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14h30 : Il paraît qu'on est en train de promener autour et dans la PP une femme au crâne rasé sur lequel on a dessiné une croix gammée blanche. Elle porte une vareuse allemande. Cela explique la rumeur grandissante entendue tout à l'heure.

Laurent va au PC et, en tournant dans un couloir, elle se trouve nez à nez avec la femme en question, gardée à vue par un type armé. Quel air  pitoyable sous cet accoutrement avec cette sinistre pancarte : "J'ai fait fusiller mon mari par les Allemands et j'ai couché avec eux ... Matelas à boches".

Cette rencontre nous cause un malaise indéfinissable et nous serre le coeur. Il faut pourtant beaucoup de choses pour nous impressionner maintenant.

Pavoisement de la PP. L'arrivée des Alliés est sûrement imminente. Tant mieux, nous pourrons regagner nos domiciles avant ... Noël !

 

15h00 : Laurent est envoyée en mission au poste de secours pour obtenir diverses choses . aspirine, talc. Vie calme là-bas aujourd'hui. Elle va ensuite au magasin pour obtenir trois matelas supplémentaires. Discussion. Le responsable dit aux hommes faisant des difficultés : "On ne peut rien refuser aux AS, elles sont trop chic avec nous". Laurent remercie avec des cigarettes.

Les gars lui disent : "Mettez-vous en blanc pour sortir, la petite demoiselle. Vous allez vous faire tuer". Laurent dit qu'elle est AS à la PP et qu'elle n'a pas besoin de partir. Les hommes tombent des nues. "Ca existe donc à la PP ? Le service social ?". Encore des gens qui découvrent l'Amérique. Ce n'était pas la peine d'éditer de belles brochures oranges à ce sujet.

En traversant la cour, Laurent voit un vendeur de journaux. Elle a bien envie d'acheter un canard, mais pas d'argent sous la main. Un type lui donne le sien. Elle le remercie avec une cigarette, comme de bien entendu.

 

15h30 : Montée à la crèche auberge pour boire un jus et manger. C'est bien agréable de pouvoir se restaurer, se reposer, travailler quand on on le désire et ne pas dépenser un sou. Le régime forteresse serait parfait pour nous si nous avions : brosse à dents, linge de corps frais et pas de queue à faire pour nous laver. 16h00 : Un cuisinier aborde Laurent dans la cour. "Je n'ai pas été aux "vatères" depuis trois jours; vous n'auriez pas quelque chose pour moi ?"

Au poste de secours, rien ! A la crèche auberge, on découvre des suppositoires de gosse. Laurent redescend trouver son type qui la remercie mais auquel elle a beaucoup de mal à faire comprendre que ça ne se mange pas ... Laurent garde mal son sérieux. Les gars font cercle autour d'eux et le type est bête à souhait. Un FFI lui crie : "Ca s'met dans l'c.. mon gros!"

Une fille astucieuse avait conseillé de faire allonger sur un lit le bonhomme et de tirer à la mitrailleuse tout à côté pour lui donner la ... courante. La prochaine fois nous essaierons ce système moins compliqué, c'est entendu.

 

16h30 : Dans la Cour du 19 août, Laurent aperçoit un lieutenant des pompiers ayant en main un appareil photo. Elle parlemente avec lui; il accepte de sacrifier quelques pellicules pour nous. Laurent court de la cave au grenier pour trouver quelques AS libres. Hélas ! Nous ne pouvons nous faire prendre toutes, c'est dommage. Cela aurait été un chic souvenir du siège. Péchard, Saunière et Morel posent devant l'objectif. Le lieutenant prend des photos à une cadence effarante. Nous avons à peine le temps de changer d'attitude.

Calme. Détente. Soudain un vrombissement de moteur. Un avion vole très bas, juste au dessus de la PP. Hourrah ! C'est un USA (*). Enthousiasme dans la cour noire de monde. Coup de feu.

Le haut-parleur annonce : "Recherchez le message lancé place du Parvis ou sur les quais ... Cherchez immédiatement l'auteur du coup de feu !"

Nous avons l'impression de vivre un conte de fées et, en fait, nous écrivons, nous vivons, une page d'histoire.

(*) sur le manuscrit on peut lire : un piper-club. (Il s'agit d'un petit avion d'observation d'artillerie).

 

Le capitaine Callet

 

L'équipage du piper-club, le capitaine Callet et le lieutenant Mantoux, de la 2ème DB, rentrera dans ses lignes en zigzaguant pour échapper aux tirs de la DCA allemande mais écopera quand même quelques balles qui percent son fuselage.

