Lumière et espace dans le suprématisme Dans ses peintures, Malévitch n'utilisa jamais d'effet d'ambiance pour exprimer un éclairage, comme par exemple Rodchenko le fit en 1918, dans plusieurs oeuvres d'aspect non-objectif qui s'intitulaient "éclairage", "illumination", "effervescence", "évanescence" . Malévitch traite la lumière, soit comme une forme, dans la mise en scène, un élément tridimensionnel qui partitionne l'espace, soit comme le lieu même de la partition, lorsqu'il déroule des bandes spectrales sur des formes fragmentées dans la peinture.
Si l'on examine le travail de mise en scène de Malévitch, avec l' accentuation volontaire par la lumière des plans et la visée abstraite de décomposition des formes dans une mise en scène en trois dimensions, une nouvele hypothèse se fait jour: Dans le mesure où Malévitch nomme lui-même comme étant un carré noir la forme centrale de son esquisse de rideau de l'acte 2, scène 5 la partie blanche de l'esquisse du rideau de scène pourrait représenter un faisceau de lumière Comment Malévitch travaillait-il pour la "Victoire sur le soleil"? A l'idée de profondeur, Charlotte Douglas (p. 44) associe la complexité et l'importance des jeux de lumière dans la mise en scène de Malévitch (souligné par nous): "Livchitz décrit deux éléments supplémentaires du décor de Malévitch. Le premier était la présence sur scène soit de représentations peintes, soit de formes volumétriques réelles posées librement qui semblent avoir été arrangées selon la taille. Le second élément, peut-être plus frappant, est l'utilisation d'un éclairage mobile pour articuler des formes et des mouvements désincarnés. ".. L'innovation et l'originalité du dispositif de Malévitch consistait avant tout dans l'usage de la lumière comme d'un principe qui crée la forme, qui légitime l'existence d'une chose dans l'espace....Les figures elles-mêmes étaient découpées par la lame des rais de lumière; alternativement les mains, les pieds, les têtes, étaient éliminés, puisque pour Malévitch ils étaient seulement des corps géométriques sujets non seulement à la décomposition en composants, mais aussi à la dissolution complète dans l'espace pictural....A la place du carré, à la place du cercle, vers lesquels Malévitch tentait déjà d'amener sa peinture, il avait la possibilité de les utiliser comme leurs corollaires volumétriques, le cube et la sphère. " Fenêtres La présence d'un carré noir entier dans le dispositif scénique de l'opéra ne fait aucun doute. Il reste à déterminer de quelle manière s'est fait la partition de ce carré. Une des hypothèse pourrait être un faisceau de lumière venant éclairer obliquement le carré noir par dessus, comme un rayon de soleil qui passe à travers une fenêtre. Malévitch a représenté les ouvertures (fenêtres et portes) à l'aide de carré noir et blanc dégradés en diagonale dans le tableau de 1912 "Village le matin après la neige": Toutes les fenêtres de "Village le matin après la neige" de 1912, mais aussi des petits détails dans le "Portrait de Klioune" de 1913, sont des carrés noir et blancs coupés en diagonale.
Ce traitement de la forme est suffisamment rare chez Malévitch et chez d'autres peintres pour être mentionné. Quelques oeuvres cubistes montrent des plans dégradés en diagonales, mais pas pour des motifs de fenêtres. On retrouve chez Fernand Léger dans "Contraste de formes" de 1914, quelques plans fuyants, mais ils sont rares chez cet artiste qui décline généralement ses dégradés parallèlement à l'un des bords. Chagall est le seul autre artiste à représenter parfois les fenêtres comme un carré coupé en diagonale. (Le soldat boit - 1911/1912, Le violoniste-1912/1913,
Le violoniste 1911/1914). Il s'agit de représentations de fenêtres de maisons paysannes comme chez Malévitch, ce qui peut faire penser à un aspect particulier de ces fenêtres, et pas seulement à une technique picturale dérivée du cubisme.
