Le carré noir, un palimpseste Milda VIKTURINA & Alla LUKANOVA A study of technique ten paintings by Malevich in the Tretiakov gallery, Kazimir Malevich, Armand Hammer Museum, Washington Press, Los Angeles, 1990 Ces deux spécialistes ont analysé le premier tableau "carré noir sur fond blanc" des années 15 et ont déterminé de façon certains qu'il s'agissait d'un "palimpseste". Une première composition suprématiste complète figure sous la peinture. Des formes géométriques rectangles, anneaux, s'organisent à sa surface. Les éléments étaient colorés (jaune, bleu foncé, vert, violet, bleu clair, rose). La composition était carrée, dans les même limites que le carré noir, mais avec un bord intérieur. Les formes indiquées sont visibles à l'oeil nu, même sur des reproductions de mauvaise qualité. Dans le bas du tableau, figure un plan fuyant, que les analystes ont improprement pris pour un triangle. Le carré noir a un sens comme le montrent de fréquentes dispositions à l'envers: - tête-bêche dans 4 éditions: le catalogue du Stedelijk, sur la reproduction de couverture de l'édition allemande, "Suprematismus, die gegenstandslose Welt" , dans le "Malévitch" de Faucherau chez Flammarion, sur la quatrième de couverture du livre de Marcadé (Castermann), et dans "Art & Design". - rotation horaire de 90° vers la gauche sur la reproduction à l'intérieur du livre de Marcadé (Castermann). Nous donnons ci-dessous une traduction complète de l'analyse détaillée de la surface du "Carré noir sur fond blanc" sous plusieurs conditions (lumière normale, rayons ultraviolet, rayons x, analyse au microscope stéréoscopique). Ce travail fondamental, effectué en 1990, ne semble pas avoir retenu l'attention des spécialistes. Il est vrai qu'on a peu publié sur Malévitch depuis 1990. Milda VIKTURINA & Alla LUKANOVA A study of technique ten paintings by Malevich in the Tretiakov gallery, Kazimir Malevich, Armand Hammer Museum, Washington Press, Los Angeles, 1990, pp. 193-195. "Une analyse de la surface picturale du carré noir apporte des réponses à pas mal de questions. Les variations dans la craquelure de la surface noire sont immédiatement apparentes. Les larges crevasses sont clairement visibles à l'oeil nu, alors que d'autres sont à peine visibles. En même temps, on peut tracer le long du périmètre du carré noir, une bande d'environ 4,5 centimètres, qui n'a pas de craquelures grossières. Les crevasses importantes dans la surface noire sont limitées à des zones spécifiques: il y en a plus dans la partie supérieure du carré et moins dans les zones centrales et inférieures. Des pigments bleu clair, rouge, noir, bleu, vert-jaune, rose et violet sont visibles sous les craquelures les plus épaisses. La partie blanche entourant le noir a été peinte après que le carré noir ait été achevé. Dans la zone blanche, les coups de pinceau de l'artiste sont clairement visibles, tout comme des empreintes de doigt en plusieurs endroits. Des coups de pinceau se terminant en festons sont la preuve de la rapidité d'exécution de la peinture. Par endroit, le pigment blanc a disparu. Entre les coups de pinceau, sous une fine couche de pigment blanc, différentes couleurs sont visibles: vert, bleu foncé, rose , rouge. Cette couche de peinture préliminaire couvrait vraisemblablement la surface toute entière de la toile. Sous une microscope binoculaire stéréoscopique, de pâles traces de lettres noires sont visibles sous la couche de blanc de plomb dans le coin supérieur droit. Ces lettres formaient probablement une inscription sur la composition sous-jacente. Sous des conditions de lumière normales, tout comme sous des rayons ultraviolets réfléchis, on peut discerner de petites surfaces le long du coin inférieur et dans le coin supérieur gauche de la surface noire. Sous des conditions de lumière normales, ces zones prennent une teinte brune et un aspect laqué, et sous une lumière fluorescente, elles apparaissent