Nouvelle adresse : a http://www.liberation-de-paris.gilles-primout.fr/

 

 

20h30 : A la fin du repas, Millet part avec Mauser dans une salle de la crèche. Ils bavardent tous deux pendant un échange de coups de feu plutôt nourri. Au moment où nous allions redescendre au P.C, Millet, rouge et échevelée, se précipite vers nous : "Je suis touchée ! J'ai quelque chose ... J'en suis sûre !". Millet semble avoir eu très peur. Gros émoi parmi nous. Mauser, son fusil en bandoulière, fort ému, ne lâche pas des yeux Millet. Il est blanc, vert, la sueur lui coule, ses lèvres tremblent. Il dit : "Qu'il m'arrive quelque chose à moi, tireur, c'est la règle. Mais si vous étiez tuées ou blessées les unes et les autres, je ne m'en consolerais jamais".  

 

 

 

 

Cet incident fait découvrir que l'on tire à la hauteur de la crèche, d'une maison du quai Saint-Michel. Mauser veut aller voir ça de plus près et dénicher "l'assassin" de Millet. Désormais la crèche sera interdite aux tireurs.

Millet, en rejoignant le P.C, voit sur un banc trois hommes dont l'un a la figure couverte d'ecchymoses; elle lui demande ce qu'il a; le type répond : "On vient de me passer à tabac selon les meilleurs usages de la maison".

Nous constatons alors que le tribunal chargé de juger les "collabos" a établi son siège dans la pièce voisine du P.C. Cela ne nous plaît guère mais nous n'y pouvons rien évidemment.

 

ceux-là, guère plus âgés, aident à la construction d'une barricade

 

22h00 : Equipe de cafés. Nous sommes un bon nombre de plongeuses et serveuses. Andraud tient des discours sérieux. Elle parle de piquer le lit d'un gars et parle gravement de ... maquereaux.

Jadas récolte trois francs de pourboire en servant un jus à un brave flicard prestidigitateur (on en a eu une démonstration éclair); elle dit qu'elle achètera avec ça un paquet de cigarettes après la guerre, bien entendu, quand le billet de mille francs vaudra cent sous.

Les nourrissons de la crèche laissent des mégots çà et là. et Pachout les chipe pour les revendre à son concierge. Elle n'a pas perdu le sens des affaires. Lucas raconte qu'on a pu voir, place Saint-Michel, au cours d'un transfert de blessés à l'avant d'un convoi, un gosse de sept à huit ans portant le drapeau de la Croix Rouge. "Y en a tant des gens de bien qui se trémoussent ... et ne font rien !".

Sans commentaire !

Mardi 22 août

7h30 : La porte du dortoir s'ouvre. Un jet de lumière nous réveille. Luiggi dort encore profondément. Laurent dit qu'elle a gelé. Saunière, qu'elle a crevé de chaleur toute la nuit. Petits ennuis sans grande importance. Il paraît que nous allons toucher couvertures chaudes et matelas. Tant mieux ! Ces brancards et paillasses cirées sont assez inconfortables.

9h00 : Nous inaugurons les blouses bleu-marine à col blanc et les voiles bleus car nos blouses blanches utilisées depuis samedi sont vraiment crasseuses. Essayage ... rectifications. Gasnier fait déjà des ourlets, coud des voiles. Tout le monde s'astique en râlant à l'idée d'adopter ce costume de nurse laid, trop chaud. On s'y fait peu à peu, il se révèlera pratique. Enervement ! Les bobards courent au sujet de l'avance franco-alliée. Discussions stupides en bouffant sucre d'orge et chocolat.

 

L'abbé Folliet encourage les jeunes combattants (photo Doisneau)

 

 

 

10h00 : Arrivée d'un aumônier des FFI (*) qui vient nous apporter la Communion. Il installe le Saint Sacrement sur le bureau de Mlle Carlier-Besnar, recouvert d'une nappe blanche, bougie allumée. Quelques-unes se confessent avant. Allocution très simple du Père pour calmer les scrupules : "Soyez larges comme le Bon Dieu l'est". Absolution générale. Communion côte à côte. Offrande très simple et dépouillée. Prière pour la paix. Tout cela terriblement émouvant en ce lieu et à cette heure.