"Le général Leclerc me charge de vous dire : Tenez bon ! Nous arrivons. !  Signé :  Lieutenant-colonel Crépin commandant l'artillerie de la 2ème DB" pourra-t-on lire sur le message.

Le lieutenant Mantoux sera tué le 30 avril 1945 en Allemagne.

Le capitaine des FFI Michel Aubry grimpe sur la chenillette allemande.

Le 26 août, c'est elle qui ouvrira le défilé des Equipes Nationales.

Michel Aubry restera dans l'armée et terminera sa carrière, colonel et conservateur du musée des blindés à Saumur.

 

17h00 : Dans la cour, deux jeunes FFI essaient un tank minuscule. Un drôle d'engin. On fait cercle autour d'eux. Gasnier et Laurent rêvent d'une traction-avant pour chacune de nous. Service Social tout confort ! La compagnie hors-rang est en tenue, gants blancs, et s'apprête à répéter ces morceaux qu'elle n'a pas joués officiellement depuis quatre ans. Le chef de musique, encore en civil, debout sur une table dirige ses hommes. La Marseillaise, God save the King, la Marche lorraine, Sambre et Meuse éclatent tour à tour. Minutes émouvantes. Nous ne nous lassons pas d'entendre ces airs bien français. Sur les joues de beaucoup coulent des larmes. Nous avons la gorge serrée d'émotion, les yeux brillent. Ce sont des heures qui compteront.

Nos gardiens jouent comme des dieux. Un FFI, ancien Bat d'Af (*), fou de joie, se jette au cou du Laurent qui lui dit que son baiser aurait été plus agréable s'il avait pensé à se raser. Distribution de cigarettes. Mauser est en délire, lui aussi, d'avoir entendu tout cela. Il en oublie son fusil.

(*) Bat d'Af : bataillons d'Afrique dans lesquels l'Armée incorporait les "têtes dures" que l'on surnommait les "Joyeux"

 

18h00 : Permanence sociale. Distribution de lait et farines. Rédaction de fiches. Nous sommes dans un abrutissement sérieux, peu en forme pour ce travail sédentaire. Le haut-parleur demande aux gardiens habitant à proximité de la PP d'aller se mettre en tenue. Il paraît que la compagnie hors-rang doit dîner de bonne heure pour aller au devant des Français vers porte d'Orléans et Italie.

Par les fenêtres de la crèche, nous apercevons des voitures noires battant pavillon tricolore. Dans celle de tête, un officier allié.

18h30 : Temps magnifique ce soir. Les tambouillards, travaillant et servant sans relâche dans l'ombre, ont pu préparer le dîner dehors, comme d'habitude. Ce matin pluie glaciale et pénétrante ayant nécessité toute une installation de toiles et parapluies.

Dans la cour, le sergent ... pardon ! le lieutenant marocain pousse devant lui avec son fusil une femme de la collaboration horizontale. Il l'emmène se faire tondre sous les huées des gars présents dans la cour. Triste scène. Nous nous sauvons pour ne pas voir un nouveau lynchage et ce spectacle lamentable d'un crâne féminin rasé et peinturluré. L'homme est vraiment brute.

 

Au PC, nous remarquons qu'on s'agite dans le bureau voisin, tribunal jugeant les collabos détenus. Nous entendons des cris. "Les mains en l'air et vite !" Claques. Discussions. Le passage à tabac commence peut-être; nous préférons nous en aller. Tous ces types chargés d'interroger ont l'air de vraies brutes policières. Il y a une femme parmi eux. Elle enregistre à la machine les interrogatoires, dépositions. Sale besogne pour une femme. Nous avons du mal à comprendre qu'elle ait accepté cette tâche aussi peu féminine. C'est un sinistre boulot, son travail. Il est d'ailleurs fort dur à supporter physiquement et nerveusement. Une certaine nuit, la dame en question tombera plusieurs fois en syncope.

Un gardien nous en raconte une bien bonne. Deux boches, rentrés de permission, devaient rejoindre leur unité près de Caen. Mais étant restés très longtemps à Issy les Moulineaux en occupation, ils vinrent rejoindre des copains français. Ceux-ci leur conseillèrent de se planquer car c'était le commencement de l'insurrection parisienne. Les Allemands dirent : "Alors, faites-nous prisonniers tout de suite !". On les emmena à la PP rejoindre leurs frères dans le camp de concentration improvisé à la Cité.

