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12h00 : A la crèche auberge, en attendant le repas, les discussions vont bon train. Stratégie en chambre. Des gars très animés, dont Mauser notre mascotte, voudraient attaquer le Sénat où flotte toujours le drapeau allemand. Certains disent que les boches ne veulent pas se rendre à des civils francs-tireurs mais qu'ils se rendront aux Français et Alliés qui arrivent avec un matériel imposant.

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Hier on disait que le Sénat allait sauter. Espérons que les divers îlots de résistance seront vite réduits au silence. Les prisonniers affluent sans cesse à la PP. Hourrah ! et clameurs variées des FFI.

Andraud, restée sur le Parvis ce matin depuis la canonnade, s'est fait blesser dans une bousculade, luxation d'un doigt. On lui fait un pansement. Elle veut aller se faire radiographier, plâtrer. Quelle aventure !

Coup de téléphone à Mlle Madelaine, notre collègue arrêtée il y a quelques mois et incarcérée durant quinze mois pour son activité "résistance". Il faut qu'elle soit là pour l'arrivée du général de Gaulle, tantôt sans doute.

Dans la cour du Préfet, la compagnie hors-rang, en grande tenue, est rassemblée. Les cuivres sont étincelants. Tous les musiciens attendent un signal de leur chef pour se mettre en position. On amène des types qui tiraient d'un îlot de résistance; ils sont là devant nous, pitoyables et mains en l'air tandis que les gardiens les huent. Des motos et des voitures américaines et françaises sortent sans cesse de la PP. Un Français de Leclerc passe tout seul. Aussitôt il est entouré, félicité, acclamé et interviewé par les gars de la musique. Un gosse tombe en crise d'épilepsie. Naturellement une foule de curieux se presse autour, pour voir. Arrivée d'une dizaine de collabos. Huées ! Lynchage. Arrivée du préfet Luizet, en civil et nu-tête. Il est respectueusement salué par tous.

 

12h45 : On amène le drapeau de la compagnie hors-rang. Nous montons déjeuner en vitesse. Il pourrait bien y avoir du nouveau d'ici peu. Tout le monde à table est très gai et excité. Pouillet dit qu'elle dansera le swing trois nuits de suite. A la sienne !

D'autres déclarent qu'elles vont se saouler. Elles pourraient très bien en effet, il y a de quoi ici. Pendant le repas Péchard s'échappe pour se "désabrutir". Personne de s'en aperçoit au milieu de la cohue. Laurent fait de même et va aux nouvelles. Toujours pour le fameux journal de bord dont elle est chargée. Dans la cour de la Cité, la musique des pompiers en carré joue des airs militaires au pied du drapeau. Plat ventre sur la terrasse, la tête à moitié dans le vide, Laurent les écoute. Une foule hurlante de FFI les acclame. Vers 13h00 ils sortent jouer sur le Parvis. Ovations de la foule.

Paris pavoise de plus en plus. Un gars, notre mascotte numéro 2, un blond après le brun, nous lit un tract anti-résistance : "Mes chers concitoyens" ... exhortant les Parisiens au calme et à la raison ... Très drôle !

Mauser nous dit : "Cette fois les Amerlochs sont là". Encore quelques coups de feu.

13h20 : Le beau lieutenant chanteur, notre 3ème mascotte éphémère celle-là, vient nous offrir un concert. Santa-Lucia ... Triple ban d'honneur.

Mauser fait le bébé puis parle d'un gars qui a une arme préhistorique et conclut : "Ce mec, il n'aurait pas touché une vache à dix mètres dans un couloir".

Notre mascotte veut huit gosses pour faire comme maman qui pesait cent dix-sept kgs. Finalement il trouve que deux ce sera bien assez. Nous lui expliquons qu'il en faut trois au moins. Un pour la France ! Mlle Carlier-Besnar promet d'être la marraine du 3ème.

Mauser soudain se découvre un amour sincère et profond pour Mlle Carlier-Besnar.

"Vous êtes veuve ?"

"Mais je pourrais être votre grand-mère !"

"Ca ne fait rien ... Mesdames, Mesdemoiselles, je suis heureux (il lève son verre) de vous annoncer mes fiançailles avec Mlle Carlier-Besnar"

Nous sommes pliées en dix de rire. Mlle Carlier-Besnar, tout en jurant, garde mal son sérieux. La scène est vraiment trop drôle. Mauser est décidément en verve ce matin. Il fait le portrait de quelques unes.

 

"Voilà comme je vous vois dans la vie :

- Millet, elle rassemble tous les gars de la Butte aux Cailles pour leur parler. C'est pas long. Elle leur dit : Les gars, tous à la messe !

- Lucas, sourcils froncés, dents serrées, cigarette aux lèvres, va dans la rue et tous les gosses qu'elle rencontre, elle les f... dans une crèche.

- Madame Daniel, elle flanque dehors tous les gens pour balayer.

- Delaville, elle apprend à tout le monde à écrire et taper à la machine.

La mascotte n'a pas été longue à repérer que Laurent se baladait toujours avec bloc et crayon. Chacun sait qu'il l'a baptisée "la môme crayon" ajoutant : "Voilà comme je vous vois, aux aguets, puis vous disparaissez n'importe où, dans une bagnole finalement, et quand on vous repêche là-dessous, on vous trouve en train d'écrire.

