École des loisirs,
avril 2012,
230 pages

Mardi 21 avril 1942

Chère Mrs Moore,

Je voulais parler des loutres de mer, je vous jure. Je ne fais pas l’école buissonnière. J’aimerais mieux être en classe avec mes camarades. En plus, je suis sûr qu’ils attendaient mon exposé avec impatience.
Vendredi dernier, à peine je rentre de l’école, deux policiers militaires sonnent à la porte. Je sais qu’ils sont militaires parce qu’ils portent des uniformes kaki. Les agents du FBI, ceux qui ont arrêté mon père le 7 décembre, étaient habillés en civil.
– Mrs Kashimura ? demande l’un des policiers. Kenichiro et Akiko Kashimura ? Vous avez le week-end pour vous préparer.
– Vous pouvez emporter ce que vous pouvez porter, ajoute l’autre policier.
Ma mère suit des cours d’anglais à la bibliothèque, mais elle n’a jamais réussi à passer en deuxième année.
– Quoi porter emporter ?
– Deux valises par personne, madame.Vous devez vous présenter lundi matin à sept heures à la gare d’autobus au début de Santa Monica Boulevard. Ne soyez pas en retard.

En avril 1942, Kenichiro Kashimura est déporté dans un “camp de réinstallation” au milieu de l’Arizona avec sa mère et sa sœur. Pourtant, né à Los Angeles, Kenichiro (que ses copains appellent Ken) est américain. Son seul délit, c’est qu’il a la tête de l’ennemi.
Il raconte ses aventures dans une série de lettres à sa professeure d’anglais, Mrs Moore. Ses aventures prennent un tour étrange: bien qu’il ne soit nullement japonais, il est envoyé au Japon avec toute sa famille à l’occasion d’un “échange de prisonniers”.
Il rencontre sa grand-mère. Il parle japonais, mais ne sait pas lire et écrire. Il va à l’école primaire, alors qu’en Amérique il avait presque fini ses études. Il se lie d’amitié avec une camarade de classe qui habite près de chez lui, Yuriko.
En juillet 1945, Yuriko tombe malade. Elle habitait chez un paysan qui ne lui donnait pas assez à manger. Elle rentre chez sa mère, à Hiroshima.
La seconde partie du livre commence le 6 août 1945 à Hiroshima.

