GENESE DU SUPREMATISME

 

 
   

 

 

Matiouchine et la gestation

Station sans arrêt, pressentiment complexe, telles sont les sensations que Malévitch rattache à cette période de 1913 et ce lieu de Kountsevo dans deux toiles, faites à plus de 15 ans de distance.

STATION SANS ARRET, KOUNTSEVO, 1913, huile sur bois, Galerie Tretiakov, Moscou.
Marcadé, Flammarion 1990, pp. 100-101
"La transmentalité de l'énorme point d'interrogation en plein milieu de Station sans arrêt. Kountsevo est un geste conceptuel qui met en question l'espace cubiste lui-même et annonce le passage au zéro, chiffre qui émerge à moitié de derrière une masse biseautée, c'est à dire au suprématisme."

PRESSENTIMENT COMPLEXE (Torse à la chemise jaune), vers 1930, huile sur toile, 99X79 cm, anc. Musée Russe, Léningrad.
Marcadé, Flammarion 1990, pp. 246-247.
"Au dos est écrit: "La composition s'est faite à partir d'éléments, de la sensation de vide, de solitude et d'absence d'issue dans la vie 1913, Kountsevo."

On retrouve cette sensation proche de la déreliction dans la decription du carré noir en 1927:
"Le carré encadré de blanc a été la première forme de sensation non-objective, le fond blanc n'est pas un fond encadrant le carré noir, mais seulement la sensation du désert, de la non-existence, dans laquelle la forme carrée apparaît comme le premier élément non-objectif de sensation ."
Pourquoi Malévitch éprouvait-il des sentiments si négatifs alors qu'il participe à l' aventure passionnante de la mise en scène de la "Victoire sur le soleil", que son art s'affirme, qu'il est en correspondance étroite avec Matiouchine ?

 

Dans une lettre du 17 septembre 1913 à Matiouchine, on peut lire (Mnam, p. 181):
"Ecrivez-moi. Je vis très mal."

On a de la peine à croire que Kountsevo, lieu de créativité intense, est lié à "la sensation de vide, de solitude et d'absence d'issue dans la vie"

Malévitch manque d'argent (problème endémique comme chez beaucoup d'artistes de l'époque) et se terre dans une pièce si sombre qu'elle donne à Malévitch l'impression d'être une taupe. Un rayon de soleil apparaît, seule lueur d'espoir dans ce tableau:

Archives / Galerie Tretiakov25 mai 1913, Kountsevo
"Ah, si j'avais un tant soit peu d'argent! Ne serait-ce que pour vous inviter chez moi! Je vis comme une taupe! Bien qu'une petite fenêtre dans ma chambre laisse passer la lumière supérieure..."

Trois ans plus tard, encore à Kountsevo, la chambre est toujours aussi sombre, mais au sens figuré du terme, et les yeux deviennent pour Malévitch la seule source de lumière qui lui reste:
Colloque Mnam, p.186:
23 juin 1916, Kountsevo
"De sombres nuages s'avancent à nouveau vers ma fenêtre, mais j'emploie tous mes efforts à travailler, à la lumière de mes propres yeux, à notre tâche commune. Je ne suis pas sombre parce que je pars à la guerre, qu'il me faudra amender une archine carrée de terre (...) combien faudra t'il d'années pour revoir la vie qui était dans les champs de l'art avant la guerre .

 

Ces sensations pénibles, Malévitch se les remémore en 1930 lorsqu'il peint son tableau "torse à la chemise jaune:
Marcadé, Flammarion 1990, pp. 246-247.
PRESSENTIMENT COMPLEXE (Torse à la chemise jaune), vers 1930, huile sur toile, 99X79 cm, anc. Musée Russe, Léningrad.
"Au dos est écrit: "La composition s'est faite à partir d'éléments, de la sensation de vide, de solitude et d'absence d'issue dans la vie 1913, Kountsevo."