(*) Sur le manuscrit une mention : l'abbé Folliet, tombé au champ d'honneur

10h30 : Un peu de repos au dortoir. Pétarade incessante. Pas moyen de dormir. On a l'impression d'être sur un champ de bataille. Cette Communion est un vrai réconfort en ces heures usantes. Cette cérémonie est une chose qui nous liera vraiment pour notre tâche commune des jours à venir et lorsque nous reprendrons le travail normal. 11h00 : Coup de téléphone inquiétant au sujet de nos "plantonnes" rentrées imprudemment chez elles hier soir. Elles ne seraient pas arrivées à destination. Que sont-elles devenues ? Ceci nous inquiète fort évidemment. Nous leur avions dit qu'elles feraient mieux de rester coucher à la PP en raison du gros risque à courir dehors (balles perdues, pillage par la fausse résistance); elles ont dit : "C'est la destinée" et n'ont pas même voulu nous laisser une partie de leur argent. Quelle histoire ! Nous pensons aux familles affolées.

 

12h30 : Déjeuner à peu près calme. Notre effectif s'augmente de deux unités : Grand et Delaville qui viennent d'arriver après mille péripéties.

Nous retirons tous nos brassards "Résistance FFI". On nous promet ceux à croix rouge et bleue du GASSS (Groupement d'action des services sociaux de la Seine).

Saunière, au visage candide, aux yeux étonnés, demande soudain à Mauser quelle est sa profession. "Je vis des femmes" lui répond-il. "Alors, vous êtes souteneur, quoi ? Ah ! Bien ! C'est un joli métier !"

Four rire ! Nous essayons de changer la conversation mais Saunière qui a un peu bu (il lui en faut peu) se rebiffe : "Et bien quoi ! Vous n'êtes pas de mon avis, vous autres ? Qu'est-ce qu'on vous a donc appris dans vos écoles ?"

Simple histoire : ne donnez pas trop de vin aux Assistantes sociales, le métier leur monte à la tête.

 

14h00 : Gros tirs à nouveau. Rafales sérieuses. Un gardien sans culottes demande à parler à Millet, très occupée à distribuer des bleus aux gars. Elle a toutes les audaces. Pour vêtir ceux qui n'ont rien, Millet monte à l'étage des prisonniers collabos et leur demande : "Veste ou chemise, pour les tireurs s'il vous plait".

C'est un type ! On l'appelle la "Madelon de la Préfecture".

Encore une grosse pétarade. Les chars allemands sont signalés à nouveau.

15h00 : Coup de téléphone au P.C. "Montez à la crèche, il y a des blessés légers". Départ de Laurent en trombe. Vacarme assourdissant. On croit qu'un char tire sur la PP du quai Saint-Michel.

Laurent, en arrivant à l'étage de la crèche, est arrêtée par les tireurs. "Ne passez pas, on tire sur nous". Bruit terrible, les cinq fusils se déchargent à la fois. Laurent, pressée, décide de suivre la galerie pour gagner un autre escalier. Elle court. Soudain détonation formidable. Le sol tremble. Eclair rouge et bleu. Laurent s'aplatit par terre. Le bruit cesse. Poussière folle. On ne voit rien devant soi.

Laurent se relève et rebrousse chemin pour signaler aux FFI qu'un projectile a dû tomber, après avoir détérioré, soufflé, les fenêtres et l'intérieur d'un bureau. Laurent l'a échappé belle.

A la crèche quelques soins sont donnés à des gars blessés superficiellement. On les dirige vers le poste de secours pour voir le toubib.

 

16h00 : Bourdeau, Berthier et Chassagne arrivent de la Maison de Santé des gardiens de la paix en ambulance. Trajet épique en pleine bagarre. Elles comptent repartir ce soir. Nous leur donnons des provisions.

