GENESE DU SUPREMATISME

 

   

 

La trilogie des carrés

Malévitch adopte une trilogie pour les carrés selon leur couleur et les cite souvent groupés, dans le même ordre: noir, rouge, blanc (Vol I, 1920, Marcadé, Suprématisme, 34 dessins. p. 123):


"Le suprématisme est divisé en 3 stades selon le nombre de carrés noir, rouge et blanc: les périodes noires, colorées, et blanches. Dans la dernière, les formes sont peintes en blanc sur blanc. Toutes les trois périodes de développement ont été entre 1913 et 1918. Ces périodes ont été construites sur un développement du pur plan."

p. 121:


"Le suprématisme dans son évolution historique a eu trois étapes: du noir, du coloré et du blanc."

p. 122:


"Les trois carrés suprématistes sont l'établissement de visions et de constructions du monde bien précises. (...) Dans la vie courante, ces carrés ont reçu encore une signification: le carré noir comme signe de l'économie, le carré rouge comme signal de la révolution, et le carré blanc comme pur mouvement. "

p. 123:


"Le suprématisme dans son évolution historique a eu trois étapes: du noir, du coloré et du blanc."

"Trois carrés montrent le chemin."

"A propos des couleurs et du blanc et du noir.."

"Trois carrés montrent encore la couleur qui s'éteint là où elle disparaît dans le blanc."

On ne devrait donc pas retenir la bipolarité établie par Marcadé entre les seuls carré noirs et blanc:
(La lumière et la couleur, Le suprématisme comme sans-objet absolu, p. 17):


"C'est la sensation de ce monde (sans objet absolu) qui brûle tous le vestiges de formes dans les deux pôles du suprématisme que sont le "Carré noir" et le "Carré blanc".

Reprenons par ordre chronologique l'évocation des plans:

  • 1914: Des plans apparaissent
  • 1919: Le plan formant un carré a été la source du suprématisme
  • 1925: Un plan incliné qui est devenu un élément du multiface
  • 1928: Phénomène plan d'ordre statique et dynamique

Si l'on tient compte du fait que la remarque à Matiouchine de 1914 concerne un travail en train de se faire, la première opération de Malévitch est bien le dessin du rideau décrit par Malévitch en 1919: "Le plan formant un carré a été la source du suprématisme". Pour Kovtoune (Flammarion, p.105):


"Le Carré noir (...) fut probablement peint en 1914."

On ne peut contourner le fait que Malévitch n'a pas décrit le rideau comme un carré noir et blanc:


"Le rideau du second acte, figurant un carré divisé diagonalement en noir et blanc"(Minna Tarka)


Mais comme un carré noir:


"Le rideau exhibe un carré noir"


Il s'agit donc pour le dispositif de scène, d'un carré entier, présentant une division obtenue par un moyen de mise en scène qui reste à déterminer.
Concernant la division, Malévitch parle de "raspadiéniya", transcrit selon les traducteurs variablement par "divisions", "dissociation", ou "fractionnement" (A Matiouchine, mai 1915, Institut de lettres russes, [IRLI] fonds 656, in La lumière et la couleur, Marcadé, p. 23):


"ses divisions apportent une culture étonnante à la peinture".

Kovtoun, Flammarion, p. 105:

"ses fractionnements portent une culture étonnante dans la peinture"

" quand il est dissocié, il véhicule une admirable culture de la peinture."


Ces indications font penser que le noir et le blanc dans l'esquisse du rideau de scène ne se partagent pas l'espace de manière égale. Le carré noir serait plutôt une intégrité sur laquelle le blanc viendrait apporter une dissociation, des divisions. Ce blanc pourrait ici ne pas être une couleur, mais représenter une lumière. Il s'agit de déterminer s'il s'agit d'un rayon de lumière, ou de la silhouette du soleil lui-même, comme le déduit Dora Vallier de ses propres observations de l'aspect incurvé de la ligne de séparation (Charlotte Douglas, Swans of other worlds, 1976, p.45):


" Bien qu'au premier coup d'oeil le carré intérieur semble être divisé par une diagonale en un triangle noir et un autre blanc, en fait ce n'est pas le cas. La ligne de division entre le noir et le blanc est en fait légèrement incurvée vers le bas de sorte qu'elle coupe le petit carré sur son bord inférieur, à environ un dixième de la longueur totale du carré. Ainsi le carré intérieur pourrait bien avoir été conçu pour montrer une petite portion d'un énorme soleil."

