Olivier Greif
Écrits sur la musique et les musiciens.

Sur Bach
Extraits du journal

Janvier 76
Je me plonge dans Bach, en ce moment.
J’aime cette musique plus que toute autre peut-être ; bien qu’elles soient toutes, sans
distinction, indispensables. Ne sont-elles pas toutes, populaires ou savantes, de toutes
contrées, l’émanation d’une même recherche et d’un même coeur ? Mais ce que j’aime chez
Bach, c’est d’une part sa douleur, qui est en même temps la plus éplorée et la plus retenue ; et
d’autre part, j’aime que sa musique existe à ce point dans le sentiment qu’elle exprime,
qu’elle ne peut en changer aisément, et qu’elle finit par créer en nous une véritable addiction.
Cela ressemble, je crois, aux régions les plus hautes de l’âme : de ressentir si complètement,
que nous parvenions à n’être plus que pure sensation.
Enfin, il me semble qu’entre cette musique et moi-même, il n’existe plus aucun barrage, et
qu’en quelque sorte je pourrais me fondre en elle.
Vous vous rendez compte ! Une musique qui nous fasse disparaître ! Ça, c’est de la magie !
Et si je ne me sens plus, je commence pourtant de sentir une paix merveilleuse m’envahir.
Une paix de pure inconscience, et qui est totalement objective, et dont je suis l’objet. Félicité
loin d’être vide, puisqu’on y perçoit des sons colorés, des objets et des paysages sonores ;
enfin une réalité qui, en les dépassant, englobe et confond tous nos sens ; de manière à ce que
lorsqu’on en revient, l’on ne puisse s’empêcher d’être hagard, confondu par tant de beauté, et
de trébucher un peu contre la réalité terrestre encore transfigurée qui s’offre à nouveau à nos
yeux.
Ainsi, il n’est pas rare d’entendre un fauteuil en si bémol majeur, de voir une odeur, ou bien
même de palper doucement l’étoffe d’un accord.
Le secret de l’interprétation des oeuvres instrumentales de Bach réside dans son utilisation de
la voix humaine.

Septembre 76
Chez Bach, c’est bien souvent par la symétrie que s’opère l’extraction la plus efficace de
l’émotion. Qui n’a pas éprouvé ce plaisir si subtil d’entendre dans le langage contrapuntique
le jeu de deux ou trois voix qui vont chacune leur chemin avec une logique inévitable ? (soit
qu’elles soient la réexposition exacte d’un thème entendu ailleurs ou son renversement ou son
traitement “en écrevisse” ou bien même elles sont reliées entre elles parce que l’une est le
renversement de l’autre ou son canon ou encore sa transposition à la tierce supérieure ; enfin
ce qui importe, c’est que ces différentes parties vont leur chemin horizontal selon la logique la
plus immuable, et que du même coup elles constituent un langage vertical non seulement
cohérent mais encore bouleversant).
Chez Bach, je sens aussi la tendresse et la compassion d’une mère, je vois la Vierge éternelle
partout présente. Il n’est pas de musique plus féminine que la sienne. Mais surtout, il n’en est
pas une seule autre qui ait compris combien la symétrie et la logique dans l’espace et dans le
temps pouvaient libérer les vannes de l’Émotion Divine et la rendre perceptible au plus grand
nombre

Février 80
L’interprétation au piano des oeuvres pour clavier de Bach est souvent victime d’une erreur
funeste des pianistes. Ces derniers essaient de recréer au piano la sonorité du clavecin et des
autres instruments à clavier de l’époque classique, au lieu de profiter des qualités que peut
apporter le piano : douceur, legato, plénitude du son, diversité des timbres. Il faut accepter
que l’on se livre ici à une transcription et non pas jouer du piano en prétendant ignorer que cet
instrument n’est pas seulement un clavecin amélioré ! Rappelons que lorsque Bach lui-même
transcrit une de ses oeuvres, telle l’extraordinaire transcription du premier mouvement de la
troisième partita pour violon en une sorte de petit concert d’orgue dans la Sinfonia
d’ouverture d’une de ses cantates, il tranche volontairement avec la sonorité d’origine et il
exploite à fond les nouvelles combinaisons qui lui sont offertes.

Janvier 91
De l’Offrande musicale, il n’y a plus grand-chose à dire qui n’ait déjà été dit, sinon que nous
touchons là à une des cimes de l’Histoire de l’Occident. Pourtant, tout au long de l’écoute de
ce chef-d’oeuvre des chefs-d’oeuvre, deux mots me sont revenus avec persistance, qui
semblaient résumer à eux seuls l’essence même de cette musique et la nature très particulière
de l’impression qu’elle produit sur nous, deux mots qui pourraient s’appliquer d’ailleurs à
toutes les oeuvres où Bach met sa merveilleuse connaissance de l’écriture contrapuntique et de
la forme de la fugue au service de l’émotion pure : abstraction lyrique.

Février 93
Les Variations Goldberg de Bach. Ce chef-d’oeuvre absolu porte en germe toute l’histoire de
la variation, de Mozart à l’op. 31 de Schönberg, en passant naturellement par la variation
beethovenienne et notamment par son plus beau cycle : les Diabelli qu’il annonce de manière
prophétique. Signalons par ailleurs à quel point la variatio 28 préfigure le Beethoven de
l’Arietta de l’op. 111.
Comme chacun sait, ce cycle consiste en une Aria suivie de trente variations, elles-mêmes
suivies d’une redite exacte de l’Aria initiale.
Oui ... enfin ... pas tout à fait. Car selon moi (et il s’agit, je le précise, d’un sentiment intuitif,
subjectif et nullement d’une position fondée sur une quelconque réalité analytique), les
Variations Goldberg sont construites sur ... deux thèmes.
Le premier, l’Aria bien sûr, que les ... 29 variations qui suivent commentent avec une
invention contrapuntique, harmonique, rythmique, instrumentale et mélodique inégalable.
Mais quoique presque chacune de ces variations puisse être considérée comme une petite
pièce possédant son autonomie (ce que corrobore d’emblée et de manière fort intentionnelle la
seconde d’entre elles avec son rythme binaire en opposition au rythme ternaire de l’Aria qui,
soit dit en passant, ne peut pas ne pas nous faire songer au 4/4 de la première des Variations
Diabelli
, – Alla Marcia maestosa –, en réaction si flagrante, presque provocante, contre la
superficialité insouciante de la valse de l’Autrichien), elles se situent dans leur ensemble
relativement à l’Aria de départ. En dépit de l’inépuisable imagination et de la superbe
indifférence qu’elles mettent à s’écarter (var. 15, 16, 25 etc.) du modèle auquel elles sont
censées être subordonnées (elles le font toutefois à l’intérieur d’un champ d’investigation à
dominante musicale, d’où les variations d’ordre psychologique ne sont pas absentes, certes,
mais où elles se plient – en dépit d’humeurs changeantes – aux exigences de la cohésion
émotionnelle et à celles du contrat tacite de “bonne conduite” auquel les lie leur appartenance
au domaine de la musique savante.
Mais voici qu’arrive la trentième variation, dans laquelle je vois le second thème de l’oeuvre
(je m’expliquerai là-dessus plus loin ...), et soudainement tout change ! Nous n’avons pas
affaire là seulement à un glissement d’ordre musical (il est d’ailleurs à peine perceptible à une
oreille non aguerrie), mais à une véritable rupture de ton psychologique.
De quoi s’agit-il ? D’un Quodlibet. Ou, comme nous le rappelle le Petit Larousse (qui ne
manque pas de souligner que le mot vient du latin quod libet, signifiant : ce qui plaît) d’une
“plaisanterie, d’une bouffonnerie vulgaire et injurieuse”. Diable, voilà qui tranche sur la haute
tenue scolastique de ce qui précède ! La musicologie a beau nous préciser que le terme
quodlibet s’applique à une composition faite de citations empruntées à des oeuvres différentes
(généralement populaires) en vue de produire un effet comique, que l’on en trouve dès les
débuts de la polyphonie occidentale, Carl Philipp Emmanuel Bach lui-même a beau nous
affirmer que les quodlibets improvisés étaient de tradition dans la famille Bach, on ne peut
qu’être étonné par une telle rupture de ton et tenter d’y voir, au-delà du clin d’oeil
humoristique et de l’hommage à la connivence familiale, un message codé d’une signification
plus profonde, quand bien même elle serait inconsciente.

Sur Bach et Beethoven
Journal

Janvier 82
Mettant de côté ce qui les rapproche et les sépare sur le plan musical ou musicologique, je
vois Bach et Beethoven comme les archétypes de deux attitudes mystiques, de deux positions
vis-à-vis du Divin, qui, bien qu’étant clairement différenciés, sont profondément complémentaires.
Ainsi Bach incarne-t-il selon moi la descente du Divin en l’homme, avec ce que cela implique
chez l’homme d’abandon à une volonté supérieure et d’acceptation d’un certain “ordre” du
monde comme expression de cette volonté, tandis que Beethoven représente la poussée
ascensionnelle de l’homme vers le Divin, avec ce que cela implique chez l’homme de
dépassement de soi vers un statut supérieur et d’éventuelle “rébellion” contre un certain
“ordre” du monde, jugé comme indigne de ce statut.
Chacun de ces deux maîtres atteint à un dialogue véritable avec le Divin. Mais autant ce
dialogue se fait chez Bach presque “malgré lui”, en un acte d’écoute intérieure et de
transparence quasi taoïste, autant chez Beethoven c’est surtout le compositeur qui parle et fait
avancer le dialogue...
Ainsi chez Beethoven, la musique n’accède la plupart du temps à la paix et à la joie qu’après
avoir pris la douleur de l’humanité à bras-le-corps et l’avoir porté jusqu’au Divin (chez
Beethoven, la paix est le plus fréquemment un apaisement, l’aboutissement d’une lutte), alors
que dans la musique de Bach c’est le Divin, prenant appui sur la “neutralité” du compositeur,
qui descend dans la souffrance de l’humanité, s’y identifie et la transforme de l’intérieur par
Sa compassion.
Rien de surprenant alors à ce que la musique de Bach soit si souvent considérée comme
“profondément sacrée” et celle de Beethoven comme “profondément humaine”. Au risque de
schématiser, j’ajouterai que Bach symbolise le Dieu qui se fait homme, et Beethoven
l’homme qui devient Dieu.

Sur Mozart
Journal

Septembre 78
Qu’est-ce que le sentiment du tragique chez Mozart ? C’est sa fugacité même. Prenez Médée
de Cherubini, par exemple. Il y a là aussi de la musique tragique, mais au bout de dix minutes
du même traitement, on se dit : “Je suis en train d’entendre de la musique tragique.” Petit à
petit, on s’installe dans le confort de cette situation, un sentiment qui s’allie bien mal à
l’inconfort foncier du tragique. Et on est agité d’une grande sensation de soulagement parce
que la pérennité même du sentiment tragique nous assure qu’il s’agit bien là d’un opéra, de
théâtre. (Dans la vie, en effet, nous aurions bien vite essayé de dénicher l’espoir là où il se
trouve et par tous les moyens nous aurions lutté.) Il s’agit là d’un tragique académique, d’un
tragique de circonstance et de situations, des situations extérieures qui se rattachent à des faits
précis et extérieurs et auxquelles nous pouvons fort bien choisir d’échapper, surtout si nous en
ignorons le déroulement !
Mais chez Mozart, quoi qu’on en pense, le tragique n’est pas lié à des faits extérieurs, à des
situations précises. Il s’agit plus d’une sorte de mal de vivre, de nostalgie inhérente à l’être
humain, qui accompagne Mozart tout au long de sa vie et qui nous touche parce qu’elle est
apparemment sans raison extérieure ou personnelle et que donc elle peut advenir à tout
instant, et chez tout le monde.
Et de là vient la fugacité du tragique mozartien. Il est lié aux autres sentiments qui l’entourent
et il nous touche d’autant plus qu’il est perçu dans un environnement insouciant et qui donc
ne l’attend pas. Nous sentons bien qu’il ne durera pas, nous voulons retenir sa beauté et
l’émotion qu’elle nous procure, de même que nous ne sommes jamais sûr que l’insouciance
mozartienne ne sera pas rompue par quelque catastrophe ou plutôt par quelque aiguillon subtil
et distillateur d’un désespoir absolu, et d’ailleurs c’est à cette condition seulement que nous la
supportons sans la trouver jamais fade.
Nous avons là l’exemple type d’un sentiment musical lié à la perception du temps. Sa force
sur l’auditeur vient de ce que ce dernier sait que la période de temps pendant laquelle il pourra
en jouir est limitée. Jamais la sensation ne s’installe, jamais elle ne devient certitude et donc,
si on y réfléchit bien, jamais elle ne s’apparente vraiment à la personnalité humaine du
compositeur, permettant ainsi au plus grand nombre d’y être sensible.

Janvier 94
Plus un individu acquiert tôt une certaine forme de maturité, de profondeur de jugement, de
connaissance de la vie et des hommes, plus jeune il aime Mozart ; à moins évidemment que
ne s’oppose à cela une incompatibilité du goût.
À quoi cela tient-il ? Comment expliquer que l’on n’arrive pas toujours à Mozart
immédiatement, mais au terme d’un itinéraire souvent détourné et capricieux ? Je crois que
cela est dû à deux raisons principales.
Tout d’abord la musique de Mozart montre effectivement chez lui une connaissance
extraordinairement profonde de la vie et de la nature humaines. (À noter d’ailleurs qu’elle ne
nous propose ni un sens, ni un but à la vie comme celles de Bach ou de Beethoven. En cela
elle n’est absolument pas exemplaire – ou morale – et ne prétend ni au jugement ni à
l’enseignement. Elle se “contente” de dépeindre, d’exprimer – mieux qu’aucune autre avant
ou après elle – la complexité des sentiments humains, complexité qui tient surtout – si j’ose
dire – à leur interactivité. La musique de Mozart dit suprêmement l’ambiguïté de nos
sentiments et de nos émotions, comment – des plus primaires aux plus élevés – ils sont reliés
les uns aux autres. C’est à cela que correspond la capacité qu’elle possède de glisser d’un
sentiment à un autre, d’une couleur émotionnelle à une autre – les uns souvent opposés aux
autres – avec une telle facilité, une facilité que je qualifierais – pour reprendre un terme
qu’employait Salvador Dali à ce sujet – d’épidermique, facilité que rien ne résume mieux que
l’usage que Mozart fait de la dualité majeur/mineur. Qui n’a pas frémi lors d’une de ces
modulations (qui n’appartiennent qu’à lui) où Mozart, au milieu d’un passage plutôt
insouciant en majeur, sombre soudainement – et d’une manière que rien n’annonçait – dans
les abysses les plus irrémédiables de l’âme humaine (tonalité mineure) et en ressort plus loin
avec la même objectivité apparente, n‘a rien compris à Mozart.) Or cette connaissance (que
l’on observe dans toutes ses oeuvres mais qui, naturellement, se révèle le plus au sein de ses
grands opéras) témoigne chez Mozart d’une telle acuité, d’une telle réceptivité intérieure,
d’une telle hypersensibilité, qu’elle exige en retour chez l’auditeur qui veut pénétrer dans la
musique de Mozart des qualités identiques, même si elles ne le sont pas en égale quantité.
J’affirme donc qu’il faut, pour résonner à l’oeuvre de Mozart, avoir accès à sa forme de
sensibilité, de perception des sentiments, de connaissance de l’humaine nature. Ceux qui
n’entendent chez Mozart que légèreté, frivolité, superficialité, et ne voient pas à quel point sa
musique est dotée des qualités de profondeur, de gravité, de maturité, ne font que révéler à
quel point ils en sont eux-mêmes dépourvus, momentanément du moins. C’est pourquoi l’on
observe fréquemment – et légitimement – une certaine incompréhension de la musique de
Mozart dans les couches jeunes de la population. En revanche, je dois avouer que je me
“méfie” d’un adulte qui n’aime pas Mozart. Cela témoigne souvent d’un certain manque de
connaissance profonde des êtres.
La seconde raison qui explique selon moi que Mozart reste difficile d’accès à certaines
personnes est la suivante. La connaissance que ce créateur avait de la nature humaine était
d’ordre véritablement intuitif (elle faisait partie des dons que cet aimé des dieux trouva dans
son berceau à sa naissance et est pour ainsi dire consubstantielle à sa musique) et ne résultait
aucunement d’un processus de type analytique ni même délibéré. (Remarquons bien que je ne
dis pas qu’il était inconscient ; je dis seulement qu’il n’était pas volontaire.) Autrement dit,
parce que cette connaissance n’émanait pas d’un processus volontaire, elle n’apparaît pas
dans la musique de Mozart selon son bon vouloir, mais en quelque sorte comme indissociable
de la nécessité profonde de la musique elle-même, et donc subordonnée à sa volonté. De ce
fait, elle n’est pas visible, aux yeux des mélomanes, à la surface de l’oeuvre, en tant que
voulue a priori, mais plutôt comme profondément enfouie dans l’oeuvre, conséquence a
posteriori d’une volonté sous-jacente et impersonnelle. La musique de Mozart est pour ainsi
dire une musique à plusieurs étages, dont on pourrait dire que – contrairement à ce qui se
passe chez la plupart des compositeurs tragiques où l’apparence de l’oeuvre est l’expression
de sa gravité essentielle – les étages superficiels ne sont pas nécessairement conscients de la
profondeur des étages souterrains, et du coup ne l’expriment pas nécessairement. Je dirais
que, tel l’arbre qui cache la forêt, l’oeuvre chez Mozart se cache elle-même. Ainsi,
l’insouciance dissimule-t-elle l’angoisse, la gaieté la gravité, etc. C’est parce que l‘apparence
de l’oeuvre en cache l’essentiel que tant de gens ne l’aperçoivent pas, victimes pour ainsi dire
des apparences.

Sur Haydn et Beethoven
Journal

Juillet 93
La “Surprise” n’est pas seulement le titre d’une des symphonies de Haydn ; ce pourrait être un
des titres emblématiques de tout son oeuvre, tant la volonté d’étonner est chez lui un des
aspects fondamentaux de la technique compositionnelle. Mais comment Haydn nous
surprend-il ?
Tirant parti de sa situation historique au coeur de l’âge classique, au moment où les formes (et
notamment celle de l’Allegro de sonate) sont à l’apogée de leur pouvoir structurant – leur
fonction principale étant de rendre le discours plus lisible et plus mémorisable, donc plus
prévisible – Haydn fait entrer au sein de l’architecture musicale les motifs les plus inattendus
qui soient, la disloquant quelque peu et créant ainsi un jeu subtil entre ce que la connaissance
a priori que l’auditeur a des formes classiques lui permet d’anticiper du déroulement de
l’oeuvre et ce qu’il va réellement en entendre. Sur ce plan le maître d’Eisenstadt est à mon
sens le premier compositeur, d’une part, à avoir créé une forme musicale autonome, jouant
avec elle-même, consciente d’elle-même, et de l’autre à avoir intégré la mémoire de l’auditeur
en tant qu’élément structurel du développement formel.
Que Haydn ait été le maître de Beethoven, cela n’est nulle part plus évident que sur ce point
précis, dans cette inépuisable science du développement (cette façon d’écarteler la forme
quasiment jusqu’à son éclatement, tout en lui conservant toujours sa transparence) que le
premier a légué au second, et dans laquelle – il faut bien le reconnaître – le second a
largement transcendé le premier.
J’aimerais ajouter la remarque suivante. On peut raisonnablement se demander si ces effets de
surprise ne sont pas condamnés à s’émousser avec la répétition, à n’être jamais aussi vivaces
que lorsque entendus pour la première fois, si en somme ce qui fait le charme initial de
l’oeuvre pour l’auditeur n’est pas également ce qui provoquera sa lassitude par la suite.
Je crois que tout dépend à ce niveau de la perspective – ou si l’on préfère : le degré de
profondeur – avec laquelle ces intrusions de l’imprévu dans la prédictibilité du discours sont
employées. Plus elles sont associées au seul contenu musical, anecdotique, de l’oeuvre –
comme cela est parfois le cas chez le Haydn des Trios – et plus leur effet sera volatile. En
revanche, plus elles sont nécessitées par le contenu émotionnel, philosophique, spirituel, de
l’oeuvre, et plus leur capacité de provoquer l’étonnement durera longtemps.
Chez Beethoven, et je pense notamment aux derniers quatuors (les opus 127, 130, 131, 132,
133, 135), le travail sur le développement – en particulier le dialogue entre éléments
perturbateurs et ordonnateurs – est porté à un tel degré d’incandescence qu’un miracle se
produit. L’imprévisibilité, qualité éphémère par définition, finit par être captée par
l’intelligence structurelle géniale du compositeur, et s’incarne dans la matière même du
discours, sans toutefois rien abandonner de son pouvoir. Beethoven réussit à créer ce prodige
unique : la surprise éternelle.

Sur Beethoven
Journal

Février 80
Ce qui me stupéfie peut-être le plus chez Beethoven, et notamment dans les oeuvre de sa
dernière période, c’est la prodigieuse, démoniaque, habileté à penser le détail sans que jamais
ne se perde la grande ligne formelle. Faire ainsi de la “micro-chirurgie” à l’intérieur de la
musique sans jamais laisser échapper la continuité et la densité du discours, c’est là un art
d’un risque invraisemblable, qu’il est d’ailleurs le seul, à mon avis, à réussir (et dont le
modèle inégalé est toujours, selon moi, la Grande Fugue).
Beethoven sait tout. Et il possède par dessus tout la science suprême du temps et de son
élasticité, de sa relativité. Le temps microcosmique et comment il est relié au temps
macrocosmique. Ce qu’une idée de détail doit durer. Jusqu’où on peut la tendre sans qu’elle
fasse exploser la continuité du discours. Cette démonstration par la musique de continuum
temporel et, du coup, de son élasticité (avec ses limites) n’appartient qu’à Beethoven et
Mahler.

Mai 80
Il n’est pas inexact de dire que Beethoven introduit le “je” en musique. Mais son “je” est un
grand “Je”. Aucun moment dans son oeuvre, même les plus anodins, où il ne s’exprime au
nom de l’humanité, voire même de l’univers tout entier. Son “tous les hommes sont frères”, il
le clame dans chacune de ses oeuvres. Le romantisme, ça n’est que le passage du “Je” au “je”.
Et bien entendu, Beethoven ne saurait être tenu responsable de cette descente. Il y a eu
déviation, récupération subtile d’une idée magistrale. Une nouvelle fois, le message d’un
prophète aura été rapetissé par une application pratique.
Il faudra attendre Mahler pour qu’à nouveau le “je” prenne son envol vers le “Je”, par le biais
d’une subjectivité extrême ; rejoindre l’universel par l’excessivement personnel.
Quant à Wagner, malgré ses efforts “mythologiques” pour atteindre l’universel, il n’aura
jamais atteint que l’anthropomorphisme. Son “Je” n’est jamais qu’un “je” qui se gonfle
d’orgueil.

Juillet 80
Parmi mes élèves se trouve une dame d’origine belge, qui travaille la 18ème Sonate de
Beethoven. Mais elle l’interprète d’une manière bien trop émotionnelle, s’y engageant tout
entière elle-même. Je lui explique que Beethoven est tout sauf un musicien sentimental et que
l’on ne saurait lui appliquer une interprétation au premier degré, plus propre aux oeuvres
issues du romantisme. Car l’un des éléments qui fait précisément de Beethoven un
compositeur essentiellement révolutionnaire, un créateur à jamais novateur, c’est que
n’appartenant à aucun style en particulier, il est resté à distance égale de tous. Cette
distanciation est surtout remarquable dans l’ambiguïté de son attitude à l’égard du langage
classique. En effet, il survient à une époque de l’Histoire de la Musique où le discours est
parvenu à un tel degré de codification qu’il déborde de lui-même et agonise de sa propre
banalisation. Beethoven tord le cou à ces formes, à ces rythmes, à ces nuances, à ces
archétypes. Mais il ne le fait pas en les balayant systématiquement du revers, comme s’il n’y
avait plus rien à y prendre, tels que le firent par exemple un Wagner vis-à-vis de l’opéra
italien ou un Webern vis-à-vis du langage tonal. Son ambivalence réside précisément dans le
fait qu’il a dû garder sur lui les vêtements de l’âge classique pour mieux souligner leur usure
et les faire craquer de l’intérieur. Et sans doute s’est-il plu et amusé à son tour dans ces habits
dont il déchirait les coutures. Tout Beethoven est là, dans cette ambiguïté du ressenti à l’égard
du langage du dix-huitième siècle : respect et dégoût tout à la fois, chacun de ces deux
sentiments se nourrissant d’ailleurs de la substance de l’autre. Il lui faut en quelque sorte
aimer pour mieux prendre ses distances. De fait, Beethoven est un créateur essentiellement
distancié : ne se situant ni dans l’âge classique ni dans l’ère romantique, ni dans aucune autre
époque, d’ailleurs, mais par rapport à toutes. L’interprète doit veiller à conserver cet équilibre
subtil entre les deux pôles qui se mettent en relief l’un l’autre du jeu compositionnel
beethovénien : la retenue et l’attaque.

