Claire Ubac

Sur ma table de nuit
Déjà, j’en ai pas. Ma table de nuit, c’est le boîtier de l’arc de mon fils quand il faisait du tir à l’arc. Je n’ai jamais eu de chambre à moi. Nous avons toujours habité des appartements petits, en nomades. J’ai souvent une essence florale, par exemple la mandarine, parce que ça aide à s’endormir.
En fait, je ne lis plus au lit. Ce n’est pas là que sont mes livres. J’ai une amie qui ne peut pas s’endormir si elle n’a pas lu la première page de quelques chose. Moi, c’est une habitude que j’ai perdue. Longtemps, j’ai lu au lit…
Les livres que je relis, ce serait Jane Austen. J’y retourne régulièrement. Je les ai en français et en anglais. Ce serait le livre de chevet. Quand j’ai le cafard, c’est comme un doudou, et en plus c’est du grand art. Ça correspond vraiment exactement à ce que j’aime. Un univers que c’est comme si je connaissais tellement on m’en a parlé. Ma mère me parlait de son enfance, qui était déjà une vie du passé. Elle me racontait des histoires sur ses grands-parents. L’écriture de Jane Austen me transporte de bonheur. C’est la jubilation totale. La frustration, c’est qu’elle n’a pas tellement écrit.

Un livre que je recommande
C’est le genre de question dont j’ai horreur. Un livre, pour moi, ça ne se recommande pas. Les lectures, ce sont des moments. Par exemple, dans la musique indienne, tu as des moments: la musique du matin, la musique du soir. Un livre, tu le rencontres à un moment de ta vie. Les gens sont dans des moments particuliers eux-mêmes. Ils te disent: “Il faut absolument que tu lises ceci, que tu lises cela”, mais ils sont dans un moment de leur vie qui n’est pas concomitant au tien.
Je vais te donner un exemple assez étrange. Il y a des années, j’ai un ami qui aimait énormément Krishnamurti. Il m’a tannée pour que je lise Au-delà du Réel. Ce Krishnamurti, peut-être dix ans après, je me suis trouvée chez cet ami, j’étais assise par terre, le livre était juste devant moi, et il m’a apporté quelque chose à ce moment-là. C’était juste ce qu’il me fallait, il m’a vraiment nourrie. Aujourd’hui, je ne le lirais plus. Le moment est passé.

Un souvenir d’enfance
J’ai un blanc, là. Total white. Pourquoi j’ai un blanc: parce que l’enfance, c’est une période que je n’ai pas du tout aimée.
Ben si, je peux te dire. J’ai habité de ma naissance à dix ans dans un immeuble qui donnait sur le parc de Saint-Germain en Laye. Bien que je n’aie jamais pénétré dans le château, je pensais que c’était le mien. Il y a un motif repris un peu partout dans le château et dans la ville, un berceau, parce que Louis XIV est né à Saint-Germain en Laye. Je me disais: “C’est mon berceau, puisque je suis née là.”
Dans le parc, j’avais un ami qui était un écureuil imaginaire. Il y avait un arbre dans le parc avec un gros nœud qui était le logement de cet écureuil. Ce devait être assez tard, j’avais sept ou huit ans. Cet écureuil m’accompagnait en classe. Je regardais mon écureuil et je lui parlais par la fenêtre.

Un film
Moi, je suis super-cinéphile. C’est pour ça que je vais avoir du mal à choisir. J’ai envie de te dire L’aurore, de Murnau, parce que je l’ai revu récemment avec mon fils, qui fait des études de cinéma, et que c’est absolument magnifique. Mon fils nous explique les trouvailles incroyables de Murnau, c’est un grand plaisir esthétique. Tu m’interroges dans un mois, je ne te donne pas le même.
Je pourrais te parler des films indiens que je suis en train de regarder. Je fonctionne par périodes. Il y a la période néo-réaliste italienne, maintenant c’est l’Inde. Depuis deux ans, je suis baignée dans l’Inde, parce que j’écris un roman qui se passe en Inde. Je ne lis que de la littérature indienne. Tous ces derniers mois, j’ai regardé beaucoup de films, à la fois Bollywood et Calcutta, de Louis Malle. J’aime bien voyager. Le film, c’est un voyage dans l’espace et le temps. Un film étranger, quand c’est en VO bien sûr. Tu as une musique de la langue que tu ne peux pas avoir dans un livre, par exemple. Tu es immergé.