Des fenêtres de la crèche, Grand et Laurent inspectent les rues et mesurent l'étendue et l'intensité du combat en voyant plusieurs brancards de l'Hôtel Dieu filer aux abords de la place Saint-Michel. Vision pénible.

 

 

 

 

17h00 : Morel, Gasnier et Legendre ont balayé, arrangé le dortoir vraiment en pagaille jusqu'à ce jour. La pièce a meilleure allure avec les matelas bien alignés et soigneusement recouverts de bonnes couvertures.

Mauser nous montre son dernier trophée : un casque allemand. Et très fier, nous passe le journal sur lequel on le voit en position de tir. Mlle Carlier-Besnar emporte le journal et parle de le lui louer ... cent sous.

18h00 : On reparle du chauffeur de l'ambulance PP qui, à demi ivre, voulait franchir puis éviter des barrages allemands. "Tu n'imagines pas que mon trou de balle est à zéro" disait-il à un copain.

Il paraît que nous allons sans doute avoir une interprète à dîner et à coucher avec nous. Dans quel but ? Nous l'ignorons. Il va falloir se taire ou faire très attention à ce que nous dirons, évidemment.

19h30 : Coup de clairon : la soupe ! Repas toujours à base de tomates, gâteaux, café. D'où vient ce ravitaillement ? Mystérieux problème. Au dessert, chacune grille une cigarette puisque nous avons touché notre ration de tabac comme nos hommes. C'est la vie de caserne en plein ! Morel parle ce soir de se laver les dents au Nab ...

21h00 : Millet apprend à tirer au revolver; elle s'entraîne ferme avec Mauser. A quand le fusil ? La mitraillette ? Le sol tremble. Mauser compte ses cartouches (1000 sur la table de la lingerie); il part en mission pour ravitailler en munitions les copains des barricades. Millet l'embrasse.

 

22h00 : Fou rire et bavardages inextinguibles ce soir. Peu de rapidité pour la mise au lit et l'extinction des feux. Calme ... Encore un incident qui redonne le fou rire à Laurent (il lui en faut si peu !) : dans les W.C sans lumière, en voulant actionner la chasse d'eau, elle déclenche le vasistas ... Laurent croit alors que toutes les vitres tombent sur son crâne. 1h00 : Nuit calme. Soudain Grand tambourine à la porte du dortoir. Elle vient nous dire qu'on craint une attaque aérienne pour cette nuit. Allons bon ! Il ne manquait plus que cela. On se concerte. Nous décidons de nous tenir en état d'alerte : habillées et chaussées. Nous allons prévenir Mlle Carlier-Besnar, Pouillet et celles de la crèche que nous trouvons servant le café au milieu d'une panne d'électricité.

"Les hommes piquent notre matériel" nous crie Lucas, l'air sombre.

Distribution de bougies minuscules, restes d'arbre de Noël d'antan, pour redescendre au P.C à l'abri. Vers la passerelle, Pouillet manque une marche et s'étale au pied du toubib venu aux nouvelles. Nous nous recouchons en attendant le clairon. Mitraillade, canon, coups de feu, raffut terrible ... on dort à petite dose. Dans le couloir, bruits incessants. Nuit étouffante. Malgré tout, un peu d'angoisse dans l'attente de ce bombardement qui aurait pu avoir lieu déjà les nuits précédentes. Restons calmes ! A la grâce de Dieu !

 

Mercredi 23 août

 

7h30 : Au réveil, nous sommes moulues et rêvons d'un bon lit moelleux. Gasnier a fait un rêve étrange : ses pieds étaient à l'aise dans d'immenses chaussures. Quand on la voit s'escrimer, comme ce matin, après ses pieds en appelant désespérément "Un chausse-pied S.V.P !" que nous ne pouvons lui donner ... on en conclut que c'est bien un rêve.