Sur Schubert
On m’a demandé de faire une conférence sur Schubert, émaillée d’extraits musicaux. Ma
conférence étant improvisée, je me suis essentiellement servi de quelques notes sommaires
pour parler. Toutefois, j’ai choisi de coucher certains passages de mon exposé par écrit. Les
voici.
D’où vient l’extraordinaire popularité de Schubert, une popularité dont les réjouissances
actuelles – provoquées par le bicentenaire de sa naissance – ne donnent encore qu’une faible
mesure ?
Certes, c’est un grand génie. L’un des plus grands qui aient jamais été en musique. Je crois
que s’il fallait adjoindre à la Sainte-Trinité (Bach, Mozart, Beethoven) un quatrième larron, en
faire un quatuor, beaucoup de musiciens (amateurs comme professionnels) opteraient pour
Schubert. Je vais aller plus loin. J’ai vu des gens qui, pour des raisons diverses, goûtaient peu,
et même rejetaient, Wagner, Brahms, voire Beethoven, Mozart ou Bach ; je ne crois pas en
avoir déjà rencontré qui n’adhéraient pas à Schubert.
Qu’il ait été un génie suffit-il donc à expliquer sa popularité ? Je ne le pense pas. Car il y a
d’autres grands compositeurs, peut-être même plus grands que lui (comme nous le verrons
plus loin), qui n’ont pas sa cote de popularité auprès du public. Il n’est que de voir le cas de
Brahms, dont on célèbre cette année le centenaire de la mort. Cet anniversaire a suscité
l’hommage unanime – et un peu convenu – de la communauté musicale, mais point cette
espèce d’engouement populaire par lequel une société dit non seulement son admiration, mais
aussi son affection, sa tendresse, à l’égard d’un créateur. Du reste, puisque je suis parmi vous
grâce à l’invitation du Crédit Lyonnais, que je remercie, je me dois de remarquer que le Crédit
Lyonnais m’a proposé de vous entretenir aujourd’hui de Schubert plutôt que de Brahms !
De quoi s’agit-il alors ? Revenons, si vous le voulez bien, aux mots que je viens juste
d’employer : affection, tendresse... On aime la musique de Bach, de Beethoven ou de Brahms,
mais il me semble que l’on aime l’homme-Schubert autant que l’on aime sa musique, et
souvent avant. À dire vrai, les deux – l’homme et sa musique – sont indissociables, se
renvoient mutuellement l’un à l’autre, et nous avec, comme chez aucun autre compositeur à
ma connaissance. Peut-être parce que chez aucun autre compositeur la musique n’a été à ce
point l’expression directe de l’intimité de l’être, et l’être, l’être tout entier, aussi
inconditionnellement subordonné à la musique. Ce côté personnel de la création
schubertienne fait que dans la meilleure partie de sa production, Schubert parle non seulement
toujours à la première personne du singulier, mais également s’adresse toujours à un
interlocuteur en particulier, aussi aimé qu’il est inconnu. Schubert est universel parce qu’il
parle à chacun individuellement, comme il le ferait avec un ami de longue date.
L’impression que nous avons ici d’une relation vécue de manière privilégiée avec un
compositeur est encore rehaussée par le fait que, en raison du destin de Schubert et de son
psychisme particulier, sa musique n’a que rarement réussi à se frayer un chemin jusqu’au
grand public de son époque – j’entends par là : le public anonyme – et qu’elle a dû pour
survivre, c’est-à-dire pour se faire entendre, emprunter les voies plus discrètes, mais aussi
plus authentiques, de l’amitié.
L’amitié a donc été d’autant plus cruciale pour Schubert qu’elle lui a permis d’exister non
seulement en tant qu’homme, mais aussi – et surtout – en tant que compositeur. Ce qui nous
passionne aujourd’hui, du reste, c’est de voir que comme il avait la certitude que sa musique
serait écoutée ou jouée au moins par ses proches, il a fini par leur réserver la part la plus
profonde, la plus intime, la plus hardie aussi, de son inspiration. Une lecture psychanalytique
des faits pourrait nous amener à penser que ce qu’il voulait que l’on entendît vraiment, ce
pour quoi il y avait urgence, il l’écrivait à l’intention de ses amis. (D’où l’importance capitale
des lieder et de la musique de chambre au sein du corpus de ses oeuvres.) En revanche, ce
qu’il voulait – plus ou moins consciemment – que l’on entendît plus tard, voire que l’on
n’entendît point (les opéras, par exemple), il l’écrivait pour le public, autrement dit : pour
personne.
On voit ainsi qu’un insuccès, qui aurait constitué pour tout compositeur une source d’infinie
frustration (et qui l’a d’ailleurs sans doute été pour Schubert) ou un risque d’appauvrissement
– voire d’assèchement – de l’inspiration, s’est mué – parce que le génie fait feu de tout bois et
tourne tout à son avantage – en une occasion pour Schubert d’amener l’expression musicale
jusqu’à des degrés de profondeur inexplorés auparavant. Et l’on frémit en songeant à ce qui
aurait pu se produire si les oeuvres plus conventionnelles de Schubert avaient rencontré avec
succès leur public de son vivant, privant leur auteur de la nécessité, et du temps, de se tourner
vers ses oeuvres plus personnelles pour crier son désespoir et sa rage. Nous privant – qui sait ?
– de la part de son oeuvre qui fait de lui le gigantesque créateur qu’il est, le saint-patron
éternel des solitaires et des hallucinés, et nous condamnant à rester avec celle par laquelle il
veut nous convaincre – et se convaincre lui-même – qu’il est un compositeur normal,
honorable, respecté, couronné de succès, à Vienne en 1820. Autrement dit : un compositeur
italien. Ce qui précède me confirme dans l’idée que j’ai depuis toujours, à savoir : que
l’accueil réservé aux créateurs par leurs contemporains – succès ou échec – est exactement ce
qui convient, sinon à leur gloire ou à leur plaisir immédiats, du moins à l’intérêt de leur
oeuvre.
Quoi qu’il en soit, c’est peut-être le fait que la musique de Schubert ait dû compter pour
exister sur un petit cénacle d’amis proches qui lui confère, aujourd’hui encore, la vertu de
rapprocher les êtres entre eux, qui en fait à tout jamais une sorte de musique de l’amitié et fait
de Schubert lui-même l’ami par excellence. Du reste, la musique de Schubert est aujourd’hui
non seulement l’une des plus écoutées au monde, mais aussi l’une des plus pratiquées. Sans
parler des professionnels, quel est le musicien amateur – instrumentiste ou chanteur – qui n’a
pas, une fois au moins, tenté sa chance dans l’un des innombrables morceaux (piano seul,
lieder, sonates, trios, quatuors ou quintettes) qui, à tous les degrés de difficulté d’exécution
qui soient, composent le massif schubertien ? Alors que j’étais encore un jeune enfant, mes
parents m’avaient envoyé dans une famille du sud de l’Angleterre, à Bexhill-on-Sea, pour
apprendre la langue des indigènes. Je séjournais chez des gens fort simples. Le père était
ouvrier-dentiste. Le dimanche, quelques amis se réunissaient autour de lui, et dans ce pavillon
en briques d’une rue d’un quartier industriel de l’Angleterre où tous les pavillons sont les
mêmes, on faisait de la musique jusqu’au soir. Et que jouait-on ? Du Schubert, bien sûr. Les
trios, le quintette “la Truite”, sans la partie de contrebasse... Je me souviens que je tenais la
partie de piano. Sans y penser, nous reproduisions – par-delà les siècles – le schéma des
schubertiades d’antan, nous grossissions les rangs intemporels des compagnons de Schubert.
Naturellement, la qualité interprétative de ces réunions musicales entre amis n’égale que
rarement celle entendue dans les salles de concert. Mais peu importe. Ce qui unit les
schubertiens entre eux, ce n’est pas en priorité la qualité musicale, mais une certaine idée de
l’Homme. À telle enseigne que la musique de Schubert est l’une de celles qui supportent le
mieux l’enthousiasme parfois approximatif du jeu des musiciens amateurs. Selon moi, elle
préfère même le rendu imparfait de ceux qui l’aiment pour elle-même et s’efface devant elle à
l’hommage impeccable de ceux qui s’aiment eux-mêmes en elle et se mettent en valeur grâce
à elle. Plus que la plupart des autres, elle exige de ses interprètes une humilité sans tache. La
même humilité profonde que celle dont Schubert fut un exemple constant, et qui lui venait, je
crois, de la certitude profonde qu’il avait de sa valeur.
Portons maintenant notre attention sur ce que je pense être une raison subtile, mais
déterminante, de l’amour que nous éprouvons pour Schubert. J’ai dit plus haut qu’il y avait
des compositeurs qui étaient plus grands que lui, et qui n’avaient pas sa cote de popularité
auprès du public. Osons le dire, il est de plus grands compositeurs que Schubert, du moins
dans la mesure ou le mot “compositeur” désigne “celui qui assemble et développe des objets
sonores, celui qui compose avec les éléments”. Sur le seul plan de la technique
compositionnelle, il en est dont le métier est plus assis, le sens de la forme et du
développement plus accompli, la science de l’écriture plus étourdissante. Avouons-le, il arrive
même parfois à Schubert d’être maladroit, ou plutôt inconscient des choses de la matière
musicale, comme il l’était, du reste, des choses de la matière tout court. Et si c’était aussi cela
que nous aimons chez Schubert ? Et si Schubert nous touchait, nous faisait fondre, nous
gagnait éternellement à lui, non pas tant par ce qu’il faisait ou par ce qu’il maîtrisait, que par
ce qu’il ne faisait pas et par ce qu’il ne maîtrisait pas ? Et si ce qui nous émouvait chez lui,
c’était précisément cette fragilité, ce mélange d’humilité, d’innocence, d’inconscience,
d’impuissance et de courage titanesque qui fait la réceptivité, qui fait qu’un créateur devient
un instrument, un canal ? Qu’il subordonne sa volonté propre à une Exigence qu’à la fois il
ignore et connaît mieux que quiconque ? Nous aimons la fragilité, la vulnérabilité, les
défaillances chez les grands hommes, voire les détails les plus prosaïques de leur vie
quotidienne, parce qu’en replaçant ces êtres exceptionnels au niveau du commun des mortels,
là par quoi ils nous ressemblent, ces choses nous donnent le sentiment qu’il nous est
désormais plus facile de s’identifier à eux, à ce qui fait leur grandeur, et ainsi de s’approcher
de plus près du mystère du génie. Qui sait ? Je ne saurais trancher. Peut-être cela est-il vrai, à
moins que le génie ne soit aussi un mystère pour le génie lui-même ?
Afin de préparer ma conférence, j’ai dû parcourir un certain nombre de livres écrits sur la vie
de Schubert. Ce faisant, il m’est venu comme une évidence qu’il n’y avait pas de vie plus
ennuyeuse, plus ordinaire que la sienne. Ma concierge, mon épicier ont des vies plus
passionnantes que ne l’a été celle de Schubert.
À quoi se réduit-elle, en dernier lieu ? Quelques dates, quelques rencontres, des faits sans
intérêt... Mais ce qui la différencie de toutes les autres, c’est qu’à chaque fois qu’il s’y passe
quelque chose d’un tant soit peu excitant, plutôt que de se réjouir (comme on le ferait pour la
plupart des êtres), on se prend à craindre : “Aïe... voici un chef-d’oeuvre en moins !”
Témoignage de Joseph Ritter von Spaun, l’ami de toujours, sur la genèse d’Erlkönig : “Un
après-midi, je me rendis avec Mayrhofer chez Schubert. Nous le trouvâmes tout feu tout
flamme, en train de lire à haute voix, dans un livre, Le Roi des Aulnes. Après avoir marché de
long en large, le livre en main, il s’assit tout à coup, et en un rien de temps, la magnifique
ballade était sur le papier.” Témoignage qui semble presque trop beau pour être vrai, et à
l’aspect hagiographique duquel l’amitié n’est sans doute pas étrangère. Mais après tout, le fait
qu’il soit si exactement ce que l’on en attend, si conforme à l’imaginaire collectif, ne
l’empêche nullement d’être conforme à la réalité.
Pour ma part, il m’intéresse d’observer que pour le narrateur – et, par extension, pour
l’imagerie populaire – il ne suffit pas qu’un chef-d’oeuvre tel que celui-là soit le chef-d’oeuvre
qu’il est, ni même qu’il ait été composé par un adolescent de 17 ans. Il faut encore qu’il ait été
écrit “en un rien de temps”. Juste intuition des choses de la création. Une telle musique ne
peut que descendre, fondre sur son auteur. Il faut que l’opération se déroule rapidement. Si
Schubert avait mis trois mois pour écrire Erlkönig, il aurait vraisemblablement étouffé la
vision en voulant la parfaire, en désirant se l’approprier. Lorsqu’un compositeur s’éternise à
achever une oeuvre possédant ce degré de fulgurance, ce n’est pas parce que l’inspiration lui
est distillée au compte-gouttes. Non. L’oeuvre est généralement là tout entière, comme
involuée, dès le début du processus créatif. Mais le compositeur en question, consciemment
ou non, doute. Il ne se croit pas digne de recevoir telle qu’elle est une inspiration d’une
hauteur telle, et doutant de lui il doute d’elle. En se jugeant inférieur à elle, il finit par la voir
comme inférieure à ce qu’elle est. Et à vouloir l’améliorer. Il n’est à la fois ni assez sûr de lui
pour la faire descendre, ni assez sûr d’elle pour la laisser passer. C’est pourquoi de telles
visions choisissent généralement pour s’incarner des êtres dotés aussi bien d’une
irréprochable humilité que d’une exacte conscience de leur valeur.
Au fond, il ne se produit pas plus de choses dans la vie de Schubert qu’il ne s’en passe dans
ses oeuvres les plus fortes. Musique du non-agir – au sens bouddhique du terme –, musique du
rien, musique de l’attente, musique de l’abandon, musique qui inaugure – on ne le dira jamais
assez – une autre conception du Temps dans la tradition occidentale, conception dont Mahler
a su entendre la leçon, et qu’à leur tour les compositeurs qui l’ont suivi ont su recevoir de lui.
On nous présente comme un paradoxe le fait que Schubert ait été à la fois humble, timide,
effacé, et très sûr de son exceptionnelle valeur. Ces deux attitudes doivent-elles
nécessairement être antinomiques ? Chez Schubert, c’est précisément le contraire. Il n’est
humble que grâce à la certitude intime qu’il a de son génie. S’il avait eu en lui plus
d’insécurité, il s’y serait aussi trouvé plus d’orgueil.
Schubert est né et mort à Vienne, qu’il n’a pratiquement jamais quitté de sa vie. Certaines
personnes, qui n’ont rien compris, s’en étonnent et le regrettent pour lui. Mais Vienne était
encore trop grande pour lui. Tel Kant à Königsberg, il aurait très bien pu ne point sortir de sa
rue. On n’a pas besoin du monde, lorsqu’on en est le centre.
Les grandes oeuvres de Schubert, comme celles de Mahler (et en cela aussi, ils sont frères !)
touchent au degré ultime de désespoir que l’on puisse atteindre sans sombrer dans la folie,
s’ôter la vie ou opter pour une démarche spirituelle. Quoi qu’il en résulte, l’étape qui leur
succède ne peut être qu’un absolu.
Le lien que ces oeuvres entretiennent avec Dieu est troublant. On ne peut pas affirmer que
Dieu en soit chassé. Mais s’Il y est présent, c’est – comme dans la vie de certains mystiques –
en creux. Il S’y manifeste par son absence, ce qui n’équivaut pas à ne pas S’y manifester. Car
ces oeuvres sont emplies de cris, d’appels en direction du divin, mais ce sont des cris muets.
D’autant plus stridents, du reste, qu’ils sont – à l’instar du “Cri” d’Edvard Munch – muets.
Qui plus est, ces cris, ces appels, s’adressent à un Dieu qui ne répond pas. Jamais. Dans ces
oeuvres, du moins. Et ce n’est pas la musique religieuse de Schubert qui change quoi que ce
soit à l’affaire. Quelles qu’en soient les indéniables beautés, la Messe en mi bémol est séparée
du Winterreise (dont elle est postérieure d’un an) par une cloison étanche. Ses tournures
consolatrices ne suffisent pas à répondre aux cris poussés par Schubert dans le Winterreise,
donc aux nôtres. Au fond, Dieu et Schubert ne se rencontrent jamais. Car il y a un Schubert
sans Dieu ; c’est celui du Winterreise. Et il y a un Dieu sans Schubert ; c’est Celui de la
musique religieuse. Et pourtant, le mystère du créateur de génie est tel – et tel le mystère de la
relation privilégiée qu’il a avec Dieu – qu’il y a plus de vraie métaphysique, plus d’absolu,
plus d’infini – plus de Dieu, au fond – dans l’effroyable solitude du Winterreise qu’il n’y en
a dans tout le réconfort de la musique religieuse de Schubert.
On a beaucoup glosé sur les raisons de la solitude de Schubert. Naturellement, il ne s’agissait
pas d’une solitude purement extérieure. Schubert n’était pas un solitaire. Ni même d’une
solitude intime et sans objet, de l’une de ces solitudes que l’on appelle “métaphysique”, faute
d’en connaître la cause et le remède. Certes, Schubert a éprouvé la solitude intérieure (comme
nous tous, d’ailleurs !), mais il est permis de penser que cette solitude avait une cause. Quant
à moi, j’en trouve deux. Ou peut-être seulement une, dans la mesure où – comme nous le
verrons plus loin – c’est la seconde qui a rendu la première intolérable.
La première, c’est son génie même. Pour un créateur, le génie ne peut être que synonyme de
solitude. On ne s’élève pas – même épisodiquement – jusqu’à des hauteurs telles sans réduire
considérablement le nombre de ceux qui peuvent vous suivre, c’est-à-dire vous comprendre.
Toutefois, cette solitude n’a pas été source d’affliction pour tous les génies, et l’on en a connu
– et pas des moindres – qui s’accommodaient fort bien de leur singularité. Ainsi, il me semble
que son génie aurait pu être parfaitement supportable pour Schubert, s’il n’était venu s’y
adjoindre un autre paramètre (la seconde cause dont je parlais plus haut), non négligeable –
que l’on en juge–, puisqu’il s’agit de Schubert lui-même. En effet, il ne faut pas chercher plus
loin que chez l’homme Schubert, dans ce mélange indivisible (et dont tous les éléments sont
interdépendants) de la sensibilité d’un créateur, de son caractère, de la nature de ses oeuvres,
de l’accueil que leur réserve son époque – alchimie d’où naît la manière dont il réagit aux
choses – la cause qui l’a contraint à vivre son génie comme un secret impossible à confier, à
partager, voire comme un fardeau, en tout cas sûrement comme un facteur isolant. Hélas pour
Schubert – et par son propre fait –, sa solitude était donc inséparable de son génie (et à sa
mesure), autrement dit : irrémédiable. La raison de son plus grand bonheur (la création) était
bien aussi celle de son malheur le plus grand (l’exil intérieur) ; l’une ne pouvant croître sans
faire croître l’autre.
Ainsi la cause du mal chez Schubert n’était-elle pas à proprement parler son génie, mais la
manière dont il le vivait, dont il l’assumait au sein de la société, son incapacité à le dire. Si
vous étiez un habitant d’une autre planète en visite sur la terre et que l’on vous ait donné
l’apparence d’un humain afin que vous passiez inaperçu, d’où proviendrait, en priorité, votre
solitude ? De votre différence, ou de votre impossibilité de la dire, et par voie de
conséquence, de l’atténuer, voir de l’abolir ?
Si Schubert a écrit des valses, des ländler, des polkas et des galops, ce n’était pas simplement
pour rattraper un succès qui se dérobait sous ses pas. C’était pour échapper momentanément à
son génie, et donc à sa solitude.
Et si ce mal secret, dont il devait désespérer de se savoir lui-même la source – mais en est-il
jamais autrement ? – était d’autant plus douloureux pour Schubert qu’il avait pour origine un
don merveilleux, miraculeux – une grâce absolue —, dont une once aurait suffi à assurer le
bonheur des tous les compositeurs de la terre et, accessoirement, le sien ?
Schubert et Schumann : deux grands musiciens de la confidence. Différence entre eux : quand
Schumann se confie, il nous parle de Schumann, et par là même de nous. Quand Schubert se
confie, il nous parle de nous, et par là même de Schubert.
Si Schubert sait si bien nous toucher, nous parler de nous, c’est aussi parce qu’il ne sait pas
parler de lui. Il est comme ces invités, lors d’un dîner, dont on pressent qu’ils sont
passionnants mais que la timidité empêche d’ouvrir la bouche, et dont l’univers intérieur
s’enrichit pour nous des pensées que nous leur prêtons, donc des nôtres. Comment Schubert
aurait-il pu dire – et vivre – au grand air son génie, quand même au sein de sa musique, il ne
parle jamais consciemment, moins encore volontairement, de lui ? Aussi, ce qui nous
bouleverse dans ses “fausses confidences”, ce n’est pas ce qu’il nous dit, c’est ce qu’il ne
nous dit pas. C’est le fait même qu’il ne puisse pas le dire. C’est qu’il ouvre la bouche pour
parler de lui, mais qu’aucun son ne sorte et que cette bouche s’ouvre toujours plus, jusqu’à
devenir un cri, un hurlement. À toute chose malheur est bon, cependant. Car en ne pouvant
exprimer les causes individuelles qui l’ont engendré, ce hurlement les dépasse et atteint à
l’universel. Chacun peut pénétrer à l’intérieur du drame schubertien et y trouver au moins une
place pour lui : celle que Schubert n’a pas osé prendre.
Comment expliquer que la musique de Schubert n’ait pas connu le succès de son vivant? Ses
audaces, ses hardiesses ? Beethoven faisait bien “pire” à la même époque, et avec une pensée
plus fondamentalement novatrice. N’a-t-on pas mis ses fulgurances sur le compte de la surdité
ou de la misanthropie et n’a-t-il pas eu les funérailles d’un roi ? Les caprices imprévisibles
d’une société volage ? Là encore, c’est cette même société qui, même si elle ne comprenait
rien à sa musique, a couronné Beethoven.
Je crois qu’il est des oeuvres qui appellent le succès et d’autres qui le repoussent. Et elles
l’appellent ou le repoussent parce que, dans chacun des cas, elles ont besoin de cela
précisément pour être. Ainsi il est des créateurs qui appellent le refus parce qu’ils ont besoin
de la solitude qu’engendre le refus – pour créer, et d’autres que cette même solitude ferait
dépérir. Si Stravinsky avait connu l’insuccès à la suite de la création de L’Oiseau de feu,
qui sait s’il aurait eu la force de vie nécessaire pour le porter à créer, et à nourrir d’une sève
vigoureuse, Petrouchka.
Qui sait si, en dépit de son apparente brillance, il n’aurait pas été trop faible pour accepter
l’échec, pour sublimer son désespoir en énergie créatrice ? Comme le faisait Schubert,
précisément.
À toutes les raisons connues qui expliquent que les nombreux opéras, singspiele et autres
musiques de scène de Schubert (à l’exception de quelques numéros de Rosamunde, princesse
de Chypre
) n’ont pas laissé de traces dans la postérité s’en ajoute une autre, qui n’est plus
limitée à la seule personnalité de Schubert. C’est que dans le domaine germanique, le lied et
l’opéra ne sont pas deux expressions complémentaires – voire simplement différentes – d’une
même réalité. Comme si le lied était une sorte d’opéra condensé, un “opéra en miniature”. Ils
sont, au contraire, si violemment opposés dans leur propos et dans leur caractère, si
violemment antinomique que, chez un même compositeur, la réussite de l’un interdit
pratiquement toujours la réussite de l’autre. Il n’est qu’à voir Schubert et à sa suite Schumann,
Brahms, Wolf, Mahler, tous maîtres incontestés du lied, l’ayant tous porté à un degré de
maîtrise particulier, mais aussi ayant renouvelé et souvent donné le meilleur d’eux-mêmes, et
tous incapables d’écrire un opéra véritablement personnel et accompli ou de l’achever, ou
même de la commencer. A contrario, Mozart et Wagner n’ont rien contribué au lied qui se
puisse comparer à leurs opéras. (Même les superbes “Wesendonck-Lieder” ne sont, après
tout, que des extraits d’opéras, bien plus qu’ils n’enrichissent ou ne renouvellent la
problématique du lied.) Strauss pourrait être le seul exemple, dans le domaine germanique,
d’une double réussite reconnue. Exception glorieuse, certes, mais qui confirme la règle. C’est
que, dans la mesure où l’opéra vise à l’extérioration de l’expression et le lied à son
intériorisation par leur durée même et la grandeur même des moyens qu’il met en oeuvre, ils
disent la même chose, mais d’une façon opposée, ou pour affiner encore le propos : l’un dit ce
que l’autre ne peut pas dire, et vice-versa.
Le lied est né, et se nourrit probablement, de l’incapacité de l’opéra à exprimer, à dire
simplement les choses de la vie – et de l’incapacité de certains compositeurs à maîtriser
l’opéra, naturellement !
Il est juste de voir en Schubert une des incarnations les plus authentiques de l’errance (ce qui
lui fait un point commun de plus avec Mahler). Chez lui, le compositeur et l’homme sont
inextricablement mêlés. Schubert était à ce point un errant intérieur, un abandonné, que sa
musique, à son tour, est devenue une errante. Non pas en cela qu’elle exalte les vertus
poétiques du voyage – en quoi elle ne ferait que s’inscrire dans la tradition romantique –, mais
dans sa forme même, dans la manière dont le discours est conduit – ou plutôt laissé à soimême
–, la musique de Schubert nous donne le sentiment qu’elle ne sait pas où elle va, et
même – en cela qu’il n’y a pas de chemin s’il n’y a pas de but – qu’elle est sans but.
C’est, au fond, parce que Schubert est absent de son propre drame qu’il est à ce point
universel.
Au début de l’année 1826, après que l’achèvement du quatuor La Jeune Fille et la Mort
dans lequel il est permis de voir le symbole de l’acceptation par Schubert de sa propre mort –
eut agi comme un détonateur sur son énergie créatrice, Schubert va, de 1826 à 1828, dans
l’urgence de celui qui se sait condamné à court terme, composer la dizaine de chefs-d’oeuvre
absolus (les deux trios, la Neuvième symphonie, le Quintette avec deux violoncelles, les trois
Sonates posthumes pour piano, le Winterreise et les lieder qu’un éditeur a regroupés sous
l’appellation de Schwanengesang) dont l’existence suffirait en soi de faire de lui un des plus
grands compositeurs qui aient jamais été. Des personnes bien intentionnées mais peu au fait
des mécanismes de la création regrettent. “Ah, si seulement Schubert avait vécu plus
longtemps ! Il nous aurait bien servi quelques chefs-d’oeuvre de plus !” (On entend souvent la
même remarque au sujet de Mozart, du reste...)
Mais comment savoir ? Et pour commencer, avant de songer à des chefs-d’oeuvre, comment
être sûr qu’avec plus de temps devant lui, Schubert aurait écrit ces chefs-d’oeuvre-là ? Et s’il
n’avait écrit ces chefs-d’oeuvre-là à ce moment-là, qui peut dire qu’il les aurait écrits plus
tard ?
Tout cela, au fond, comme si les oeuvres d’art étaient dissociables des circonstances
extérieures qui les voient – et les font – naître, et comme si, dans le cas qui nous occupe,
Schubert pourrait continuer jusqu’à 90 ans à composer des oeuvres dont l’aiguillon même était
l’urgence, un resserrement prématuré du Temps qui vient exacerber une trajectoire créatrice
parvenue à terme... J’imagine que le compositeur du quintette “La Truite” aurait pu faire un
vieillard attendrissant ; je ne le sais pour celui du “Winterreise”. Les choses sont ainsi sur
cette terre, l’on y a le choix entre de jeunes hallucinés et de vieux assagis, et que les jeunes
assagis, comme les vieux hallucinés, ne nous intéressent guère.
Douloureux, le drame schubertien l’est doublement.
Une première fois par le désespoir de Schubert, une seconde fois par l’absence de Schubert.
Une première fois par la force de son désespoir. Une seconde fois par son incommunicabilité.
Deux semaines avant sa mort, tandis qu’il ne mange pratiquement plus rien, Schubert décide
de prendre des cours de fugue et de contrepoint avec l’organiste de la Cour. Ce qui nous
bouleverse, naturellement, c’est de le sentir si humble à deux semaines de devenir immortel.
Nous croyons un instant que d’être humble le met à notre niveau. C’est de sembler être notre
égal qui fait l’immortalité du Schubert-homme. Parce que l’immortalité d’un créateur se
glisse dans l’espace qui subsiste entre ce qu’il est et ce qu’il croit être. Wagner était aussi
grand musicien que Schubert, mais en tant qu’homme il est mort le jour de sa mort.
L’immortalité d’un créateur se glisse dans l’espace qui subsiste entre ce qu’il est et ce qu’il
croit être.
Le thème initial du mouvement initial de l’ultime Sonate pour piano (en si b majeur). Un
des plus beaux thèmes de Schubert ; peut-être l’un des plus beaux de l’histoire de la musique.
Et cela – à l’instar du thème de l’Ode à la Joie de Beethoven – grâce à une succession
quasiment ininterrompue de notes conjointes. (Il y aurait un traité de composition à écrire sur
la puissance des notes conjointes...) Un thème en majeur, donc. Mais qui traduit la mélancolie
et la résignation de la façon la plus déchirante qui soit. Je ne connais guère que Schubert et
Schumann pour exprimer tant de tristesse par du majeur. Affliction qui ne nous paraît que
plus irrémédiable d’être perçue à l’aune d’une tonalité dont la sérénité, l’insouciance,
l’espérance, ne sont plus d’aucun secours.
Même s’il n’attend qu’une seule chose : la reconnaissance que son génie mérite, Schubert se
soucie peu d’être joué. Comment interpréter autrement la composition de sa Neuvième
symphonie en ut, “la grande”, une symphonie de près d’une heure, avec un effectif orchestral
gigantesque pour l’époque, au fond la plus grande symphonie jamais écrite, à cette époque, la
Neuvième symphonie de Beethoven mise à part. Schubert savait pertinemment que le degré
relatif à sa renommé ne permettait pas qu’une telle oeuvre fût jouée. Il n’était pas Beethoven.
Mais même si Schubert rêvait de la reconnaissance de son temps, il n’écrivait pas pour lui. Il
écrivait pour la postérité et se situait dans la postérité.
Mais Schubert est double. N’est-il pas lui-même, quelque part, le Doppelgänger (“Le
Double”) qu’il a si bien chanté? Il veut aussi un succès immédiat. Parallèlement à sa
production de musique de chambre et de lieder, où il se met lui-même au plus profond, il va
concurrencer ceux qui monopolisent l’attention des Viennois (les compositeurs italiens, ou les
compositeurs autrichiens qui les imitent) sur leur propre terrain : celui de l’opéra. Schubert va
écrire pas moins de quinze opéras, plus ou moins achevés ou esquissés, et dont aucun n’est
demeuré au répertoire. Il n’est pas doué pour la scène ; on ne peut l’être pour tout. Et, au fond,
on peut se demander si, rendu désespéré par l’échec de ces ouvrages dont il espérait le plus de
succès, il ne se tournait pas ensuite vers la musique de chambre et les lieder pour dire – pour
nous dire – son désespoir. Voici ce compositeur halluciné, visionnaire, un des plus grands de
l’histoire de la musique, qui a, toute sa vie durant, rêvé d’être ce qu’il n’était pas – Dieu
merci ! – : un compositeur italien d’ouvrages lyriques à succès ! Nous progressons autant par
nos incapacités que par nos compétences, et l’on se doit de remercier le Ciel que Schubert ait
été si peu doué pour la scène lyrique ! Imagine-t-on un seul instant qu’il l’ait été, et que
récompensé par un succès populaire, il se soit laissé entraîner à n’écrire plus que pour la
scène, au détriment de sa vraie musique intime : les lieder, la musique de chambre! Je le
redis : l’insuccès peut être une véritable bénédiction.
Mais peut-être y a-t-il une autre raison, une raison musicale, à l’insuccès des opéras de
Schubert. C’est que le lied, qui n’est pas – comme certains le pensent – un complément de
l’opéra, ou encore un “petit opéra en ramassé”, lui est très directement opposé, dans sa forme
comme dans sa nature même, et que l’une et l’autre de ces deux formes d’art lyrique sont, soit
antinomiques, inconciliables, parce qu’elles sont trop différentes l’une de l’autre ; soit
redondantes, pléonastiques, parce qu’elles disent la même chose de façon trop contraire. Ce
que semble corroborer le fait qu’il n’y a pas un seul grand compositeur dans la tradition du
lied germanique qui ait réussi un opéra. Pourtant, ce n’est pas faute d’avoir essayé : Schubert,
Schumann, Wolf, Mahler... Tous ont essayé ; tous ont échoué. Plus ils échouaient, et plus ils
revenaient au lied, le faisaient évoluer (comme Mahler) dans la forme et dans la durée, y
mettant ce qu’ils ne parvenaient pas à transmettre grâce à l’opéra. La puissance du lied
germanique est donc riche de l’impuissance de l’opéra. De fait, le lied est à l’opposé de
l’opéra dans le sens où l’opéra vise à l’extériorisation de l’expression et le lied, à son
intériorisation. Le lied, précisément, dit ce que l’opéra ne peut pas, et ne sait pas, dire.
La plupart des opéras de Schubert n’ont pas été donnés de son vivant. Il aurait dû se
décourager. Et pourtant, en 1823, alors qu’il est déjà atteint par la maladie qui va l’emporter,
il trouve la force de composer trois ouvrages coup sur coup. Le dernier seul sera joué, et
encore, par deux fois seulement. Cet échec n’aurait pas suffi à le décourager, s’il n’y avait pas
eu la maladie, qui le frappe de désespoir.
Schubert a connu peu d’aventures sentimentales épanouissantes, peut-être aucune. Il a connu
des femmes faciles, des prostituées... Il attrape la syphilis. Il y a 175 ans, elle était incurable.
Et Schubert le savait. Il sombre alors dans la neurasthénie. Nous le voyons donc,
parallèlement, un musicien de plus en plus connu et apprécié, membre dès 1822 de la toutepuissante
Société des amis de la musique de Vienne, où nous savons que ses avis étaient
écoutés, respectés, un compositeur qui donc, extérieurement, s’élève et qui, intérieurement,
est en train de s’en aller, de perdre espoir, de sombrer. Mais le génie fait feu de tout bois et
tourne tout – même les expériences les plus douloureuses – à son avantage. Sa mélancolie
naturelle devient cris de douleur, tristesse infinie, désespoir sans issue.
Voici un extrait d’une prière que Schubert adresse à Dieu au mois de mai 1823.
“Seigneur Dieu, regarde-moi, abîmé dans la boue, brûlé par le feu de l’angoisse. Je vais mon
chemin dans la torture et m’approche de la mort.”
(Grande Sonate piano la mineur op. 143 – Extrait)
On le traite au mercure. Il perd ses cheveux.
En mars 1824, il écrit à son ami Kupelwieser :
“Je me sens l’être le plus malheureux et le plus misérable du monde. Figure-toi un homme
dont la santé ne se rétablira jamais et qui, désespéré, commet faute sur faute au lieu
d’améliorer sa vie. (...) Chaque nuit, quand je m’endors, je voudrais ne plus me réveiller et
chaque matin, le réveil me rappelle à la douleur du jour passé. Sans joie et sans ami, mes jours
s’écoulent.”
Des amis, pourtant, Schubert en était toujours entouré. Mais il prend conscience de cette
solitude métaphysique contre laquelle ni l’amitié, ni l’amour ne peuvent rien, et que seule la
recherche métaphysique peut combler.