Un personnage semblable à "Torse à la chemise jaune" se retrouve à côté d'un homme armé d'une baïonnette dans une esquisse préparatoire (non datée, collection particulière, catalogue Mnam, pl 197). Le titre de ce dessin, mentionné au bas par Malévitch est:
"L'arrestation. L'homme et le pouvoir."
On sait que Malévitch a été arrêté dans la deuxième quinzaine de septembre 1930. En décembre il est toujours en prison.
En octobre, une peinture récente de Malévitch est montrée à Vienne dans le cadre de l'exposition "Russiche Kunst von Heute". Elle s'intitule "Soldat" et ressemble à l'homme armé de "l'arrestation". Mais elle a forcément été peinte avant l'emprisonnement de Malévitch.
En juillet 1930 déjà, Malévitch avait présenté deux tableaux de paysans sans visage antidatés de 1913 et 1915.
Que représente exactement la période de 1913? Malévitch l'assimile à la libération du monde de la volonté et de la représentation, et les angoisses qui l'accompagnent. Selon ses propres termes, il quitte la réalité en laquelle:
Art Design, p. 48, Geoffrey Broadbent (Pourquoi un carré noir?) sans préciser ses sources:
"Je fus saisi par ... une timidité touchant la peur quant il s'agit de quitter le "monde de la volonté et des idées" ... la réalité en laquelle je croyais. Mais la sensation joyeuse de libérer la non-objectivité me poussa en avant dans le "désert". Où rien n'est réel sauf la sensation ... et ainsi la sensation devint la substance de ma vie."

Une chaîne de sensations similaires s'établit donc entre la sensation de désert avec la solitude de 1913, de sombre avec la guerre en1916, de pouvoir qui s'étend sur l'homme dans la Russie des années 30, de pressentiment de son arrestation et son emprisonnement avec interrogatoire et torture physique fin 1930.
Dans une carte à Kramarenko datée du 8 décembre, Malévitch écrit:
"J'ai été questionné sur ce qui paraissait de droite ou de gauche dans tous ces mouvements et leurs déviations";
Selon Frédéric Vallabrègue (p. 241) :
"La cure idéologique est accompagné de tortures (canule dans l'urêtre avec eau sous pression). En 1934, Malévitch, se sachant condamné par la maladie, répétera souvent à sa file Ouna que le stress dû à la torture est responsable de son cancer."
Dans une lettre adressée de prison à sa femme le 15 novembre 1930, il en parlait pudiquement comme de "crise":
"J'ai eu une seconde crise".
Les non-dits
Les raisons pour lesquelles M ne peut pas donner la genèse du suprématisme sont de plusieurs ordres:
Cher Mikhaïl Vassiliévitch
En 1907, Picasso avait caché plusieurs mois "Les demoiselles d'Avignon" à ses propres amis.

Tenues secrètes aussi, c'est par hasard que les oeuvres suprématistes de Malévitch furent dévoilées à l'artiste Pougny entré dans l'atelier par surprise . Nous l'apprenons dans une lettre de Malévitch à Matiouchine. Il lui fait part de son embarras quant à la découverte malencontreuse de Pougny:
A Matiouchine le 25 septembre 1915: (Mnam, p. 174)
"Je me suis laissé avoir: j'étais assis, j'avais accroché mes oeuvres et travaillais, quand soudain, s'ouvrirent les portes et Pougny entra. On a donc vu mes oeuvres. Il faut maintenant à n'importe quel prix, faire paraître ma brochure sur mon travail et la baptiser afin de devancer mes droits d'auteur."

Entre 1913 et 1915, Matiouchine fut le seul à être au courant des nouvelles expériences picturales de Malévitch, mais probablement ne les vit-il pas souvent. C'est par le contact épistolaire qu'il connut l'avancement de ses travaux et de sa réflexion.

 

Matiouchine était le partenaire privilégié de Malévitch. Les deux artistes ne ne s'étaient rencontrés que peu de temps auparavant, en 1912, à Moscou.
Mais leur amitié fut immédiate et se poursuivit jusqu'à la mort de Matiouchine, précédant d'un an, en 1934, celle de Malévitch.

(mai 1915, Mnam, p. 172):

"J"ai besoin d'une homme avec lequel je puisse parler ouvertement et qui m'aide à exposer la théorie de la base des manifestations picturales. Je pense que cet homme ne peut être que vous."

Matiouchine est "l'autre artiste", le vis-à-vis auquel Malévitch, comme ses autobiographies le montrent, a eu recours tout au long de sa vie pour élucider la question artistique.

Pour savoir comment Matiouchine mena son dialogue avec Malévitch et accepta cette place d'interlocuteur privilégié, presque d'accoucheur du suprématisme, il aurait fallu pouvoir lire les réponses de Matiouchine.