violettes. En 1937, Alexei Rybakov, un spécialiste en technologie picturale, expliquait ceci de la manière suivante: "A cause des entorses techniques, le carré noir est tombé dans si mauvais état pendant sa première décade de vie, que le maître était forcé de répéter son "geste d'auteur". Il est tout à fait possible que ces zones ne soient rien de plus que les corrections de l'artiste à des endroits où la couche supérieure de couleur avait été détruite. Des corrections ont été faites à la peinture noire sur une couche de pigment diluée avec du vernis. Ceci altéra la couleur , pendant que le vernis conférait un brillant aux parties restaurées. Il est clair maintenant que l'état de la couche peinte du Carré noir était moins causé par des "entorses techniques" que par un lien faible entre la couche de retouche fine de la peinture noire et la couche relativement plus épaisse de la couche inférieure de la peinture. Dans les zones où les coups de pinceaux de la couche inférieure sont les plus épais, le relief créé par les coups de pinceau émerge à certains endroits à travers la couche supérieure de peinture noire, créant une profonde craquelure. Dans les zones de la couche inférieure où la peinture est la plus fine, il est difficile de discerner des crevasses dans la peinture noire. La nature spécifique des craquelures, des textures de la couche de peinture, et le relief complexe résultent de la présence de deux ou plusieurs couches superposées . Ceci suggère fortement que sous le "carré" se trouve une composition entièrement achevée, recouverte de vernis ou de pigment blanc mélangé avec du vernis comme médium. Cela est apparent à cause de la forte texture de surface de la couche inférieure desséchée qui couvre la totalité de la toile, la coloration de la surface entière de la toile, et le vernis brillant dans les zones de craquelures. Quand on examine la toile sous un rayon oblique de lumière, les zones de surface mate dans la partie noire correspondent exactement aux formes géométriques - à un triangle et un quadrangle- et, plus loin, à des lignes se croisant. Et, chose surprenante, les bords de la craquelure la plus épaisse correspondent aussi aux contours de ces figures. La hauteur du relief de la couleur dans ces surfaces, diffère de la hauteur du relief dans toutes les autres surfaces de la toile. L'existence de différentes couleurs dans la craquelure - principalement du rouge, du jaune, du bleu foncé, du vert, du violet, tout comme du bleu clair et du rose - indique que ces couleurs, tout comme les couleurs éclaircies avec du blanc, étaient utilisées comme couleurs dans la composition sous-jacente. Les données obtenues par les analyses visuelles de la surface de la peinture du Carré Noir confortent l'image obtenue aux rayons x. Les plans géométriques sont très clairement délimités par l'apport d'une délicate ligne de contour noire. Les éléments compositionnels individuels ont apparemment été mis en place au pinceau avec une couleur foncée sur la couche peinte sur la composition de la couche inférieure, puis, repeints par-dessus en couleurs variées. Cette évidence suggère qu'une composition suprématiste , ou même, dans la terminologie de l'artiste, une composition de "suprématisme dynamique" existait sur la couche sous-jacente au carré noir. Cette conclusion coïncide avec la chronologie de l'oeuvre créative de Malévitch, tout comme avec ses séries d'observations stylistiques et ses affirmations théoriques." Le compte-rendu de l'analyse est assez complexe, mais on peut comprendre qu'il y aurait environ 6 couches de peinture distinctes superposées: La strate alogique La première strate est une couche multicolore qui couvre toute la surface de la toile . De quelle nature étaient les deux compositions sous-jacentes? Dans la mesure où les analystes signalent: "Les crevasses importantes dans la surface noire sont limitées à des zones spécifiques: il y en a plus