Sur Chopin
Journal

Février 80
Chopin, et surtout ses pièces inspirées par des danses (Valses, Polonaises, Mazurkas), doit
être joué avec beaucoup de rigueur. Et son fameux rubato, me direz-vous ? Je vous répondrai
que justement, plus vous désirez rendre son rubato perceptible, plus le fond dans lequel il
s’inscrit doit être mesuré.
Ce que Chopin appelle le rubato dans son oeuvre n’est autre que la résultante de la vieille et
souhaitable bataille entre tension et détente, rationnel et irrationnel, mais qui se manifeste non
plus seulement chez le créateur et dans sa pensée conceptuelle mais aussi, et nécessairement,
dans la réalisation qu’en donne l’interprète.
Dans cette mesure, la musique de Chopin dépend plus particulièrement de l’interprète. Il faut
voir là chez Chopin le désir d’un acte d’amour partagé avec l’interprète, un amour réussi,
destiné à compenser ceux qu’il ne connut point de sa vie.

Juillet 99
Je suis allé ce soir pour la première fois de ma vie à Nohant. On y donnait un concert (dans le
cadre des Journées Chopin) en hommage au pianiste Milosz Magin, décédé cette année.
Quelques uns de ses élèves jouèrent Chopin.
Il faut que Chopin soit exécuté avec toute la rigueur, la retenue, l’intelligence conceptuelle qui
sont dans sa musique, et dont il témoignait en tant qu’être. Sinon le rubato, le fameux rubato,
n’apparaît plus comme la conséquence naturelle et jaillissante d’une pensée musicale
contrôlée, mais comme la conséquence de son absence, qu’il compense entièrement. Devenu
alors système, seule “organisation” en vigueur, il perd sa fonction dialectique (car il ne peut
être perçu que par rapport à un cadre dont le caractère lui est opposé). Or, l’esprit du rubato
meurt de s’épancher librement, si son cadavre, lui, demeure, et il est encombrant. Rien n’est
plus insupportable que la musique de Chopin quand le rubato y est la règle. (J’ai détesté
Chopin à maintes reprises ce soir…) On me retorquera que cela est vrai de toute musique, et
que si Schubert, Schumann ou Brahms étaient interprétés avec l’affection dont tant de
pianistes gratifient Chopin, leurs musiques ne résisteraient pas mieux que la sienne. Sans
doute, à cette différence près que leurs musiques n’appellent pas – de façon aussi insidieuse –
ces excès, ces épanchements, cet affalement de la pensée. Dans aucune musique à ma
connaissance – parmi celles des grands compositeurs, s’entend – la marge entre la vigueur de
l’idée musicale et l’absolue mièvrerie n’est aussi ténue que chez Chopin. On peut à tout
instant, selon le talent du pianiste, basculer dans l’une ou l’autre. Chopin devrait donc
logiquement être le compositeur dont les pianistes s’approchent avec le plus de prudence, de
rigueur intellectuelle, d’humilité. Mais c’est hélas le plus joué. J’ai souvent pensé que les
chefs-d’oeuvre survivaient à tout, même à leurs interprètes. Je ne suis plus sûr que ce soit
toujours vrai.

Sur Liszt
Journal

Janvier 94
Cet abbé catholique, apostolique et romain, que son amour pour les “créatures” n’a pas
empêché d’adorer leur Créateur, est – soit dit en passant – l’auteur de ce qui est sans doute le
plus beau “corpus” de musique religieuse du XIXe siècle, voire un des plus remarquables de
toute l’histoire de la musique.
Quant à la religiosité de Liszt, elle est loin d’être – contrairement à ce que prétendent ceux de
ses détracteurs qui n’imaginent une musique religieuse que mortifiante, et intentent le même
procès à Mozart, Berlioz, Rossini, Verdi, etc. – une religiosité de façade, une religiosité
sociale, le fait d’un abbé mondain, séducteur, voire opportuniste. C’est vrai, certaines oeuvres
à connotation religieuse datant de la première maturité de Liszt (“Harmonies poétiques et
religieuses”, etc.) nous paraissent parfois légèrement affectées. Mais cette affectation est
amplement compensée par l’extraordinaire austérité des oeuvres religieuses de la grande
maturité. Si l’on en doutait, il suffirait pour s’en convaincre de faire écouter le Requiem de
Liszt (par exemple) à l’un de ces innocents mélomanes pour qui Liszt n’a composé que deux
oeuvres : les Liebesträume et la Seconde Rhapsodie hongroise (ne se demandent-ils jamais
ce qui est advenu de la Première ?) et d’observer les réactions du malheureux cobaye.
C’est vrai, Liszt était un bel abbé (mais qui blâmer, sinon Dieu lui-même ?), et il aimait les
(belles) femmes. (Idem.) Cela dit, il aimait les êtres en général et les aidait, même lorsqu’ils
ne possédaient pas les charmes de Caroline de Saint-Cricq, de la comtesse Marie d’Agoult ou
de la princesse Caroline de Sayn-Wittgenstein. Pour s’en assurer, consulter les photographies
de Berlioz, Schumann, Wagner, Saint-Saëns, entre autres contemporains dont il a défendu les
oeuvres.

Sur Wagner
Journal

Janvier 97
En ce qui concerne Wagner, je reconnais son génie, et aussi qu’il serait absurde de ne pas le
reconnaître. Dans le cas où l’on n’est pas à même d’apprécier une chose universellement
reconnue pour sa valeur, c’est celui qui n’apprécie pas qui est perdant. La chose admirable le
reste, qu’on l’aime ou pas. Je crois pouvoir répondre au sujet de Wagner ce que l’on m’a dit
que Boulez avait répondu au sujet de Brahms : “Je le respecte, mais je ne l’aime pas.” Cela
étant, ce que tu écris est juste : la musique de Wagner possède quelque chose de rhétorique.
Tu dis qu’il lui manque (à cette musique) l’art du silence ; je n’en suis pas si sûr. Je dirais
plutôt qu’il lui manque (comme sans doute à son auteur) le doute de soi, la fragilité, la
vulnérabilité, cette espèce de recul par rapport à elle-même, cet espace plus grand que l’oeuvre
elle-même où l’oeuvre se meut, se perd parfois, qui permet qu’existe une faille infime et
prodigieuse dans laquelle nous pouvons nous immiscer et contempler l’oeuvre avec notre
regard.

Sur Mahler
Journal

Janvier 74
On a qualifié de contresens psychologique le fait que, dans la musique de Gustav Mahler, le
banal côtoie le sublime. Pourtant il n’y a rien là que de très humain. C’est au moment où
l’homme s’élève le plus, c’est-à-dire à l’instant du climax sexuel, qu’il se trouve violemment
projeté à terre, réduit à sa solitude et à sa banalité.
Gustav Mahler a, pour la première fois dans l’histoire de la Musique, exprimé le doute et
l’abdication. Si l’âge classique est celui de l’affirmation victorieuse, la période qui débute
avec Gustav Mahler se signalise par un scepticisme désespéré.
Mahler ne choisit pas les éléments du drame qu’il nous soumet ; ou plus exactement, il choisit
de nous les présenter tous, dans leur souvent effrayante banalité.
L’histoire de la Musique est une longue progression du langage, du niveau subconscient au
niveau conscient. Assez curieusement, les classiques écrivaient subconsciemment de la
musique objective ; Mahler écrit consciemment de la musique subjective. La musique de
Schumann, par exemple, se trouve au carrefour de ces deux tendances. Elle hésite entre
l’objectivité de la forme et la subjectivité d’une trame littéraire. Mahler n’hésite pas. Sa
musique suit de près les caprices de l’âme dont elle raconte l’histoire. Il est bon de remarquer
que, malgré cette distance vis-à-vis de la forme traditionnelle, Mahler est resté fidèle toute sa
vie à quelques archétypes formels.
Puisque les oeuvres de Mahler ne connaissent pas de contrainte formelle, elles ne sont pas
davantage assujetties aux contraintes temporelles. C’est ainsi qu’une filiation s’établit entre
Mahler et Webern. Ils ont tous deux cherché à exploiter cette nouvelle liberté du Temps, le
premier vers son élasticité, le deuxième vers sa synthèse.
Ces périodes plus ou moins longues, où il semble que le Temps s’arrête, que le plancher se
dérobe sous nos pas laissant place au vide, un vide physiologique où ne persistent que des
événements sonores de seconde importance, qui pourtant accaparent l’attention et
l’exaspèrent, cette focalisation en un mot correspond à l’utilisation du gros plan dans le
cinéma expressionniste.
Avec la perte du langage tonal s’est cristallisée la perte d’un sentiment beaucoup plus
général : celui de la foi en l’infaillibilité du discours musical. Le deuxième degré n’est en
somme que le palliatif caricatural de ce délaissement progressif.

Décembre 75
Je suis heureux que vous ayez écouté la Troisième symphonie de Mahler. Vous savez quelle
place ce maître tient en mon coeur, et cette oeuvre autant que toute autre ; car voyez-vous, il
n’est pas “homme à oeuvres”. La musique de Mahler est si proche de l’âme, elle en épouse les
contours avec une telle fidélité, qu’elle est en réalité peu formaliste et se satisfait parfois assez
mal du déroulement rigide qu’impose la notion d’oeuvre finie. Tout l’oeuvre de Mahler n’est
en réalité qu’un même chant continu que seul le silence doit interrompre.
Cet homme savait combien le silence est source de toute chose, et ce que celui qui sait
l’écouter peut y percevoir. Des harmonies célestes, d’éblouissants chants d’amour éperdus et
continus que notre impatience interrompt, et enfin des musiques indescriptibles, qui tiennent
tout autant de l’ouïe que des autres sens.

Mars 80
Dans le domaine psychique, Mahler a opéré une révolution aussi importante que Bach au
niveau de la science de l’écriture et Beethoven à celui de la forme.

Février 85
Hier au soir, je suis allé entendre la 3ème symphonie de Mahler sous la direction de Vaclav
Neumann. Merveilleuse musique, d’où je retiens surtout cela, qui m’apparaît essentiel, et qui
me semble quasiment inexistant chez les compositeurs d’avant Mahler, sauf chez Beethoven :
l’oeuvre musicale devient une sorte de champ ouvert où tout peut arriver, où tout semble
possible. L’incursion dans le cadre du discours musical du sentiment de l’imaginaire
“s’imaginant” devant nous fait du spectateur un être beaucoup moins passif qu’auparavant,
qui participe presque à l’élaboration de l’oeuvre par le seul fait qu’il l’écoute.

