Evelyne Brisou-Pellen

Sur ma table de nuit
Déjà, il y a toujours du papier et un crayon, pour prendre des notes pendant la nuit. Je les prends sans allumer la lumière, pour ne pas réveiller mon mari, sur des feuilles A4. La première fois, je note juste au bord de la feuille. Pour les idées suivantes, je mets deux doigts pour évaluer où se trouve la phrase déjà écrite et éviter les chevauchements (mais ça ne marche pas toujours).
Je ne note pas mes idées d’histoires. Celles-là, il vaut mieux les garder dans la tête le temps de leur laisser prendre du volume. J’utilise cette méthode plutôt quand je relis un premier jet – les choses à reprendre, à corriger. C’est un moment où j’ai bien tout le roman dans la tête et que je vois clairement ce que je dois modifier. Quelquefois, il y en a une pleine page le matin. Comme je trace les mots au jugé, je me demande parfois ce que j’ai voulu écrire. Et si j’arrive à me relire, je ne sais plus pourquoi je l’ai écrit. Enfin, ça arrivait surtout au début, quand je notais juste un mot. Maintenant j’écris des phrases complètes, en espérant qu’il me restera quelques bribes auxquelles me raccrocher.
Il y a aussi une pile de livres. Actuellement, c’est le stock de ceux qui ont participé au prix Ado de Rennes et que je n’ai pas lus. Donc je suis en train de rattraper mon retard.
Plus le dernier Ishiguro, Auprès de moi toujours [Éditions des Deux Terres], que j’ai beaucoup aimé. Une finesse de détails, à l’anglaise, pas du tout à la française. Les Français, dès qu’ils fouillent un peu, ça devient nombriliste… Enfin, évidemment, je généralise.
Un livre que je recommande
Dans les livres qui m’ont marquée, de Michel Folco, Un loup est un loup [Points Seuil], qui est l’histoire de quintuplés… C’est vraiment, au niveau du langage, d’une richesse extraordinaire. Et ça nous replonge formidablement dans une époque très différente de la nôtre. Ce gars, c’est l’originalité même. Ce que j’aime, c’est entrer dans un livre et me dire : “Bon sang, je n’aurais pas eu l’idée d’écrire ça.” Il a aussi plusieurs autres romans sur les dynasties de bourreaux. C’est toujours très original.
Je peux recommander aussi, c’est un livre assez ancien, mais qui m’avait beaucoup marquée, Nous sommes éternels, de Pierrette Fleutiaux [Gallimard, prix Femina 1990].
Un souvenir d’enfance
Peut-être la maison mystérieuse de mes grands-parents, à Châtillon sur Seine. Il s’agissait de deux maisons anciennes qui avaient été rattachées par une pièce-passage. Pour aller quelque part, on se demandait toujours: “Par où est-ce que je dois passer ?” Il y avait deux escaliers, des greniers qui nous impression-naient parce qu’on nous disait qu’il ne fallait pas y aller – le plancher risquait de s’effondrer. Nous y allions quand même. Dans mon souvenir, ils étaient pleins de coffres remplis des robes de femme brodées de perles et à taille très serrée. Nous nous demandions comment elles entraient là-dedans.
On n’y allait que pendant les vacances d’été. Il y avait un jardin très étroit, écrasé de soleil, c’était comme un monde magique, un autre monde. Comme si cette maison ne faisait pas partie du quotidien.
Je suis très sensible aux ambiances. Il me revient plutôt des images que des anecdotes. Dans cette maison, il y avait cinquante-deux portes, en comptant les placards, ce qui m’a donné un titre de roman : La maison aux 52 portes (bien que la maison du roman ne ressemble en rien à l’original).
Un film
Tiens, un film assez ancien, puisque c’est avec Charlton Heston quand il était relativement jeune, Le seigneur de la guerre, je ne sais plus de qui c’était [Franklin Schaffner, 1965]. Un film dans une ambiance médiévale très prenante. Je me rends compte que, pour tout, je suis plus sensible aux ambiances qu’aux événements. D’abord tu as les paysages, les personnes, avec peu d’expression verbale, des choses qui passent par les regards plus que par les paroles. Autant qu’il m’en souvienne, une de ses serves va se marier, et il demande à bénéficier du droit de cuissage. Mais c’est plus compliqué qu’il n’y paraît, parce qu’en réalité il est tombé amoureux d’elle au premier regard. Mes souvenirs sont un peu flous parce que ça fait plus de vingt ans que je l’ai vu pour la dernière fois.
