UNION SACRÉE : LA CERTITUDE (présomptueuse ?) DE LA VICTOIRE

Jean-François Lecaillon

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Juin 2002 - A l'occasion de la réalisation d'un ouvrage (à paraître en octobre 2002) sur la campagne de l'été 1870 racontée par les soldats, m'est venu l'idée de l'article qui suit. Entre les deux guerres (1870 et 1914), les parallèles sont faciles (cf. regards croisés), bien des situations se répètent... Le déclencheur de cet article fut le texte du docteur Challan de Belval qui évoque une véritable "union sacrée" dans le sens donné au concept en 1914. Mais, de même que cette "union sacrée" de 1914 couplée avec l'idée de départ "la fleur au fusil" a été partiellement remis en cause par l'historiographie, de même on peut se demander si les comportements observés à une époque et qui ressemblent à une autre ne peuvent pas s'interpréter pareillement. Dans quelle mesure 1914 éclaire 1870 et vive-versa ? Les occurrences et conclusions différentes entre les époques ne masquent-elles pas, en partie, l'authenticité de même sentiments, attitudes ou réalités ; l'analyse plus détaillée ou critique pour rechercher le sens de ce qui se ressemble sans être pour autant semblable ne peut-elle pas aider à mieux comprendre chaque époque ?

 

Tout le monde ici est enflammé, tous crient : la Prusse, la Prusse ! Hier, à la marche militaire, la musique a joué la Marseillaise, tout le monde sautait malgré les 60 livres qu’on avait sur le dos. Je voudrais que vous fussiez là quand une nouvelle dépêche arrive, on ne s’entend pas ; nous courons tous au râtelier d’armes, et crin-cran les culasses mobiles, on renverse les lits, on se bat, on se roule, les sergents veulent intervenir, on leur f… la porte au nez, la discipline se relâche, on ne voit plus tant de punitions (…) le soldat français quand on lui parle de guerre veut tout massacrer. Tels sont les propos que tient Henri Serpollet dans la lettre qu’il adresse à sa famille le 21 juillet 1870. Depuis deux jours, la France est en guerre contre la Prusse et dans tout le pays la mobilisation se fait dans l’enthousiasme, la confiance. La France ne peut pas perdre la guerre et c’est en chantant la Marseillaise ou aux cris de « A Berlin ! A Berlin ! » que partent les soldats.

Pour se convaincre de l’authenticité d’un tel élan national, on n’a que l’embarras du choix : mieux encore que les multiples « souvenirs » et « mémoires » publiés pendant toute la fin du 19ème siècle mais qui peuvent avoir subi quelques retouches a posteriori, lettres et journaux intimes trahissent un élan qui étonne les rapporteurs eux-mêmes. Ainsi Geneviève Breton confie-t-elle à son journal intime (le 22/7) combien elle est impressionnée (et elle est loin d'être la seule) par la Marseillaise entonnée ce jour là à l’opéra : « il y a un fluide, je ne sais quoi d’électrique. Amour sacré de la Patrie. Ce mot seul fait naître des sentiments profonds, respectables ; il suscite des dévouements inconnus, des vocations spontanées. Je remercie Dieu de m’avoir montré quelque chose d’autre que ce que les hommes m’avaient accoutumée à voir ; cette salle d’opéra non pas mondaine, mais humaine, mais transformée, divinisée ». Quelques lignes plus loin, elle s’effraie de sa propre émotion, de cet élan qui lui fait oublier les moments pénibles de l’existence : « J’ai compris que je me laissais prendre à une fausse liberté, qu’on profanait la Marseillaise, qu’on la détournait de son but et que l’âme de Rouget de l’Isle » précise-t-elle. Pour autant, elle ne résiste pas à l’enthousiasme qui la conduit à se sentir « différente » et « changée ». Quand, trois jours plus tard, son ami Albert part revêtu de ce « ridicule » uniforme de Turco qu’elle définit comme un « habit de renoncement suprême », elle ne cache pas ses larmes et revient à des sentiments plus critiques ; lesquels, cependant, n’en rendent que plus formidable la ferveur collective à laquelle elle n’a pas résisté ; pas plus elle que Lucile Le Verrier qui exprime exactement les mêmes sentiments ambivalents. Réactions de femmes ? Les hommes se montrent en effet plus virils ou s’expriment de manière à le faire penser. Alexandre de Mazade qui se sent des « ardeurs et des fureurs toutes françaises » (20/7) en est un bon exemple.