Octobre 90
Écouté l’autre jour la Dixième symphonie de Mahler, dans la version achevée par Deryck
Cooke. Je ne sais quelle est là-dedans la part imputable à Mahler, ni celle qui revient à Deryck
Cooke, mais le résultat en est superbe, digne en tout point, selon moi, de Mahler : semblant
même jaillir en droite ligne de la symphonie précédente.
Cette Dixième symphonie, tel un immense cri de douleur, surgit de l’abîme – je songeais au
Cri d’Edward Munch –, mais n’y retournant pas ... Car la souffrance chez Mahler, aussi
atroce et intolérable soit-elle, n’est jamais – ou à de rares exceptions près – véritablement
désespérée. On ne saurait la comparer, par exemple, à celle qui prévaut chez Alban Berg ou
Webern. Et cela, pour une raison essentielle, selon moi. C’est que la douleur, chez Mahler, a
toujours valeur absolutoire. Elle n’est jamais gratuite, perverse de sa propre complaisance,
douleur sans issue, jouissant de ne pouvoir sortir d’elle-même, en une sorte d’autarcie
malsaine. Au contraire, elle s’offre en permanence. Qu’elle adopte l’apparence d’un aveu
fragile ou d’une fulgurante et verticale imploration, elle se dépouille d’elle-même par le
partage, trouvant au sein même de son impudeur et de son impuissance sa faculté rédemptrice.
Et elle s’offre, indifféremment, à qui sera là pour l’entendre, ou plus souvent pour la refuser :
une humanité qui se détourne, ou une hypothétique Présence, sans même attendre de cet
interlocuteur abstrait une consolation en retour. Car le mutisme de celui-ci, ou sa surdité, font
partie intégrante de l’univers mahlérien. La souffrance, chez Mahler, naît bien sûr d’une
disposition de caractère a priori, mais aussi du silence par quoi il lui est répondu, et elle s’en
nourrit. Elle souffre d’elle-même, mais aussi d’être inconsolable autrement que par ellemême.
Or cette profonde solitude peut être aussi la garante d’une formidable autonomie.
Lorsqu’une souffrance est proprement inconsolable de l’extérieur, elle nous amène parfois à
trouver en nous-même les ressources nécessaires à la soulager. À ce qu’il me semble, ce
pouvoir personnel de rédemption par la souffrance et par son dépassement est un des éléments
qui font la force prodigieuse des oeuvres de Mahler, et expliquent l’attrait qu’elles exercent
sur le public contemporain.
Par cette faculté de régénération par l’intérieur, rejetant les solutions-miracles proposées par
les systèmes religieux, sociaux ou politiques du passé, mais aussi par son incapacité à trouver
et à établir la paix et la joie en elle-même, autrement que par une transcendance surhumaine
de leurs contraires, la musique de Mahler incarne à merveille notre époque, où sont abolis les
anciens schémas qui nous barraient la route de la découverte de soi, mais où n’est pas encore
instauré ce “nouveau dialogue amoureux” entre le Divin et l’homme, où celui-ci puisse vivre
– sans l’intermédiaire obligé d’une institution, mais non sans discipline personnelle ! – la
plénitude de sa propre existence.

Février 92
Henry-Louis de la Grange, et à sa suite bien d’autres musicologues qu’il cite (Hans-Ferdinand
Redlich, Adorno, Deryck Cooke, Marc Vignal, Karl Schumann, Hans-Klaus Jungheinrich,
Peter Ruzicka et bien d’autres), insistent fréquemment sur la complexité du discours musical
mahlérien. C’est l’occasion pour moi de préciser un point qui me semble d’importance. Oui,
la musique de Mahler – et surtout à partir des symphonies de la maturité – est complexe, en
cela qu’elle incorpore en son sein un très grand nombre d’informations sonores, et qu’elle
parvient à nous les transmettre avec une non moins grande intelligibilité. Mais nous devons
nous méfier, lorsque nous analysons une oeuvre de musique – surtout si elle émane d’un
compositeur chez qui le flot spontané de l’émotion prédomine –, de ne pas poser la
complexité comme une valeur en soi, qui aurait été désirée par le compositeur pour ellemême.
Si l’on procédait ainsi, c’est-à-dire, en définitive, si l’on analysait une oeuvre en espérant en
percer le secret, l’on serait un peu semblable à celui qui, ayant vu une personne éparpiller un
tas de cailloux en désordre sur le sol, s’efforcerait ensuite de comprendre et d’expliquer
l’emplacement de chacun des cailloux par rapport aux autres, et dénoterait dans cette
apparente complexité la preuve d’une volonté structurelle a priori chez la personne qui tenait
les cailloux dans sa main. Ce qui est l’expression directe d’un geste spontané deviendrait alors
la manifestation précise d’une volonté spécifique, ce qui est moyen deviendrait fin en soi, ce
qui est conséquence deviendrait cause.
Certes, il est infiniment plus long, plus difficile, plus complexe, de composer le premier
mouvement de la Neuvième symphonie de Mahler que de précipiter un tas de cailloux sur le
sol. Loin de moi l’idée que la création musicale puisse être le résultat d’un simple geste
spontané, dont les prolongements seraient laissés au hasard. Mais que cela soit plus complexe
ne change rien à l’affaire ; l’acte de créer sera toujours issu au départ d’un geste spontané,
aussi complexe qu’en soit, par ailleurs, l’aboutissement final. En cela, la création ressemblera
toujours davantage au fait de jeter des cailloux en laissant le hasard les disposer sur le sol
(quitte à modifier ensuite cette disposition pendant aussi longtemps qu’il le faudra pour
obtenir le résultat escompté) qu’à celui qui consiste pour une personne à disposer chaque
caillou individuellement, au terme d’une réflexion profonde, espérant ce faisant retrouver par
le calcul les apparences de la spontanéité.
Aucun créateur de génie ne souhaite la complexité pour elle-même, sinon comme l’expression
d’un sentiment ou d’une émotion qui peuvent, par ailleurs, être fort simples, ou
monolithiques. Le créateur est fréquemment le premier surpris de la complexité des structures
qui s’élaborent sous sa plume. Mais elles n’en jaillissent pourtant pas moins toujours d’une
nécessité intérieure qui, comme tout ce qu’exprime le coeur, a la simplicité comme signe
principal de reconnaissance.
Combien de fois n’a-t-on pas souligné que les exégètes d’un auteur trouvaient dans ses
oeuvres des intentions et des ressorts structurels qu’il n’avait pas voulu consciemment ? Les
musicologues en savent plus sur la musique d’un compositeur que ce compositeur lui-même.
C’est précisément pour cette raison qu’ils ne peuvent être compositeurs eux-mêmes.

Octobre 99
En réécoutant la 6ème symphonie de Mahler l’autre soir, une chose m’a frappé. On présente
presque toujours Mahler comme un post-romantique, et sans doute l’est-il. En témoigne
d’évidence chez lui le goût des grandes lignes, des courbes sans fin, surplombant un matériau
hétérogène par nature et lui assurant son unité. Mais on ne dit que rarement à quel point il est
aussi le musicien de la dislocation, de la déstructuration, de l’éclatement du discours. A quel
point, au fond, il est le contemporain des grandes toiles fauves de Matisse, Derain ou
Vlaminck, des recherches cubistes d’un Picasso, d’un Braque d’un Gris ou d’un Kupka, des
premiers pas dans l’abstraction de Kandinsky ou de Mondrian.

Sur Fauré
Journal

Août 90
Travail à la classe de chant sur deux mélodies de Fauré : Après un rêve et Soir. Fauré est
maintenant bien accepté, mais il y a encore vingt ans il ne fallait pas prononcer son nom dans
les milieux autorisés sous peine de passer pour un demeuré. Parfois, des questions de langage
et de style, dont l’évolution est liée à de vastes cycles supra-culturels (et donc le phénomène
de mode est une manifestation inférieure) masquent, aux oreilles des spécialistes, l’essentiel
d’un créateur. Quand ces éléments s’atténuent – avec l’action du temps – il ne reste plus que
le degré de beauté inaltérable que contient l’oeuvre. Et cette beauté suffit à vaincre les
résistances ; et elle ne les vainc pas, elle peut se permettre de les ignorer. D’autant que Fauré
est loin – lorsqu’il est au mieux de sa forme (il n’est pas très égal, c’est tout ce que l’on peut
lui reprocher) – d’être le compositeur bourgeois, bien-pensant, rétrograde, inodore que
l’apparence trompeuse et dissimulatrice d’un style – et les préjugés d’une coterie – veulent
nous faire croire. S’il est bourgeois, il l’est comme Proust, par cette même façon qu’ils ont
l’un et l’autre d’employer un tact et une élégance infinis à nous dire des choses terribles. Dans
une certaine mesure, je crois qu’il est resté prisonnier de l’hérédité sociale et culturelle et s’est
efforcé d’en sortir de l’intérieur, par une sorte de condensation de l’expression. Car s’il est
bourgeois par la forme et le style, il ne l’est pas par la densité du propos, qui est souvent
extrême.
Survenu à la fin d’un siècle, au faîte d’une époque, il s’est trouvé pris malgré lui dans un
moule stylistique d’où il lui était très difficile de s’évader sans un sursaut formidable de la
volonté, problématique pour un homme dont le génie certes réel est resté timide. Il eut fallu
un tempérament de l’envergure de celui de Beethoven pour dépasser les contingences
historico-musicales du temps. Cela dit, il n’est pas sot de rapprocher – toute proportion gardée
– Beethoven de Fauré. À cent ans d’intervalle, ce sont deux musiciens qui se placent au terme
d’une époque stylistique, aux caractéristiques de laquelle ils adhèrent plus ou moins
volontairement, pour mieux en stigmatiser les qualités et les travers. Tous les deux ont fait
avancer, ou résolus, les problèmes de la forme par une densité extrême du discours et sont
parvenus à une épure à la fin de leur vie créatrice.
Par ailleurs – mais on peut choisir de n’y voir qu’une incidence sans importance –, si je ne me
trompe pas, tous deux souffraient de surdité.
Fauré, comme Beethoven, devait être conscient des limites inhérentes aux formes musicales
dont il héritait, mais là où Fauré s’est contenté de se glisser dans ces limites, ou n’a pu s’en
échapper et a compensé son absence de témérité extérieure par une bouleversante sincérité
intérieure et une extraordinaire mobilité harmonique, Beethoven a fait craquer ces limites,
puis les a fait littéralement exploser, projetant une vision qui avait une telle avance sur son
temps qu’aujourd’hui encore elle fait, dans une certaine mesure, apparaître toute l’époque
romantique, jusqu’à Wagner, comme une régression.
Les dernières mesures d’Après un rêve sont de ces instants d’une telle richesse musicale qu’ils
nous laissent sur un sentiment trouble, à la fois de plénitude et d’incomplétion. Plénitude de la
substance musicale, et sentiment d’incomplétion parce que la substance musicale, par sa
richesse, semble déborder du cadre qui lui est imparti et appeler un développement plus
ambitieux. Fauré s’en est bien gardé, et il a eu raison. Son art – cet art de la litote – (certains
diraient “une pudeur bien française”) préfère nous laisser sur notre faim plutôt que de risquer
de lasser notre appétit.

Juillet 93
Au concert du soir, le Trio opus 120 de Fauré. Œuvre magnifique, et d’une infinie modestie,
comme tout Fauré, d’ailleurs. Musique sans explosions – mieux même : qui s’interrompt
avant l’explosion – et sans redondance. Quel compositeur, par exemple, un tant soit peu
friand de l’affection de son auditoire, n’aurait pas répété la splendide péroraison qui conclut le
premier mouvement ?
De toute évidence, le dernier Fauré n’écrit pas pour la masse. Un public moyen, chez lui, a
peu de chances de s’y retrouver, peu de signes extérieurs à quoi se raccrocher ... Il compose
pour les quelques rares initiés (dont ne sont pas tous les musiciens professionnels ; loin s’en
faut...) qui peuvent le suivre à l’intérieur de son monde. Quand cette chance vous est donnée,
quand vous détenez la clé pour ouvrir, quelle joie délectable alors que d’entendre ces
harmonies, ces lignes, ces modulations, se croiser et se transformer sans cesse, avec la
subtilité qu’octroie la certitude pudique de son génie au créateur qui la possède ! Mais
attention, Fauré n’est pas secret pour être élitiste ; c’est sa façon à lui d’être universel.
Longtemps on a entendu dire que Fauré était trop français pour pouvoir être compris par les
étrangers. Ce genre de contre-vérité a la vie dure. Fauré n’est pas difficile d’accès parce qu’il
est (trop) français, mais parce qu’il est un compositeur dont la musique est difficile d’accès, y
compris à des mélomanes de souche depuis Clovis. À l’issue du concert de ce soir, d’ailleurs,
les compatriotes que j’ai croisés n’étaient pas moins déconcertés que les autres. Peut-être
même serait-ce le contraire ...
Et si c’était la francitude de Fauré qui faisait de lui un incompris à l’étranger, est-ce à dire que
Debussy ou Ravel, qui sont parmi les compositeurs du XXe siècle les plus joués hors de
France, sont moins français que lui ? Je ne le crois pas. De même, je ne sache pas que la
musique de Brahms soit moins germanique que celle de Bruckner, mais simplement d’un
pouvoir de séduction infiniment plus grand et plus immédiat.
Enfin, demeure la question que posaient un ou deux Gaulois au sortir de la salle : Fauré
n’était-il pas, en créant ce Trio, totalement en porte-à-faux vis-à-vis de son époque ? Je dois
l’avouer, que Fauré ait écrit cette oeuvre après que Schönberg eut composé Erwartung, Berg
les Trois pièces op. 6, Webern les Cinq pièces pour orchestre op 10, Stravinsky Le sacre du
printemps
, Bartók Le mandarin merveilleux, ou encore Debussy Jeux, etc., ne m’importe pas
le moins du monde, pas davantage d’ailleurs que ne m’influence dans la façon que j’ai de
recevoir ces deux oeuvres le fait que les Vier letzte Lieder de Strauss et Le soleil des eaux de
Boulez aient été écrits la même année. Il me semble d’ailleurs que pour le public des
mélomanes (pas celui des spécialistes, celui des mélomanes) ces “anachronismes” sont
indifférents ; il y a de fortes chances pour qu’ils le soient davantage encore dans un ou deux
siècles ...
D’ailleurs, paradoxe absolu ou clin d’oeil venant de Sainte Cécile à l’intention des
“évolutionnistes” : il y avait ce soir plus d’auditeurs décontenancés qu’il n’y en avait, voilà
exactement neuf mois, à l’issue du concert où fut donné le Pierrot Lunaire ...
Conversation avec Roland Pöntinen sur Fauré. Roland s’étonne de ce que ce compositeur soit
si peu connu (et joué) singulièrement par les musiciens français eux-mêmes. “C’est un
phénomène curieux”, lui dis-je. “La rumeur (française) veut que Fauré soit trop français pour
les étrangers. Mais je me demande s’il n’est pas aussi trop français pour les Français et si cette
rumeur n’est pas devenue une sorte d’alibi qui permet aux Français de justifier leur paresse à
son égard. C’est tout simplement un compositeur secret et difficile, et je ne suis pas sûr que
d’être né Italien ou Allemand le rendrait plus aisé d’accès aux oreilles de nos compatriotes.
Quoi qu’il en soit, qu’il soit ou non trop français pour les étrangers, il est devenu un étranger
pour les Français.”
Pöntinen croit – à juste titre, selon moi – que l’une des raisons qui rendent Fauré hermétique
au grand public est le peu d’usage qu’il fait des contrastes dans sa musique. Excellente
remarque, qui rejoint ce que j’écrivais le 27. L’univers fauréen est plus horizontal que
vertical, et cela d’autant plus que le compositeur avance en âge. Privé des événements
verticaux qui sollicitent en général son attention le plus immédiatement, l’auditeur n’a d’autre
choix pour apprécier la musique de Fauré que de savoir pénétrer dans la merveilleuse
profusion de sa vie horizontale. Faute de quoi il aura le sentiment d’être laissé sur le seuil de
la porte.
Pöntinen évoque le Quatuor à cordes (la dernière œuvre de Fauré), qu’il aime tout
particulièrement. Évidemment, concluons-nous, l’anachronisme des oeuvres du dernier Fauré
joue contre elles, pour le moment du moins. Le Quatuor, plutôt que d’avoir été écrit en 1923 ,
l’aurait été quarante années auparavant, ne susciterait-il pas un intérêt plus profond ? Mais il
s’en faut de quelques dizaines d’années pour que ces considérations relatives s’estompent et
que la qualité de l’œuvre seule demeure.

Sur Albéric Magnard
Journal

Mai 91
Ai entendu il y a deux jours de cela à la radio la Quatrième symphonie d’Albéric Magnard, sa
seule oeuvre que je connaisse relativement bien. Pièce magnifique, dont on s’explique mal
qu’elle ne soit pas inscrite au répertoire des orchestres, ici comme ailleurs.
Le peu que j’ai pu écouter de la production de Magnard, en dehors de cette symphonie,
indique d’ailleurs une nature d’exception, un compositeur plus qu’estimable, mieux même
qu’un excellent maître, une sorte de génie, dont je m’étonne que la grandeur sombre et
solitaire, le destin maudit, n’aient pas davantage alerté – ou plus tôt – ceux qui voient en tout
ce qui est sombre, isolé et maudit (en opposition à ce qui est heureux, entouré et insouciant) le
signe certain de la grandeur.
Autre motif de surprise: une filiation comme souterraine entre la musique de Magnard et celle
de compositeurs nordiques tels que Nielsen, Petterson ou Sibelius. Au-delà de similitudes plus
extérieures, certaines tournures mélodiques, le traitement de la couleur orchestrale, des
timbres, le langage harmonique, j’y vois une parenté plus intime dans la conduite de l’oeuvre:
cette même façon qu’ont ces maîtres – le grand Sibelius à leur tête – de ne pas se soumettre à
l’évidence du discours, bâtissant ainsi tout un dialogue avec l’auditeur complice, fondé sur un
jeu subtil, autour de ce que celui-ci s’attend à entendre et ce qu’il entend vraiment.

Sur Tippett
Journal

Juillet 93
Cinquième Quatuor de Tippett. Si j’en juge à l’aide de cette seule oeuvre, Sir Michael est un
vrai compositeur, sérieux, sincère, profond. Mais, comment dire ... je n’arrive pas à adhérer de
tout mon coeur à sa musique, sans toutefois comprendre pourquoi.
Et cela m’ennuie, parce que s’il est déjà difficile de devoir ignorer un univers créateur (dont
on reconnaît par ailleurs – et tant d’autres avec soi – les qualités), il est plus difficile encore
de le faire pour une raison que l’on ignore. Pour un amoureux de la connaissance, l’amour des
oeuvres – ainsi que leur refus – est consubstantiel à la connaissance qu’il a d’elles, comme à la
connaissance qu’il a du pourquoi de ses sentiments à leur égard. Pour lui, il y a une même
incertitude désagréable à rejeter une oeuvre d’art sans comprendre pourquoi qu’à l’aimer.
L’ignorance des mécanismes de nos opinions et de nos penchants ne fait pas que leur enlever
de la crédibilité aux yeux d’autrui, elle empêche aussi que nous puissions pleinement les
assumer et les goûter.
Enfin ... s’il me fallait absolument préciser ce qui m’éloigne de la musique de Tippett, je
confierais que c’est le langage harmonique qu’il emploie. Si Sir Michael était peintre, je dirais
que je n’aime pas sa palette. (Tant il est vrai que le tissu harmonique est ce qu’il y a de plus
proche du monde des couleurs.) Dans cette oeuvre-là du moins, une abondance de secondes
mineures, qui est comme une peur d’user de lignes et de tonalités franches, peur dont je ne
puis m’empêcher de songer qu’elle provient d’une difficulté à dire franchement les choses, les
sentiments, les émotions, les idées ... (Si je ne craignais à mon tour d’être trop franc, je dirais
que je retrouve cette caractéristique dans la musique anglaise du vingtième siècle en général,
y compris parfois chez mon cher Britten ...)
Or, en art, la franchise est plus qu’une vertu morale, c’est l’autre nom de la profondeur. Rien
ne peut y être profond, ni essentiel, qui ne soit a priori dicible de manière forte et urgente.
Ultimement, rien en art ne peut durer qui ne porte un nom. Son nom est ce qui permet à un
élément traité par le créateur de parvenir jusqu’à son aboutissement. En ce sens, le génie me
semble être – parmi mille autres aspects – l’aptitude à dire le nom des choses, et à aller
jusqu’au bout d’elles.

Octobre 99
Écouté une nouvelle fois The Rose Lake de Michael Tippett. Décidément une très belle pièce.
Une sorte de chef-d’oeuvre. Mildred parle d’un Chant du Cygne (Tippett avait 88 ans lorsqu’il
l’écrivit). Pièce profondément originale, unique, close sur elle-même. J’entends par là qu’elle
entre dans la catégorie de ces oeuvres par lesquelles un compositeur crée un monde, ouvre la
voie d’un univers sonore nouveau, fonctionnant de manière parfaitement autonome – et
quasiment sans antécédents – pour en fermer aussitôt l’accès. Seule une grande personnalité
artistique peut être un pareil bâtisseur. C’est une certaine façon de dire “je” en musique. À la
fois écrire pour les autres – en ayant assez de confiance en soi pour penser que votre “je” peut
intéresser tout le monde – et ne se soucier du jugement de personne. C’est indéniablement
d’un maître. Il ne s’agit évidemment pas ici pour Tippett de décrire, de reproduire fidèlement
une réalité aperçue – en l’occurrence un lac au Sénégal – mais plutôt (comme l’ont fait avant
lui Beethoven dans la Symphonie Pastorale ou Debussy dans La Mer) de plonger au coeur des
apparences pour les dépasser et d’atteindre à ce niveau essentiel – l’essence des choses,
probablement – une sorte de fonds commun de l’humanité où les trésors de la nature ne sont
plus liés par ce qu’ils sont mais par l’impression que nous en avons. Impression qui – je l’ai
toujours pensé – n’est pas conséquente à leur existence mais la précède.
Certes, nous sommes bel et bien ici au bord d’un lac d’Afrique, percevant à la fois
l’immensité du cadre qui l’entoure et la vie intime des créatures dont il est peuplé, de la plus
microscopique à la plus majestueuse. Nous entendons les milliers de chants d’oiseaux qui en
sont la symphonie naturelle, nous observons les mouvements groupés des colonies de
flamants roses, l’avancée menaçante des crocodiles à la surface de l’eau, nous ressentons la
touffeur de l’air, bref… toute l’imagerie archétypale liée à un tel lieu. Mais c’est précisément
par la traduction aussi directe que possible de l’archétype que Tippett nous émeut, et non par
la représentation de la chose en soi, qui n’en est que la manifestation corollaire. C’est
pourquoi, alors même qu’elle nous touche à un niveau de nous-même qui nous demeure
souvent inconnu, la musique de The Rose Lake – à l’instar de paysages qui ne nous paraissent
exotiques que parce qu’ils sont exactement conformes à ce que nous en attendions – nous
trouble. Non pas en cela qu’elle nous surprend, qu’elle nous est exogène, mais au contraire en
tant qu’elle nous est déjà familière.
Enfin, sur un plan spécifiquement compositionnel, ce que je considère de plus remarquable
dans cette belle pièce, c’est que par la liberté (interne et structurelle) de son discours elle ne se
contente pas d’évoquer la nature, elle la devient, elle est la nature. Sa forme (et son contenu)
semblent dictés par une nécessité organique qui nous échappe, comme nous échappe
l’agencement imprévisible de chants, de froissements d’ailes, de coassements et de cris divers
dont la nature accompagne son spectacle. La conduite du discours chez Tippett parvient à
retrouver l’impondérabilité des manifestations naturelles. Paradoxalement, le plus sûr gage de
la maîtrise de Tippett est sa capacité à recréer l’illusion du hasard.

