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Discours sur la lecture
Selon un article paru dans Libération le 5 décembre 2002,
la France aura besoin dans les dix années à venir de 600000
assistantes maternelles et de 460000 agents dentretien. Ensuite,
390000 cadres administratifs, 390000 enseignants. 50000 coiffeurs, 4000
marins, pas un seul écrivain.
Comme je naime pas le langage administratif, je dis nourrices, femmes
de ménage, balayeurs.
Si vous ne lisez pas, vous serez nourrices ou balayeurs.
Cest le début de mon discours sur la lecture. Ou plutôt
de la première partie, utilitaire, de mon discours.
Dans Sans accent, je raconte que mon père brandissait une
menace analogue. Si vous ne faites pas vos devoirs, vous serez chaudronniers
(ou selon mon frère, cordonniers). Comme il était
communiste, il ajoutait: Dailleurs il ny a pas de honte
à être chaudronnier (ou cordonnier). Cétait
un sale hypocrite, parce quil rêvait en réalité
de nous voir à Polytechnique.
Un premier ministre ma donné une expression que jutilise
dans mon discours:
Voulez-vous appartenir à la France den bas ou à
la France den haut?
On appelle ça une raffarinade. Jusquici, il y avait des lapalissades,
par exemple un quart dheure avant sa mort, M. de la Palisse
était encore en vie et des tartarinades: Les trois
lions se tenaient en enfilade, si bien que jai pu les tuer dun
seul coup de fusil. Une raffarinade, cest une expression modelée
par lart subtil du marketing, ancien métier de M. Raffarin.
La différence entre la France den haut et la France den
bas na pas toujours reposé sur la lecture. Cest même
un phénomène récent. On peut supposer quà
lépoque des Croisades, ceux qui savaient manier lépée
montaient en haut et ceux qui ne savaient pas restaient en bas. Pendant
des siècles, on appartenait au haut ou au bas selon la classe sociale
dans laquelle on naissait. Quand jétait enfant, la France
était encore un pays rural et agricole. Cétait aussi,
depuis le 19ème siècle, un pays industriel. Aujourdhui,
cest un pays intellectuel. Les paysans sont devenus des chefs dentreprise
qui gèrent leur cheptel sur leur ordinateur.
Le travail intellectuel ne mène pas forcément à la
réussite. On sait bien que certains diplômés, malgré
de longues études, se retrouvent au chômage. Quand même,
il me semble que les personnes qui ont beaucoup lu, qui ont passé
un bon baccalauréat et obtenu un diplôme, sont avantagées
par rapport aux autres: elles peuvent choisir. Comme disait mon
père: En sortant de Polytechnique, tu peux faire tout ce
que tu veux. Il aurait été bien épaté
si javais choisi chaudronnier en sortant de Polytechnique.
Au contraire, les non-lecteurs nont pas le choix: condamnés
à végéter en bas. Je dis végéter parce
quil ny a pas beaucoup davancement possible dans les
métiers de nourrice ou de balayeur. Et je ne parle même pas
de ceux qui passeront une partie de leur vie en prison.
Puisque la société a principalement besoin de nourrices
et de balayeurs, elle na pas tellement envie que les gens lisent.
Mais moi je dis aux élèves:
Ne vous laissez pas faire! Allez à la bibliothèque
et empruntez trois livres chaque semaine.
Trois par semaine? Vous êtes fou, msieu!
Lautre jour, dans un salon du livre, jai vu une fille
qui lisait cinq livres par jour. Alors trois par semaine, ce nest
rien du tout. Au début, il vous faudra peut-être trois semaines
pour lire un seul livre, mais peu à peu vous vous habituerez et
vous irez plus vite. Demandez à la bibliothécaire de vous
conseiller des livres.
Je leur explique que cest comme la pratique dun instrument
de musique. Quand on commence, cest difficile et il faut peut-être
se forcer, mais peu à peu on y prend goût et cela devient
un plaisir. Quand on lit couramment, on absorbe les idées abstraites
sans peine, si bien que toutes les matières que lon étudie
en classe deviennent plus faciles. On peut remarquer que les mathématiques
par exemple nexistent même pas en dehors des
livres.
Maintenant, jen viens à une partie très importante
de mon discours: les stratégies de la société (qui
est contrôlée par les gens den haut, bien sûr)
pour que les gens den bas restent à leur place.
La principale stratégie, cest de faire croire que lécole
permet lascension sociale. Elle le permet à un nombre infime
délèves. Puisquelle favorise les élèves
qui lisent, elle récompense ceux qui ont des livres chez eux, ceux
dont les parents lisent et parlent un lagage soutenu, donc ceux qui appartiennent
à la France den haut. Tiens, je suis sûr que si on
diminuait le coefficient des mathématiques et si on augmentait
celui des sports, on obtiendrait un brassage social plus important.