Une musique
Pour le coup, je te dirais bien Les Amours du Poète, de Schumann. Ce serait la musique de chevet, à laquelle je reviens régulièrement. En ce moment, évidemment, j’écoute beaucoup de musique indienne.
Il y a la musique française, Debussy, Ravel, Poulenc, que je chante. J’ai une prof de chant, que j’ai choisie. Je lui apporte ce que je veux chanter.
J’ai suivi un cycle d’initiation au chant indien. Je peux te chanter un bairhav du matin méditatif. [Elle chante] Sa re ga ma pa dha ni sa. C’est do ré mi fa sol la si do. L’héroïne de mon roman est chanteuse, quand même.
Tu connais Big Bill Bronzy? Ça c’est un truc que j’adore. Un peu rapeux, brut, et très très humain. Le cœur est juste là, le cœur bat juste derrière. Je trouve que Schumann aussi.

Sur l’écriture
Au départ, il y a une émotion. C’est un peu comme un caillou que tu lances dans l’eau. Pour Le Fruit du Dragon, je suis rentrée de voyage, d’Asie, avec une impression physique de calme. Après, tu élargis, tu élargis, comme l’onde autour du caillou. Ce qui est difficile, c’est de rester sur la même note, sur la même ligne, de ne pas s’éparpiller. Tu vas rester sur cette tonalité musicale. Si jamais tu en changes, cela va devenir autre chose.
Dans le même ordre d’idée, étant donné que j’élargis, quelquefois je pars dans un sens qui n’est pas le bon, je m’égare et je suis obligée de couper des passages. Ce qui n’arriverait pas si j’élaborais une structure avant.
Pour le dernier, Ne sois pas timide, par contre, c’est une idée de situation de départ, qui m’amusait. Un jeune garçon qui est en train de pisser dans une toilette de lycée et il entend une conversation qui ne lui est pas destinée. La première phrase, c’est: “Oscar s’applique à secouer la dernière goutte.” Je me disais: “Est-ce que je vais oser commencer un livre comme ça ?” Ce n’est pas très cachère. Ça m’amusait. Ensuite, est-ce que tu vas tenir?

Une bonne question posée par un élève
Moi, ce n’est pas tellement des questions, c’est des réactions. C’est plutôt moi qui pose des questions. Dès qu’ils en posent, je leur en repose tout de suite.
Je vais te dire ce qui vient de m’arriver à Troyes. C’est une classe de CM2. Nous parlons d’un de mes dadas, la symbolique des couleurs. Je leur explique que quand un de mes héros ou héroïnes porte une couleur, une robe de telle couleur, j’ai en tête un symbolisme, je veux créer une émotion chez mon lecteur. Les enfants comprennent ça parfaitement. Ils le savent, c’est incroyable. En classe, on ne leur en parle pas, de ce qu’il y a derrière les choses. Je leur demande: “Est-ce que vous pouvez me donner une couleur et ce qu’elle représente.” Nous venions de parler de yin et de yang, des choses qui ne sont pas séparées, mais contiennent leur contraire. Il y a un petit garçon, tout petit, haut comme trois pommes, il me dit: “Le noir…” Déjà, c’est bizarre qu’un enfant choisisse le noir. “Le noir, parce que ça fait peur, c’est la nuit, où il se passe des meurtres, etc., et le noir c’est aussi là où on peut se réfugier, parce que c’est calme, c’est tranquille – le côté paisible de la nuit.” Là, j’étais scotchée.

Dans ma petite mallette
J’ai un peu tout dans ma tête. Comme je suis très étourdie, j’ai peur d’avoir trop d’objets que je pourrais oublier.
Je prends quand même parfois des sons et des odeurs, dont je me sers pour montrer aux enfants le travail de l’imaginaire. Quand ils me disent: “Comment vous viennent les idées?”, je leur fais respirer une odeur de champignon et je leur demande: “Qu’est-ce qui vous vient, qu’est-ce qui se passe dans votre tête?” Ainsi, je leur montre comment ça marche. Il faut avoir un peu de temps. C’est bien quand tu as quinze personnes.
J’ai un coffret de flacons qui servent aux œnologues. Des essences: odeurs domestiques, herbes et épices, fruits et fleurs, odeurs d’éveil.
Le son, c’est plus facile. Je leur demande de fermer les yeux, je racle ma grenouille – une grenouille en bois thaïlandaise [elle me la montre; elle a le dos en escalier, le bruit ressemble à celui d’une crécelle].