Sur Sibelius
Journal

Mai 91
Entendu il y a une semaine de cela à la radio la Quatrième symphonie de Sibelius, que j’aime
tant. Semblable en cela à tous ces compositeurs qui ne font pas grand-chose pour attirer les
foules – du moins dans leurs oeuvres les meilleures –, Sibelius a ses fanatiques, dont je suis.
Cela étant, le magnifique chef-d’oeuvre qu’est cette symphonie ... d’un radicalisme tel qu’il
peut laisser perplexes même les mélomanes qui adhèrent sans conditions au restant de la
production de cet auteur, tant il représente le point ultime d’une certaine recherche qui lui est
particulière.
Quelle recherche, d’ailleurs ? En quoi consiste-t-elle ? Et quel est le mystère de ce créateur à
la fois si simple et si complexe, si populaire et si hermétique, si discrètement conservateur et
si profondément moderne ?
Sibelius fait partie de ces compositeurs dont la musique ne s’impose que rarement à
l’auditeur, parfois même à la suite d’écoutes répétées. Pour ma part, j’ai entendu ses
symphonies pendant un certain temps, avec un préjugé nettement favorable, qui venait de ce
que des personnes, dignes de confiance m’en avaient dit, sans que rien en elles ne m’émeuve,
ni ne retienne mon attention. Jusqu’au jour où, sans doute parce que n’attendant plus rien,
j’avais cessé de vouloir qu’elles s’imposent à moi – cela ajouté au travail de maturation qui
s’était produit en moi à mon insu – je suis entré naturellement en elles, je me suis imposé à
elles, comme par une sorte d’ouverture soudaine des sens. Ce fut un bouleversement. Mais un
bouleversement tranquille, dont l’intériorité même venait cependant graver avec plus de force
encore l’empreinte en mon coeur.
Nous verrons plus loin pourquoi la musique de Sibelius pénètre en nous, ou nous en elle, avec
une telle douceur, comme par une sorte de distillation. Il nous suffit de constater pour l’instant
que l’on y entre un peu comme en un club privé, dont les membres partagent des signes de
reconnaissance communs : une certaine connivence culturelle, un certain raffinement de
l’écoute, une certaine prédisposition tacite et silencieuse à se plier aux méandres de la
musique ; toutes qualités obligées, d’ailleurs, sans lesquelles il serait même vain de vouloir
entendre ce que le maître tient à nous dire, mais avant tout qu’il tient à dissimuler à la masse
du public.
Car nous voilà au point essentiel de ce qui fait l’art de Sibelius : sa haine de l’évidence.
Ayant, par crainte de tout effet facile, de toute vulgarité, de toute séduction gratuite, de toute
compromission, élaboré une sorte d’“esthétique du refus” (qui explique que ses phrases se
cabrent sur elles-mêmes, s’interrompent, s’automutilent, n’aboutissent point, ou en un autre
lieu de l’oeuvre – où l’on a tout oublié d’elles – , que son discours est éclaté), il se livre a un
travail créateur qui consiste à jouer, en un dialogue qui exige une complicité extrême, avec
l’attente de l’auditeur, et à la contourner. Jeu de cache-cache entre ce que le flux naturel du
discours musical induirait que l’on entende et ce que l’on va entendre en réalité : c’est dans
cette faille infime et évanescente que naît et se développe une des expressions prédominantes
du génie de Sibelius. Parfois, la subtilité de son refus est telle que nul autre que Sibelius luimême
ne peut la déceler. Il ne joue plus alors avec ce que l’on attend de sa musique, mais
avec ce que lui seul craint que l’on en attende.
C’est peu dire que d’affirmer que le meilleur de la production du maître finnois ne se livre pas
aisément à ceux qui l’abordent pour la première fois. Ses oeuvres majeures tirent leur gloire, et
leur profondeur, du parcours initiatique qui en barre l’accès aux néophytes et aux imprudents.
Si un autre compositeur que Sibelius en avait assemblé les mêmes éléments consécutifs, on
découvrirait sans doute une musique à l’accès plus facile, aux lignes plus marquées et aux
idées plus abouties en apparence. Mais cet état “originel” de l’oeuvre, ce premier degré de la
création, qui ne sera jamais entendu, Sibelius le connaît et n’en veut pas. Il est trop évident.
C’est pourquoi il va nous le livrer éclaté, morcelé, en nous donnant l’illusion que ses
différents éléments nous sont proposés épars, comme jetés par hasard sur le papier ; libre à
nous désormais d’en reconstituer la logique. Une autre oeuvre nous apparaît alors, comme une
seconde couche qui percerait sous la première, à l’instar de la Cathédrale du prélude de
Debussy, émergeant progressivement des brouillards harmoniques d’Ys, ou comme le thème
d’Istar – symbolisant le corps enfin dénudé de l’héroïne – surgit à la fin de l’oeuvre de
Vincent d’Indy, ou comme à partir des pièces éparpillées d’un puzzle nous reconstruisons une
image connue ou encore comme l’aboutissement d’A la recherche du temps perdu apporte un
sens à l’existence de personnages que l’on voyait évoluer auparavant et dont la présence nous
semblait fortuite. Mais cette résurgence d’une “autre oeuvre en dessous de l’oeuvre” ne se fait
pas ici au terme de l’oeuvre comme en une révélation finale qui, bien qu’étant le fruit d’un
long parcours, demeure un aboutissement logique, mais de manière concomitante au
déroulement de l’oeuvre elle-même, comme la superposition de deux films transparents.
Sibelius joue à nous faire croire que l’oeuvre, loin d’être achevée, ou figée, est en train de se
faire, que ce que nous entendons n’est qu’un des possibles que notre écoute, en accord avec le
bon plaisir du créateur, a en quelque sorte choisi, et non point reçu sans discussion.
Magistrale illusion : cette liberté souveraine ; cette extraordinaire souplesse du discours,
toujours renouvelée (sa pudeur devant l’évidence donne à Sibelius une hantise de la redite),
sont en réalité l’enveloppe – la coquille qui renferme le précieux fruit – d’un prodigieux
travail de composition, où la réflexion et la maturation, portées à leur niveau ultime
d’incandescence, refont le trajet inverse de celui qu’accomplit l’auditeur, c’est-à-dire du
premier état – encore linéaire, de l’oeuvre, jusqu’à l’éclatement que représente sa version
finale. Le génie du compositeur tient alors – comme si souvent – en un savant dosage des
éléments qui contribuent à donner son architecture à l’oeuvre et ceux qui visent à la
déstabiliser, sans que jamais les uns l’emportent sur les autres pour l’auditeur.
En face de cette musique, qui donne le sentiment d’avoir “cristallisé l’aléatoire en une
solution d’une perfection unique et fragile (n’est-ce point le cas de toute oeuvre de génie ?),
l’auditeur va devoir soit reformer la première strate de l’oeuvre, soit accepter de se laisser
mener sans boussole à travers l’infinie mouvance du “possible” en fusion, sans autre point de
repère que l’espoir du but (et encore que la quatrième symphonie, par exemple, s’interrompe
plus qu’elle ne se termine !). L’oeuvre a abandonné les balises habituelles, elle semble errer
d’un abîme de la mémoire à un sommet d’exaltation – où un motif d’apparence anodine, par
exemple, est grossi jusqu’à l’hallucination, elle a lâché toute référence formelle traditionnelle
(elle ne débute pas, elle ne s’achève pas, elle n’est qu’un segment du ruban éternel de la
mémoire sonore, fixé par surprise) ; et il faudra à l’auditeur s’armer d’un puissant sens
logique, d’une infaillible qualité d’attention, d’une volonté invincible de mémorisation. Ô
mémoire, qui structure le discours et le rend cohérent !) pour s’y retrouver. Aucun autre
compositeur, à ma connaissance, (même s’il en est dont la musique est beaucoup plus difficile
à exécuter) n’exige de l’auditeur un rôle aussi peu passif que Sibelius.
Tout cela n’est-il pas suffisant à expliquer qu’une musique comme celle-là soit lente à
s’imposer à nous ; qu’en dépit de sa grandeur intrinsèque, il lui faille grandir à nouveau en
nous, comme si tout le travail de son élaboration devait, avant de nous apparaître à l’extérieur,
se refaire en nous ? Il en est des grandes oeuvres de Sibelius comme de ces films ou de ces
romans dont l’intrigue est si complexe, ou si éclatée, que l’on ne peut la cerner tout entière
dès la première approche, et que les visions ou les lectures suivantes viennent clarifier comme
par enchantement.
Ainsi, Sibelius est-il un prodigieux bâtisseur de formes, mais de formes mouvantes,
insaisissables, transparentes, dont les fondations se trouvent en notre mémoire, en notre
imaginaire. Un architecte de la prospective, un architecte de l’invisible, le rêveur raisonnable
d’une sorte de “projection astrale”, où les lignes de force prévisibles de l’oeuvre s’unissent par
leur absence autant que par leur présence, où l’absence des points de repère habituels
remplace leur présence, ou la suggère, ou encore la fait surgir dans l’esprit de l’auditeur par le
désir qu’elle y provoque de leur apparition.
Il n’est pas étonnant, finalement, que ce soit ce compositeur du froid qui ait réussi mieux que
quiconque à cristalliser ces formes insaisissables sans rien leur enlever de leur fragile
évanescence, à l’instar de ces blocs de glaces qui figent un organisme ou un être vivant dans
la spontanéité et la vérité de leur expression; lui aussi qui soit parvenu à construire une sorte
d’oeuvre-iceberg, où la partie émergée vient, au terme d’un processus créateur dont nous
venons de préciser les modalités, témoigner des richesses infinies de la partie submergée et de
la difficulté infinie – l’impossibilité ? – qu’a le créateur d’en rendre compte sans les trahir.
Ainsi, on l’aura compris, quelque séduisantes que soient les mélodies, les harmonies et les
rythmes qui foisonnent dans la musique de Sibelius, ils ne participent au déroulement du
discours qu’en fonction de l’élaboration d’une infrastructure qui est tellement enfouie dans
l’oeuvre que l’on ne la perçoit parfois qu’à partir du moment où l’on cesse de la chercher.
Mais la patience qu’il faut pour percer le secret de la musique de Sibelius sera récompensée
par des beautés, par des joies, que leur difficulté d’accès rend encore plus précieuses, et que
l’on n’éprouvera pas nécessairement après avoir écouté un grand nombre de fois une oeuvre
possédant un attrait plus immédiat. A contrario, une séduction plus instantanée dénote
fréquemment chez Sibelius, une oeuvre plus médiocre, comme si l’essence même de son génie
avait besoin des profondeurs pour s’épanouir et s’évaporait en remontant à la surface,
semblable à ces parchemins antiques qui tombent en poussière dès que l’on les expose à l’air
libre.
Les amateurs d’émotions plus primaires devront ainsi se contenter d’oeuvres telles que
Finlandia ou le Concerto pour violon, qui leur suffiront d’ailleurs sûrement, et en l’auteur
desquels ils seront persuadés avoir trouvé un excellent compositeur post-romantique et
régionaliste de plus – un autre Grieg ou un autre Borodine –, mais ne sauront toujours rien de
Sibelius lui-même, à mille lieues de se douter que ce compositeur universel, en ses oeuvres
majeures, est l’égal des plus grands.
En ses oeuvres majeures, seulement. Dans les autres, il peut être aussi plat qu’il est sophistiqué
ailleurs, aussi lourd qu’il peut être subtil, aussi superficiel qu’il peut être profond.
Finalement, peut-être est-ce cela, le seul mystère qui subsiste de Sibelius ? C’est que, jouant
dans ses oeuvres les meilleures avec tant d’ardeur à cache-cache avec lui-même, avec la
banalité de l’évidence, avec tout, il ait fini par ne plus se trouver lui-même dans les autres.

Sur Ravel
Journal

Août 91
Entendu (réentendu, plutôt !) la Sonatine de Ravel. Certes, on peut se réjouir que Ravel n’ait
pas fait que cette oeuvre-là. Mais pour mineure qu’elle soit au sein de sa production, ou peu
révélatrice des profondeurs de son psychisme, elle n’en est pas moins aussi soignée que les
chefs-d’oeuvre de la maturité. D’ailleurs tout est réussi chez Ravel. La perfection somme toute
artisanale du produit semble être chez lui une des préoccupations majeures du travail
compositionnel : une valeur en soi. Jamais ce perfectionniste n’aurait supporté de laisser sortir
de son atelier un ouvrage qui ne résiste au jugement de l’ensemble des critiques, à commencer
par le plus féroce d’entre tous : lui-même.
Mais doit-on pour autant se contenter de ne voir chez Ravel qu’une sorte d’“horloger de
génie”, chez qui l’obsession de la qualité tient lieu de nécessité créatrice ? Évidemment pas.
Si ce regard a longtemps prévalu, s’inscrivant d’ailleurs dans l’optique d’une soi-disant
“tradition française” de bon goût et de la mesure (qui reste l’invention de petits maîtres,
heureux d’y trouver une caution à leur médiocrité), il nous paraît aujourd’hui singulièrement
réducteur.
Et autant il occulte l’essentiel de la période de la maturité – où scintillent les diamants noirs,
néanmoins oniriques, hallucinés, que sont le Concerto pour la main gauche, la Valse, le
Boléro ou L’enfant et les sortilèges, Gaspard, la sonate pour violon et piano – pour ne prendre en
compte que les oeuvres plus “raisonnables”, plus apolliniennes de la première époque.
J’ai le sentiment que Ravel lui-même eut conscience des risques qu’un trop grand soin, un
soin qui privilégierait la lettre, pouvait faire courir à son imagination, en l’enserrant dans un
carcan trop étroit qui l’empêche de se développer et de s’exprimer au mieux de ses
possibilités.
Car cette méticulosité de l’approche ravélienne, dont on pourrait penser qu’elle se borne à
enserrer l’imagination du compositeur dans un carcan et de l’empêcher de s’exprimer avec
toute sa force, est aussi ce qui va, au fil des oeuvres, permettre à cette imagination de ressortir
davantage, de faire ressurgir de ses profondeur – par un effet a contrario – des visions
oniriques, hallucinées et morbides, qui sans elle ne seraient pas venues à la surface, ou plutôt
ne nous seraient pas apparues avec la même évidence.
C’est le soin même, que ce grand créateur apporte à l’élaboration de ses “mécaniques” qui,
poussé jusqu’aux conséquences extrêmes de sa logique, finit par s’annuler lui-même et par
ouvrir sur un univers dont on pressent qu’il est chaotique et funèbre.
Ainsi cette précision et cette rigueur sont-elles à la fois ce qui empêche les débordements du
psychisme ravélien et ce qui les autorise, la minutie de ses constructions qui est co-relative à
leur déliquescence finale.
De ce point de vue-là, la progression interne d’oeuvres telles que la Valse ou le Boléro ne fait
pas que marquer le crépuscule d’une forme particulière de danse comme signe de
réjouissance, ni – à travers l’absurdité de leur insouciance dans le contexte d’une époque
donnée – le crépuscule de tout un monde. Elle est emblématique du psychisme ravélien en
général et en particulier, de ses tendances à l’autodestruction.

Sur Rachmaninov
Journal

Octobre 91
Entendu ce matin à la radio le poème symphonique de Rachmaninov L’île des morts, d’après
le tableau de Böcklin. Œuvre magnifique, qui à elle seule nous prouve quel admirable
compositeur Rachmaninov peut être, et à quel point l’image que continue d’en donner une
partie de la critique et à laquelle, hélas ! une majorité du public s’attache encore ne prend pas
la pleine mesure de son génie.
Or, tout se complique. Car cette image – celle d’une sorte de virtuose qui se prendrait pour un
créateur, chez qui le mauvais goût le dispute à une sentimentalité facile et boursouflée – n’est
pas entièrement erronée et trouve indéniablement sa source dans l’un des multiples aspects de
ce compositeur. Le second concerto pour piano et orchestre – l’une de ses moins bonnes
oeuvres, l’une de celles où il se laisse le plus aller à la facilité – est là, si besoin est, pour nous
le rappeler cruellement.
Mais n’est-il pas injuste de réduire ainsi un créateur à l’une de ses oeuvres, fût-elle la plus
célèbre ? Sans doute. C’est pourtant au créateur lui-même de mesurer les risques qu’il y a à
solliciter un succès facile, et les dégâts que celui-ci peut provoquer. Tel l’arbre qui cache la
forêt, il paraît résumer à lui tout seul le caractère d’une production entière, et nous enlève la
volonté d’en découvrir les richesses, ou la capacité de les apprécier à leur juste valeur...
Dieu sait cependant qu’il y a de belles choses chez Rachmaninov, et que tout chez lui n’est
pas redondant ! En témoignent la subtilité des Préludes, des Études-tableaux, des Variations
sur un thème de Paganini
, ou l’intériorité des oeuvres religieuses. Mais ainsi vont les choses...
Il faut toujours que l’homme paie le prix du compromis et de la facilité, qu’ils se manifestent
au niveau de sa vie ou à celui de son oeuvre. Et il est élevé. Telle une minuscule tache, isolée
sur un immense drap blanc, qui finit pourtant par occuper toute notre pensée, cette faiblesse –
même passagère – projette son ombre insidieuse sur l’oeuvre entier et ternit jusqu’à ses
exigences de pureté les plus authentiques.

Sur Satie
Journal

Janvier 93
Je n’ai pas d’inimitié pour Satie, tout au contraire. Ce n’est pas précisément un compositeur
doué et il arrive à sa musique d’être d’une beauté troublante. De plus, certains aspects de son
humour et de ce que l’on pourrait appeler son “attitude devant la vie” ne sont pas faits pour
me déplaire. Toutefois, un certain nombre d’éléments me gênent chez lui ou dans la
vénération dont il est entouré, dont la somme contribue à entretenir un malentendu plus
général, voire plus profond.
Premier point. Je l’ai dit, j’ai de la sympathie pour son humour et son iconoclasme. Les
humoristes ont cela de charmant que leur vie même nous replace dans une perspective plus
juste par rapport aux choses graves et profondes de l’existence. Finalement, semblent-ils nous
enseigner (et à raison), rien ne vaut vraiment la peine que l’on s’en inquiète ; sûrement pas, en
tout cas, ce à quoi nous attachons généralement de l’importance. Enfant, j’avais les volumes
d’Alphonse Allais à mon chevet, et ils m’ont aidé en maintes occasions, plus que n’aurait pu
le faire un directeur de conscience. Mais nous n’allons pas pour autant renverser la
proposition et permettre que cet univers de potache cultivé qu’est celui de Satie devienne –
comme le souhaitent les idolâtres du musicien, Cage en tête – un système de pensée, une
philosophie à part entière, quasiment un mode de vie. Je le précise, j’aurais la même réaction
si l’on s’avisait de comparer Alphonse Allais à Kant ou à Heidegger. (Mais s’en aviserait-on?)
D’ailleurs, hisser ainsi Satie au rang de maître à penser est à la fois une double absurdité et un
double mauvais service à lui rendre. En premier lieu, c’est ne pas le considérer comme ce
qu’il est d’abord : un musicien, et risquer donc de le voir apprécié pour ce qu’il n’est pas : un
penseur. Selon moi, il a tout à y perdre. En musicien-poète-humoriste, il est charmant ;
comme philosophe il est ridicule.
Deuxièmement, rien n’est a priori plus étranger, plus antagonique même, à l’univers de Satie
que cette espèce d’institutionnalisation dont il fait l’objet parfois. Imagine-t-on plus grande
absurdité que d’ériger des statues à ceux qui ont passé leur vie à les déboulonner ? Ce faisant,
on leur donne tort. En voulant les célébrer on les assassine.
Deuxième point. C’est un fait, Satie est à la fois un musicien et un humoriste. Mais soyons
honnêtes ; sans être le plus grand de tous les compositeurs, il est musicien avant d’être
humoriste. À dire vrai, ni sa valeur en tant que musicien ni (encore moins) sa qualité
d’humoriste considérée séparément l’une de l’autre n’auraient suffi à justifier la réputation
qu’il a acquise auprès du public, de sorte que l’on est bien obligé d’expliquer sa célébrité par
la conjonction inhabituelle des deux fonctions.
Ce qui nous amène à nous demander dans quelle mesure Satie lui-même n’était pas conscient
de ses faiblesses en tant que compositeur et si, en appelant l’humoriste à sa rescousse, il n’a
pas cherché à créer une confusion, à donner le change, à se servir de la seconde casquette
pour redorer la première. Considérons, si vous le voulez bien, la musique de Satie, une fois
privée de ses aspects extra-musicaux, pour ce qu’elle est.
Nous avons là un compositeur intéressant, certes, mais dont l’importance musicale (et bien
que je ne goûte pas ce genre de parallèle) le place au niveau, disons, d’un Chabrier, par
exemple (et encore, ne suis-je pas trop aimable pour lui ?). Maintenant, comparons l’audience
dans le public (en particulier les néophytes) d’un Chabrier et d’un Satie. N’est-ce pas parlant ?
Chez Satie, sous la candeur, l’humour, la simplicité, la naïveté, je sens la volonté d’être
candide, drôle, simple, naïf, qui occulte tout espoir de l’être. Pis, je sens percer – comme
d’ailleurs chez son épigone américain Cage – l’intention d’employer la candeur, l’humour, la
simplicité, la naïveté, au profit d’une démonstration intellectuelle, d’une position idéologique,
somme toute d’une volonté moralisatrice qui finit par acquérir toutes les caractéristiques de ce
qu’elle combat, c’est-à-dire l’ordre établi. La morale bourgeoise est assez redoutable comme
cela, pour que l’on ne lui substitue pas un anticonformisme institutionnel, une marginalité de
principe, une sorte de contre-pouvoir plus raide encore que l’ordre dont il cherche à
s’échapper et qui ne le cède en rien en ennui devant lui.
Ainsi sous des allures de rebelle irréductible et à force de s’enfermer dans le rôle du “vieil
excentrique”, Satie est-il devenu un moraliste dont les pitreries n’ont d’autre but que de
stigmatiser la pesanteur des conventions scolastiques et sociales tout en réussissant la
performance d’être plus pesantes qu’elles ... On comprend donc que ce n’est pas la médiocrité
de sa musique que je reproche à Satie (après tout, nulle lui interdit à la musique d’être
ennuyeuse et tous les compositeurs ne peuvent être parmi les plus grands ...), mais la
prétention d’une attitude intellectuelle qui lui est implicite et dont il pensait sans doute qu’elle
la justifierait. En réalité, je ne me serais jamais offusqué de la piètre qualité de la musique de
Satie, s’il n’avait cherché à donner à son oeuvre d’autre signification qu’elle-même. Or, se
posant moins en créateur de musique pure qu’en polémiste inavoué (mais sa musique est bel
et bien un manifeste), Satie nous donne en quelque sorte des verges pour le battre. Comment,
en effet, ne pas être plus sévère à l’encontre des faiblesses de sa musique (emphase, ennui,
platitude, comique forcé, frivolité, bêtise), lorsqu’on sait que celle-ci n’aura été qu’un
immense réquisitoire contre ces mêmes faiblesses chez d’autres compositeurs ou dans la
société des hommes en général, lorsqu’on le voit pécher par là même où il condamne ?
Il est déjà assez difficile d’éprouver de la compassion pour les donneurs de leçons lorsque
leur musique est géniale (je pense à Wagner, pour la personne duquel je n’ai aucune
sympathie particulière mais dont la musique, naturellement, m’inspire la plus vive
admiration) pour ne pas en être dépourvu quand ces musiciens sont de moindre importance...
Modestie et adéquation du propos et de la forme, c’est en tout cas exactement ce qui fait le
plus défaut au Relâche, de Satie. Deux minutes s’étaient à peine écoulées que l’on avait les
yeux rivés sur sa montre et qu’en revanche on ne savait plus où mettre les oreilles ... Dieu,
que cela est long pour un propos aussi mince !
Et maintenant, que Satie me pardonne. Vingt minutes, et nous y sommes encore... C’est donc
de l’humour, que l’ennui de cette musique-là ? Mais je crie Pitié ! Je préfère tout l’ennui de la
terre à cet ennui-là. Pitié ! Que l’on m’inonde de Reger, que l’on m’engloutisse dans Pfitzner,
que l’on m’écrase sous le poids de l’oeuvre intégral d’Elgar... Tout sauf ça ! Même si ces
trois-là n’étaient guère plus drôles que Satie, eux au moins ne cherchaient pas à l’être ! Ah!
La terrible lourdeur parfois de ceux qui prétendent à l’humour dans le domaine de la
création... Le sentiment comique est une substance hautement explosive en art. Il fait partie de
ces attributs – le sentiment onirique, la qualité poétique, etc. – qui doivent pour être crédibles
être inhérents aux sujets traités par le créateur ou à la manière dont il les aborde, s’en exhaler
de façon naturelle, leur être consubstantiels.
Que Satie soit célèbre comme personnalité unique, excentrique de la musique, je puis le
comprendre et l’accepter. Mais que le public des néophytes, s’appuyant sur une musique
plaisante et surtout sur des titres qui accrochent (Gymnopédies ou Morceaux en forme de
poire
se retiendra toujours mieux qu’Idylle) le range parmi les grands maîtres de l’Histoire
de la musique occidentale, c’est ce que je puis accepter. Combien de fois pourtant n’ai-je
entendu nommer Satie au milieu de trois ou quatre noms prestigieux, lors de l’énumération ...
Je suis bien conscient du fait que la popularité de Satie n’est pas due qu’à la fantaisie de ses
titres. Si ses Gymnopédies ou ses Gnossiennes s’appelaient Idylle ou Sous-bois, elles
rencontreraient probablement le même accueil (mais pas tout à fait, cependant) auprès du
public. Après tout, la majorité des oeuvres de Satie reste inconnue du grand public. Cela étant,
le succès des pièces dont je viens de parler repose, lui aussi, sur une confusion qui n’est pas
davantage en l’honneur de Satie.
Voyons cela. C’est un fait établi que l’écoute des oeuvres musicales nécessite, selon les cas,
plus ou moins d’efforts de la part de l’auditeur. Certes, sans établir un rapport de causalité
entre la difficulté d’écoute d’une oeuvre, sa complexité et sa valeur (ce qui serait faux et
dangereux; on ne compte plus les oeuvres extraordinairement complexes et hermétiques qui
n’ont qu’une valeur musicale fort relative, et que la postérité a oubliées, et à l’inverse, des
oeuvres simples et accessibles qui ont conservé pour nos oreilles et nos coeurs tout leur
pouvoir et leur mystère), il est permis de penser, qu’à valeur égale, l’intérêt musical d’une
oeuvre grandit avec l’activité que son écoute demande à l’auditeur et diminue avec sa
passivité. Or, que nous propose Satie, sinon le type même d’une musique qui non seulement
n’exige pas grand-chose de l’auditeur, mais exige presque sa passivité ? (Ne parlait-il pas luimême
de “musiques d’ameublement” ?)
Or, cette pauvreté volontaire de Satie (qui n’est pas simplicité : la Rêverie de Schumann,
par exemple, est simple mais elle n’est pas pauvre ; encore une confusion entre la simplicité
forcée de celui qui refuse d’affronter les problèmes de l’art – ou de la vie – et celles qui, les
ayant tous traversés et réglés l’un après l’autre, s’offre à nous comme un aboutissement, une
épure...) l’est-elle vraiment ? En d’autres termes, correspond-elle vraiment à un choix dicté
par une nécessité musicale (ou philosophique) profonde, ou n’est-elle pas plutôt dictée, plus
prosaïquement, par les manques (de maîtrise et d’imagination) du compositeur ?
Et n’y a-t-il pas là encore une confusion entretenue par Satie entre ces deux types de
simplicité dont je parlais plus haut ? En tout cas, et je reviens à mon propos initial, le grand
public semble avoir cédé à la confusion, et ce qu’il aime dans les oeuvres les plus populaires
de Satie, ce n’est pas leur simplicité philosophique (c’est-à-dire l’aboutissement victorieux
d’une somme d’épreuves et de tâtonnements), c’est leur simplicité d’écoute. Ce que le public
aime, ce n’est pas seulement que ces oeuvres ne lui demandent aucun effort d’écoute, c’est
qu’à moindre frais, pour presque rien, elles lui donnent le sentiment d’être un mélomane,
d’enfin aimer et comprendre la musique “savante”. Toute proportion gardée, ce que le grand
public aime chez Satie et ce qu’il aime chez Carl Orff (et dans le domaine de la poésie, ce
qu’il aime chez un Prévert par exemple), c’est que ces artistes lui donnent l’impression d’être
intelligent. Après tout, pourquoi se donner du mal, s’embarrasser des derniers quatuors de
Beethoven, alors que l’on peut obtenir le même résultat en écoutant Satie ?
Comme on l’aura compris, je ne reproche nullement à Satie de ne pas être un grand créateur,
mais plutôt d’avoir voulu l’être sans paraître le vouloir et tout en sachant qu’il ne l’était pas.