Certes, quelques réticences s’expriment, émanant souvent d’officiers de carrière comme le capitaine Lombard qui, dès le 17, se désolait au spectacle de ceux qui partent joyeux et contents alors que beaucoup ne reviendront pas ; le lieutenant-colonel Meyret est plus inquiet encore : le 19, il confie à son carnet les « mauvaises impressions » qu’il ressent. « je suis mécontent de ce faux enthousiasme, de ces cris de commande qui me poursuivent jusqu'à cette rue Chevert où l’on se croirait à Quimper Corentin » écrit-il. Il fait partie des esprits chagrins qui s’inquiètent parce que la France n’est pas prête et parce que son artillerie est inférieure à celle des Allemands. Dans les jours qui suivent, son carnet n’est qu’un relevé de lacunes, faiblesses et autres marques d’impréparation. Mais cet officier lucide (parmi d’autres) apparaît comme l’illustration même des exceptions qui confirment la règle. Si on en croit la presse, nombre de témoignages et une partie de l’historiographie du 19ème siècle, dans tout le pays on assisterait plutôt à un mouvement national préfigurant l’union sacrée de 1914. Le docteur Challan de Belval illustre parfaitement l’élan unanimiste qui traverse le pays : « Quel accueil sur notre passage ! Partout, les populations attendent les arrêts du train pour distribuer à nos soldats des vivres, du tabac, des cigares. Ah ! les braves gens que mes Comtois, et comme cela réchauffe ! A Montbéliard, mon camarade d’école, le docteur Tuefferd préside lui même les distributions. C’est un ancien médecin militaire. Il sait les exigences de la discipline ; il met de l’eau dans le vin. C’est bien nécessaire déjà ! Hier encore les ouvriers de Mulhouse étaient en grève. Aujourd’hui, dit-on, l’accord est complet avec les patrons. A Colmar, où nous rejoint le médecin major Thomas, l’enthousiasme déborde. A Bischwiller, comment résister ? ce sont des charmantes jeunes femmes qui remplissent nos wagons de fins cigares et de bouteilles cachetées. Officiers et soldats battent des mains. On s’échauffe facilement chez nous ! ». La référence à l’accord patronat - ouvriers est claire : c’est bien d’une véritable « union sacrée » au sens de 1914 qu’il s’agit ici. Dans cet instant magique du début de la guerre, quand l’enthousiasme balaie toute réflexion sur son passage, les divisions de classes, de goûts, d’intérêts… s’effacent. Seule subsiste l’irrésistible et universelle (sic) confiance dans la victoire annoncée. Ancien combattant des guerres de Crimée et d’Italie, le colonel Berthomier des Prost parle d’une vraie « guerre nationale » (lettre du 21/7). Ce sont des populations « entières » précise-t-il qui acclament le passage de son régiment : « Hommes, femmes, enfants, tout le monde était là » ajoute-t-il. « On peut dire que la France entière est debout et nous accompagne de ses vœux » renchérit le lieutenant Larbalétrier (lettre du 22/7). Dans toutes les villes qu’il traverse, ce dernier reçoit le soutien des populations de « toutes les maisons, de tous les étages, de toutes les fenêtres ». Le docteur Chauvin s’étonne de voir toute la population de Rennes réunie pour acclamer le départ du 17ème bataillon de chasseur (lettre du 24/7). « Et il paraît qu’il en est de même par toute la France » souligne-t-il encore. Témoignage du lieutenant Octave Mégard : « Nous traversons des villages, ou se trouvent beaucoup de fabriques de fer ; là encore l’enthousiasme est à son comble tout le monde se presse sur notre passage ». L’allusion aux « fabriques de fer » est une manière pour l'auteur de souligner que la classe ouvrière participe de l’enthousiasme général, ce qui selon lui n'irait pas de soi. A l’inverse, S. L. signifie à Henry Franck, son correspondant (lettre du 28 publiée par Alexandre de Mazade), que « des dames et des messieurs, ce qu’il y a de plus rupin, se faisaient un devoir et un plaisir de nous servir ». « Du plus riche au plus pauvre, chacun se montre jaloux de contribuer à une œuvre de fraternité et de dévouement » constate dès le 15 juillet la femme du procureur général à la cour de Paris, Mme Baroche.

