bazaine qui mérite d'être soulignée. Voici quelques extraits de ce qu'elle écrivait le 13 octobre 1870, 15 jours avant la capitulation de Metz.

L’affaire Bourbaki reste mystérieuse. On dit que tout trahit même Bazaine, ce grand espoir, ce rempart dont l’écroulement serait notre ruine. Trahir ! l’honneur français serait aux prises dans les faibles têtes avec l’honneur militaire ! Celui-ci serait la fidélité au maître qui commandait hier ; l’autre ne compterait pas ! le drapeau représenterait une charge personnelle, restreinte à l’obéissance personnelle ! La patrie n’aurait pas de droit sur l’âme du soldat ! (...) 

C’est par le résultat que nous jugeons la conduite des généraux, et chaque juge en décide à son point de vue. (...) A qui donc appartient le militaire ? au pays ou au souverain du moment ? Il serait assez urgent de régler ce point car il peut arriver à chaque instant que le devoir du soldat soit de résister à l’ordre de la patrie, ou de manquer à la loi d’obéissance militaire par amour du pays[1]. Rien n’engage en ce moment le soldat envers la République ; il ne l’a pas légalement acceptée. Avez vous la parole des généraux ? Je ne sache pas qu’on ait celle de Bazaine, et le gouvernement ignore probablement s’il se propose de continuer la guerre pour délivrer la France ou pour y ramener l’empire au moyen d’un pacte avec la Prusse[2].

Un général n’est pas obligé, dit-on, d’être un casuiste. Il semble que le meilleur de tous serait celui qui ne se permettrait aucune opinion, qui ne subirait aucune influence et qui, faisant de sa parole l’unique loi de sa conscience, ne céderait devant aucune éventualité. Si Bazaine se croit lié à son empereur et non à son pays, il prétendra qu’il peut tourner son épée contre un pays qui repousse son empereur. Je ne vois pas qu’on puisse compter sur lui, puisqu’il est le maître absolu dans une place assiégée où il peut faire la paix ou la guerre sans savoir si la république existe[3], si elle représente la volonté de la France[4]. S’il a l’âme d’un héros, il se laissera emporter par le souvenir de nos anciennes gloires, par l’amour du pays[5], par la fierté patriotique ; sinon  un de ces matins, il se rendra en disant comme son maître à Sedan : « je suis las ».

Ou il fera une brillante sortie au cri de « mort à la république ! ». Et s’il avait la chance de gagner quelque grande victoire sur l’Allemagne, que ferait la République ?[6] Elle a cru l’avoir dans ses intérêts, parce qu’elle a désiré lui voir prendre le commandement, parce qu’elle a placé en lui sa confiance. Il ne lui en a pas su gré, il la trahit ; mais je suppose qu’il délivre la France. Comment sortir de cette impasse ? Nous battrions contre ces soldats qui battraient l’étranger ? y aurait-il un gouvernement pour les mettre hors la loi et les accuser de trahison ?[7] Notre situation est réellement sans issue, à moins d’un miracle. Nous nous appuyons pour la défense du sol sur des forces encore considérables, mais qui combattent l’ennemi commun sous des drapeaux différents, et qui ne comptent pas du tout les abandonner après la guerre. Le gouvernement a fait appel à tous, il le devait ; mais a-t-il espéré réussir sans armée à lui, avec des armées qui lui sont hostiles, et qui ne s’entendent point entre elles ? Ceci ressemble à la fin d’un monde. Je voudrais pouvoir ne pas penser, ne pas voir, ne pas comprendre. Heureux ceux dont l’imagination surexcitée repousse l’évidence et se distrait avec des discussions de noms propres ! Je remercierais Dieu de me délivrer de la réflexion ; au moins je pourrais dormir.

Notes :

[1] La réponse semble évidente aujourd’hui ; elle ne l'était manifestement pas en 1870. George Sand la pose ; mais Bazaine aussi a du se la poser, et beaucoup d'autres dans son entourage. Pour le maréchal, elle se double d'une autre problématique : comment pouvait-il trancher la question soulevée par G. Sand à partir du moment où le nouveau souverain (le gouvernement de la Défense nationale) ne lui faisait pas connaître ses projets ?

[2] G. Sand soulève là une deuxième question décisive. Bazaine a-t-il reconnu la République ? Oui, dans un premier temps ; puis il semble s'être ravisé, encore que rien ne soit très clair sur ce point et qu'il ait été en droit de s'interroger dans la mesure où il ne recevait aucun signe de Paris ni de Tours. Autre interrogation cruciale évoquée par G. Sand : que se passe-t-il si Bazaine poursuit la lutte, réussit une sortie puis, ayant repris en main l’armée, parvient à vaincre ? Quelle image devient la sienne si, fort de sa victoire, il rétablit dans le même temps l’Empire ? Héros car sauveur de la Patrie ou traître parce que fossoyeur de la République ? Sur quelle base a-t-il finalement été jugé a posteriori ?

[3] De fait, il ne sait rien d’elle puisqu’elle ne se manifeste pas ! Quand à G. Sand, elle fait ici état d'une lucidité que la Défense nationale n'aurait pas eu puisqu'elle s'est estimée trompée (trahie) par Bazaine au lendemain de la capitulation de Metz. Mais faut-il croire à tant de naïveté de la classe politique ? Les mémoires de Mme Adam, épouse du préfet de police de Paris, et d'autres témoignages comme Georges Cavalier (dit "pipe-en-bois"), un proche de Gambetta, montrent que l'analyse de G. Sand était bien partagée !

[4] Ce qui était alors impossible à savoir.