Février 96
Satie est un musicien infiniment paradoxal et ambigu. Naturellement, c’est l’apôtre de
l’humour et du “nonsense” en musique. Mais ce serait, selon moi, une erreur grossière que de
ne voir chez lui qu’un amuseur un peu farfelu, ne s’efforçant au mieux que d’effaroucher les
conservatoires et les bourgeois. Il y a un Satie tragique, et ce n’est sans doute pas la moindre
de ses provocations – une ultime revanche de son intelligence si fine contre tous les
conformismes – que de l’avoir si bien caché aux oreilles de tous les sourds de la terre. Il suffit
d’écouter ces formules répétées, hallucinées, comme “tétanisées”, pour aborder au seuil d’un
univers où, assurément, la folie l’emporte sur le divertissement.

Sur Poulenc
Journal

Avril 94
Le cas de Poulenc est intéressant. Sa réputation n’a fait que grandir depuis son décès ; elle
s’étend désormais jusqu’aux cercles et chapelles mêmes qui, il y a vingt encore, le rejetaient
sans ménagement. On ne voulait le voir alors que comme un réactionnaire, ayant tout ignoré
des acquis de la modernité au XXe siècle, un artiste au goût facile et incertain, voire au
mauvais goût certain, se situant même parfois à la lisière du domaine de la musique légère...
Je ne dis pas que ces choses soient entièrement fausses, mais à leur accorder trop d’importante
on risque – comme dans le cas de l’arbre qui cache la forêt – d’occulter le compositeur de
génie, le musicien profond et douloureux, l’artiste authentique et intemporel. Parce que
Poulenc n’a pas été un novateur, il ne faudrait pas en oublier pour autant qu’il a été un
créateur. Quoi qu’il en soit, de ce rejet total nulle trace ne peut plus être relevée aujourd’hui...
Un consensus, aussi général que surprenant, semble s’être établi autour de son nom. Les
interdits ayant été levés, il n’est donc plus honteux d’aimer Poulenc. Cela est même considéré
comme encore assez original par les milieux autorisés de l’intelligentsia pour y être toujours
bien vu...

Septembre 98
Je me pose fréquemment la question de savoir pourquoi j’aime Poulenc. Je crois qu’un
premier élément de réponse figure dans la question même. Parce qu’il est encore utile d’aimer
Poulenc et de le défendre. Sinon, se poserait-on une question pareille à son sujet ?
S’interroge-t-on encore pour savoir pourquoi l’on aime Debussy ou Bartók ? Donc j’aime
Poulenc parce qu’il n’est pas toujours aimé, et sans doute pas toujours aimable. Ses dehors de
grand bourgeois mondain sont trompeurs. Comme Descartes, il avance masqué. Il est
impossible à étiqueter et sa forme de provocation consiste précisément à brouiller les pistes.
Ce brouillage, il l’effectuait par le biais d’un débordement de la musique des limites qui sont
habituellement les siennes (ou qui l’étaient encore à l’époque). Débordement sur les domaines
de la littérature, de la peinture, du cinéma, de la chanson naturellement, mais surtout sur le
domaine beaucoup plus vaste de la vie, de la vie quotidienne. Poulenc a fait entrer la musique
dans la vie, et la vie dans la musique, d’une façon qui n’est pas sans rappeler l’irruption du
prosaïque dans le monde sacro-saint de la symphonie chez Mahler. De ce point de vue-là, il
est un phénomène très rare dans le cadre parfois aseptisé – voire aseptisant – de la tradition
française. Je ne vois guère que Satie à qui il puisse être comparé sur ce point, encore que son
propos ait été beaucoup plus ambitieux que celui de Satie et qu’il ait donc hissé la provocation
à une échelle bien plus large. Il a pratiqué l’art savant du mélange des genres jusqu’à un stade
proche de l’hallucination. Mais ce mélange n’est pas tant un mélange des genres au sens où
on l’entend d’habitude, c’est-à-dire un mélange des catégories stylistiques, – encore qu’il se
manifeste, entre autres, par une incroyable ambiguïté stylistique – qu’un mélange des genres
sociaux. J’emploie ici le terme “genre” dans l’acception que lui donnent les expressions “bon
genre” ou “mauvais genre”. Il n’était pas un musicien pur, ce qui ne signifie pas qu’il était un
musicien impur, mais qu’il n’écrivait pas – ou rarement – de la musique pure, autrement dit
une musique qui n’a besoin de rien d’autre qu’elle-même pour exister et pour être appréciée.
La musique de Poulenc ne se suffit pas à elle-même, et lorsqu’il n’en est pas ainsi il se peut –
pour toutes les raisons que je viens d’énoncer – que sa séduction repose sur un terrain musical
ambigu, voire douteux. La musique de Poulenc ne se suffit pas à elle-même, et c’est ce que
j’aime en elle. Je vais plus loin : ce n’est pas la musique que j’aime chez Poulenc. C’est
l’attitude. C’est la démarche d’un créateur chez qui la musique ne suffit plus à exprimer toute
la vie si toute la vie n’est pas en elle. Un créateur pour qui la musique n’est plus une finalité,
mais un outil au service de la vie. Un outil de dérèglement des genres et des catégories. C’est
précisément en cela, selon moi, que Poulenc est actuel. Il prônait – avec une part probable
d’inconscience – une musique sortant du cadre fonctionnel qui avait été le sien depuis des
siècles et s’aventurant en des contrées certes connues, mais encore inconnues d’elle. Au fond,
il préfigurait Cage, Berio, Schnittke, Kagel, parmi tant d’autres. Cloîtré dans un univers qui
avait la rue de Vaugirard et sa belle maison du Loir-et-Cher pour confins, il brisait
discrètement des frontières immémoriales.

Sur Britten
Journal

Octobre 99
Henri Demarquette à La Prée. Écouté ensemble diverses musiques, dont la mienne. Henri est
en train de travailler les trois Suites de Britten, qu’il va jouer l’année prochaine lors des
Flâneries musicales de Reims. Il en a apporté à la fois la partition et l’enregistrement que
vient d’en réaliser Jean-Guihen Queyras. Ce qui me vaut d’étudier de plus près ces chefsd’oeuvre
que je connaissais déjà, mais mal. Pour Henri, qui ignore presque tout de Britten,
l’exploration de ces pages équivaut à la découverte – confirmée par le choc que lui a causé
l’autre soir le War Requiem – d’un maître. N’est-il pas temps, d’ailleurs, que Britten trouve
dans l’opinion des mélomanes et des musiciens français la place qui est la sienne, celle d’un
des très grands compositeurs du siècle qui s’achève, et même de l’histoire de la musique ?
Quand donc en aura-t-on fini avec l’ignorance – souvent involontaire il est vrai – dans
laquelle le tiennent la plupart des premiers et le mépris – tout à fait conscient, lui – dans
lequel le tiennent bon nombre des seconds ? La phrase assassine de Boulez, qui ne peut
qu’être authentique tant elle m’a été confirmée par des sources différentes et dignes de foi –
convié à Londres, à venir s’asseoir à côté de Britten, Boulez aurait décliné l’offre en ces
termes : “Je ne m’assieds pas à côté d’un amateur” ! –, semble, pour sotte et injuste qu’elle
soit, toujours prévaloir, au sein de l’establishment musical français. En particulier chez ceux
de ses membres pour qui l’histoire musicale du XXe siècle se présente comme un axe droit
menant des prémices de l’atonalisme aux manifestations les plus récentes du post-sérialisme,
axe autorisant certes quelques ramifications, mais en aucune manière d’autres voies que la
sienne. En témoignent, parmi mille autres indices, le fait qu’un Dominique Jameux, pourtant
spécialiste de la seconde école de Vienne et grand connaisseur de la musique du XXe siècle –
n’a-t-il pas signé un livre sur Boulez ? – avouait il y a de cela trois ans sur France Musique
découvrir tout juste la célébrissime Sérénade pour ténor, cor, et cordes, vieille de plus de
soixante ans, ou encore (de manière plus subtile) cette remarque de Jean-Pierre Derrien à qui
Mildred demandait l’autre soir ce qu’il pensait de la musique de Tippett : “Hm… à tout
prendre, je crois que j’aime encore mieux Britten !”
En 1996, à la villa Médicis, Marc-André Dalbavie – par ailleurs l’un des compositeurs les
plus cultivés que j’aie jamais rencontrés – me confiait n’avoir quasiment jamais entendu une
note de Britten. Au début de cette année, mon ami Thierry Lancino n’était pas beaucoup plus
avancé que lui, avant que nous ne vîmes ensemble Curlew River. Mais je le répète,
innombrables ont été pour moi les occasions où j’ai pu me rendre compte combien la plupart
de mes pairs ignoraient absolument ce compositeur mort depuis maintenant un quart de siècle,
ou l’avaient en piètre estime. Il suffit d’ailleurs de demander à des professionnels de la
musique d’établir à l’improviste une liste des dix plus grands compositeurs du XXe siècle
pour s’apercevoir que Britten n’y figure jamais, ou dans une proportion infime. Le nom de
Britten n’apparaît pas davantage quand la question se limite à la seconde moitié du siècle.
(Pas plus, soit dit en passant, que celui de son génial ami Chostakovitch.) En revanche, sont
cités fréquemment dans ces listes des compositeurs dont je suis persuadé qu’on sera fort
surpris dans cent ans de voir leur nom figurer là et de n’y voir point figurer ceux de Britten et
de Chostakovitch. Le présent fausse la perspective. L’avenir est fait pour la renverser.

Sur Messiaen
Journal

Juillet 93
La Fauvette des jardins. Œuvre extraordinaire, dont la démesure beethovenienne continue
d’en dérouter plus d’un... À Christoph Henkel, qui y trouve des longueurs, je réponds que
cette musique, n’obéissant pas aux critères d’évaluation du temps qui prévalent dans notre
tradition occidentale depuis des siècles, ne saurait être jugée avec eux. Ainsi l’idée ne
viendrait-elle à personne de trouver un spectacle de Nô, ou une pièce traditionnelle interprétée
par un gamelang balinais, trop longs. Longs, ils le sont autrement ; voilà tout.
Et puis, si mes souvenirs sont exacts, ce monument décrit le cours d’une journée entière, en
commençant par les moments qui précèdent l’aurore pour s’achever une fois la nuit venue. On
peut s’attendre à ce que le compositeur traite autrement un tel sujet – à la fois si humble et
gigantesque –, mais on ne peut s’étonner de ce qu’il le fasse longuement (quarante minutes).
Après tout, l’on peut même être surpris qu’il le fasse si brièvement (quarante minutes).
D’autant que chacun sait que Messiaen n’est pas précisément ce qu’il convient d’appeler un
créateur “suggestif”, comme on pourrait le dire, par exemple, d’un Debussy. Lorsque celui-ci
tente de dépeindre la mer de l’aube à midi, il ne cherche pas à le faire – si j’ose dire – en
temps réel. Il procède par impressions, ou si l’on préfère, par une condensation de
l’expérience du réel en une essence, essence qui une fois libérée dans l’oeuvre, restitue
l’expérience d’origine avec une force plus grande encore que celle qu’elle eût au moment
d’être vécue ; un peu à l’instar d’un parfum provenant de la nature qui, une fois qu’il est
condensé, distillé, existentialisé, acquiert un pouvoir évocateur plus intense, et plus durable,
que celui de la fleur ou de l’arbre d’où il est issu. Par la grâce de ce pouvoir alchimique, le
créateur détient le moyen de suggérer la nature mieux que la nature elle-même, au point
d’ailleurs que – comme cela a déjà été maintes et maintes fois observé – la nature finit par
paraître imiter l’oeuvre d’art qu’elle a contribuée à engendrer.
Ainsi, est-il encore possible pour le mélomane de se tenir le long des côtes de la Manche sans
y entendre résonner l’écho de La mer de Debussy ? De lever les yeux vers un ciel d’Ile-de-
France et d’y contempler les nuages qui passent sans que retentisse en lui le premier des
Nocturnes pour orchestre du même Debussy ?
Si donc Debussy est un descriptif, c’est parce qu’il est un suggestif, et à l’inverse, c’est
précisément parce que Messiaen est dépourvu de la volonté, ou de la capacité, de suggérer
qu’il ne possède pas celle de décrire. Car, paradoxalement, en dépit de son amour pour la
nature et de son souci constant de l’intégrer dans ses oeuvres, Messiaen écrit tout sauf de la
musique descriptive. Et la méticulosité qu’il apportait à noter ses chants d’oiseaux n’y change
rien. Le faux rossignol, le faux coucou et la fausse caille de la Pastorale de Beethoven nous
évoqueront toujours la poésie essentielle de la nature avec plus de vérité – en fait, plus
d’illusion ! – que les vrais merles, les vraies rousserolles effarvates, les vrais courlis cendrés
de Messiaen.
Car le propos de Messiaen n’est jamais de décrire – ou de reproduire – la nature, comme si le
sentiment poétique qu’elle peut éveiller en nous était une fin en soi. Non, son message
consiste plutôt à nous révéler en quoi la nature, au-delà des émotions qu’elle suscite en nous,
peut être l’intercesseur idéal entre le monde visible et le monde invisible. Ce n’est pas
l’essence poétique de la nature qui intéresse Messiaen, c’est son essence symbolique, sa
métaphysique. Ses oiseaux, ses canyons, ses étoiles, ne sont pas des oiseaux, des canyons ou
des étoiles réalistes ; ce sont des oiseaux, des canyons et des étoiles théologiques.

Sur Berio
Journal

Novembre 99
Suis allé voir ce soir Outis de Luciano Berio, qui se donne au Châtelet. J’étais assis juste
devant Philippe Fénelon qui, ignorant qu’il avait si près de lui un autre compositeur, et qui
plus est un compositeur qui note dans son journal tout ce que disent ses confrères, parlait sans
méfiance à la dame qui l’accompagnait et, je dois le dire, sans indulgence non plus. Qu’on en
juge. À l’entr’acte : “Il n’y a rien. C’est nul !” Son jugement ayant été prononcé à l’issue du
spectacle en des termes moins châtiés encore, l’amitié et l’admiration profondes que je voue à
Luciano m’interdisent de le reproduire ici. De l’inconvénient d’être un personnage public, et
de l’avantage d’être un compositeur encore inconnu de ses pairs. (…)
J’ai trouvé la musique captivante de bout en bout, supérieurement faite (comme toujours chez
Berio), et avec de fréquents moments – et même des sections entières – d’une fulgurante
beauté (toutes les fins de “cycle”, la complainte de Dominique Visse dans le cycle sur la
guerre, etc.) Il me semble que Berio écrit ici la musique qu’il a toujours voulu écrire, lyrique,
libre, loin des idéologies dominantes et des interdits, au fond : sa musique. Mais tout cela ne
suffirait pas s’il n’y avait chez lui aussi une tentative – tout à fait aboutie – de faire oeuvre, de
structurer, d’organiser un matériau qu’une narration éclatée pourrait contribuer à faire paraître
anarchique en une forme archétypale, identifiable, fonctionnant de manière autonome, avec
ses repères récurrents, ses motifs, et même ses leitmotive, ses formules, ses notes-pivots
(comme ce si b qui revient aux extrémités de chaque cycle), tout cela circulant d’un cycle à
l’autre avec une liberté qui est la marque de la maîtrise. Cette volonté démiurgique de
dominer le monde en l’organisant – qui a fait accuser Berio de “formalisme” –, en tout cas de
se situer “au-dessus” de sa propre oeuvre, est pour moi le signe même qu’un acte artistique a
été accompli. Car l’art est toujours la sublimation de la forme par la pensée. Bref, tout cela est
d’un maître, et même – osons le mot – d’un génie.
En revanche, c’est peu dire de dire que l’oeuvre de Berio n’a pas fait l’unanimité parmi les
musiciens professionnels dont j’ai pu surprendre les conversations à l’entr’acte et à l’issue du
spectacle. Les commentaires étaient très sévères. L’un reprochait à Berio un accord “classé”,
l’autre une tournure mélodique par trop tonale, un troisième – et l’ensemble des critiques
allaient dans ce sens – trop de consonances… Stupide petit milieu musical parisien, si
dogmatique, si étroit d’esprit, où l’on délivre un certificat de modernité à un accord et pas à
l’autre, comme si c’étaient les accords qui étaient modernes et non les gens qui les écrivent !
Sur le plan dramatique aussi, et dans un genre que Berio a en quelque sorte créé, l’oeuvre est
superbe. À travers les nombreuses références à Fellini (cirque et saltimbanques de La strada,
défilé d’évêques de Fellini-Roma, paquebot d’Amarcord, etc.), il me semble que Berio
revendique son “italianité”, ce qui est une façon de plus de retourner à ses racines lyriques.