Des films, il ne me reste généralement que des bribes, très rarement je suis capable d’en raconter l’histoire. Et les bribes qui me restent ne sont pas du tout l’essentiel du film. Pour prendre un exemple, ça peut être la manière dont quelqu’un ouvre une porte, un regard, un fragment d’image, et là je me dis: “Oh, mais j’ai déjà vu ce film.” Cet oubli a pour intérêt que je peux revoir un film plusieurs fois sans ennui.
Une musique
Moi, c’est plutôt les musiques médiévales. Pour ça, vive Hespèrion XX, de Jordi Savall, qui a repris les musiques anciennes. Là aussi, c’est une question d’ambiance. Replonger dans une autre époque.
J’aime bien aussi les musiques traditionnelles. Ça te donne vraiment l’impression de sentir l’âme du pays. Il m’arrive d’avoir un disque correspondant à un roman et de le mettre chaque jour pour me replonger plus facilement dans l’écriture. Pour L’année du deuxième fantôme, qui se passe en Écosse, c’était The Palomino Waltz de Phil Cunningham. Quand j’écrivais Le fantôme de maître Guillemin, j’écoutais Cristóbal de Morales, par la Capella Reial de Catalunya [un autre ensemble de Jordi Savall]. D’autres compilations de chansons médiévales plus légères m’ont servi pour les histoires de Garin, par exemple.
Je me rends compte que j’ai un faible pour les musiques dans le mode mineur. Cela dit, il y a des mois entiers pendant lesquels je n’écoute absolument rien. Quant à la radio, jamais.
Sur l’écriture
Ce qui est le plus important, pour moi, c’est de trouver le ton du livre. Je n’ai jamais eu de mal à inventer une histoire. À la limite, c’est presque secondaire. Ce problème de ton, il est multiplié par dix parce que je m’intéresse surtout au passé, donc il faut que le ton rende l’atmosphère de l’époque qui m’intéresse. Je suis bien consciente que ça ne tient pas compte exactement de l’époque, mais plutôt de l’impression que j’en ai. Selon le temps et le lieu de mon action, le ton va forcément changer.
Il m’est arrivé d’avoir une histoire en panne pendant quinze ans dans mon ordinateur, parce que je n’arrivais pas à trouver comment la raconter.
Mon autre problème récurrent est celui du vocabulaire. Faut-il écrire moderne ? Parce qu’il est évident qu’autrefois, ces gens-là parlaient de façon “moderne” pour leur époque. Ou faut-il se cantonner à de “l’inodore”, qui ne choquera personne ? Sauf que moi, ça me choque. De toute façon, les gens ne parlaient pas comme je suis en train d’écrire. Ce serait encore plus faux si j’écrivais vraiment leurs phrases, puisqu’on n’a plus aujourd’hui la bonne grille d’interprétation.
Je suis quelqu’un qui se reprend beaucoup. Je retravaille énormément les textes. La version finale d’un roman, c’est la vingtième ou trentième version. Je reprends jusqu’à ce que tout coule, tout soit limpide – enfin, je le trouve sur le moment, parce que si je relis six ans après, je suis encore dans le marasme.
À chaque fois que je relis, j’apporte des corrections. Quand le livre est publié, je trouve encore des choses à modifier. C’est sans fin. Parce qu’à chaque fois, on est un lecteur différent. Peu à peu, tu deviens le public qui lit et non plus l’écrivain qui a écrit.
Maintenant, j’écris directement sur ordinateur. Pendant un temps, je garde toutes les versions. J’en imprime très peu. Ensuite, j’en élimine trois sur cinq. Quand je stocke définitivement, après parution, j’en garde deux ou trois. Ça ne me sert à rien, remarque, parce que je ne les relis pas ensuite, mais on ne sait jamais.
Je travaille de sept heures à midi, après quoi mon mari agite la cloche pour dire que le repas est prêt. Ça, c’est seulement depuis qu’il est en retraite. Avant, pour la cuisine et le reste, c’est moi qui m’y collais. Je recommence à une heure, sauf certains jours où je fais une petite marche en début d’après-midi, puis je travaille jusqu’à dix-neuf heures. Comme j’ai horreur des vacances, je travaille toujours. Le samedi, le dimanche, Pentecôte ou Noël, il n’y a pas de jour sacré. Le jour où je n’écris pas, quand je suis victime d’obligations incontournables, j’ai un sentiment de culpabilité terrible. Par exemple, je me dis : “Je vais aller marcher une heure, c’est bon pour ma santé.” Mais si ça dure une heure et demi ou deux heures, ça commence à me rendre malade. Ce sentiment de culpabilité est curieux. À mes débuts, je l’avais quand j’écrivais, parce que j’avais l’impression de voler du temps aux autres. Maintenant, je l’ai quand je n’écris pas, parce que j’ai l’impression que je ne fais pas ce que je devrais. Il faut dire que mes enfants sont grands et ne sont plus à la maison. Les circonstances sont différentes. Autour de moi, on me fait remarquer que “perdre du temps” est l’expression qui revient le plus souvent dans ma bouche.