 

 

 

 

 

15h00 : Nous descendons dans le bureau de l'Amiral pour voir où ça en est. Un groupe mixte de collabos suspects arrive. Huées ! Quelques FFI déchaînés se ruent; passage à tabac. Une femme à belle chevelure blond-platine est projetée au sol; des types se ruent comme de vraies brutes sur ses cheveux. Elle arrivera, ils arriveront tous en triste état au poste de secours. Ces scènes-là nous révoltent profondément.

 

 

15h45 : Les clairons sonnent le rassemblement puis "Aux champs!". Arrivée du général Leclerc, seul, à pied, képi à feuilles de chêne. Longues acclamations. Il passe rapidement et monte chez le Préfet.

Peu de temps après le commandant du Gross Paris, Von Choltitz, suivi de deux officiers (l'un est, paraît-il, le commandant du Sénat) vient signer la reddition des forces allemandes assiégées dans Paris par les FFI et l'Armée française depuis le 18 août 1944. Huées des gardiens.

Un officier blessé allemand arrive. Les officiers supérieurs et Von Choltitz, nu-tête, cape laissant voir les bandes rouges de sa culotte et les bottes vernies, repartent à pied sous bonne escorte.

Encore un groupe de collabos. Huées et bousculades. Les gardiens essaient de les protéger de la fureur des FFI.

On nous dit que le Sénat, divers ministères (la Marine) et des hôtels importants brûlent. Mais on dit tant de choses.

 

16h10 : Une estafette en moto, elle porte de doux nom de Capucine, arrive porter un message et repart. 16h15 : Au PC nous prenons l'apéritif pour fêter divers anniversaires et surtout le retour parmi nous de Mlle Madelaine.

 

Mlle Carlier-Besnar se fâche une fois de plus car toutes les clefs ne sont pas sur son bureau. Il y aurait un roman à écrire sur la disparition continuelle des clefs; nous courons après sans cesse depuis samedi.

Petit stage aux fenêtres pour acclamer les chars, camions, voitures françaises et USA. Bain de soleil.

Pendant une pause, le chanteur, mascotte n° 3, vient nous dire deux poèmes. Mauser semble jaloux de lui et du petit blond. Il fait la tête. Il est vrai que nous avons bu du champagne avec ce dernier aujourd'hui et que Mauser n'a pas été invité.

Péchard, Morel, Delaville et Laurent vont chez le valet de chambre du Préfet car juste au-dessus, chez l'Amiral, la fenêtre est bourrée de monde déjà. La musique joue Sambre et Meuse tandis que le capitaine B (illisible), au garde à vous, salue. Il est crispé d'émotion. Jean Marin, de Radio Londres, en officier de marine, est très acclamé. Ils nous adressent tous deux la parole : "Bravo les Forces de l'Intérieur. Vivent les héros de la résistance à qui nous devons tout. Vive de Gaulle. Vive la République. Vive la France !"

Derrière nous apercevons une foule d'officiers français, des femmes en toilette d'été garnies de tricolore; de temps en temps la silhouette blanche d'un Père dominicain (*) portant le brassard Résistance. Curieux effet !

Quelques voitures battant pavillon français frangé or quittent la PP. Arrivée d'un camion bourré de sous-officiers et de soldats allemands. Huées. Les types descendent puis on les fait remonter et le camion repart dans la cour centrale.

On attend le général de Gaulle. Une jeune fille, les bras chargés de fleurs, se poste au pied de l'escalier d'honneur. Par une des fenêtres nous voyons des officiers allemands que des FFI interrogent.

(*) Sur le manuscrit : Révérend Père Bruckberger

 

18h00 : Nous pensons vraiment que cette vie communautaire, depuis samedi, a créé des liens entre nous. Anciennes et jeunes nous nous connaissons mieux; aucune n'est indifférente à l'autre. On a trop vibré, trop vu et fait de choses ensemble déjà et nous regrettons spécialement aujourd'hui que plusieurs de nos collègues ne soient pas avec nous et n'aient pas vécu ces heures inoubliables.

 

18h15 : Arrivée des autorités. Représentants des pompiers, Garde républicaine, Garde mobile, officiers de tous grades et de toutes armes; ils portent presque tous le sabre.

Deux officiers allemands, blessés, verts de peur, montent au cabinet du Préfet.

18h55 : Soudain ovations ! Une longue clameur monte de la rue. Cris enthousiastes. Vive la France ! Vive de Gaulle ! La Marseillaise est reprise par des milliers de bouches.

19h00 : Chacun rectifie la position dans la cour d'honneur. Une haie de gardiens encadre l'escalier. Le drapeau est en bonne place. Dehors, boulevard du Palais, le général de Gaulle venu de l'Hôtel de Ville descend de voiture. La musique des pompiers joue "Aux champs". Le chef de musique de la compagnie hors-rang fait un geste court et la Marseillaise éclate, bouleversante.

A travers nos yeux embués de larmes, nous voyons Leclerc accueillir de Gaulle. La haute silhouette kaki de de Gaulle se penche vers la jeune fille qui lui offre une gerbe tricolore. Leclerc et de Gaulle saluent le drapeau. Puis la musique attaque la Marche Lorraine tandis que le cortège officiel gravit l'escalier du Préfet.

Nous crions Vive la France, Vive de Gaulle. Le valet de chambre du Préfet, fou de joie, nous embrasse toutes les quatre. Pouillet danse sur le tapis.

La musique cesse et tous les gardiens appellent de Gaulle sur l'air des lampions. Mais le général ne paraît pas. On croit qu'il parle à la foule, des fenêtres donnant boulevard du Palais.

 

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