– Debout,Yuriko ! Petit déjeuner !
– Tu me réveilles trop tôt, maman. Après les alertes de cette nuit, j’ai mal dormi. Il n’y a rien à manger, de toute façon.
– Mais si, regarde.
– Du riz au soja. Encore et toujours du riz au soja. Et ça, c’est quoi ?
– Une sorte de cerfeuil. Ton oncle l’a cueilli dans un terrain vague près du château. Il n’a pas trouvé de larves d’insectes, hélas. Grillées en brochettes, ah, n’est-ce pas délicieux ?
– Une sorte de riz avec une sorte de cerfeuil. Cela ressemble aux feuilles de chrysanthème d’avant-hier, j’ai mal au ventre rien que d’y penser.
– Toutes ces plantes contiennent de bonnes vitamines. Tu sais que tu en as besoin,Yu-chan. Le médecin l’a dit.
– Ce médecin, je ne veux plus le voir. Je ne veux plus aller à l’hôpital.
– Tu préfères garder tes furoncles ? Tu ne pourras pas toujours les cacher sous un foulard. Il va faire chaud aujourd’hui (…)
– Le fil est trop foncé.
– Tu crois que j’ai pu choisir la couleur ? Que j’aie réussi à trouver du fil, voilà qui est déjà miraculeux.
– Dépêche-toi, maman... Huit heures et quart. Nous allons arriver en retard à l’hôpital.
– Je croyais que tu ne voulais plus y aller.
– Ces furoncles me font honte.
La mère commence à coudre les boutons.Yuriko tente d’attraper un dernier grain de riz au fond du bol. Soudain, un flot de lumière vive... Une telle lueur, ce n’est pas ordinaire. D’où peut-elle venir ? Yuriko a l’impression que des éclairs illuminent l’intérieur même de ses globes oculaires – comme si elle regardait le soleil plutôt qu’un grain de riz au fond d’un bol rouge. Une sensation de brûlure électrique traverse tout son corps. Elle relève la tête et voit un spectacle inexplicable : la cloison de papier qui sépare la cuisine de la chambre s’est enflammée. Sans réfléchir, elle saisit une cuvette d’eau de vaisselle pour asperger la cloison. À cet instant, le monde vacille et la maison s’effondre. Une pensée s’imprime dans le cerveau deYuriko avant qu’elle perde connaissance : pas de chance – une bombe droit sur nous.
Elle se réveille dans l’obscurité.
– Maman ! Maman !
La voix de sa mère, cassée et assourdie, comme celle d’une personne malade.
– Je me demande ce que c’était... Yuriko ? Où es-tu ?
– Ici, maman. Quelque chose m’empêche de bouger.
– Donne des coups de pied pour te dégager, si tu peux. Je vais essayer d’enlever ce morceau de bois.
Yuriko repousse de toutes ses forces les débris qui l’enserrent. Elle sent que sa mère arrache des pans de bois. Là, ce trou, je peux sortir en rampant... Elle trouve la main de sa mère. Elle est couchée, dirait-on. Elle tire le bras de sa mère.
– Maman, lève-toi, vite!
– Aïe! Je ne peux pas.
Il fait un peu moins noir. La poussière est retombée, sans doute. Ou bien mes yeux s’habituent à l’obscurité. Une lourde solive plaque sa mère au sol. Son bras gauche resté libre. Elle a réussi à m’aider. La solive écrase son dos, son épaule droite et son bras droit. Aussi épaisse qu’un tronc d’arbre. Accrochée au reste de la charpente. Il faudrait soulever tout le toit. Yuriko tente et tente en vain. Ça ne bouge pas d’un millimètre. Une chose affreuse, c’est que l’aiguille a transpercé la main droite de maman. Le bouton pour ma nouvelle robe. Yuriko voudrait retirer l’aiguille, mais elle n’ose pas. Une sorte de paralysie. En même temps, elle ne peut pas s’empêcher de regarder le trait d’acier qui traverse la main. Le fil trop foncé dans le chas. Le métal capture un rayon de lumière et brille dans la pénombre.
– Lève-toi, maman, lève-toi!
On entend déjà le crépitement des flammes. La voix de sa mère de plus en plus faible. Un murmure.
– Tu dois partir, Yu-chan... Va au point de rassemblement. Je te rejoindrai plus tard.
– Je ne pars pas sans toi, maman.
– Tu ne peux pas me sauver. Va-t’en... Que l’une de nous deux survive au moins...
– Maman, non ! Si je ne peux pas te sauver, je veux rester et mourir avec toi.
– Ne dis pas de bêtises... Je t’en supplie, pars tout de suite ! J’arriverai peut-être à m’en sortir.

J’ai imaginé les personnages de Ken et Yuriko, mais je n’ai pas inventé leurs aventures. Je suis parti de témoignages que j’ai recueillis aux États-Unis et au Japon, ou que j’ai lus dans des livres et sur internet. L’étrange échange de prisonniers qui envoie Ken au Japon a bien eu lieu.
Il existe un site remarquable, densho.org, consacré à la déportation des cent vingt mille “Américains-Japonais” de la côté Ouest dans des camps de réinstallation. On y trouve huit cents heures de témoignages (en anglais).
En 1984, j’ai effectué un reportage à Hiroshima pour le magazine Marie Claire. J’ai eu le privilège de rencontrer le pasteur Tanimoto. La traduction française du livre “Hiroshima”, de John Hersey, qui consacre plusieurs pages au pasteur Tanimoto, a été rééditée il y a quelques années.