Si je travaille beaucoup, c’est que j’ai une grosse documentation pour chaque roman. Cela ne concerne évidemment pas tous les auteurs. Je veux rassurer ceux qui s’exclament sur mon temps de travail. Je ne voudrais pas refiler ma culpabilité aux autres.
Une bonne question posée par un élève
C’est plutôt une question amusante : “Est-ce que vous êtes bonne en lecture ?”
Dans ma petite mallette
J’ai toujours de l’aspirine. Un chapitre de manuscrit, une version sur laquelle j’ai porté manuellement des corrections – ça donne une bonne idée aux élèves de ce que peut être la correction. Un stylo à bille pour les dédicaces. Les couvertures à plat de mes livres. Jamais de parapluie. Des documents, par exemple des épreuves, pour montrer comment est fabriqué un livre. Des ciseaux pliants, que je me fais régulièrement piquer dans ce sapristi d’aéroport de Lyon, qui s’entête à m’imaginer égorgeant le pilote avec mes lames de 2 cm de long. Une épingle à nourrice, du fil et une aiguille.
Ma bibliothèque
Mon gros problème, c’est l’organisation. Ma bibliothèque se compose essentiellement de documents. Les romans, je les emprunte à la bibliothèque publique, parce que j’ai déjà trop à stocker.
J’ai un gros budget de documentation. Si j’emprunte des documents à la bibliothèque et que je vois qu’ils vont vraiment me servir, je les achète ensuite, ne serait-ce que par honnêteté vis-à-vis de leurs auteurs.
Avant, je classais plutôt par collections, pour une raison d’esthétique. C’est plus joli. Mais au fil du temps, même si je sais retrouver un livre dans une collection parce que j’ai en tête son allure, cela ne devient plus possible à cause du nombre de sujets que j’ai traités. Il m’arrive d’emprun-ter à la bibliothèque des livres et de m’apercevoir que je les ai déjà. Aujourd’hui, c’est plutôt une gestion par thèmes, ce qui a aussi ses inconvénients. Par exemple, La chasse au loup en Bretagne, est-ce que je le classe dans la chasse, dans les loups, dans la Bretagne ou dans le XIXème siècle ?
Avec l’informatique, il y a des livres dont on n’a plus besoin. Je n’ouvre plus jamais mon Grand Robert papier : je l’ai sur l’ordinateur et c’est infiniment plus pratique. Il y a aussi internet, où l’on trouve les dictionnaires anciens, le dictionnaire de l’Académie de 1694, celui de 1835, l’Encyclopédie de Diderot, etc. Si on cherche un détail, mettons le travail du sabotier ou le nom des bateaux présents en rade de Lorient en juillet 1689, internet est un outil très précieux.
Les bouquins qui sont immédiatement autour de mon ordinateur, ce sont les grammaires, les recueils d’expressions et locutions, de dictons et proverbes, des difficultés de la langue. J’attends avec impatience que Grévisse soit disponible sur CD. Et puis les dictionnaires spécialisés : de Napoléon, du monde médiéval, des antiquités grecques et latines, des métiers d’autrefois, l’histoire des maladies, de la nourriture, etc.
Ce qui me sert beaucoup aussi, ce sont les dictionnaires d’ancien et de moyen français. Ceux-là, je les consulte sur papier. Sur internet, il y a des mots, mais rien de complet. Ou alors je n’ai pas encore trouvé le bon site. J’ai aussi souvent besoin de dictionnaires étymologiques. Il faut que je trouve la première date d’emploi des mots. Non seulement je dois pouvoir être sûre de moi, mais avoir les armes pour lutter contre le correcteur… Les lecteurs des Nouvelles me comprendront !
Une ville
Celle qui m’est la plus familière, celle où j’habite, Rennes. J’y ai passé une partie de mon enfance. La ville la plus importante, c’est celle où l’on a ouvert les yeux sur le monde. Il se trouve que c’est celle où j’habite aujourd’hui, mais ça, c’est le hasard, parce que j’ai aussi vécu ailleurs.
