Les analyses plastiques de Malévitch | | | | | | | | | | LES DIAGRAMMES DU GHINKHOUK Si les diagrammes du Ghinkhouk ont intégré les plus grands musées du monde, le MOMA de New York et le Stedelijk d'Amsterdam, ils sont cependant séparés à jamais. Même si des expositions ponctuelles comme celles de Léningrad, Moscou et Amsterdam en 1989 ont permis une fois au spectateur de les voir réunis, cette présentation n'aura pas ôté leur mystère à ces diagrammes. L'écrit, comme l'exposition, réunit ce qui est séparé, mais il possède en plus cette puissance nécessaire pour décrypter ces collages, tresser des liens entre ces photos, ces légendes succintes et la pensée de Malévitch dispersée dans un vaste corpus d'écrits. C'est ainsi que par l'écrit nous allons tenter un travail d'analyse logique et de reconstitution du sens de ces diagrammes. Historique de l'oeuvre En 1927, Lounatcharski avait accordé à Malévitch une mission en Allemagne pour représenter l'Institut de la Culture Artistique de Léningrad. Malévitch avait fait deux ans plus tôt, le 16 mars 1925, une demande au Département de l'Administration Générale de la Science de Léningrad pour exposer les travaux du Ghinkhouk en Allemagne. En cette période de NEP, la nouvelle politique économique, il avait mis en valeur l'aspect entrepreneur de sa démarche: " Le motif de cette exposition est l'intérêt considérable montré à la fois par la presse occidentale et par les gens qui viennent de l'extérieur visiter l'Institut et qui ont trouvé le travail de l'Institut de première importance. Ceci est confirmé par le fait que des entreprises privées comme la Kestner-Gesellschaft de Hanovre sont aussi intéressées pour organiser de telles expositions. "
La société allemande Kestner était connue pour son soutien des actions de promotion de l'art moderne menées par Alexandre Dorner, le dynamique directeur du Musée Provincial de Hanovre. C'est probablement El Lissitzky qui avait permis à Malévitch de rentrer en contact avec les allemands, dans le cadre d'un projet plus vaste où, fin 1927, Dorner chargera El Lissitzky de créer pour le musée de Hanovre un espace d'exposition pour l'art abstrait. El Lissitzky concevra, sur le système des " proouns ", une organisation de l'espace agençant les volumes sur le mode suprématiste créant ainsi un système d'exposition très original où le spectateur pouvait créer lui-même sa composition d'uvres grâce à un système de panneaux coulissants . Mais l'idée d'une exposition du Ghinkhouk en Allemagne ne rencontrait pas la sympathie de l' administration russe. En l'absence de réponse, Malévitch avait alors demandé, avec son humour habituel, un budget pour un voyage de recherche à pied pour Paris via Varsovie et Berlin: "..alors je demande votre coopération pour recevoir des visas et un mandat pour m'aider à faire le voyage à pied pour la France via Varsovie et l'Allemagne. Je pense partir le 15 mai et atteindre Paris le 1er octobre et compte revenir en train le 1er décembre. "
Malévitch ne reçut qu'en septembre 1926 l'autorisation de se rendre à Berlin, et encore, à ses propres frais. Le 8 mars 1927, il part pour Varsovie, Dessau et Berlin . Malévitch emporte dans ses bagages les tableaux les plus significatifs des différentes périodes de son oeuvre, un paquet de documents ainsi qu'un ensemble de planches explicatives pour illustrer ses théories sur la formation et l'évolution de l'art moderne. A cause d'un tournant de l'histoire, ces oeuvres sont restées sur le lieu de passage de Malévitch et c'est ainsi que nous avons eu accès, en Europe de l'Ouest et aux Etats-Unis, à l'art et la pensée de Malévitch. En effet le 5 juin 1927, alerté par une lettre reçue le 30 mai et dont on ignore le contenu, Malévitch part précipitamment pour Léningrad en laissant derrière lui l'ensemble de son matériel. Les tableaux confiés à l'architecte berlinois Hugo Häring avec lequel Malévitch sympathise, avaient été exposés par ses soins à la "Grosse Berliner Kunstausstellung" du 7 mai au 30 septembre 1927, Après l'exposition, ils furent stockés chez un négociant en art, Gustave Knauer, car Malévitch projetait, avec les bénéfices de la vente, de financer un nouveau voyage et une installation définitive à l'ouest. Le sort en décidera autrement, et la majorité des tableaux sera reprise par Alexandre Dorner pour le Musée Provincial de Hanovre. En 1935, Alfred Barr, le directeur du Musée d'Art Moderne de New York, préparant l'exposition "Cubisme et art abstrait", contacte Dorner et sort clandestinement de l'Allemagne sous domination nazie quelques oeuvres à destination des Etats-Unis. En 1937, l'espace des abstraits conçu par El Lissitzky est démonté par les nazis. La collection d'art moderne du Musée provincial de Hanovre est en partie détruite. Dans les années 40, la situation politique devenant catastrophique, Häring fuit Berlin en emportant avec lui la collection de Hanovre qu'il cache dans sa maison, en Forêt Noire. Ce n'est qu'en 1957, sur l'intervention insistante de ses anciens amis, Naum Gabo, Mies van der Rohe, et Hilbersheimer, que Hugo Häring acceptera après plusieurs années de tractation, de céder la collection d'oeuvres de Malévitch au Stedelijk Museum. La comparaison avec les photos de l'exposition de Berlin en 1927, montre qu'il manque actuellement 15 toiles de grande dimension qui n'ont jamais été retrouvées. Le paquet de manuscrits eut un sort plus inhabituel. Confiés par