Le croquis de rideau , est un dispositif scénique, et des commentateurs comme Charlotte Douglas ont montré que le motif carré récurrent représentait une sorte de boîte en relief, de l'intérieur de laquelle le spectateur regarde "vers le dehors", comme par une sorte de fenêtre: Charlotte Douglas, Swans of other worlds, p. 43: "Ces esquisses montrent une surface de forme carrée avec une petit carré centré à l'intérieur. Les coins des deux carrés sont reliés par des lignes diagonales de façon à donner l'impression de côtés repliés vers l'intérieur. Le spectateur semble "regarder vers le dehors" de l'intérieur d'une boîte. Nous supposons que ce format représente un "jeu standard" de "boîtes", dont les côtés étaient plats et dont le carré central, intérieur, était le rideau de scène. (...) Apparemment, son intention était de donner aux rideaux de scène un aspect tridimensionnel - pas seulement récessif, mais aussi comme si, dans la diffraction de la lumière, des parties d'eux soient projetées à l'avant, pour se mêler avec les formes similaires des costumes et des volumes. L'ambiguïté des relations spatiales , particulièrement dans la perception de la profondeur, était incontestablement augmentée par "l'effet tunnel" créé par les centres récessifs des rideaux de scène. Qu'est ce que la fenêtre suprématiste? Malévitch explique son rapport avec la toile dans son texte "Le suprématisme, 34 dessins", de 1920 (Marcadé): "En effet, qu'est ce que la toile? Qu'est ce qui y est représenté? En examinant la toile, nous voyons avant tout en elle une fenêtre à travers laquelle nous découvrons la vie; la toile suprématiste représente l'espace blanc et non pas l'espace bleu. La raison en est claire: le bleu ne donne aucune représentation réelle de l'infini. Les rayons de la vue frappent, dirait-on, sur une coupole et ne peuvent pénétrer dans l'infini. L'infini suprématiste blanc permet aux rayons de la vue d'avancer sans rencontrer de limite." Malévitch a opéré un glissement de la toile/ fenêtre du réalisme qui permet d'apercevoir la vie à travers elle, vers la toile/espace du suprématisme où le plan permet de pénétrer les profondeurs de l'espace sans notion de sol. Elle perd alors son statut de fenêtre, d'ouverture: L'art non-objectif se tient sans fenêtres ni portes, comme sensation spirituelle. Paroi de fond Le peintre Sterligov, qui fut l'élève de Malévitch dans les années 20, relate dans un de ses carnets le sens qu'accordait Malévitch à l'idée de profondeur et sa conception de "paroi de fond" en peinture: Sterligov (Mnam, p. 175, archives de la famille de l'artiste, Leningrad): " K.S. Malévitch montrait et parlait de la différence des "parois de fond" en peinture. Dans la peinture qui utilise la perspective, la paroi de fond était absente du tableau, il n'y a que le lointain illusionniste. Cézanne a écarté le lointain illusionniste, mais a établi à sa place, une paroi "de fond" qui est éloignée de la surface plane du tableau, en profondeur, d'une distance à peu près égale à celle qui va du coude au bout des doigts. C'est dans cet espace que vivait le monde pictural de Cézanne. Le cubisme a raccourci la profondeur d'environ la longueur d'un doigt. Le suprématisme a annulé toutes parois et introduit l'espace cosmique." Stachelhaus (p. 99) rapporte un témoignage original de A. Mgebrow, un témoin de la représentation de Victoire sur le soleil, qui se souvient: "Le rideau se levait, et le spectateur se trouvait devant un deuxième rideau en toile blanche , sur lequel étaient dessinés avec trois hiéroglyphes différents le livrettiste, le compositeur, et le metteur en scène. Le premier accord de la musique résonnait, et le deuxième rideau s'ouvrait à demi. Un héros et un troubadour entraient sur scène et (aussi) un je-ne-sais-quoi avec des mains sanglantes et un gros cigare. Des cris guerriers singuliers retentissaient et à nouveau, le nouveau rideau se redivisait encore une fois." Ce témoignage nous donne plusieurs indications: - la présence de deux rideaux sur des plans successifs. Les différents rideaux de scène dont nous connaissons les esquisses se trouvaient derrière