Je ne vais pas changer tout le système de léducation
nationale. Je me contente de conseiller à ceux qui voudraient profiter
de sa générosité apparente de lire trois livres par
semaine. Jai du mal à les convaincre, parce que la société
est très rusée: elle leur fait croire quils peuvent
monter en haut sans se fatiguer. Par magie! Ainsi, elle est bien sûre
quils resteront en bas. Cest qu'elle a besoin de ses nourrices
et de ses balayeurs.
Ma mère achetait un dixième de la loterie nationale chaque
semaine. Cest une magie très puissante et très ancienne.
On fait croire aux gens quils peuvent gagner une fortune au loto.
La télévision et les journaux adorent montrer les vainqueurs.
Et même, remarquons-le, plus ils appartiennent au bas, mieux cest!
Jai réalisé un reportage sur les jeux pour Marie-Claire
jadis. On ma donné mille francs, que jai dépensés
de diverses manières. Si vous voulez perdre le moins possible,
il vaut mieux jour au casino quau loto. Il vaut mieux jouer contre
des escrocs qui montent un bonneteau au marché aux puces quau
loto.
Jaime citer un truc que jai lu un jour: pour les spécialistes
des statistiques et des probabilités, la chance de gagner au loto
est à peu près la même que lon achète
un billet ou pas tellement elle est faible.
Eh bien, la société a fini par trouver encore mieux que
le loto. Elle fait croire aux élèves des écoles quils
peuvent devenir riches et célèbres en passant à la
télé! Comme les vedettes du Loft. Comme la demoiselle que
je mentionne ailleurs sur ce site qui espère devenir chanteuse
en passant à Star Academy. Moi je dis que cest comme pour
le loto: vos chances de devenir riches et célèbres sont
à peu près les mêmes que vous vous posiez votre candidature
pour lémission ou pas.
Pour être complet, je signale que je conseille aux élèves
de lire non seulement trois livres par semaine, mais aussi trois journaux
par jour. Dans une logique strictement utilitaire, lire trois journaux
par jour suffit peut-être pour apprendre à jongler avec les
idées écrites.
La différence entre les journaux et les livres mamène
à la deuxième partie de mon discours sur la lecture. Oublions
les nourrices, la réussite scolaire, largent. Passons de
lutile à lagréable. Lire un bon livre, cest
un plaisir essentiel.
Comme tous les animaux, lêtre humain respire, mange, se reproduit,
souffre et meurt dans ce monde ridicule. Ce qui le distingue des animaux,
cest quil a inventé un autre monde. Les écrivains
ont créé, bâti et peuplé cet autre monde. Ils
y ont mis des îles recélant des trésors, des jungles
dans lesquelles des loups adoptent des enfants, des employés de
bureau qui se métamorphosent en insectes. Mes promenades dans ce
monde merveilleux ne mapportent que du bonheur ce qui nest
pas le cas, hélas, pour ce monde-ci. Jai passé des
années dans un cachot du château dIf sans le moindre
dommage pour ma santé. Une baleine blanche ma arraché
une jambe et pourtant je cours tous les matins au Jardin des Plantes.
Jai dailleurs eu un autre ennui de jambe: ce vicieux de Pâris
ma fiché une flèche mortelle dans le talon. Je me
suis crevé les yeux quand jai découvert que jai
tué mon père et épousé ma mère, mais
cela ne mempêche pas de lire.
Je connais une ville de Londres qui ressemble de plus en plus à
toutes les grandes capitales, avec des immeubles de verre, des McDonald
et des Gap, des troupeaux de voitures bruyantes et puantes. Je connais
une autre ville de Londres qui ne perdra jamais son charme, qui restera
peuplée à tout jamais de personnages rigolos et émouvants:
cest celle que je trouve dans les romans de Dickens.
Plus on lit, plus le plaisir de lire devient intense. Cest un plaisir
qui présente uniquement des avantages. Aucun inconvénient!
Jaime beaucoup manger, mais je dois faire attention, parce que jai
facilement mal au ventre (depuis que des sales petites bêtes ont
attaqué mon système digestif au cours de mon premier voyage
en Inde). Jadore les sushis. Il marrive un truc affreux: depuis
quelques années, les sushis au saumon me donnent des nausées.
Je deviens allergique au saumon cru en vieillissant. Je peux me gaver
de littérature sans avoir mal au ventre et sans risquer de devenir
un gros patapouf.