A la suite de Charlotte Douglas, plusieur auteurs travailleront sur cette idée de représentation du soleil (Rainer Crone, Cahier I, p. 49):


"Dans notre perspective, deux esquisses sont avant tout intéressantes: l'une qui partage le fond en un triangle noir et un triangle blanc, est souvent comprise comme la première manifestation du suprématisme, alors que plutôt elle doit être considérée comme la représentation d'une partie du soleil en face de l'univers sombre, d'autant plus que cela a été remarqué à juste titre,la diagonale de l'angle gauche touche la ligne inférieure et, stricto sensu, il n'y a donc qu'un seul triangle, celui du soleil."

Minna Tarka en 1989 reprend partiellement l'observation de Charlotte Douglas sur l'incurvation de la diagonale et lui donne le sens d'une vue rapprochée de l'horizon (donc, la terre), à un moment d'eclipse:

Minna TARKA, Art & Design, p. 78
Le rideau du second acte, figurant un carré divisé diagonalement en noir et blanc, est là où Malévitch lui-même situait la naissance du suprématisme. Un coup d'oeil plus attentif sur le croquis révèle que la diagonale est légèrement incurvée; ce peut être vu comme une vue rapprochée de l'horizon. Une interprétation du carré noir pourrait être la victoire finale sur le soleil, une obscurité "authentiquement russe " qui suit lorsque la pénombre éclipse le soleil et crée un carré noir, l'image d'un univers sans lumière."

Ces interprétations de type représentatif posent des problèmes quant à la logique de l'oeuvre de Malévitch.

Malévitch a représenté le soleil dans deux autres rideaux de scène de l'opéra. Le soleil y est figuré de manière naïve, un cercle entouré d'un motif dentelé ou en dents de scie.
- Acte 1, scène 4 . Le dessin de ce rideau de scène figurait sur la couverture de livret. Elle est également reproduite sur une photographie du spectacle parue dans la presse (Ranee ultra, 12 décembre 1913, Cat Stedelijk, p. 240)
- Acte deux, scène 6, ayant donné naissance au tableau "Instrument de musique et lampe" (Marcadé, castermann, 141, p.99). Le "soleil" figuré ici devient une lampe.

Il est vrai que Malévitch a utilisé dans le suprématisme la figure du soleil comme dans "Suprematis 52 système A4", 1917" (Flammarion, 115). Dans ce crayonné, en bas à gauche, une portion de cercle bien courbe représente le soleil parmi d'autres élément suprématistes noirs (barres, plans, arcs, lignes).
Sous l'image, Malévitch a noté:
"Kountsevo, K Mal.. le cercle doit avoir la couleur tiède d'une distante sur la marge de droite."
La marge de droite est en effet assez large et représente 1/3 de la longueur du bord inférieur (le schéma est inversé par rapport au rideau de scène de la "Victoire sur le soleil".

L'effet de marge semble donc entièrement maîtrisé à cette époque par Malévitch, tout comme la courbure des lignes.
On peut imaginer bien sûr que cette maîtrise n'ait pas été parfaite au moment du dessin du rideau de l'opéra, mais dans la mesure où les autres représentations du soleil ont une parfaire rotondité, y compris dans les portions de cercle, l'hypothèse du soleil vu de près mérite d'étre reconsidérée.

Dans Art Design, p. 48, Geoffrey Broadbent (Pourquoi un carré noir?) note, mais sans préciser ses sources:
"Malévitch décrivait le rideau de scène comme une vue du soleil se tenant derrière la vitre, mais d'autres l'ont vu comme une sorte de diagramme."

Malévitch utilise souvent le vocable de diagramme ou de graphe pour nommer l'opération du suprématisme:
I/42 p.97
"Mon attention a été attirée par les résultats de l'étude de la nature et de la physique dans lesquels l'arc en ciel coloré se découpe avec des contours particulièrement vifs sur un fond de nuages sombres. Ceci a entraîné en moi toute une série de pensées, et le résultat de mes méditations a été mis en forme de graphique du mouvement de la couleur à travers les centres de la culture humaine.

 

 

 
 

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