Sur l’interprétation musicale
Journal

Janvier 78
Comment concevoir l’interprétation musicale, s’il faut la concevoir ? Que choisir entre
l’attitude qui consiste à respecter le texte, à s’approcher le plus possible de lui, et celle qui
consiste à dire qu’il n’est qu’un support abstrait (aussi copieusement annoté soit-il par le
compositeur lui-même d’ailleurs), d’où l’imagination de l’interprète pourra prendre librement
son envol ? Quelle est la position du compositeur ?
Telles sont les questions que peuvent se poser de nombreux musiciens à une époque où les
deux attitudes que j’évoquais plus haut s’expriment parallèlement, avec toujours plus de
liberté, jusqu’à s’affronter parfois.
La première attitude est elle-même adoptée par deux catégories de gens. La première est
composée de musiciens d’une grande probité et souvent dotés d’une profonde richesse
musicale et qui, par une sorte de modestie, par une sorte de conformation de leur caractère,
aiment à s’effacer derrière l’oeuvre qu’ils jouent et considèrent l’authenticité musicale comme
leur meilleure couverture. Une couverture qui n’empêche d’ailleurs pas à leur personnalité de
percer, mais en respectant toujours cette loi : “Nous ne savons pas nous-mêmes où est la
vérité et nous tenons les indications écrites par l’auteur comme les seules qui doivent nous
diriger dans notre quête, et les seules d’ailleurs qui permettent à notre interprétation de
s’épanouir vraiment et personnellement, sur des bases solides.” Ces artistes pensent que
l’imagination est un oiseau volage et qu’il convient pour l’apprivoiser de lui offrir des
conditions d’existence solides et sans surprises, telles que, selon eux, seul le respect absolu du
texte original le permet.
La deuxième catégorie de musiciens qui adoptent la première attitude est, à mon avis, moins
recommandable. Il s’agit de personnes qui ne sont pas douées d’un grand talent musical et qui
remplacent les qualités de coeur, d’imagination et de goût qui leur font par conséquent défaut,
par une vision purement mentale de la musique. Pour eux, l’oeuvre de musique est un texte
(un ensemble de signes, comme on dit maintenant), comparable à n’importe quel autre et il
convient par conséquent de lui appliquer la méthode de lecture et d’analyse qu’ils appliquent
universellement à tout phénomène perceptible. Ils suivent donc le texte original à la lettre,
mais non pas pour essayer d’en faire émerger l’esprit ou pour permettre à leur propre vision
de s’exprimer sur une base plus sûre (comme je l’ai écrit tout à l’heure) mais par un souci
unique de respect envers l’auteur, l’époque, la société, l’humanité, que sais-je... ! Ce respect
les fige dans leur conception, leur interdit tout mouvement, toute souplesse, toute spontanéité
et vient surtout à point pour cacher leur absence de talent en lui donnant un nom savant, qu’il
soit : conception analytique rigoureuse ou authenticité historique. En un mot, ces interprètes
s’appuient sur l’intellect plutôt que sur le coeur ou sur la vision. C’est dans cette funeste
catégorie qu’il convient de placer des personnes bien actuelles, rongées par une maladie qui
sévit depuis une dizaine d’années comme une épidémie sur tout l’Occident, “les interprètesmusicologues-
qui-ne-jouent-que-d’après-les-manuscrits-originaux-sur-des-instrumentsd’époque-
avec un-diapason-réglé-au-moins-un-demi-ton-plus-bas-que-tout-le-monde.”
Ces interprètes pensent-ils sérieusement que l’oeuvre de musique est comme un bloc
inaltérable et qu’elle doit rester à l’abri de toutes secousses ? Ne pensent-ils pas un seul
instant qu’elle puisse là y perdre toute sa vie, s’anémier ? Car si elle est bien loin de toute
influence dangereuse, elle est aussi cachée du soleil. Ne savent-il pas que toute oeuvre d’art,
toute création sortie de l’esprit humain est vouée à l’évolution, lorsqu’elle n’est pas (dans le
cas des grandes oeuvres de peinture ou d’architecture) érodée par le temps lui-même ? Le
temps passe sur toute chose, en ronge la matière et malheur à l’oeuvre qui n’aura pas su
évoluer au gré de l’histoire humaine, s’adaptant aux besoins de toutes les époques qu’elle
traverse !
La deuxième attitude comprend, elle aussi, deux catégories d’adeptes. Ceux qui appartiennent
à la première sont tout le contraire de ceux dont nous finissons juste de parler ; pour eux, le
texte musical est à peine à considérer... Le compositeur a couché là quelques notes destinées
seulement à favoriser l’éclosion de leur technique, à lui servir d’écrin, à permettre à leur
personnalité de s’épanouir sans trop s’occuper des voeux du malheureux auteur. Ou bien au
contraire, leur technique ne leur permet pas d’assurer une totale fidélité au texte et ils
éprouvent alors le besoin de compenser cette faiblesse en laissant libre cours à leur
imagination, laquelle est le plus souvent terriblement gonflée et déplacée. On obtient alors des
interprétions ridicules, dont les versions “authentiques” que nous évoquions tout à l’heure ne
sont que le malheureux pendant. En effet, les “authentistes” sont (paradoxalement) aussi
éloignés de la vérité que les “virtuoses géniaux et immigrés”, en cela qu’ils ignorent l’un et
l’autre le texte. L’un en y prêtant trop d’attention et l’autre pas assez. Comment, me direzvous
(j’évoque ici les “authentistes”), peut-on à la fois ignorer un texte et y prêter trop
d’attention ? Eh bien, tout simplement parce que la musique ne réside pas dans le texte, de
même que la vraie vie de l’être ne se trouve pas en son corps mais en son âme ; la vraie
musique est tout comme elle invisible et il est impossible de la réduire à des signes, des
conventions écrites, des corps concrets et reconnaissables. Il y a toujours cet élément
impondérable qui habite le texte comme l’âme le corps, qui est pour 80 % dans la réussite
d’une interprétation et qui, lui aussi, va de corps en corps, d’incarnations en incarnations, au
fur et à mesure que les époques et les conceptions se succèdent.
Le texte (son enveloppe) est en quelque sorte sujet à des modifications, mais son essence reste
immuable à travers les âges.
Enfin, nous voici arrivés à la quatrième espèce, celle de ces musiciens rares et parfaits qui
savent unir au respect de la pensée profonde d’un auteur un hommage vivant et constant de la
leur, sous la forme d’un irrespect tendre et aimant, parce qu’on touche les choses qu’on aime,
on les possède et on les modèle ; mais que d’amour pur et radieux se trouve là dans cette
apparente brutalité ! Il y a enfantement, enfantement dans la douleur, parce que l’interprète est
celui-là qui périodiquement s’unit spirituellement avec l’oeuvre, et de leur parfait hymen sort
un enfant glorieux et vivant, habité par l’esprit... L’oeuvre s’incarne grâce à l’interprète
fécondateur. Que serait-elle sans lui ? Une réalité désincarnée qui flotterait dans les airs et qui
attendrait la venue d’un père et d’une mère. L’interprète est le père et la mère de l’enfant de
cet autre...
Ah ! que ces musiciens nous comblent ! Quel équilibre en eux ! A aucun moment ils ne
s’embarrassent du respect du texte littéral mais à tout moment se penchent amoureusement
sur le texte spirituel et invisible. Les deux textes frémissent de joie, ils sont comme saisis,
possédés, ils se soumettent enfin !... et se réunissent.
Ces musiciens de rêve savent parfaitement où se tenir. Parce qu’ils sont inventifs, ils n’en
oublient pas pour autant le texte visible, ils savent saisir ce qui y est indispensable et ce que
n’y est qu’une invitation à aller jouer ailleurs, un tremplin ; et d’autre part, ils ne peuvent le
féconder que parce qu’ils le respectent immensément. En eux le compositeur trouve son
meilleur défenseur. Il entend là ce qu’il a écrit, puis plus, un rêve qui se joint à la réalité
visible... L’écho d’une fécondation... Mais justement, ce compositeur, que veut-il ? Quelle est
sa position ?
Je suis compositeur moi-même, aussi je vais répondre... Une opinion qui n’engage que moi !
(Je dirai “le compositeur” bien que ce soit uniquement de moi qu’il s’agit !)
Le compositeur n’aime pas être considéré comme un point fixe. Nous avons déjà parlé du
texte littéral et du texte spirituel. A aucun moment il ne veut que le texte littéral l’emporte sur
le texte spirituel. Il a mis des indications, c’est d’accord, mais c’est plus comme pour établir
une vérité parmi d’autres, pour montrer une direction parmi d’autres... Il préfère de loin qu’on
fasse chanter le texte spirituel. Si ce dernier est présent au rendez-vous, il sera alors ravi si son
texte littéral est malmené avec amour, augmenté, s’il n’est pas respecté, comme disent les
bonnes âmes...
(Nous avons déjà montré ce que ce respect-là avait d’irrespectueux et combien au contraire
l’irrespect fécondateur était la seule vraie marque de respect que l’on puisse témoigner à une
oeuvre.)
Oui, il demande que son texte littéral soit remodelé, fécondé ; mais, attention, à une seule
condition... ! Que tout ceci se fasse au bénéfice du texte spirituel, en l’utilisant comme
fondation même.
Si cela se produit, qu’il sera heureux de voir son oeuvre violentée ; de même qu’on aime la
manière fougueuse avec laquelle un chien de haute stature manifeste son amour à son maître,
on comprendra qu’un interprète prouve l’amour qu’il a pour une oeuvre en la vivant
pleinement et en la possédant. Mais que l’esprit profond y soit ! Qu’il ne s’agisse pas
simplement d’une entreprise de démolition.
Si l’esprit est là, que lui importera alors si ses indications ne sont pas respectées, si l’interprète
place un “p” là où un “f” est écrit, un “cresc”. là où on demande un “dim”.
Si même aucune indication n’est respectée, cela lui sera égal du moment où l’oeuvre sera
aimée et vécue en sa profondeur. Le compositeur, lui, sait que le niveau profond d’une oeuvre
ne se situe pas là où sont les notes et les indications, il sait que le respect qu’on peut avoir
pour ce niveau-là n’est en rien le respect qu’il revendique. Il est prêt à tout permettre à celui
qui aura compris cette vérité et qui aura été chercher jusqu’à la source de son oeuvre.
De même qu’en religion, celui qui a trouvé la source de son être et établi fermement son
union avec elle, pourra se reposer ensuite de ses efforts et même se permettre un certain
relâchement dans la discipline qui ne saurait être autorisé à celui qui cherche encore ; de
même que l’alpiniste qui atteint le sommet qu’il se proposait d’atteindre pourra s’asseoir et
admirer la vision grandiose qui s’offre à ses yeux tandis que son camarade toujours en cordée
sera tenu de poursuivre son effort sans en être distrait, avec son but seul à l’esprit ; de même
le musicien qui a trouvé la source jaillissante de l’oeuvre dont il est l’interprète pourra ne plus
faire attention qu’à elle, s’abandonner en elle, tandis qu’il laissera de côté les considérations
d’un ordre plus pratique, telles que les indications de temps, de dynamisme ou de ponctuation.
Mais l’interprète qui, lui, n’a pas franchi ce stade de connaissance, devra, de peur de s’écarter
par trop de la vérité profonde de l’oeuvre, s’en tenir aux indications de l’auteur, afin de
posséder au moins la lettre, s’il ne possède l’esprit. On comprend donc qu’il faut finalement
être indulgent avec les “éplucheurs” de texte, puisque ce sont ceux-là mêmes qui n’ont pas
encore découvert la vérité.
Ceux qui recherchent la vérité littérale d’un texte avouent par là même qu’ils n’en conçoivent
qu’une seule interprétation. Non point dans l’espace (je veux dire, ils acceptent à la rigueur
que d’autres musiciens en aient une conception différente, voire opposée), mais dans le temps,
pour eux-mêmes. Cette quête de l’exactitude du texte est en effet un pas décisif en direction de
son unicité. Car qui dit version exacte (ou approchant l’exactitude) dit version unique. Par
conséquent, leur recherche est l’aveu (inconscient) qu’une fois trouvée, leur conception du
texte (basée sur son authenticité littérale) ne se renouvellera pas. Nous les entendrons toujours
prêcher (et jouer) la même interprétation d’une oeuvre, à quelques infimes variations près. A
ceux-là (aux “authentistes”) je dis : si vous cherchez à établir la version exacte d’un texte,
c’est que vous pensez qu’à la base, il n’y a qu’une seule volonté de l’auteur. Vous considérez
qu’il avait en son esprit une interprétation idéale de l’oeuvre en question, que vous essayez de
retrouver. Mais c’est mal connaître les compositeurs !
Les compositeurs entendent x interprétations différentes de leur musique. Un jour, ils la
conçoivent d’une manière, un second jour d’une autre...
Si vous saviez combien cela les embête de mettre des indications ! Pour eux, l’interprétation
est déjà potentiellement dans les notes sans indications (car ils espèrent toujours être joués par
un musicien de génie dont l’imagination saura les comprendre à demi-mot !). Aussi ils
ressentent souvent l’inutilité de mettre des indications et parfois même ils trouvent cela nocif,
parce qu’une indication fixe à jamais la musique, alors qu’ils voudraient à chaque fois une
vision différente. (Combien différente est la vision de celui qui a trouvé la source de toute
musique. Chacune de ses interprétations est différente. Aucune ne se ressemble, elles sont
parfois radicalement opposées, si même elles se succèdent chronologiquement ; et cela parce
que la source jaillissante est aussi éternellement renouvelée. Il s’agit de la même eau, même si
elle s’épanouit en d’infinis dessins.)
Et ils ne finissent parfois par mettre certaines indications spécifiques que parce qu’il fallait
bien se décider pour une des nombreuses versions qui couraient dans leur tête, ou même
parfois parce qu’il fallait bien écrire quelque chose, tout simplement... S’ils ne l’avaient pas
fait, ils auraient pu craindre que leur silence ne soit une invitation à toutes les exagérations
ou... à la platitude ! Aussi, que les musiciens considèrent les indications des compositeurs
comme des bornes sur leur chemin, de simples panneaux de direction, des moyens d’atteindre
une fin, et jamais comme la fin elle-même.
Et nos éplucheurs, ne font-ils pas cela même ? Ne prennent-ils pas ce qui n’est qu’un moyen
(le texte et ses signes) pour en faire une fin en soi ? En un mot, ces musiciens s’abritent
derrière une vision exacte, analytique et rigoureuse au détriment d’une conception
interprétative qui, par définition, est souple, intuitive et changeante...
Mais est-il encore possible de parler d’interprétation lorsqu’il s’agit d’une oeuvre qui est jouée
selon des critères d’époque et d’authenticité ? Ne peut-on pas concevoir que la recherche de
l’authenticité se soit tout bonnement substituée à la notion d’interprétation elle-même ? Que
la recherche de l’objectivité ait surclassé et rendu inutile celle de la subjectivité ?
Dans ces conditions et selon ces nouveaux critères d’exécution, est-il possible de concevoir
deux ou plusieurs interprétations d’une même oeuvre ? Cette volonté d’universalisation, de
généralisation obtenue grâce à la quête scrupuleuse de l’authenticité historique, n’interdit-elle
pas l’expression personnelle et émotionnelle ? Y a-t-il là encore la place pour un débordement
visionnaire du texte écrit ? Je me le demande...
Car enfin (et ceci sera ma conclusion), qu’est-ce que l’interprétation musicale ?
De même qu’un interprète d’une langue à l’autre traduit un discours qui, sans cela, resterait
incompréhensible, le musicien traduit d’un langage dans un autre un discours qui, parce
qu’écrit (et incompréhensible sous cette forme pour la plupart) demeurerait inutile.
En passant du langage écrit au langage joué, l’interprète ne fait rien d’autre que traduire d’une
langue à l’autre, rendre audible ce qui n’était que lisible (et pour un si infime quantité de
gens !).
Il procède donc exactement comme l’interprète qui traduit un livre du russe vers la langue de
ses compatriotes : tout s’éclaire ! Ainsi le musicien traduit-il un langage, indéchiffrable et
hermétique sauf pour une élite, les “Russes” de la musique !, en une langue perceptible et
compréhensible par tous.
Traduction : voilà le maître mot, qui vient corroborer toute la conception de l’interprétation
musicale que j’essaie ici de faire passer.
Qu’attendons-nous d’une traduction ? Bien sûr, qu’elle soit fidèle au texte original ? Que la
traduction essaie par tous les moyens de trouver les mots qui correspondent le plus
exactement à ceux employés par l’auteur. Mais si une traduction aussi littérale n’arrive pas à
donner à la phrase traduite une aussi belle musicalité que celle de la phrase originale ou même
un sens aussi clair, n’attendra-t-on pas alors du traducteur qu’il sache sacrifier la
correspondance exacte des deux langues au profit d’un résultat plus convaincant ? Ne
convient-on pas en général qu’une bonne traduction n’est pas une traduction littérale mais une
traduction qui sait par d’autres mots, d’autres formes syntaxiques retrouver les intentions
profondes du texte original ?
Il en est de même pour le musicien. Il doit savoir tout d’abord retrouver l’esprit de l’oeuvre
qu’il interprète, même s’il doit pour cela ne pas respecter les propres recommandations de
l’auteur, comme le traducteur évite de traduire certains mots choisis par l’écrivain par leurs
équivalents dans sa langue afin de garder à la phrase son équilibre et sa beauté musicale.
Il faut savoir que la matière n’est jamais immuable et ne doit jamais être inattaquable. La
matière est au service de l’esprit. L’interprétation musicale repose entièrement sur cette vérité.
En conclusion, je ne voudrais pas que l’on considère ces quelques mots comme une
exhortation à ne pas tenir compte du texte de l’auteur et à laisser tout à fait aller son
imagination vers les idées les plus hardies et les plus contraires à ce qu’il a écrit.
Les indications de l’auteur ont valeur de fondement et doivent, par conséquent, être
considérées en tant que telles avec beaucoup de sérieux, mais dans le but d’être dépassées.
Nous avons bien dit que seule une certaine catégorie de musiciens pouvait se permettre cette
attitude et nous terminerons en disant que, hormis ceux-là, la conception la plus sage nous
semble être une juste moyenne des deux visions que nous avons évoquées au début.
Respecter le texte pour le mieux dépasser. Le dépasser pour lui mieux prouver le respect
qu’on éprouve pour lui.
En me relisant, je m’aperçois que j’aurais davantage pu évoquer le problème de la technique.
En conséquence à ce que j’ai écrit sur l’interprétation, à savoir que l’esprit dominait le texte,
on saura que l’esprit musical domine également la technique dans son ensemble.
L’autre jour, une jeune femme vint me trouver pour me demander des leçons de piano. Je la
trouvais singulièrement nerveuse, comme nouée de l’intérieur.
Je lui ai alors expliqué que, quelle que soit la quantité d’heures qu’elle passerait
quotidiennement sur sa technique, ses problèmes ne seraient jamais tout à fait résolus. Quel
que soit l’enseignement qu’elle recevrait, quelle que soit sa volonté, elle n’arriverait pas
vraiment à la source de la question.
Je lui ai dit que si la musique n’était que matière, elle aurait raison de s’y attaquer de pleins
fronts avec les moyens de la matière. Mais la musique est une matière qui dépend de l’esprit,
c’est-à-dire que quel que soit le problème qui s’y trouve, c’est en l’esprit qu’est la solution.
Bien entendu, il ne faut pas négliger la matière et celui qui aura des facilités techniques ou
aura depuis sa plus tendre enfance travaillé avec acharnement, pourra plus facilement qu’un
autre aborder l’oeuvre sous son aspect technique.
Mais s’il n’est pas doué musicalement, s’il n’est pas doué de vision, à quoi lui servira sa
technique ? Il ne verra pas que les difficultés techniques d’une oeuvre sont les moyens
d’accéder à une fin toute autre, de transcender la matière, et il les jouera comme si elles
étaient l’essentiel du morceau, il mettra toute son énergie à les réussir, à les exécuter plus vite
que tout le monde, oubliant qu’elles sont là pour servir une cause supérieure, semblable en
cela à ces gens qui s’intéressent plus à la nervure de la feuille qu’à la forêt tout entière, plus à
la créature qu’au Créateur... Son seul but sera de raffiner ou d’exacerber la matière, ne voyant
pas que l’esprit gouverne tout cela, que tout va vers lui, et qu’il attend de l’interprète qu’il
saisisse cette vérité pour se manifester pleinement.
Mais non, il ira toujours plus vite (sachant aussi qu’une partie du public l’appréciera en
proportion de la rapidité de son jeu), oubliant cette âme qui vit en toute chose et qui attend
qu’on vienne la trouver, qu’on cesse de piétiner sa tanière afin qu’elle puisse en sortir.
Et cette âme demeure en toutes notes. Chaque note possède une âme qui lui est propre ; si
nous précipitons le cours d’une mélodie ou d’un trait, c’est comme si nous ne leur laissions
pas le temps d’achever leur existence.
Tout cela fait partie du sentiment du rythme intérieur. Chaque oeuvre possède un déroulement
du temps qui lui est particulier, j’appellerai ce temps le temps humain ; mais ce temps fait luimême
partie d’un temps plus vaste, pour tout dire immuable et infini, que j’appellerai le
Temps Divin. Si nous pouvons établir le lien qui existe entre le temps humain et le Temps
Divin dans l’interprétation des oeuvres, nous aurons réussi à trouver le rythme intérieur qui
leur convient.
Ainsi de nombreux problèmes techniques ne se poseront plus du moment où ils seront enfin
subordonnés au chant (le musicien trouvera alors naturellement les gestes adéquats à toutes
les difficultés, son corps lui obéira...), à l’essence musicale du texte, et surtout du moment (et
j’évoque ici le cas particulier de cette jeune personne) où la sérénité s’installera dans l’être.
On verra alors que beaucoup de nos problèmes techniques découlaient en réalité de problèmes
psychologiques que la spiritualité aura vite fait de vaincre.
Voilà l’origine d’une partie de nos problèmes techniques ; l’autre, comme je l’ai déjà écrit,
vient de ce que nous ne considérons pas assez la technique comme subordonnée à la musique.
Si nous pensions davantage, ou plutôt si nous sentions davantage la musique, les moyens
techniques pour la jouer s’offriraient tout naturellement à nous, de même que, lorsque nous
sommes, dans la vie, véritablement motivés de l’intérieur vers quelque action que ce soit,
nous finissons toujours par trouver les moyens matériels, aussi énormes soient-ils, de la
réaliser. (Si nous vivons dans l’esprit, la matière nous sera subordonnée.)
“La foi déplace les montagnes.” Il est bon de s’en souvenir lorsqu’on se met devant son
instrument.
Dans le domaine de l’interprétation des oeuvres musicales, il faut toujours privilégier le
mouvement par rapport à la note. Car si même chaque note doit être entendu comme si elle
était unique, il faut qu’elle soit jouée avec constamment à l’esprit la direction vers laquelle
elle va, avec toujours la notion du mouvement musical voulu par l’auteur. Dans un ensemble
de notes, chacune d’entre elles est rarement placée là fortuitement ; il nous faut penser à la
direction générale du groupe de notes, car elle seule peut nous indiquer quel poids particulier
donner à chacune des composantes du groupe, de sorte qu’admirer chaque élément du
paysage ne nous fasse pas nous arrêter de même et oublier notre but. C’est le but qui doit nous
intéresser et c’est lui qui, nous attirant irrésistiblement à lui, nous indiquera la marche à
suivre, les lieux où nous pouvons nous arrêter et ceux où, par contre, nous devons poursuivre
notre route.
J’espère maintenant avoir fait comprendre qu’il ne fallait pas prendre les indications du
compositeur trop au sérieux.
J’ai connu cet âge du pianiste où il vit terrorisé par la hantise (que lui inculque son professeur)
de ne pas respecter toutes les indications de l’auteur et aussi toutes celles (encore plus
nombreuses) de son professeur (qui sont souvent exactement contraires !). J’ai des partitions
que j’ai travaillées lorsque j’étais au Conservatoire, qui sont noires d’indications,
commentaires et diverses marques aux crayons de couleur ! Ah, le pouvoir refoulant de la
chose écrite ! Au lieu de cultiver l’instinct du jeune enfant (de lui offrir l’occasion de
développer son imagination, de lui faire apprendre les choses en le poussant à les découvrir
par ses propres moyens), on le bourre de solutions déjà toutes faites et toutes écrites. Il est si
absorbé par le désir de respecter (et souvent de concilier !) ce que le génie jumelé de son
professeur et du compositeur a commandé qu’il ne sait même plus que la musique est chose
jouée et entendue, et que l’écrit est au service du joué, lui (le petit imbécile !) qui finit par
croire qu’on joue pour faire ce qui est écrit...
Ah, que voilà de bien habiles manières pour bloquer un enfant ! (Et ce système d’éducation se
retrouve d’ailleurs dans toutes les disciplines scolaires habituelles. L’écrit prime tout,
jusqu’au but qu’il est censé servir. Quel est l’enfant qui n’a pas appris sa leçon par coeur dans
l’unique but de remporter la première place et de satisfaire son professeur, l’oubliant
d’ailleurs dès le lendemain ? Au lieu que l’enfant soit motivé de l’intérieur à comprendre et à
apprendre les choses, au lieu qu’on lui donne vraiment l’envie d’en savoir plus sur un sujet
particulier, d’apprendre en apportant aussi sa propre contribution – , on s’apercevrait alors
qu’il retiendrait bien ce qu’il a appris, puisque cela ne lui serait pas étranger au départ, il
retiendrait mieux, grâce à sa fierté, cela où il sentirait qu’il a sa part de responsabilité –, on lui
offre des masses bien trop importantes de choses à apprendre et à retenir, qui sont déjà toutes
trouvées et toutes ficelées, en lui proposant comme unique motivation : la compétition, le
désir de briller, le développement toujours accru de son individualité au détriment des
sentiments d’humilité et de fraternité.)
Et par ce forcing absurde, ne lui signifie-t-on pas que les choses qu’on lui fait apprendre sont
inutiles ? En effet, on lui montre bien qu’il n’est pas important de bien savoir les choses, de
les comprendre profondément, mais qu’il faut au contraire les apprendre au plus vite, quitte à
les avoir oubliées le lendemain ! Ne fait-on pas là passer quantité avant qualité ? N’indique-ton
pas là inconsciemment à l’enfant que ces choses ne sont pas si importantes en soi mais
qu’il est surtout important de les apprendre ? (pour obtenir un diplôme, qui lui ouvrira grandes
les portes d’une carrière vide de sens, où ne s’expriment jamais les vraies possibilités de son
âme, de son intelligence et – c’est bien le plus fort ! – ces quantités d’informations qu’il a
amassées à l’école !)
N’obtiendrait-on pas de meilleurs résultats en misant sur l’importance, sur l’attrait de la chose
à savoir, qu’en insistant tellement sur la nécessité de la savoir ? On pourrait alors la rendre
vivante, un véritable objet d’enrichissement permanent, et non pas une manière
supplémentaire de brimer l’être et d’augmenter encore à sa face l’importance de la matière
pour elle-même isolée de sa motivation intérieure.
J’écrivais tout à l’heure qu’on devrait laisser l’enfant découvrir les choses par ses propres
moyens. Cela ne veut pas dire qu’il doit être laissé seul et qu’il ne doit pas être guidé !
Bien au contraire, on le guidera d’autant mieux qu’on le guidera de loin, avec plus de recul,
en lui faisant moins sentir qu’on le surveille.
La véritable éducation ne consiste pas à laisser l’enfant tout faire par ses propres moyens et
encore moins de les lui enlever tous afin de les remplacer par les nôtres, mais plutôt
d’employer nos moyens pour développer progressivement les siens, pour l’aider à les
exprimer peu à peu...
Lorsque les indications de l’auteur sont prises pour ce qu’elles sont vraiment et bien
assimilées, quel merveilleux terrain de décollage pour l’imagination elles font alors ! Au lieu
d’être ce barrage dont nous avons parlé tout à l’heure, elles deviennent au contraire des
occasions constamment renouvelées pour l’esprit de s’envoler, elles le poussent alors à
trouver des élans musicaux qu’il n’aurait jamais trouvés sans elles. Elles deviennent alors ce
mur (dont nous avons déjà parlé ailleurs) contre lequel l’imagination a besoin de buter au
début afin de s’envoler, cette aire de décollage dont ont besoin pour partir vers les espaces
infinis même les fusées les plus sophistiquées. Quelle que soit la hauteur de nos aspirations ou
de nos idées, elles ont besoin sur cette terre du tremplin de la matière.
C’est pourquoi, si nous considérons cette dernière comme une fin en soi, elle ne nous mènera
nulle part, mais si nous la voyons comme la servante de l’esprit, comme son propulseur, elle
nous soulèvera alors jusqu’au ciel, ou bien nous présentera le mur de son dynamisme afin que
nous y butions et que, par réaction, nous soyons ainsi propulsés également jusqu’à des
hauteurs insoupçonnées !
Le jeu de l’interprète doit atteindre le niveau où il puisse corriger les faiblesses de la partition.