Je ne suis pas quelqu’un qui est “né quelque part”. Autour de moi, beaucoup de gens sont viscéralement attachés à un lieu. Pas moi. Je ne suis née nulle part. Tout m’intéresse. Par différence. Chaque lieu a quelque chose d’unique et d’important. Quand je vais en déplacement, je pose toujours des questions sur les villes, sur leur histoire. Je suis très casse-pieds avec les gens, qui se rendent alors compte qu’ils ne savent pas grand-chose sur l’endroit où ils vivent.
J’aime aussi beaucoup des villes très différentes de la mienne. Comme Katmandou. Ou Marrakech. Les villes à ambiance. Tiens, encore l’ambiance !
Une blague
De temps en temps, je pense à une blague, je me dis : “Elle est bonne, celle-là”, mais je l’oublie illico. Il y en a une seule qui me revient pour l’instant. Ce n’est pas peut-être pas la meilleure que je connaisse, mais je l’aime bien.
C’est l’histoire d’un gars qui arrive à la gendarmerie. Il est couvert de blessures. Le flic lui demande ce qui lui est arrivé.
– Ouh là là, je me suis fait renverser par un vélo.
– Ah bon ?
– Alors je me relève, je suis renversé par une moto.
– Vous n’avez vraiment pas de chance.
– Je me relève, je suis renversé par une voiture.
Là, le flic commence à trouver ça bizarre.
– Alors, et après ?
– Je me relève, je suis renversé par une locomotive.
– Ah bon ? Et après, vous vous relevez et vous êtes encore renversé par quelque chose, je supppose.
– Oui, par un avion.
– Et ensuite, par une fusée ?
– Non, non, là le gars a réussi à arrêter le manège.
Comment je m’habille
Il y a un salon du livre à Brest, “L’ancre et la plume”, qui est organisé par la Marine. J’y ai été invitée et, en bas du carton me conviant à la soirée chez l’amiral, il était écrit : “Tenue n° 28”. Je me suis renseignée, c’est une tenue réglementaire de la Marine, qui comporte une chemise comme ci, une veste comme ça. J’ai dit à l’amiral : “Quelle chance vous avez. J’aimerais bien qu’on me dise ‘tenue numéro tant’”.
Tout ça pour dire que j’ai horreur des questions d’habillement. Je suis toujours en pantalon, avec des chaussures plates pour marcher. La tenue la plus simple possible, surtout pas plusieurs formes à combiner. Simple, sobre et pratique. L’horreur suprême, c’est quand je vois que mon jean est fichu, qu’il faut que j’en achète un autre et que je dois aller dans un magasin essayer (sans compter le temps que je perds pour l’écriture !). Je trouve que les garçons ont de la chance. Ils ont beaucoup moins de questions à se poser. D’ailleurs, les vêtements qui me plaisent dans les magasins, ce sont presque toujours des vêtements de garçon. Mais il n’y a jamais ma taille, bien entendu, vu qu’en femme je fais du XS.
Un baume sur la douleur d’être
Je n’ai pas de grande “douleur d’être”. Parce que, par chance, il ne m’est pas arrivé de grand malheur – touchons du bois.
Pour le simple spleen, dès que je sens que ça ne va pas très fort, que je suis en train de m’apitoyer sur moi-même, je me dis : “Ça suffit comme ça, qu’est-ce que tu nous joues, là ?” Et je chasse les pensées émollientes.
Quand j’ai de gros soucis, je fais du ménage – et ceux qui me connaissent savent combien ça relève de l’extraordinaire. Mais le spleen n’a jamais duré assez longtemps pour un nettoyage complet. Heureusement, quand même.
Quand j’étais ado, mon remède était la poésie. Plutôt genre Victor Hugo, de l’épique, des choses qui chantent, avec des alexandrins ronflants. J’allais dans la lande, au bord de la mer – des attitudes très romantiques. Je n’oserais plus le faire aujourd’hui. Trop narcissique. Je lutte différemment. Peut-être à cause du sens des responsabilités qui vous vient quand vous avez mis au monde des enfants.
Si la dérision contre moi-même ne suffit pas, le baume est la musique, dans le mode mineur, comme je disais tout à l’heure. Les musiques nostalgiques comme il y a beaucoup dans les airs traditionnels.
Pas l’écriture. Jamais. Si j’ai le moindre souci, je ne peux pas écrire du tout.

Pour en savoir plus sur Evelyne Brisou-Pellen: http://brisou-pellen.club.fr