 

19h00 : En arrivant au PC, Gasnier et Laurent s'aperçoivent que la porte du tribunal est entr'ouverte. Elles risquent un oeil, mais ne voient personne. Le bureau semble déserté, désordre fou. Soudain dans un coin ... matériel de cuisine et ravitaillement qui semblent abandonnés. D'un commun accord Gasnier et Laurent décident de piquer le tout. Transfert au PC puis à la crèche du dit matériel. Piquage de pain, boîtes de suisse, confitures, surtout d'un panier de bouteilles de vin et apéro. Hourrah ! Nourris ! Toute la bande approuve le piquage en règle. Au détriment de ces messieurs dames du tribunal qui ne nous sont guère sympathiques. On préfèrerait d'autres voisins. 19h45 : Dîner bruyant, excité, particulièrement arrosé, et pour cause ! Soudain le téléphone. "Descendez toutes dans la cour, il va y avoir une cérémonie". Nous laissons le repas où il en est et dévalons les quatre étages à toute allure. Dans la cour du 19 août, une foule imposante est massée au pied du mât du drapeau. Devant les marbres "Morts 1914/1918 et depuis 1939", une banderole tricolore à croix de Lorraine jaune s'agite doucement au gré du vent. Les pompiers installent trois projecteurs car la nuit tombe vite. Cette fois nous les attendons de pied ferme, nous passerons la nuit dehors, debout s'il le faut. Devant nous un prisonnier libéré écrase des larmes contre son pouce. Deux autres gars s'embrassent. La foule chante la Madelon, le Chant du départ, la Marche de Lorraine. Le drapeau des Anciens combattants de la PP arrive sous bonne escorte. Acclamations .... Vive la France ... coupées de "Hennequin au poteau (*). Cri scandé par toute cette foule d'hommes.

(*) Emile Hennequin,  directeur de la Police municipale, qui sera arrêté le 27 août et condamné en février 1945 à huit ans de travaux forcés.

 

Le haut-parleur demande le camouflage total de la PP. On entend des coups de feu. On voit fusées multicolores puis à nouveau le haut-parleur se fait entendre : "Ne tirez pas ! Car l'Armée Leclerc croit avoir affaire à des Allemands et tire sur les civils".

Au loin le canon gronde tandis que la soirée s'achève doucement sans un souffle de vent. Des voitures FFI police disloquent sans cesse le rectangle de foule qui attend avec patience.

 

21h45 : Maintenant le haut-parleur lance divers appels : "Les servants de la pièce anti-chars sont priés de rejoindre leur poste" ... "Allo, Allo ! les volontaires pour bouteilles à essence doivent venir au PC" ... "On demande la 3ème compagnie" ... "Le brigadier X ..." ... Les pompiers éteignent leurs projecteurs au moment où l'on acclame le tireur unijambiste, mutilé 14/18. La cour se vide peu à peu. Ca sent le brûlé. Pouillet juge plus prudent de nous faire remonter au PC. Nous sommes furieuses et découragées.

lire l'histoire de l'unijambiste de la Préfecture de Police

 

Au 3ème étage, toutes les portes sont bouclées. Un gars furieux arpente  les couloirs. Il nous demande si nous n'aurions pas vu par hasard le matériel et le ravitaillement du tribunal. "On nous l'a piqué ... Quelle boîte !". Pouillet, d'un air un peu jésuite : "Pas possible ? C'est dégoûtant tout de même ! Mais nous allons voir à la crèche si nous ne pouvons pas vous céder un peu de notre matériel et vous donner quelques biscuits. Ce sera toujours mieux que rien !". Ainsi fut fait. Le type remercie avec des "Vous êtes trop gentilles". Nous rions sous cape, mais n'avons aucun remords de ce cambriolage "maison" en constatant qu'il reste dans un placard de la pièce bon nombre de boîtes de conserve et des bonnes bouteilles. Ce n'est pas encore ce soir qu'ils jeûneront. Cette histoire a eu son petit succès entre nous toutes. Mais chut ! Tirons l'échelle sur cette mauvaise action.

Pour voir ce qui se passe dans la cour maintenant, nous entrons dans un bureau aussi désert qu'obscur. Saunière flanque l'appareil téléphonique par terre. Nous nous installons à la fenêtre et grillons plusieurs cigarettes. Laurent fume tout un paquet de Gauloises. Elle est furieuse et emballe tout le monde. C'est le seul moment, avouons-le, où nous sentons que nous flanchons un peu. En plus d'une déception sérieuse, un doute décourageant se fait en nous. Est-ce que tout cela finalement n'est pas du bluff pur et simple pour faire patienter les gars ? On en a peut-être pour des semaines, des mois à tenir ici. L'Armée Leclerc et les Alliés sont sans doute encore très loin de la capitale ?

 

 

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