 

8h00 : Raffut terrible ce matin. Dans la ruelle où sont installées les cuisines roulantes chargées de nourrir plus de quatre mille hommes et une poignée de femmes, les tambouillards sont déjà à l'oeuvre. Dès quatre heures du matin, ils épluchent, découpent et font tout leur "business" avec ordre et propreté, discipline. Nous admirons beaucoup ces héros obscurs du siège.

8h30 : Montée à l'auberge crèche. Petit déjeuner reconstituant. Bavardages avec les gars. Nos derniers clients absorbent des jus. Accalmie. Certains, dont notre mascotte Mauser, semblent soucieux, de mauvais poil. Nous leur arrachons un "On s'ennuie ... on voudrait tirer !"

Petite épidémie de grippe au poste de secours. Nous n'envions pas décidément nos collègues qui vivent jour et nuit, repas compris, dans l'air confiné. Evidemment elles ont l'avantage d'être au calme. Et ça ferait rudement du bien de retrouver un peu de silence, n'est-ce pas ?

 

9h30 : Essais nombreux pour faire notre toilette. Pas mal de priorités comme toujours. Laurent parle de trouver un truc, elle aussi, mais comme elle n'a pas de raison valable elle attend que le gros flot soit passé. Il y a des chances pour qu'elle ne soit pas prête au coup de clairon "C'est pas d'la soupe!"

 

10h00 : L'aumônier vient d'arriver à notre P.C. Nous allons communier comme hier. Minute inoubliable où le dogme de la Communion des Saints prend tout son sens. Le Père nous parle comme à des soldats sur le front. Deux gars tireurs, dont Mauser, reçoivent l'Eucharistie avec nous. L'aumônier trouve des mots très simples pour notre commune action de grâces. Nous pensons à nos soeurs incroyantes ou protestantes, à notre famille, à nos amis, à tous nos morts et blessés, à la France. Le prêtre nous bénit une dernière fois et nous retournons à nos diverses tâches mais tellement plus fortes et gonflées.

 

10h45 : Travaux divers. Très, très petites choses à faire. Offrir des cigarettes à un gars qui n'en a plus. S'inquiéter s'ils ont besoin qu'on leur recouse des boutons ou s'ils veulent de l'aspirine ou un café chaud. Ou simplement parler avec eux. Ca paraît inutile mais moralement ça les soutient qu'on s'occupe d'eux ainsi. Pechard fait des étiquettes et "Croix-Rouge" pour les portes de nos différents locaux :  Propreté, ordre du dortoir, horaires de distribution de jus, défense de piquer le matériel .... Ce dernier avis important scandalise les gars. 11h00 : Un FFI nous crie "Le Grand Palais brûle ! ... Von Kluge est limogé ! ... Il y a un nouveau débarquement ! ... Les journaux parlent de la capitulation roumaine !"

Quelle avalanche de nouvelles !

Essais de téléphone. Nous y arrivons difficilement. On entend soudain résonner le clairon "Au drapeau ! ... Aux morts ! " Saunière et Laurent bondissent à une fenêtre donnant dans la cour centrale. Une double file de gardiens casqués, en tenue, gants blancs et brassard tricolore, encadre le nouveau Préfet et Georges Bidault, président de la Résistance (C.N.R). Au pied du mât où l'on vient de hisser les couleurs, une garde d'honneur. Sur une estrade tricolore, Georges Bidault monte et félicite la police. Nous entendons très mal ce qu'il dit. On verra ça dans les journaux sans doute. Saunière remarque que la Cour Jean Chiappe s'appelle désormais Cour du 19 août.

 

La foule des gardiens et FFI entonne la Marseillaise. Applaudissements formidables. "Vive de Gaulle ! Vive la France !"

Derrière les fenêtres grillagées, au deuxième étage, les prisonniers allemands et politiques contemplent cette première manifestation officielle depuis le début de l'insurrection. Un FFI nous désigne l'ex-préfet de la Seine, en bras de chemise, derrière une fenêtre grillagée.

 

Georges Bidault, président du Conseil National de la Résistance

Charles Luizet, nouveau Préfet de police

 

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