Nous n'avons que quelques échos de ses réactions par des allusions que fait Malévitch dans ses courriers.

Ainsi, le passage à propos de l'intrusion de Pougny montre le dialogue qui s'engage autour du mot suprématisme. Malévitch veut "baptiser" son travail, son nouvel art qui vient de naître, ce qu'il appellera plus tard son "enfant royal". Son "icône nue" parait complètement démunie et en danger. Comme si on pouvait reprendre à son compte cettre trouvaille et se l'approprier tant qu'elle n'est pas nommée.
La veille, Malévitch avait déjà parlé de la brochure sur le suprématisme
A Matiouchine le 24 septembre 1915: (Mnam, p. 182)

"Il faudrait préparer une brochure sur le suprématisme"

Et le 31 octobre (idem):
"Lors de cette exposition, nous avons l'intention, déjà, de faire une section des suprématistes. Pougny ne le sait pas encore."

En 1916, dans l'almanach de printemps "Le Pèlerin enchanté", à Pétrograd, Matiouchine revient à propos de l'exposition des "derniers futuristes", sur cette dénomination "suprématiste" en mentionnant son caractère académique:
"Saluant toute recherche du nouveau, qui soit trouvée dans la joie, même si ce n'est pas jusqu'au bout, nous déclarons tel le "Nouveau réalisme pictural" de K. Malévitch, appelé, je ne sais pourquoi, de façon académique "suprématisme".

Matiouchine n'aimait probablement pas ce terme de suprématisme et sa critique est à peine voilée. C'est probablement en réaction à ce qualificatif d'"académique", que Malévitch précisa dans ses textes en quoi le suprématisme représentait l'entrée dans une nouvelle ère classique.

Nous connaisson également grâce à Malévitch, une appréciation de Matiouchine sur un document dont nous n'avons malheureusement pas de description, mais qui devait probalement être un schéma ou un diagramme sur le développement de l'art moderne:


A Matiouchine, juin 1916, Kountsevo, Mnam, p. 186.
Dans l'une des lettres que vous m'avez envoyées, vous écrivez que ma table explicative ressemble à un "germe". La définition est vraie. Et il me semble ne pas me tromper en disant que, jusqu'au suprématisme, l'art était fait des germes de la terre. Je ne me tromperai pas non plus en disant que mes surfaces planes sont les germes de l'espace saturé de couleur.

Lorsque Matiouchine réagit à la "table explicative" de Malévitch et qu'il la décrit comme un germe, il devait pressentir l'importance théorique de la proposition de Malévitch.Mais son qualificatif désigne aussi le côté inachevé, peu clair, des explications de Malévitch . Il est admiratif, mais aussi, critique.

Il n'est pas certain que Malévitch ait perçu cette critique. A cette époque, il considère Matiouchine comme son aîné et comme un maître.

Ce qu'il lui demande, explicitement, c'est de" l'aider à exposer ses théories picturales". Malévitch souffrait d'un manque de culture et éprouvait des difficultés à exposer clairement sa logique. Il fonde l'espoir que Matiouchine portera remède à sa confusion et l'aidera à exprimer son génie.
Matiouchine est cultivé.

Valabrègue, p.49.
"Mikhaïl Matiouchine vient d'un tout autre monde. Plus âgé que Kazimir Sévérinovitch, il représent le raffinement de l'intellectuel pétersbourgeois plus tourné vers l'ouest de l'Europe. (...) Chez Matiouchine, Malévitch peut discuter des derniers ouvrages parus en Russie, comme par exemple, le Tertium Organum".

 

Le 10 mars 1913, Matiouchine avait dirigé l'édition russe "Du cubisme" de Gleizes et Metzinger. Il intercala de nombreuses passages extraits du Tertium Organum d'Ouspensky (voir Linda Henderson, annexe C).

C'est Matiouchine et non Malévitch qui lia philosophiquement la théorie de l'art moderne à l'ésotérisme. Son attente d'une approche scientifique du visuel était comblée par les vues du mathématicien Ouspenky. Il reprit plus tard à son compte sa conception organique du lien de l'homme à la nature. On connaît la critique féroce que Malévitch fit d'Ouspensky et de ses suiveurs dans sa lettre à Benois de 1916:
" On peut voir le courant de la recherche pour un homme nouveau, pour de nouvelles voies. Il vont même jusqu'en Inde et en Afrique et creusent parmi les catacombes, tenant quarante jours et quarante nuits des jeûnes funéraires dans les cimetières parmi les squelettes; ils pensent qu'ils vont trouver quelque chose (Qu'en pensez-vous?). Ils publient une quantité de livre (Ouspensky), décrètent un jeûne, prennent quelque chose pour le transit, (mais il semble que tout s'achève par un bon nettoyage des intestins).