dans la partie supérieure du carré et moins dans les zones centrales et inférieures. Des pigments bleu clair, rouge, noir, bleu, vert-jaune, rose et violet sont visibles sous les craquelures les plus épaisses." Ils mentionnent également que toute la surface de la toile était colorée: La nature spécifique des craquelures, des textures de la couche de peinture, et le relief complexe résultent de la présence de deux ou plusieurs couches superposées . Cela est apparent à cause de la forte texture de surface de la couche inférieure desséchée qui couvre la totalité de la toile, la coloration de la surface entière de la toile, et le vernis brillant dans les zones de craquelures. Le motif n'est pas précisé, mais la gamme de couleur est proche de celle de deux tableaux de 1914: Composition avec Mona Lisa (éclipse partielle), et "Dame à la colonne d'affiches". Les analystes citent deux gammes de couleur : "Des pigments bleu clair, rouge, noir, bleu, vert-jaune, rose et violet sont visibles sous les craquelures les plus épaisses." "L'existence de différentes couleurs dans la craquelure - principalement du rouge, du jaune, du bleu foncé, du vert, du violet, tout comme du bleu clair et du rose - indique que ces couleurs, tout comme les couleurs éclaircies avec du blanc, étaient utilisées comme couleurs dans la composition sous-jacente." Malévitch a lui-même dressé l'inventaire des couleurs suprématistes sur un croquis décrivant le suprématisme de 1913: "Couleur suprématiste. Les principales: rouge, noir, vert (vert émeraude), blanc et bleu. Très rarement il y a les couleurs complémentaires: ultra marine, jaune citron, rose pourpre." C'est la présence de rose qui doit attirer notre attention, car cette couleur, qu'il présente comme très rare dans le suprématisme, a un statut particulier chez Malévitch. Le rose prend en effet la forme de plans monochromes dans plusieurs tableaux de 1913 et 1914. Si l'on veut bien admettre qu'il y a eu confusion dans l'attribution des titres de deux des trois huiles sur bois de la 1ère série alogique de 1913 (vache et violon ne pose pas de problème d'attribution), nous appellerons, comme Marcadé et Fauchereau l'ont fait, "Station sans arrêt, Kountsevo" celui des deux tableaux qui porte le grand point d'interrogation blanc au milieu. Ce tableau comporte en son centre un "plan fuyant" rose pâle.
En 1914, deux tableaux comportent un plan rose orthogonal: "Guerrier de premier rang", et "Dame à la colonne d'affiche". Deux autres tableaux présentent un plan rose mais, sous la forme de "plan fuyant" : "Composition avec Mona Lisa" et "Un anglais à Moscou". Ces deux tableaux portent tous les deux la mention "Éclipse partielle".
Tous les tableaux cités ci-dessus comportent dans leur composition, des lettres et des inscriptions: - Point d'interrogation et zéro pour station sans arrêt (Marcadé- p. 100- met ce zéro en rapport avec le zéro des formes du suprématisme: "La "transmentalité" de l'énorme point d'interrogation en plein milieu de "Station sans arrêt, Kountsevo", est un geste conceptuel qui met en question l'espace cubiste lui-même et annonce le passage au zéro, chiffre qui émerge à moitié de derrière une masse biseautée, c'est à dire au suprématisme." - Lettres, chiffres et collages pour les autres. Or les analystes précisent que la composition sous-jacente au carré noir, porte également des lettres : "Sous une microscope binoculaire stéréoscopique, de pâles traces de lettres noires sont visibles sous la couche de blanc de plomb dans le coin supérieur droit. Ces lettres formaient probablement une inscription sur la composition sous-jacente." Étant donné leur emplacement, il ne s'agit vraisemblablement pas d'une signature. Le premier motif sous le carré noir, appartient donc vraisemblablement à la famille des oeuvres de 1914. Les ensembles de plans colorés et contrastés de la période alogique couvrent en effet généralement presque l'ensemble