[5] Amour qui pouvait le conduire tout autant à vouloir la paix pour lui éviter des souffrances inutiles.

[6] Paradoxalement, la capitulation de Metz aurait donc servi la République ?

[7] G. Sand a raison : une victoire de Bazaine n'aurait pas permis sa mise en accusation ; mais ne convient-il pas de poser la question inverse : n'a-t-il pas été accusé de trahison parce qu’il avait perdu !?

Cet extrait est intéressant dans la mesure où il montre que la problématique soulevée pouvait être posée dès 1870, avant même la capitulation de Metz. Alors de deux choses l’une : soit les contemporains se sont posés la question ; mais ils n’ont pas agi en conséquence, ils ont laissé faire. Pourquoi ? Soit ils n'ont pas compris ; ils se seraient ainsi montrés incompétents, naïfs ou inconscients ! Est-ce bien crédible ?

Peut-on, par ailleurs, être vainqueur en ayant eu tort ? Les propos de George Sand invitent à le penser.

 Une guerre idéologique : paroles d'Elisée Reclus.     

Le 6 novembre 1870, au lendemain des élections qui confortèrent le gouvernement de la Défense nationale après la crise du 31 octobre, Elisée Reclus écrivait à Mme F*** :

 

"Ma dernière lettre te disait que je n’ai pas grande confiance : le gouvernement s’est montré d’une telle mollesse, d’une telle impéritie militaire, les chefs plus encore que les soldats, ont donné une telle preuve d’inertie qu’on ne peut guère espérer le succès ; mais les dernières élections municipales me font avoir confiance dans le maintien final de la République. Que nous importerait alors de perdre l’Alsace et la Lorraine ; car, si la République subsiste, l’Allemagne elle même, avec l’Alsace et la Lorraine, entrera dans la Confédération des peuples libres.

Nos désastres n’auront donc pas été sans une grande compensation et notre dévouement aura eu son utilité. Il y a bien trois semaines que j’étais inscrit comme volontaire, et c’est aujourd’hui seulement que j’ai dû passer en conseil de révision. Tu vois qu’on ne se presse pas. S’il faut encore trois semaines pour m’équiper, j’aurai le temps d’attendre la fin du siège".

 

Ce texte est très révélateur de l'état d'esprit de l'époque et il illustre bien la modernité de la guerre (du moins dans la première partie de son déroulement). J'ai pris la liberté de surligner cette phrase terrible : "que nous importerait alors de perdre l'Alsace-Lorraine". Cet aveu n'a rien d'anodin, d'autant que la lecture des textes de l'époque (journaux intimes, lettres) montre que l'idée ici exprimée était assez bien partagée dans les milieux républicains modérés. Le propos de Reclus est très clair : ce qui lui importe n'est pas (ou plus) le résultat militaire de la guerre (la victoire de la France), mais celui politique ou idéologique (le triomphe des idéaux de la Révolution). A ce titre, la guerre de 1870 apparaît bien comme un conflit moderne, un affrontement dont le but n'est plus la seule affirmation d'une puissance ou une conquête territoriale, mais une bataille au terme de laquelle doit s'imposer un modèle de société. C'était vrai pour les Allemands en quête de leur unité nationale ; le fait l'est aussi pour les Français qui en furent victimes : si l'objectif idéologique a réuni les peuples germaniques autour de la Prusse, il divisa les Français qui, partagés en monarchistes (légitimistes ou orléanistes), bonapartistes, républicains (modérés ou conservateurs), communards (eux aussi divisés entre différentes factions), se déchiraient sur la nature du régime qui devait convenir au pays. 

Cette dimension idéologique de la guerre dont les effets ont été essentiels sur l'issue de celle-ci est un élément supplémentaire plaidant pour cette "modernité" su laquelle nous avons déjà tenté de réunir un certain nombre d'arguments. Voir, sur ce site "la modernité de la guerre de 1870" et l'article mis en ligne en mai : "retrouver l'autre guerre" (à paraître, j'espère, d'ici la fin de l'année).

 

La brutalité de la guerre,  Eugène Balleyguier (Journal d'un parisien. Paris Lachaud 1872), en témoigne aussi, en date du 23/10/70 :

 

Cette guerre ne ressemble pas aux guerre du 1er empire, où l’élégance et la pompe militaire se joignaient aux fureurs momentanées des combats ;aujourd’hui point de riches uniformes, de panaches et de dorures (...) on ne lutte plus pour la gloire, en effet ; deux peuples se heurtent avec une pensée profonde : l’abaissement, l’anéantissement peut-être de l’un des deux et, pour en finir plus vite, ils se servent d’engins de guerre aussi formidables qu’aveugles, la mitrailleuse aux trente coups simultanés, et le canon rayé qui couche les hommes par files, par bandes, même sans les voir ! Avec ces instruments de destruction, n on seulement plus de valeur, mais plus de talent (...) on masque des mitrailleuses derrière un bataillon ; le bataillon s’ouvre tout à coup et, en quelques décharges, on fauche des centaines d’hommes ; - ou l’on cache son armée dans les bois : devant, on range des canons, et à une longue distance, on abat les escadrons de cavalerie au galop, avant même qu’ils puissent approcher. Voilà à quoi se réduit tout le génie d’un général, voilà à quoi sert la plus grande vaillance.

 

Une réflexion qui trahit en outre une certaine forme de nostalgie pour la "guerre ancienne" qu'entretenait sans doute nombre d'officiers supérieurs. Cette nostalgie a-t-elle été à l'origine de leur "impéritie" ?

 

 

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