Une foule de témoins disent le même élan ; plus probant encore que ces affirmations péremptoires qui peuvent dire, malgré tout, ce qui n’est pas vraiment, la grande variété des rapporteurs. Les divergences d’opinions ou d’appartenance sociale semblent peser fort peu sur la description de l’élan observé. Écrivains comme George Sand ou Gustave Flaubert, bourgeois du quartier latin (Henri Dabot), paysans (Aristide Couteaux, Charles Quentel),  hommes d’affaires (M. Josse), aristocrates et notables de province (comte de Comminges, Antonin Debidour), officiers supérieurs (général Desvaux, général Le Vassor de Sorval, colonel Leperche), subalternes (Jules Japy, Edmond Lambert, Laforest-Divonne) ou simples soldats (Alphonse Grenier, Emile Gluck, Jules Gilbert, Morin) font tous les mêmes récits ; les uns sont républicains, d’autres bonapartistes ou monarchistes ; fils de légitimiste et neveu d’un républicain, le sous-lieutenant Goislart de Monsabert, qui se montre assez neutre dans ses convictions, semble incarner la synthèse nationale ; pacifiste et philanthrope, Gustave Rousselot revient précipitamment de Suisse où il réside, prêt à prendre les armes pour défendre le bon droit des Français ; hommes ou femmes, jeunes ou plus âgés, tous affirment l’enthousiasme qu’ils rencontrent, que ce soit à Paris ou sur le trajet suivi par les troupes se concentrant sur la frontière.

Certes, dans ce contexte, il y a le silence des campagnes (les témoins paysans restent rares) et il y a tous ceux qui ne témoignent pas. Mais s’ils ne disent mots, c’est qu’ils consentent, non ? De lors, il semble bien que l'enthousiasme qui s’est manifesté en août 1914 s’est exprimé de même en juillet 1870, avec la même certitude affichée sur le visage ou dans la bouche de ceux qui parlent, le même élan et la même confiance : la France va gagner la guerre. Dans ce contexte, les soldats font des projets de victoire : « On devient fanfaron, raconte L. de Narcy. La gloire, l’avancement, les récompenses reviennent sur le tapis, et enhardissent les plus craintifs. Ce sera court, on se croit déjà vainqueur, on rapporte des lauriers. Courage ! nous serons tous dans un mois capitaines et décorés ! Je me laisse facilement persuader, je m’enthousiasme à mon tour et j’applaudis. Même observation d’un officier de la garde, en date du 19 : « Ce matin, le mess présentait un aspect inaccoutumé. Les conversations étaient animées. Chacun a fait ses projets de conquête et donné son plan d’invasion. Il n’est pas jusqu’au plus jeune sous lieutenant qui ne se voie gagnant une bataille et revenant général. Quelques rares camarades, que nous considérons comme des esprits chagrins, ont présenté en hésitant, des observations sur la faiblesse de nos effectifs. On leur a objecté victorieusement la déclaration formelle du ministre de la guerre : il ne manque pas un bouton de guêtre à nos soldats. D’ailleurs, est-ce que nous  ne serons pas, grâce aux vois ferrées, ralliés en quelques jours par les réserves ? Est-ce que notre ministre, nos généraux, l’Empereur, ne savent pas ce qu’ils font ? ».

 

Cet enthousiasme, pourtant, n’a pas duré    .... / ...

 

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