de la surface de la toile , la gamme de couleur comportant du rose et du vert-jaune, est tout à fait caractéristique de cette série, enfin les inscriptions de lettres à la surface du tableau sont également propres à cette époque. Mona Lisa Dans la série des oeuvres alogiques de 1913, le tableau "Mona Lisa", doit tout particulièrement retenir notre attention. Ce tableau comporte en effet 5 types de plans caractéristiques qui commencent à se détacher sur un fond clair. Ces 5 plans sont parmi les éléments les plus caractéristiques de la grammaire de base du suprématisme: - un quadrangle noir, motif plutôt rare dans les peintures de Malévitch en dehors des séries strictement suprématistes. On peut apercevoir quelques plans fuyants noirs dans des tableaux de 1913: "Vache et violon", "Coffret de toilette" , "Portrait de Matiouchine" , "Bureau et chambre", mais pas de plan noir orthogonal. Dans la mesure où l'inscription sur le tableau signifie "éclipse partielle", il conviendrait d'analyser si le plan noir n'a pas été peint par-dessus un autre motif. Le thème de l'éclipse partielle, à propos de la Joconde, pourrait concerner un fait divers. L'année 1913 est en effet l'année où on a retrouvé le tableau qui avait été volé en 1911 au Musée du Louvre. Il s'agit donc bien d'une "éclipse partielle", puisque pendant deux ans, les spectateurs n'ont pu contempler que la trace de son absence sur le mur, tout en connaissant parfaitement le motif perdu. Malévitch a pu se poser la question de ce que représentait alors réellement l'original de la peinture, alors que la représentation était conservée par le moyens de reproduction. Mais le tableau de Malévitch peut aussi avoir été fait en réaction à Marinetti qui, en 1913, définissait la Joconde comme "Gioconda Acqua Purgativa Italiana", dont la mention "appartement à louer, Moscou", de Malévitch serait le pendant russe. - un quadrangle rouge, deuxième de la trilogie des carrés. - un quadrangle blanc. Le plan rectangulaire blanc est présent dans la trilogie alogique sur bois de 1913 , "vache", "coffret", "station". Il est placé de manière orthogonale, et il est un lieu d'inscription. Comme dans Mona Lisa, s'y rencontrent la droite et la courbe de différents signes: - crochet avec sa partie courbe au bout d'une droite dans "coffret" - formes rondes de la boucle et du point d'interrogation contrastant avec les traits droits de l' escalier dans "station", - formes cubistes contrastées de la droite et de la demi-courbe (la courbe en faucille de l'élément additionnel du cubisme chez Malévitch) dans "Vache et violon" - courbes et droite de l'ouïe de violon et d'un trait dans "Mona Lisa - un triangle bleu similaire à celui de la composition "Suprématisme" de 1915. - un plan fuyant rose sur lequel déborde le texte "éclipse partielle". Dans "L'anglais à Moscou", la même mention figure aussi sur un plan fuyant rose. Celui-ci est coupé par une portion de cercle blanc. Si l'on observe le tableau "L'aviateur" , dédié à Kamensky, on remarquera un faisceau de lumière sortant de son chapeau et par dérivation de son oeil, relié par la lettre O, isolée comme un zéro, du mot "apotheke", pharmacie. Rappelons pour l'anecdote que Malévitch a commencé par le dessin, et a troqué son crayon contre des pinceaux de pharmacie. Ce faisceau , lumineux rend rose le plan rouge qui se trouve à l'arrière. Le plan fuyant rose a donc peut-être une connotation de lumière chez Malévitch, dont nous avons vu qu'il maîtrisait les effets dans l'art de la mise en scène. A propos de Kamensky, il faut noter également qu'il composa un poème intitulé "Le Tango des vaches". Ce thème alogique existe aussi chez Malévitch, dont l'obsession picturale de son enfance était de peindre correctement des vaches. C'est peut être lui qui a inspiré indirectement Kamensky pour son poème dédié au pionnier de l'aviation russe Slavorosov. La vache et l'aviation se retrouvent liés dans le