Malévitch à son hôte berlinois, Gustav von Riesen, Il lui demande d'en prendre soin jusqu'à son retour. S'il ne donnait pas de nouvelles de lui dans les 25 années à venir, il priait von Riesen d'ouvrir le paquet et d'en user à sa guise. En 1934, le paquet fut caché dans la cave qui fut bombardée. Ce n'est qu' en 1953 que des travaux de déblaiement permirent de l' exhumer des décombres. Le paquet contenait: quatre carnets de notes des années 1923 à 1927, un dossier de coupures de presse des années 1910 à 1927, quelques essais, lettres, fragments, dessins et photos. Malévitch avait joint un petit billet tenant lieu de testament : " Dans le cas de ma mort ou d'une privation de liberté sans issue, et dans le cas où le possesseur de ces manuscrits aurait le désir de les publier, il faudra qu'il les étudie à fond et qu'il les traduise ensuite dans une autre langue, parce que me trouvant pour ma part en ce temps sous des influences révolutionnaires et que par là de graves contradictions peuvent apparaître dans la forme de la défense de l'art que je plaide maintenant, en 1927. Ceci doit être considéré comme définitif. 30 mai 1927. "
Le Stedelijk Museum fit aussi l'acquisition de l'ensemble de ces documents entre 1969 et 1971. C'est donc en 1935 que le destin de la collection de planches didactiques fut scellé définitivement, puisqu'elle fut scindée pour toujours en deux ensembles séparés. Depuis, elle n'a été réunie au complet qu'une seule fois, pour la grande rétrospective de l'oeuvre de Malévitch à Léningrad , Moscou et Amsterdam en 1988 et 1989. Les planches didactiques préparées dans les ateliers du Ghinkhouk de Léningrad avaient été élaborées par Malévitch entre 1925 et 1927 avec les collaborateurs de son département de recherche formelle: "Cette précieuse série de diagrammes pédagogiques préparés avec l'aide des étudiants de Léningrad et emportée en Pologne et en Allemagne en 1927 était conçue comme un accompagnement visuel pour les conférences de Malévitch, expliquant ses théories sur l'art. Comme telles, elles sont une source unique d'information sur le développement de ses théories sur le suprématisme et la non-objectivité. Tous les 22 diagrammes sont reproduits ensemble ici, avec les traductions de leurs textes explicatifs: cinq (les diagrammes 1,3,5,6 et 16 ( ...) sont dans la collection du Museum of Modern Art de New York, alors que les 17 autres sont dans la collection du Stedelijk Museum d'Amsterdam. "
Du vivant de Malévitch, les planches ne furent présentées qu'à deux occasions : la conférence de Varsovie intitulée: "L'analyse des courants de l' art contemporain"; et devant le public allemand auxquels ces panneaux étaient destinés puisque les légendes y figuraient en allemand: "Le trait le plus frappant dans cet ensemble est que les textes dans et autour des diagrammes sont en allemand, une langue que Malévitch ne parlait pas. Sur presque tous les schémas, à un endroit discret, il y a aussi un petit texte manuscrit en russe avec plus ou moins le même sens que l'allemand. "
Malévitch déplorait la mauvaise traduction, faute de moyens, et se désolait que celle-ci transmit mal sa pensée. Mais Linda Boersma fait remarquer que les problèmes de compréhension n'étaient pas dû seulement à des problèmes de langue: "La compréhension difficile des textes ne provenait pas uniquement de l'allemand rudimentaire dans lequel ils étaient traduits. L'autre raison en était probablement leur forme compacte combinée avec la terminologie spécifique de l'Institut. "
Malévitch avait admis que les diagrammes trop compliqués étaient incompréhensibles pour le public. Mais les auditeurs s'étaient cependant montrés intéressés et admiratifs devant les travaux de recherche du Ghinkhouk. Le texte des conférences est perdu, et il nous appartient, en examinant attentivement le contenu de ces panneaux et en croisant les informations qu'ils contiennent avec les différents textes de Malévitch, de reconstituer la logique de sa pensée. La reproduction intégrale des planches didactiques est consultable dans le catalogue de l'exposition "Malevich" (Léningrad-Moscou -Amsterdam) édité par le Stedelijk Museum d'Amsterdam en 1988-1989 où la traduction des textes explicatifs est fournie en note, mais aussi dans le numéro spécial sur "Malevich" de la revue " Art and Design " parue à l'occasion de l'exposition où tous les diagrammes sont reproduits et accompagnés d'une nouvelle traduction intégrale des textes explicatifs en allemand ainsi que des annotations en russe. Catherine Cooke joint également la traduction du questionnaire qui servait à recueillir des données pour les diagrammes . Si Jean-Claude Marcadé, dans la monographie "Malévich" chez Casterman en 1990, ne montre qu'une reproduction d'une partie du jeu de planches et dans un ordre très différent de l'ordre d'accrochage , les diagrammes reproduits sont accompagnés d'une traduction en français des commentaires ainsi que d'indications précises sur l'intitulé des oeuvres figurant sur les reproductions et collages de Malévitch sur les planches. Nous nous proposerons prochainement d'étudier ici en détail cette série de planches car elles exposent d'une manière concise le travail de laboratoire du Ghinkhouk sur l'évaluation des oeuvres d'art moderne et l'engagement du système artistique, musées, enseignement, artistes, dans une démarche de qualité.
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