École des loisirs, mars 2014
182 pages

1. Je cède aux supplications de mon équipage

6ème jour d’octobre de l’année de Notre-Seigneur 1492, jour de la bienheureuse Sainte Foy.
Nous avons quitté les îles Canaries, que les Anciens appelaient “Îles Heureuses”, il y a tout juste un mois. Pourtant, aucune terre n’est encore en vue. J’espérais apercevoir les hautes pagodes de Cipango au bout de deux ou trois semaines. Les vagues courent, bondissent, virevoltent, se bousculent  comme des jeunes chiens, sans jamais se lasser.
L’océan me paraît de plus en plus vaste, ma caravelle de plus en plus petite. J’ai beau porter le titre de capitaine, je dois me contenter d’une cabine si étroite qu’un lapin la refuserait pour cage. “Pourquoi me traitez-vous de si cruelle manière ?” demanderait-il. “Je suis une créature de Dieu tout comme vous.” Pour la première fois depuis le départ, les craque­ments et les gémissements de la coque m’empêchent de dormir. J’entends aussi les dents pointues des rats qui grignotent doucettement les flancs du navire. Une sourde inquié­tude monte en moi peu à peu. La nuit n’est-elle pas plus noire que d’habitude ?
La voix du vent semble murmurer des paroles maléfiques : “Où vas-tu, Cristobal ? Pourquoi persistes-tu dans ton entreprise insensée ? Personne ne t’y oblige… Retourne, retourne !”
J’ai quarante ans, ces folies ne sont plus de mon âge. Si j’avais encore vingt ans ! Je naviguais sur les caraques ventrues des marchands génois. Nous bravions en riant les pirates féroces et les vents fantasques de la Méditerranée pour aller chercher du mastic sur les îles grecques. L’Océan ne nous effrayait pas. Nous passions le détroit de Gibraltar et remontions le long des côtes de l’Espagne, du Portugal et de la France jusqu’aux îles de Grande Bretagne, où nous vendions les draps bleus de Gênes, renommés pour leur solidité.
Le vent vigoureux de l’Atlantique est mon vieux compagnon. J’ai dompté son souffle rebelle pour aller et venir entre le Portugal et Madère, alors que je m’étais établi à Lisbonne. Après les lourdes caraques, j’ai manœuvré les lestes cara­velles. Je les ai menées aux Îles Heureuses, au Golfe de Guinée. J’ai connu les sauvages à la peau d’ébène qui ignorent les vêtements et n’ont jamais entendu la parole de Notre-Seigneur. Ils affrontent le lion avec l’arc et la flèche et portent ses griffes en collier.
Je me sens bien fatigué, par moments. Ces milliers de jours et de nuits passés en mer, à tenter de vaincre les éléments. Comme s’il était possible de vaincre Neptune… Lui résister vaillamment, voilà tout ce que nous pouvons faire. J’ai appris la sagesse des marins : réduire la voilure, tenir le cap et se réjouir de rester en vie.
Mes os sont aussi vermoulus que les pauvres lames de bois qui me gardent de l’abîme. J’ai trop navigué. Tant de mes fidèles équipiers ont péri dans les naufrages, ou bien sont morts des maladies sournoises qui rongent le corps des marins. Quand je me regarde dans un miroir, j’observe que le soleil, le vent et les embruns ont ajouté leur force érosive à celle du temps. Mes cheveux avaient la couleur et l’éclat d’un parquet de chêne bien ciré. Ils ont aujourd’hui couleur de cendre, comme si le parquet avait brûlé. Ma peau ressemble à celle d’une vieille tortue, marbrée et sillonnée de crevasses. Mes gencives se rétractent, si bien que mes dents paraissent grandir. Quand je ris, je ressemble à un âne.

Christophe Colomb rentre en Espagne et devient charpentier. Quand il regarde l’océan, il croit parfois entendre l’appel du large. Va-t-il repartir pour de nouvelles aventures?