suprématisme grâce au hasard des amitiés. A noter aussi la carte de trèfle dans la main, le jeu étant l' occupation favorite des futuristes. En 1913, Malévitch et Rozanova avaient illustré "Jeu en enfer", poème de Khlebnikov et Kroutchenykh où diables et damnés jouent aux cartes. Les dernières séries de peinture de Malévitch en 1933, avec ses personnages hiératiques et comme issus d'un jeu de carte avec leurs costumes étranges, sont peut-être une allusion à ce "Jeu en enfer" et à la difficile survie des artistes sous l'époque stalinienne. La strate dynamique La deuxième couche de peinture repérée par les analyses, est constitutée de formes géométriques sombres cernées puis remplies d'une couleur foncée.
La composition sous-jacente, couvrant la suface de la toile, semble avoir été retravaillée, certaines parties ayant été recouvertes de blanc, constituant ainsi un fond sur lequel se détacheraient ensuite les formes noires, puis colorées: "Ceci suggère fortement que sous le "carré" se trouve une composition entièrement achevée, recouverte de vernis ou de pigment blanc mélangé avec du vernis comme médium". La technique pour faire apparaître ces formes serait la même que celle que Malévitch employa pour le fond blanc (voir ci-dessous). Il a peut-être dégagé les plans avec du noir, puis a annulé le fond coloré avec du blanc, peignant le fond tout autour des formes. Les plans auraient été colorés en dernier lieu. Malévitch dessine ses formes géométriques en traçant un contour qu'il remplit de la même couleur sombre de fond. "Les plans géométriques sont très clairement délimités par l'apport d'une délicate ligne de contour noire. " "Les éléments compositionnels individuels ont apparemment été mis en place au pinceau avec une couleur foncée sur la couche peinte sur la composition de la couche inférieure" Cette technique de traçage et de placement préalable des formes fut ensite couramment utilisée par Malévitch et certaines formes (triangle, quadrilatères) sont parfois effacées ou déplacées grâce à un repentir blanc comme on peut le voir dans "suprématisme" de 1915 (barres foncées et barre rouge avec lignes jaunes / Musée d'État russe, Leningrad), portant au dos la mention difficilement lisible: suprématisme multicolore, 1913. "... le noir et le blanc dans le suprématisme servent comme énergies qui dévoilent la forme; cela concerne seulement les moments de la construction sur la toile des projets..." Malévitch a pu utiliser par la suite le noir et le blanc directement sur la toile vierge, mais il est probable que dans un premier temps il ait dégagé les formes directement sur la peinture multicolore existante. Il en résulte une composition totalement abstraite, proche du suprématisme dynamique selon les analystes. Cette évidence suggère qu'une composition suprématiste, ou même, dans la terminologie de l'artiste, une composition de "suprématisme dynamique" existait sur la couche sous-jacente au carré noir." Les formes décrites par eux sont: "un triangle et un quadrangle- et, plus loin, à des lignes se croisant". "Les plans géométriques sont très clairement délimités (..) Un examen attentif de la photographie de la surface du tableau passé aux rayons x permet effectivement de distinguer plusieurs formes que l'on retrouve à l'examen attentif des photographies normales du carré noir telles qu'elles sont reproduites dans divers supports: - au centre du tableau se trouve une croix . Elle est coupée par un plan biseauté et semi transparent. - ce plan recoupe également dans sa partie inférieure un carré jaillisant en biais de la,base du tableau. - à droite du tableau, on voit nettement plusieurs plans fuyants juxtaposés tout le long du bord.
