Éditions Tristram, août 2022
629 pages

Je n’ai pas attendu la publication de mon Île au trésor en 2018 pour chercher une nouvelle œuvre à traduire. J’ai lu d’autres romans de Stevenson, ainsi que des romans de Daniel Defoe, Jane Austen, Mark Twain, Jack London. J’ai commandé sur Amazon un roman non traduit de Davis Grubb, qui s’est perdu en route de manière très étrange. J’ai vu dans l’incident un signe du destin : de toute évidence, il me fallait traduire Dickens.
Je lis Dickens depuis toujours. J’ai commencé à six ou sept ans avec Oliver Twist. À dix-huit ans, je suis allé en auto-stop en Inde. J’ai emporté Pickwick Papers, le livre idéal à lire dans le désert d’Iran en attendant le prochain camion, car Mr. Pickwick est lui-même un charrette-stoppeur et même un brouette-stoppeur.
Plus je lisais Dickens, plus j’aimais le monde de Dickens. Un monde semblable au nôtre en plus drôle, peuplé de personnages extravagants, remarquablement vivants, dont la compagnie m’enchantait. C’était comme Tintin, mais encore mieux.
J’ai rangé ses œuvres complètes sur un rayon de ma bibliothèque que je consi-dérais comme une sorte d’armoire à pharmacie pour mes vieux jours. Quand tout irait mal, je pourrais me réconforter en relisant mes Dickens.
Tout va bien. De nombreux journaux ont publié en 2018 des articles très flatteurs sur mon Île au trésor. France-Culture m’a invité dans deux émissions différentes, puis a réalisé une adaptation de ma traduction avec acteurs et musiciens.
Tout va mal. Les vieux jours et leurs épreuves sont là. Ce que je n’avais pas prévu, c’est qu’au lieu de chercher le réconfort dans la relecture de mes Dickens, je le trouverais dans leur traduction. J’ai sorti de ma bibliothèque les romans que je préfère. Bleak House et son interminable procès ? La petite Dorrit et sa prison ? Notre ami commun et ses éboueurs ?
Au fond, ce qui me fascine dans Dickens, c’est la foule des personnages. Il y en a des centaines, je les ai rencontrés il y a quarante ou cinquante ans et presque tous à peu près oubliés, mais deux d’entre eux se sont solidement installés dans ma mémoire : Mr. Micawber dans David Copperfield et Mrs Havisham dans De grandes espérances. Mr. Micawber, qui garde sa bonne humeur malgré ses malheurs car il est sûr que sa vie va bientôt changer « si une occasion se présente ». Miss Havisham, vêtue de sa vieille robe de mariée jaunie, ayant arrêté toutes les horloges à l’heure de ses noces ratées. Moi aussi, je vis dans le passé, assis au bord de la route dans le désert d’Iran en 1963, à attendre qu’un camion se présente.
Lequel des deux livres allais-je traduire ? Je n’arrivais pas à me décider, alors je les ai traduits tous les deux. Tristram a choisi De grandes espérances.
On me demande souvent si ces livres n’ont pas déjà été traduits. Bien sûr que si. Pour expliquer ce qui me gêne dans les traductions existantes, je reprends une phrase que j’ai lue ou entendue à la radio, peut-être à propos de Constance Garnett (1861-1946), qui a traduit en un anglais impeccable tous les grands romans russes – 71 livres de Tchekhov, Tolstoï, Dostoïevski, Tourgueniev, Gogol, Gontcharov, etc. Nabokov détestait ses traductions, mais je crois que c’est quelqu’un d’autre qui a dit, pour résumer ce que l’on peut leur reprocher : « L’auteur n’y est pas. »
Quand je relis un livre de Dickens en anglais, j’éprouve un plaisir immense. Comme si je prenais le thé et bavardais avec un bon copain que je connais depuis cinquante ans. J’aime son humour, son ironie, l’attention chaleureuse qu’il porte à ses personnages. Quand je mets mon nez dans une traduction française, je ne reconnais pas mon copain. Pourquoi se met-il à parler au passé simple, d’un seul coup, avec des imparfaits du subjonctif absolument ridicules ? L’auteur n’y est pas.
J’ai tenté d’écrire une traduction française qui restitue autant que possible le génie de mon bon copain.