un premier rideau de théâtre "normal". - l'ouverture progressive des deuxième rideaux. Selon le témoignage, le rideau s'ouvrait à demi, laissait passer des personnages, puis s'ouvrait encore d'une moitié supplémentaire. Nous n'avons pas d'indications sur la manière dont le rideau s'ouvrait à demi, mais on peut supposer qu'avec ces deux demi-ouvertures successives et le passage d'acteurs, ce rideau de scène ne s'ouvrait pas de bas en haut comme le premier (le rideau se levait), mais s'ouvrait en diagonale (le rideau s'ouvrait à demi). Bénédikt Livchitz (p.) 180) rapporte l'ouverture de rideau comme une déchirure: "Le rideau de calicot blanc fut déchiré par deux hommes à tricorne, l'attention du public fut absorbée d'emblée par le spectacle qu'on lui présentait de la scène." Si le rideau après la scène de la victoire était bien un carré noir comme Malévitch semble le suggérer, la partie blanche pourrait alors représenter soit un premier rideau blanc qui se déchire comme dans la première scène de l'acte 1, soit le fond blanc du mur de la scène (peut-être accentué ou dissimulé par un cône de lumière). L'effet de triangle serait donné par le rideau qui se soulève vers le côté. Cela pourrait expliquer la raison d'être d' un des détails, sur lequel Charlotte Douglas s'est appuyé pour reconnaître une forme d'énorme soleil (p.45), c'est à dire l'intersection sur un côté et non dans le coin: "La ligne d'intersection entre le noir et le blanc est en fait légèrement incurvée vers le bas de sorte qu'elle coupe le petit carré sur son bord inférieur à environ un dixième de distance de la largeur totale du carré." En fait, un examen attentif du croquis révèle que la partie noire également, est coupée avant de parvenir au coin. Malévitch a arrêté la forme avec un coup de crayon horizontal net qui déborde sur la forme blanche. L'autre extrémité du trait s'arrête à un dixième de la longueur du côté vertical sur lequel elle s'appuye. L'espace laissé entre les deux intersections des triangles noir et blanc est un petit carré légèrement grisé, comme s'il s'agissait d'un autre plan. Ce détail pourrait suggérer une sorte d'embrasse pour enrouler et tendre le rideau lorsqu'on l'ouvre . Mais il est possible aussi qu'il n'ait aucune signification spatiale et soit une partie moins bien noircie d'un dessin sous-jacent.
Le crayonné noir du triangle semble en effet révéler dans sa surface des formes du même répertoire que celles utilisées pour les autres rideaux, mais dessinées ici entièrement en sombre. La technique de crayonnage de Malévitch est très sûre et on ne peut envisager que ces formes (un volute enhaut à droite, une courbe en forme d'escargot en haut à gauche, un cercle au milieu, des plans géométriques et des lignes parallèles en bas à gauche) soient le résultat fortuit d'un coloriage rapide de la forme avec des hachures diverses. La partie blanche est exempte de tout motif et porte une inscription technique (12X8 , une dimension apparemment) le long de la ligne du bas. Au vu de ces détails , l'hypothèse que le triangle blanc représente une portion de soleil doit être revue. Il est vrai que sur plusieurs rideaux de scène, Malévitch montre des portions de soleil coupant des plans: - dans le dessin de la scène 3 de l'acte 1, une portion de courbe abstraite coupe le bord droit du carré. - dans le dessin de l'acte 1, scène 4, un soleil assez décoratif apparait dans la moitité gauche dans le carré - dans le dessin de l'acte 2, scène 6, le même bord décoratif orne une portion de courbe inversée qui se trouve sous le carré. Cependant, on notera que non seulement ces motifs sont clairement reconnaissables mais les courbes nettement incurvées, ce qui est toujours le cas chez Malévitch. Même dans les oeuvres les plus abstraites du suprématisme, les courbes sont très nettement dessinées, très rondes. Le cubisme, avec son contraste de formes droites/courbes sur lequel Malévitch insiste dans ses analyses plastiques, renforce la différence et les courbes plates sont pratiquement exclues de ce vocabulaire plastique, tout comme de celui du suprématisme. | GENESE DU SUPREMATISME | | |