Ma bibliothèque
Déjà, je vis avec quelqu’un. Toute la littérature adulte est classée par mon mari, par genres: théâtre, poésie.
Moi, j’ai une bibliothèque personnelle de livres pour la jeunesse et d’outils de travail: grammaires, dictionnaires. Mes usuels: les livres pour la jeunesse que je préfère, ceux que j’ai à lire, les livres dont je me sers pour mon truc en cours, et aussi tous mes carnets de voyage.
Dans cette bibliothèque, j’ai un rayon plus esthétique qu’intellectuel où j’ai plein de livres minuscules, des jolis objets, commes ces gens qui mettent des peluches autour de leur lit. Par exemple, les petits livres que Jean-Hugues Malineau envoie à Noël.

Une ville
Peut-être Paris. Je voyage beaucoup, j’ai vu beaucoup de belles villes. J’ai une collection de capitales: Vientiane au Laos, Bangkok, Hanoï, pratiquement toutes les capitales européennes. Dar-es-Salam en Tanzanie, New Delhi. Et Paris, je trouve que c’est une des plus merveilleuses capitales au monde, pour une raison particulière: c’est qu’elle est petite et que tu peux aller, peut-être pas d’est en ouest, mais du nord au sud à pied. C’est une ville qui contient tout. Une ville au bord d’un fleuve, c’est une ville qui a une âme. Ou au bord de la mer, comme Bombay.
Ce qui manque à Paris, c’est du vert. À Londres, tu peux traverser la ville ne passant par des jardins. Mais nous avons le Père Lachaise, qui est une de mes promenades préférées.
New York, c’est la ville que je ne connais pas.

Une blague
J’aime beaucoup les blagues juives, les blagues zen, les blagues très simples, un peu absurdes.
Un gentleman anglais emmène son fils pour lui montrer son immense propriété. Ils vont au sommet de la colline. Là, on voit toutes les terres, la maison au fond. Il lui dit: “Regarde, un jour tout cela sera à toi.” Le même jour, tu as le garde-chasse et son fils qui font à peu près la même promenade, en surveillant les bois ou je ne sais pas quoi. Ils arrivent au même endroit. Là, le garde-chasse dit à son fils: “Regarde.” [Silence]. Et c’est tout. [Elle rit].

Comment je m’habille
Je peux te raconter un truc qui m’est arrivé la semaine dernière à Troyes. J’étais assise à côté de Catherine Valckx, qui est auteur-illustrateur. J’étais super fière parce qu’elle m’a dit que j’avais un grand sens des couleurs pour m’habiller. Moi qui rêvais d’être illustratrice, je n’ai pas tout perdu. Je peux au moins avoir une créativité d’illustration sur moi.
Quand je mets certaines couleurs, je pense aussi à leur symbolique. Ça m’arrive d’éviter de mettre une couleur en pensant à la situation qui va être la mienne ce jour-là. Et aussi, selon mon humeur. Par exemple, le rouge, c’est une couleur excitante, mais c’est un peu agressif vis-à-vis des autres. Il faut l’assumer. Le noir peut me déprimer.
Je déplore énormément qu’il n’y ait que des voitures noires et grises. En Inde, il y a toutes les couleurs tout le temps. En occident, il y a quand même très peu de couleurs. C’est terne, tout ça. Tout le monde est pareil.

Un baume sur la douleur d’être
Évidemment, lire et écrire. Être lecteur et fabriquer ton monde. Pendant ce temps-là, tu es ailleurs. Le voyage, la marche, c’est ça aussi.
Il y a une chose qui me revivifie quand je déprime, c’est de regarder les gens qui marchent par la fenêtre. Être sur le boulevard, pour ça, c’est super. J’ai habité une fois dans un appartement sur cour, je ne le referai jamais.
Pas seulement lire et écrire. Les autres arts, ça marche aussi. Regarder une belle peinture, écouter de la musique. Par exemple, An die Musik, de Schubert. Mais quand tu es vraiment dégoûtée, le seul truc, c’est le travail. Il y a le chant, mais c’est aussi un travail.