- à gauche du tableau, à mi-hauteur, se trouvent deux anneaux emboîtés traversés par une ligne. On trouve ce motif d'anneau, mais isolé dans "Autoportrait en deux dimensions" de 1915. - sous ces formes, des sections de lignes semblent couper horizontalement, de place en place, un axe vertical courbe comme dans "Etude suprematis 52, système A4", de1917 (Stedelijk, Amsterdam). - à gauche du tableau, vers le haut, on peut distinguer des arcs de cercles croisant une droite, sur ce même mode que "pulvérisation de la constructionde la forme" (1917 -Stedelijk, Amsterdam), mais plus fins que dans le croquis en question. Cette forme particulière de portions d'arcs de cercles traversés par une barre apparaît déjà en embryon dans le portrait de Matiouchine de 1913. Une portion de son front et de ses cheveux, comme un arc de cercle, est mis en contraste avec des plans fuyants et une sorte de règle. - en haut, la présence d'un grand cercle sous-jacent, semble appartenir à la couche inférieure. Des petits éléments de barres semblent se croiser comme dans le bas de "Deux dessins pour la peinture suprématiste de 1915-1916 (collection particulière, in: Mnam, n°105). La troisième strate est constituée par une mise en couleur de ces formes par-dessus la couche sombre . On est donc certain que sous le carré noir sur fond blanc se trouve une composition entière, non-figurative: "sous le "carré" se trouve une composition entièrement achevée, recouverte de vernis ou de pigment blanc mélangé avec du vernis comme médium. Cette composition est de type suprématiste "dynamique": "Cette évidence suggère qu'une composition suprématiste , ou même, dans la terminologie de l'artiste, une composition de "suprématisme dynamique" existait sur la couche sous-jacente au carré noir. "
Cette découverte devrait nous amener à reconsidérer le lien entre le rideau de scène et la peinture. Ainsi, on ne peut plus déduire de l'affirmation de Malévitch: "...un carré noir, embryon de toute les possibilités, qui présente, lorsqu'il se déploie, une puissance terrible. Il est à l'origine du cube et de la boule, et quand il est dissocié, il véhicule une admirable culture dans la peinture." l'existence préalable du carré noir: la conclusion de Kovtoune: "Le Carré noir, "embryon de toutes les possibilités", montré à l'exposition "O.1O", fut probablement peint en 1914. "Dissocié", il inspira les 48 autres tableaux présentés à l'exposition de 1915." Dans la mesure où une des compositions sous-jacentes au carré noir est déjà une composition suprématiste, les autres tableaux suprématistes peuvent avoir été peints avant le carré noir, et celui-ci n'être qu'une conclusion qui renouait avec l'origine réelle et oubliée entretemps par Malévitch lui-même:le rideau de scène noir de la Victoire sur le soleil. Quand on examine la toile sous un rayon oblique de lumière, les zones de surface mate dans la partie noire correspondent exactement aux formes géométriques - à un triangle et un quadrangle- et, plus loin, à des lignes se croisant. Et, chose surprenante, les bords de la craquelure la plus épaisse correspondent aussi aux contours de ces figures. "Les éléments compositionnels individuels ont apparemment été mis en place au pinceau avec une couleur foncée (...) puis, repeints par-dessus en couleurs variées." Cette technique semble avoir été employée par Malévitch pour d'autres compositions suprématistes comme la composition dans les tons oranges "Suprématisme, composition non-objective" de 1915 (Galerie d'art Sverdlovsk) , et "Suprématisme" noir et jaune de 1915 (Musée d'État russe), où l'on voit nettement le noir sous les craquelures de couleur ou l'huile sur contre-plaqué "Structure suprématiste". On peut se demander si Malévitch n'a pas prévu des fonds différents suivant la couleur qu'il applique ensuite, car dans ce tableau, les craquelures de la bande rouge montrent du noir sous-jacent, la bande noire montre en revanche des zones colorées, en tout cas claires, entre les craquelures noires, comme le "carré noir sur fond blanc". "Suprématisme avec triangle bleu et rectangle noir" de 1915 montre aussi des zones colorées sous la partie