Article écrit en mai 98 pour Piano magazine sur le piano et Chopin.

À la question de savoir si, au cours de son histoire, le piano a subi des déclins et s’il est de nos
jours l’objet d’un retour en force, je répondrai que je suis tenté de voir dans ces
manifestations cycliques, quelles qu’elles soient, davantage l’effet des fluctuations inévitables
du goût et de l’intérêt du public des compositeurs, des musiciens et des mélomanes, que
l’expression de phénomènes fondamentaux sur lesquels il est utile de s’attarder. Nul, par
ailleurs, ne peut négliger le fait qu’à chaque fois depuis deux cents ans que se sont
développées un nouvel instrument, une nouvelle famille instrumentale, de nouvelles
combinaisons sonores, de nouveaux phénomènes acoustiques, bref : une nouvelle façon de
faire et d’entendre la musique, le piano s’en est trouvé, sinon menacé dans son existence, du
moins dans sa suprématie, au mieux resitué dans un contexte plus vaste et plus riche. Je verrai
volontiers ces “glissements” du statut du piano comme la reproduction à l’échelle historique
de ce qui se produit lorsqu’un compositeur encore jeune, ayant consacré ses premiers opus au
piano seul, découvre un instrumentarium plus large et cherche à s’affranchir de son
instrument fétiche. Ainsi le piano doit-il à l’émergence de ce qu’il est convenu d’appeler
l’orchestre “moderne” (en effet, l’orchestre de Dutilleux est l’aboutissement d’un concept qui
a sa fondation chez Berlioz) de passer du statut d’instrument orchestre, qu’il occupe encore
en 1830, à celui d’instrument de l’orchestre quelques dizaines d’années plus tard. À l’inverse,
l’infinie variété de couleurs qui illumine les grands cycles pianistiques de Messiaen (et dont
on entend les prémisses chez Debussy) n’eut pu être envisageable sans l’apport du grand
orchestre symphonique et sans le développement de la pratique des percussions, notamment
extra-européennes. Décidément, l’histoire du piano et des autres membres de la famille des
instruments est le récit d’une relation amoureuse, réactive et féconde.
L’aspect de Chopin qui m’intéresse le plus est, curieusement, celui-là même qui est retenu par
ses détracteurs pour démontrer qu’il n’a pas sa place parmi les grands maîtres de l’histoire de
la musique : le fait que son catalogue comporte si peu d’oeuvres écrites pour d’autres instruments
que le piano. Ceci est perçu comme une limite qu’imposait à Chopin son ignorance
supposée de l’écriture orchestrale ou encore (quelle hérésie !) de la science contrapuntique.
Cette attention exclusive au clavier me semble au contraire être l’expression d’un choix libre
et cohérent, indissociable de l’essence même de sa pensée musicale. Et ce choix ressort de la
volonté qu’avait Chopin de resserrer son monde intime, de le canaliser, de le contraindre, de
le réduire, afin qu’il s’épanouisse de mieux possible sur le plan extérieur. Nous sommes ici en
présence d’une de ces limites dont Léonard de Vinci disait que “la beauté en naissait”.
Quand on y songe, cette consécration de toute une vie à un seul instrument – rarissime, voire
unique dans l’histoire de la musique, du moins à un tel niveau de génie créateur – a quelque
chose qui est du domaine de l’épure, de l’ascèse monacale. Chopin retourne inexorablement à
son piano, comme ces moines-artisans qui façonnent un même matériau toute leur vie durant,
tel Gesualdo revenant à ses madrigaux, Domenico Scarlatti à ses Sonates-exercices, ou encore
Emily Dickinson à ses gigantesques poèmes, dont aucun pourtant n’excède la longueur de
quelques lignes. Ce faisant, le moine-Chopin nous dit la relativité de la matière devant
l’esprit, des moyens devant la fin, et l’importance absolue de s’en tenir à une exigence
spirituelle et intellectuelle sans failles.
De fait, la production de Chopin est l’une des plus dépouillées, des plus humbles, des plus
abstraites, de tout le XIXème siècle, l’une de celles qui refusent le plus l’effet. C’est aussi
l’une des seules qui n’appellent jamais la littérature, ou tout autre art, à son secours. Extraordinaire
méprise, qui consiste à ne voir qu’un tuberculeux geignant et sentimental en cet
homme qui était un héraut de la musique pure, un survivant de l’âge classique égaré en son
siècle, en fait le compositeur le moins romantique de son temps. N’a-t-il pas toujours été un
amoureux, et un maître, de la forme pour elle-même, se refusant toujours à la subordonner à
la tyrannie des sentiments, mais au contraire intégrant, et intériorisant, les sentiments les plus
extrêmes à des structures formelles pré-établies et, au fond, assez rigoureuses ? Que l’on
compare, par exemple, la manière dont il a regroupé ses oeuvres en familles formelles (études,
préludes, impromptus, valses, mazurkas, polonaises, nocturnes, etc.) à la fantaisie toute
littéraire des titres donnés à leurs oeuvres pianistiques par un Liszt ou un Schumann.
Pourtant, l’exigence et la pureté de la démarche compositionnelle de Chopin étaient tout sauf
un conformisme. En l’amenant à concentrer toute son génie sur le seul élément du langage
musical, elles lui ont permis d’innover à ce niveau plus qu’aucun autre compositeur de son
temps – ses percées dans le domaine harmonique, en particulier, sont stupéfiantes – et
d’ouvrir la voie aux acquis futurs d’un Debussy et d’un Schoenberg.

Pourquoi écrire des mélodies sur des textes en langue étrangère... (écrit en mai 98 pour un
colloque organisé par l’AFPC au CNSM)

Un observateur qui jetterait un oeil en direction de mon catalogue dans la catégorie “œuvres
avec voix” serait sans doute frappé par le fait suivant. Sur 97 numéros d’opus incluant la voix
– et donc un texte – 17 seulement s’appuient sur des paroles en langue française.
Détaillons un peu. Sur les 82 mélodies que j’ai composées à ce jour – j’entends par “mélodie”
essentiellement des pièces courtes conçues avec un accompagnement de piano –, 16
seulement l’ont été sur des textes français. Et encore l’ont-elles été pour la plupart – 14 sur
16, pour être précis – lors de mes années d’apprentissage dans l’honorable maison qui nous
accueille aujourd’hui, c’est-à-dire avant que mes 17 ans ne soient révolus. À cette époque —
les années 60 – et dans la classe de composition où je me trouvais – celle de Tony Aubin –
l’écriture de mélodies françaises était un passage obligé, un exercice d’école dont tout
apprenti-compositeur devait s’acquitter, au même titre que la composition d’un quatuor à
cordes, d’une série de variations pour piano sur un thème donné par le professeur, d’une pièce
pour choeur a capella, ou encore d’une sonate pour un instrument au choix accompagné d’un
piano. Je me souviens que Tony Aubin, sans doute de crainte que je ne m’égare dans le choix
des textes, me conseilla – le mot est faible – les noms des auteurs le long des vers desquels
j’allais déposer ma musique. C’est ainsi que l’adolescent que j’étais pris Apollinaire,
Verlaine, du Bellay, ou encore Baudelaire, pour support de ses premiers essais de mélodiste.
Puis j’abandonnai le genre mélodique, pour le reprendre en 1971, alors que j’étais âgé de 21
ans. Je venais de passer deux ans à New York, dont un auprès de Luciano Berio. C’est peu
dire que mon univers musical et littéraire s’était élargi entre-temps... La diversité des sources
littéraires qui ont inspiré 66 mélodies que j’ai écrites depuis est éloquente en soi. S’y
retrouvent, pêle-mêle : Heine, Dylan Thomas, Li T’ai Po (dans la traduction anglaise d’Ezra
Pound), des textes extraits de l’Ancien Testament dans la célèbre version anglaise de 1611,
dite du Roi James, des textes populaires américains, Novalis, John Donne, George Herbert,
William Blake, Hölderlin, Paul Bowles, des Hymnes du Rig-Veda dans la traduction anglaise
de Sri Aurobindo, des textes populaires irlandais, Shakespeare, Paul Celan, Julian of
Norwich, Lady Sarashina, Emily Dickinson, Anna Akhmatova, Virginia Woolf, Sylvia Plath,
etc. Sur ces 66 mélodies, deux seulement sur des textes français. Si l’on considère celles de
mes pièces qui sont d’une durée plus longue et associent la voix à des formations
instrumentales plus grandes, voire l’orchestre, la proportion s’appuyant sur des textes français
est encore plus faible. Sur 15 oeuvres répertories depuis 1972, une seule s’inspire d’un texte
en français : mon opéra de chambre, “Nô”, sur un livret de Marc Cholodenko.
Pourquoi donc, lorsqu’on est un compositeur français, écrire des oeuvres vocales sur des
textes en langue étrangère ? Je rejette instantanément la réponse qui consiste à dire que,
justement, français je ne le suis pas, puisque né de parents originaires de Galicie orientale –
région de la Mitteleuropa qui a été tour à tour polonaise, autrichienne, puis à nouveau
polonaise, russe, et qui fait aujourd’hui partie de l’Ukraine. Mais il me semble que cet arbre
généalogique complexe et incertain m’a donné le goût d’abolir les frontières. Du reste, il me
suffit de lire la liste d’auteurs que je viens de vous donner, de voir ces noms d’origines et
d’époques si diverses s’entrechoquer, pour sentir mon coeur se dilater, pour être sûr de suivre
la voie qui m’est propre. Avant 1967, une poignée de poètes de grande valeur, mais
désespérément... franco-français. Depuis 1972 : le monde. Je ne puis accepter qu’il y ait une
mondialisation financière, économique, politique, informatique, multimédia, que sais-je... ? et
que les créateurs en soient absents. S’il n’y a pas de mondialisation de l’esprit, de
mondialisation poétique, toute autre mondialisation sera vaine.
D’ailleurs, le simple fait que cette question puisse être posée : “Pourquoi écrire des mélodies
sur des textes de langue étrangère ?” est en soi anachronique. Cette question vient d’un autre
âge. Sa source remonte probablement aux crispations nationalistes causées en 1870 par la
défaite de Sedan. C’est après 1870 que “mélodie française” ou “lied allemand” cessent d’être
des termes désignant des objets sonores certes dissemblables, mais complémentaires, pour
devenir d’infranchissables barrières, répliques musicales de frontières plus politiques. Ce
cloisonnement a été si fort que j’en percevais encore l’écho, en 1966, lorsque j’étudiais la
composition dans cette maison. Une mélodie française était encore à l’époque pour certains
un objet sonore farouchement singulier, farouchement national, une sorte de monument du
patrimoine dont on avait le sentiment qu’il fallait à tout moment le défendre contre
l’envahisseur. Au fond, une mélodie française, on ne savait pas toujours très bien ce que
c’était. On la définissait souvent “en creux”, c’est-à-dire par ce qu’elle n’était pas.
Nommément, elle n’était pas un lied allemand. Je m souviens encore de la surprise horrifiée
de mon bon maître lorsqu’en 1967, je lui fis découvrir les lieder du Knaben Wunderhorn de
Mahler, qu’il ne connaissait pas. Je sentais bien qu’il y avait pour lui entre cette musique et
les mélodies de Duparc, par exemple, des murailles qui n’étaient pas que sonores, des
murailles qui avaient été bâties par une autre histoire que celle de la musique. Moi, dans ma
naïveté d’adolescent, je trouvais qu’il n’y avait pas un tel fossé entre le Manoir de Rosemonde
de Duparc et certains lieder de Mahler ou de Wolf. Mais il est vrai que le Manoir de
Rosemonde
se présente un peu comme une sorte de lied... français !
Et pourtant, avant 1870 et depuis la nuit des temps, rien n’était plus naturel que d’écrire de la
musique à partir d’une langue qui n’était pas la sienne. C’est l’Italien Lully qui contribue à
fonder l’opéra français, l’Allemand Haendel qui fait triompher en Angleterre ses opéras écrits
en anglais et en italien... Quels qu’aient été les efforts de Mozart pour créer un opéra
véritablement germanique, dégagé des influences italiennes, nombreux sont ceux qui pensent
– à juste titre, selon moi – qu’il a réussi ses plus éclatants chefs-d’oeuvre dramaturgiques à
partir de la langue italienne. Quant à Rossini, en dépit de ses 33 opéras italiens, je crois que
c’est le français qui lui a permis, notamment dans Guillaume Tell, d’écrire certaines de ses
plus belles pages. Il me semble que l’Europe musicale existait davantage avant 1870 qu’elle
n’existe aujourd’hui. J’ai même eu vent de joutes auxquelles se livraient entre eux des
compositeurs des XVIIe et XVIIIe siècles pour déterminer celui qui parviendrait à traiter
musicalement le plus grand nombre d’idiomes différents...
Je suis presque gêné de revenir maintenant à mon pauvre cas, moi qui n’ai mis en musique
que sept langues : le français, l’allemand, l’anglais, l’italien, le latin, l’hébreu et le sanscrit !
D’ailleurs, ma démarche n’a jamais consisté à mettre le plus grand nombre de langues en
musique, mais plutôt à trouver la langue qui conviendrait le mieux à mon univers intime,
puisque j’ai su très tôt que ce ne serait pas le français. Le moment est donc venu de tenter
d’expliquer pourquoi je n’ai retenu ni notre langue, après les quelques tentatives que j’ai
évoquées plus haut, ni davantage l’allemand, en dépit du fait qu’aux alentours des années
1972/73, j’étais persuadé d’avoir trouvé en cette langue la “langue promise”, celle qui
irriguerait ma production vocale toute ma vie durant, mais l’anglais.
Pourquoi l’anglais, donc ? Pour un compositeur d’aujourd’hui, le choix d’une langue à mettre
en musique autre que sa langue natale n’est plus ce qu’il était au XVIIIe siècle. Nous sommes
assis sur une montagne de réflexes mélodiques, harmoniques, prosodiques, formels, qui se
sont attachés au cours des siècles à l’usage musical des principales langues européennes.
Lorsque nous prenons appui sur l’une des cinq grandes langues musicales de l’Europe
(allemand, italien, français, anglais, espagnol), nous n’abordons pas qu’un phénomène
purement linguistique. Nous ne sommes pas confrontés qu’à des éléments tels que la
complexité du traitement des diphtongues, la difficulté de celui des voyelles muettes, les
vertus (ou les pesanteurs) rythmiques propres aux consonnes, etc. Nous sommes face à un
héritage musical, stylistique, dont il est très difficile de faire comme s’il n’avait jamais existé.
J’ai remarqué très vite que je n’écrivais pas la même musique selon que j’employais un texte
français, allemand ou anglais. En partant du français, je ne pouvais m’empêcher d’être attiré
par les vertus de clarté, de lisibilité, d’économie des moyens, d’adéquation entre texte et
musique, qui font la beauté de la grande mélodie française. C’était très bien, mais ce n’était
pas moi. L’emploi de l’allemand, en revanche, stimulait mon sens de l’excès, de
l’hypertrophie expressive. Je me retrouvais presque malgré moi dans la filiation de Berg et de
la seconde école de Vienne. Je m’approchais de moi-même, mais ce n’était pas encore
complètement cela. Je mis rapidement de côté l’italien et l’espagnol, tout simplement parce
qu’ils se référaient à un univers culturel par trop éloigné de mon arbre généalogique. Et
l’anglais ? Eh bien rien. Rien, justement. Rien, heureusement. Il n’y avait aucune musique
accrochée à l’anglais. Non pas que cette grande civilisation n’ait pas produit une musique
vocale d’une qualité exceptionnelle... Mais Britten et Tippett, c’était en quelque sorte trop
récent pour avoir imprimé une vraie trace dans l’inconscient musical collectif, et Byrd,
Purcell ou Haendel, c’était trop ancien pour que cette trace puisse encore durablement nous
marquer. Quant aux versions en anglais des oratorios de Mendelssohn, c’était de toute façon
une musique européenne, délocalisée, aseptisée, d’où avaient disparu les particularismes
nationaux, stylistiques et linguistiques qui contribuaient, malgré tout, à faire la force des
grandes oeuvres vocales du XIXe siècle. Il n’y avait pas de musique vocale anglaise entre la
moitié du XVIIIe siècle, c’est-à-dire la mort de Haendel, et les années 1930, c’est-à-dire les
premières manifestations du génie de Britten. Au fond, l’anglais avait échappé à l’emprise si
marquante – d‘aucuns diraient : traumatisante – du romantisme, du postromantisme et de
l’expressionnisme. C’était quasiment une langue vierge, neutre, qui n’appelait à elle aucun
réflexe compositionnel. C’était aussi une langue que je parlais couramment. Enfin, dernier
point, et pas le moindre, c’était la langue du plus grand courant de musique populaire au XXe
siècle : celui qui, issu des musiques religieuses des noirs américains du XIXe siècle, va
jusqu’aux apports les plus récents que nous devons au rap, si passionnants sur le plan du
traitement prosodique. L’anglais permettait non seulement à ma musique de s’exprimer, mais
aussi de se découvrir. Elle lui servait de révélateur, d’outil pouvant extraire, mieux qu’aucune
autre langue à ce jour, les modestes joyaux qui dormaient dans les mines de mon
subconscient.
Depuis lors, je ne me suis pas contenté de mettre en musique des écrivains et des poètes qui se
sont exprimés grâce à l’anglais, j’ai utilisé des traductions anglaises de textes écrits dans
d’autres langues, voire à des époques où l’anglais n’existait pas encore. C’est le cas pour la
pièce que vous allez entendre tout à l’heure (les Lettres de Westerbork), dans laquelle je me
suis servi d’extraits en anglais de Psaumes tirés de l’Ancien Testament. Dans une pièce qui
doit être créée dans quinze jours à Berlin : l’Office des Naufragés, dont l’inspiration prend
essentiellement sa source dans la littérature féminine, je traite ainsi en langue anglaise une
poétesse persane du VIIIe siècle : Rabi’a al-Adawiya, une poétesse japonaise du XIe siècle :
Lady Sarashina, une poétesse indienne du XVIe siècle : Kirabaï, enfin une poétesse russe du
XXe siècle : Anna Akhmatova.
Ce “transfert” de langues ne me dérange pas, et lorsque j’ai besoin d’utiliser une certaine
langue pour sa couleur, je n’hésite pas à faire traduire un texte qui m’intéresse dans une
langue qui n’est pas la sienne. Ainsi dans mon Quintette pour piano et cordes, où les
instrumentistes se voient confié des interventions parlées, et même chantées, j’ai fait traduire
quelques phrases en langue italienne parce qu’un passage particulier de l’oeuvre exigeait cette
couleur précise. Dans l’Office des Naufragés, je sentais qu’un texte qui traite de
l’Holocauste, et que je connaissais en français, devait apparaître en allemand. Je l’ai donc fait
traduire. Il m’est arrivé aussi (dans mon Quintette, dans ma Seconde symphonie – non encore
achevée –, dans l’Office des Naufragés) de mettre en musique des langues que je ne parlais
pas, et même que je ne connaissais pas, tels que l’hébreu ou le sanscrit. Ainsi, il serait
envisageable de mettre en musique un texte que l’on ne comprend pas parfaitement ? Le bon
sens s’insurge devant un tel état de fait, parce que nous raisonnons encore selon des schémas
traditionnels qui veulent qu’il y ait obligatoirement dans une musique vocale une adéquation,
une sorte de lien immédiat de causalité, entre le sens d’un texte et son illustration musicale.
Comme si la beauté et l’émotion en musique devaient toujours naître d’un mouvement
parallèle entre le texte et son commentaire sonore, et ne pouvaient pas, au contraire, jaillir de
leur opposition, de leur contradiction, voire de l’ignorance qu’ils ont l’un de l’autre. Vous
connaissez peut-être cet épisode de l’élaboration du premier mouvement (Veni Creator
Spiritus
) de la Huitième symphonie de Mahler. Ce dernier, emporté par l’élan créateur, met en
musique l’hymne en entier. Et il prévoit un grand interlude instrumental pour faire suite au
développement symphonique de ce mouvement. Il lui semble pourtant qu’il manque quelque
chose à cet interlude. Il se fait alors envoyer le texte original de l’hymne et constate qu’il a
oublié d’en traiter un long verset. Il entreprend de superposer le texte de ce verset à l’interlude
orchestral déjà achevé. Les paroles nouvelles collent exactement à la musique de l’interlude
orchestral, qui donne le sentiment de les illustrer à la perfection...
Cette anecdote nous oblige à renouveler notre vision des liens qui existent entre texte et
musique au sein de la création musicale, à nous interroger sur la façon dont un compositeur
réagit à un texte, sur la manière dont s’enclenchent les mécanismes qui aboutissent à l’oeuvre
vocale telle que nous l’entendons. Non seulement il n’est plus question pour un compositeur
de suivre le sens d’un texte à la trace (nous sommes loin de l’époque où le mot “rossignol”
devait nécessairement s’accompagner d’un trille !), mais encore il semble que sens musical et
sens littéraire soient désormais deux réalités dissociées, s’enrichissant davantage du choc né
de leur confrontation que de la volonté que le compositeur pourrait avoir de juxtaposer, voire
d’égaliser, leurs parcours respectifs.
J’en viens même parfois à me demander si cette dissociation du sens ne vaut pas tout autant
pour la façon dont nous devons écouter les oeuvres vocales du passé – opéras, mélodies, etc. –
que pour celles qui nous sont contemporaines. En d’autres termes, je me demande s’il est
aussi indispensable que le croit la majorité des mélomanes de comprendre ce qui est dit lors
d’un récital de lieder, de mélodies, ou lors d’un spectacle d’opéra, au moment même où nous y
assistons. Il s’agit davantage pour moi de permettre qu’une rencontre intemporelle se
produise en nous – et non plus seulement hors nous – entre un univers musical et un univers
poétique. Rencontre qui, à son tour, formerait un objet artistique nouveau, avec son type
particulier d’émotions, ne se contentant plus d’être – comme on le concevait si souvent de par
le passé – la superposition par l’écoute d’une musique et d’un texte, pire : l’illustration du
second par la première.
Il me semble à ce titre que l’obsession qu’ont nombre de nos contemporains à vouloir
comprendre au mot près ce que dit le texte d’une mélodie, d’un lied, d’un opéra, outre qu’elle
nous mène à la vision désolante de ces mélomanes qui passent leur soirée au concert ou à
l’opéra le nez plongé dans leur programme ou levé vers l’écran de surtitrage, se privant du
même coup d’une grande partie du spectacle et de la jouissance musicale, outre qu’elle nous
conduit à cette aberration contre nature – c’est le compositeur qui parle – que sont les opéras
donnés en version traduite, ne tient aucune compte de la manière dont texte et musique
s’articulent, se rencontrent l’un l’autre, s’exaltent l’un l’autre chez un compositeur, lors du
processus de la création.
Cette obsession de la compréhension privilégie le sens, la signification du texte, en regard de
sa sonorité, de sa couleur (paramètres qui sont pourtant au moins aussi importants pour le
compositeur), et même de sa valeur littéraire, du monde poétique qu’il s’efforce de créer, et
surtout – je le répète – de l’émotion pure qui naît du mariage hors-sens, hors-signification,
entre littérature et musique.