Ce qui me remplit de joie, cest que jajoute moi-même,
en écrivant des livres, quelques petites touches au paysage parfait
de la littérature.
Les amis que je rencontre dans les livres Montaigne, Mme de Sévigné,
Jane Eyre, David Copperfield et des milliers dautres ne me
trahiront jamais, ne mabandonneront jamais. Cette fidélité
absolue de mes bons amis littéraires est au cur de la troisième
partie de mon discours sur les livres. Cette partie sadresse plutôt
aux adultes. Quand je parle aux élèves dans une classe,
je mexprime au futur:
Vous verrez, la vie ce nest pas marrant tous les jours. Il
vous arrivera de terribles malheurs. Vous tenterez peut-être de
noyer votre chagrin dans lalcool, ce qui ne fera quajouter
le malheur de lalcoolisme aux autres. Tandis que si vous prenez
dès maintenant lhabitude de lire, vous découvrirez
le jour venu que la littérature possède un pouvoir absolument
miraculeux: celui de vous consoler, de vous convaincre que la vie vaut
quand même la peine dêtre vécue.
La littérature partage cette vertu consolatrice avec dautres
formes de création. Mais il me semble que seuls les chefs duvre
consolent. Le plaisir dont je parle dans la deuxième partie de
mon discours, on peut le trouver dans un petit roman à la mode,
dans une chansonnette, dans un film daction ou un épisode
de sitcom. La consolation, je la trouve seulement dans luvre
de certains grands génies. Chacun les siens, je crois. Lami
qui me console le mieux, cest Jean-Sébastien Bach. Je joue
deux ou trois de ses fugues chaque jour. Plus je joue ses morceaux, plus
je les aime. Une fois, dans un avion qui allait à New York, la
Symphonie du Nouveau Monde de Dvorak tonnait dans les écouteurs.
Allais-je lécouter cinq fois de suite? Déjà
une fois, cétait beaucoup. Dans un autre avion, qui mettait
vingt heures pour aller à Tokyo parce quil survolait le pôle
nord et sarrêtait en Alaska, il y avait LOffrande Musicale
de Bach. Jai peut-être dormi un peu et regardé un film
ou deux, mais jai bien écouté LOffrande Musicale
dix fois. Jétais triste datterrir. Encore une fois!
Ce critère de répétition sapplique aussi à
la littérature. Dans Sans Accent, je parle dun professeur
de français, M. Lemoine, qui nous conseille de lire La Cité
de Dieu de Saint-Augustin, ainsi que Le Voyage au Bour de la Nuit et La
Montagne Magique. En réalité, il nous avait donné
une liste de vingt livres à emporter sur une île déserte.
Emporter La Cité de Dieu sur une île déserte, cest
vraiment idiot. Comme la Symphonie du Nouveau Monde, une fois me suffit.
Sur vingt livres, je choisirais dix livres de Dickens, puisque je les
relis effectivement quand je suis angoissé et ne men lasse
jamais. Ou disons neuf Dickens et Les Essais de Montaigne. Les dix autres
seraient forcément des livres de poésie. Baudelaire, Rimbaud,
Apollinaire
Quand mon frère Olivier est mort, jai récupéré
une partie de sa bibliothèque (que jai partagée avec
mon frère Noël). Il possédait beaucoup de livres de
poésie, parce quil recherchait constamment des poèmes
à mettre en musique. Il ma donc légué de quoi
me consoler de sa mort: des poètes métaphysiques
anglais (Herbert, Donne, etc.), Hölderlin, Blake, Yeats, Tagore,
Emerson, Pound, Eliot, Rilke et deux poètes modernes dont il a
placé les poèmes au centre duvres magnifiques:
Dylan Thomas et Paul Celan. Il préférait la prosodie anglaise
et allemande à la française.
Deux extrêmes pour la consolation: les gros romans Cervantès,
Jane Austen, Dickens, Melville, Flaubert, Proust, Tolstoï, Dostoievski,
Conrad, Kafka qui vous emmènent très loin, et les
poèmes, qui vous emmènent tout aussi loin malgré
leur brièveté. Dans les deux cas, on apprécie mieux
la puissance consolatrice des uvres quand on a déjà
beaucoup lu. Cest comme pour Bach: sa vertu consolatrice est nulle
ou très faible pour quelquun qui nécoute jamais
de musique classique. Un apprentissage est nécessaire. Montaigne
disait quil accomplissait seulement la moitié du travail:
il envoyait la balle dans le camp du lecteur et le lecteur devait la renvoyer.
Si on me demande comment je my suis mis, cest très
simple: je suis allé à la bibliothèque du cinquième
arrondisssement, place du Panthéon, et jai emprunté
trois livres.
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