noire. Pourtant, selon Malévitch, la surface plane de la couleur est suspendue sur le blanc de la toile et non pas sur le noir: A Matiouchine, juin 1916, Kountsevo, Mnam, p. 185. " Quant à la surface plane suspendue de la couleur picturale sur le drap de la toile blanche, elle donne immédiatement à notre conscience la forte sensation de l'espace. " On ne peut exclure que dans un premier temps, Malévitch ait attribué une sorte de socle noir aux éléments suprématistes, précisément pour suspendre ensuite la couleur, la séparer du drap blanc de la toile avec laquelle elle n'est pas en contact direct, mais également pour déterminer la taille, la dimension, l' échelle, et le placement des éléments. La coloration se fait ensuite suivant les règles propres au suprématisme, où la couleur est indépendante de la forme comme l'explique Malévitch dans une analyse plastique de 1931: Vol II, p. 137: " En examinant la sensation dynamique, nous voyons que la couleur "telle quelle" n'a pas de sens du tout. Le plan ou la ligne qui déterminent la sensation des dynamiques, peuvent être marqués en noir ou blanc. Et c'est seulement parce que c'est nécessaire d'une quelconque manière de montrer son intensité dynamique. Dans le cas du contraste suprématiste, ce sont les différentes échelles de la forme, c'est à dire leurs tailles (dimensions) des éléments suprématistes dans leurs interrelations mutuelles qui ont la plus grande signification. Dans ce cas la couleur ne correspond en aucune façon à la forme, comme la forme à la couleur, mais est seulement combinée au moyen des dimensions et des échelles de l'espace." Cette idée est déjà présente en 1920 (34 dessins, Marcadé): "La construction des formes suprématistes d'ordre coloré n'est en rien liée par la nécessité esthétique aussi bien de la couleur que de la forme ou de la figure." Comment Malévitch en est-il venu à ces formes détachées sur un fond ? Le 5 mars 1914, Malévitch nota en parlant à Matiouchine de ses oeuvres: "Des plans apparaissent." (A Matiouchine, 5 mars 1914, Institut de lettres russes, [IRLI] fonds 656.) Le point de départ pour la peinture abstraite a été donnée par cette célèbre phrase du Nabi Maurice Denis dans son article de la revue Art et Critique en août 1890: "Se rappeler qu'un tableau, avant d'être un cheval de bataille, une femme nue, ou une quelconque anecdote est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées." Malévitch était allé assez loin pour pouvoir jouer, à la fois sur les plans et sur l'ordre d'assemblage. Le fait de recouvrir successivement de blanc, de noir et de couleurs les formes lui a peut-être permis de procéder à des réorganisations successives. o le recouvrement de ces formes par le carré noir central. La raison pour laquelle Malévitch choisit finalement de recouvrir une composition existante par une surface entièrement noire éclipsant la peinture reste en grande partie inexplicable, car aucun texte connu de lui ne répond à cette question pour le moment. Parmi les autres compositions suprématistes simples de Malévitch ni le Carré rouge, ni le Carré blanc, ni le Cercle ni la Croix ne semblent superposées à une composition préexistante. Le carré noir des années 20, qui présente un rapport au cadre différent, n'est apparemment le fruit d'aucune superposition. La citation de l'étudiant Kurlov sur le contenu du Carré noir sur fond blanc ne révèle aucune allusion à un éventuel fond que la peinture se destinait à cacher: "Dans le carré de la toile, il y a un carré", disait Malévitch à son élève Kurlov, "dépeint avec la plus grande expressivité et selon les lois du nouvel art." Sur cette toile, Malévitch " a seulement peint un carré, parfait dans son expression, et en relation avec ses côtés; un carré n'a pas une seule ligne parallèle à la toile géométriquement correcte et ceci, en soi-même, ne répète pas le parallélisme des lignes des côtés. C'est la formule pour la loi du contraste, qui