Mais le jugement sévère de Malévitch sur Ouspensky pourrait être bien autre chose qu'un simple mouvement d'humeur. Les longs développements théoriques des années 20 sur la philosophie du kaléidoscope, l'élément additionnel et la non-objectivité sonnent comme des réponses aux théorisations de Gleizes et Metzinger, aux conceptions d'Ouspensky, et finalement aux vues de Matiouchine lui-même.


- Plus tard, M mentionnera plusieurs fois que cette période à Kounstevo en 1913 est une expérience douloureuse de solitude, de déreliction.
Dora Vallier (Mnam) ~Le rideau représente un carré noir (...) Dans l'opéra, il a désigné le début de la victoire. Tout ce que j'ai mis, en 1913, dans votre opéra la Victoire sur le Soleil m'a apporté une foule de nouvelles choses, mais seulement personne ne l'a remarqué. J'ai rassemblé, à ce propos, beaucoup de documents qu'il serait bon d'éditer quelque part. ".

On peut retenir d'autres éléments à ce sujet:
- la perte d'un tableau cher. Le support de son expérience est perdu à jamais pour lui. L'absence d'un tableau, même pour une expo, le peine. M tenait beaucoup à son oeuvre. Il gardera près de lui jusqu'à la mort son autoportrait. M pressentait et craignait une mort possible de l'art.
- les souvenirs de la guerre se mêlent à ses souvenirs de Kountsevo. 3 ans après l'expérience fondatrice, tout s'écroule autour de M. Le monde va basculer brusquement dans la première guerre mondiale. M a cruellement ressenti cette expérience de destruction moderne de l'homme. Elle est à la base du scepticisme qu'il développera dans sa non-objectivité envers les systèmes politiques et les progrès scientifiques.
Amnésie.
Anna Léporskaïa, une des élèves favorites de Malévitch rapporte combien la découverte du carré noir sur fond blanc troubla Malévitch:
(Galerie Gmurzynska, Malévitch, 1978)
"Ce que le Carré noir renfermait en lui, Malévitch ne le savait pas, et il ne le comprit pas (tout de suite). Il le ressentit comme un évènement si extraordinairement important pour sa création qu'il ne put, selon son propre témoignage, ni manger ni boire, ni même dormir pendant une semaine."

Malévitch, semble-t-il, a totalement perdu la mémoire de la présence d'une oeuvre sous-jacente au carré noir.
Il n'en fait mention nulle part et paraît comme absorbé par sa propre oeuvre lorsqu'il parle du carré noir:
Stachelhaus, p. 106:
Malévitch, en 1920, dans une lettre au critique, historien de l'art et collectionneur Pavel Ettinger écrivait ceci:
"En préparation il y a encore un sujet sur le quadrangle (plus précisément le carré). Cela vaudrait la peine d'y réfléchir, ce que c'est et ce qu'il y a en lui. Personne ne l'a fait jusqu'ici. Et moi-même je suis maintenant absorbé par la contemplation fixe de sa surface noire mystérieuse qui devint pour une éventuelle forme de la nouvelle face du monde suprématiste, son enveloppe et son esprit."

Victoire du soleil
- il s'agit d'une expérience qui lui est procurée par le soleil, or M participe à ce moment à une des expériences les plus fortes de l'avant-garde russe, la création de l'opéra futuriste "Victoire sur le soleil".

Voir: Victoire sur le soleil.
Manifeste 1919: "Il faut ranger le soleil en tant que foyer d'éclairage dans le système du monde vert de la viande et des os."
Voir: Maiakovski, le soleil, (dans Marcadé).

Rayon
- son expérience lui est donnée par un rayon. Malévitch est dans une phase extrêmement négative par rappport à Larionov, créateur du rayonnisme. Le dévoilement de ses sources aurait immanquablement attribué la paternité du suprématisme au rayonnisme.

 

 

 

 
 

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