existe en art en général." (Kurlov, in Novye rubezhi, n°25, 1988, 11064). La superposition de peintures dans le carré noir de Malévitch dans la mesure où elle est visible à l'oeil nu, même sur des reproductions , a peut-être été enregistrée par des contemporains. Rodchenko. dans ses deux tableaux " Noir sur noir" , de 1918 (Galerie Tretiakov/ Moscou, et MNR St Petersbourg), montre des formes en amande et un cercle, incrustés comme un damassé. Malévitch a exprimé son angoisse du masque et du visage dissimulé dans le noir: "La société ne reconnaît pas cette essence, tout comme elle ne reconnaît pas un acteur au théâtre jouant des parties de différents caractères, car la vraie face de l'acteur est cachée par celle du caractère. Cet exemple pointe aussi un autre côté de la matière, notamment pourquoi un acteur revêt une face différente - de la sienne propre- car l'art n'a pas de visage; en réalité, chaque acteur ressent pour lui-même non pas une face, mais seulement sa sensation de la face représentée. " Suprématisme: "Nous sommes un mystère, nous cachant l'image humaine à nous-mêmes. La philosophie suprématiste a une attitude sceptique face à ce mystère, car elle doute que cette image existe après tout dans la réalité, la face humaine qu'on devrait secrètement cacher. Pas une seule oeuvre représentant la face ne représente l'homme, elle représente seulement un masque à travers lequel coule une certaine sensation laide, et nous appellons cela un homme, demain il sera une bête, et le jour d'après un ange, cela dépendra de l'existence particulière de la sensation." On ne peut qu'être frappé par le vocabulaire de la scène: "théâtre", "spectacle", "acteur du monde", "masque". Il semble que Malévitch, dans ses méditations des années 20 ait continué à situer dans le cadre du théâtre sa critique du monde. Il met en scène, de façon symbolique, le rayon, ici rayon noir, engloutissant. L'image du prisme est utilisée pour indiquer que cette lumière, finalement, se termine par le noir, la dissimulation. C'est peut-être ainsi que l'expérience fondatrice d'un rayon de lumière que Malévitch relate en 1913 à Matiouchine, se terminera en carré noir. On retrouve l'idée d'engloutissement, d'absorption, de rayon noir dans une autre évocation du masque: Lumière et couleur, p. 100, aussi I/42, fin: "Ainsi pour chacun, le monde est un théâtre toujours nouveau de spectacle. Cet acteur du monde se dissimule, comme s'il avait peur de montrer sa face, peut que l'homme ne lui arrache son masque aux nombreuses faces et ne connaisse son visage authentique. Ainsi cet acteur a un but, ce sont les rayons d'engloutissement, le rayon noir. Son authenticité s'y éteint, sur le prisme il n'y a qu'une petite bande noire, comme une petite fente, par laquelle nous ne voyons que les ténèbres inaccessibles à quelque lumière que ce soit, ni au soleil, ni à la lumière du savoir. Dans ce noir se termine notre spectacle, c'est là qu'est entré l'acteur du monde après avoir caché ses nombreuses faces parce qu'il n'a pas de face authentique." Le rayon noir est pour Malévitch le symbole de l'anarchie (I:42, p. 145): " L'anarchie est colorée en noir, c'est à dire dans une couleur sombre, on ne voit pas la moindre différenciation, - un rayon noir a absorbé toutes les couleurs et a tout placé au-delà des variations et des avantages: tout est pareil: noir incolore. Cette face cachée, sans variations, est aussi l'intérieur non-objectif d'un monde qui nous était toujours venu paré d'un habit nacré. Ici, c'est la nudité: La face de l'essence cachée des sensations peut complètement contredire la représentation, particulièrement quand la première est entièrement privée de lignes, sans une seule image, non-objective. C'est pourquoi le carré Suprématiste est apparu à l'époque, nu; la coquille est tombée, tout comme l'image, peinte en modulations nacrées multicolores.
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