GENESE DU SUPREMATISME

 

 
   

 

Kandinsky, Chagall

Le parallèle entre Malévitch et Kandinsky a été si fréquemment relevé, que dans beaucoup de textes sur Malévitch, les auteurs parlent d'abord de Kandinsky, ou même parfois plus de Kandinsky que de Malévitch.

Par le même mécanisme su Kandinsky, Malévitch a probablement transposé ses sensations d'objets ou de phénomènes réels en éléments abstraits.
Les premiers tableaux suprématistes, particulièrement le carré noir sur fond blanc, peuvent très bien être un résultat inattendu de l'expérience du 3 juillet 1913.
La vision supernaturelle du tableau est elle aussi proche de celle du peintre auquel Malévitch s' est constamment mesuré: Kandinsky.
La distance en années qui peut séparer la sensation originelle de son développement en croquis, puis tableau, ne doit pas nous étonner. Kandinsky insiste sur ce long temps de maturation:
(souligné par nous):
Vision inattendue
Kandinsky, Regards sur le passé, p. 109
Beaucoup plus tard, déjà à Munich, dans mon atelier, je restai sous le charme d'une vision inattendue. C'était l'heure du crépuscule naissant. J'arrivais chez moi avec ma boîte de peinture après une étude, encore perdu dans mon rêve et absorbé par le travail que je venais de terminer, lorsque je vis soudain un tableau d'une beauté indescriptible, imprégné d'une grande ardeur intérieure. Je restai d'abord interdit, puis je me dirigeai rapidement vers ce tableau mystérieux sur lequel je ne voyais que des formes et des couleurs dont le sujet était incompréhensible. Je trouvai aussitôt le mot de l'énigme: c'était un de mes tableaux qui était appuyé au mur sur le côté. J'essayai le lendemain de retrouver à la lumière du jour l'impression éprouvée la veille devant ce tableau. Mais je n'y arrivai qu'à moitié: même sur le côté je reconnaissais constamment les objets et il manquait la fine lumière du crépuscule. Maintenant j'étais fixé, l'objet nuisait à mes tableaux.
L'objet manquant
Un abîme effrayant, une profusion de questions de toutes sorte où ma responsabilité était en jeu se présentaient à moi. Et la plus importante: qu'est-ce qui doit remplacer l'objet manquant? Le danger d'un art ornemental m'apparaissait clairement, la morte existence illusoire des formes stylisées ne pouvait que me rebuter.
Des années de travail
C'est seulement après de nombreuses années d'un travail patient, d'une réflexion intense, d'essais nombreux et prudents où je développais toujours plus la capacité de vivre purement, abstraitement les formes picturales et de m'absorber toujours plus profondément dans ces profondeurs insondables, que j'arrivai à ces formes picturales avec lesquelles je travaille aujourd'hui et qui, comme je l'espère et le veux, se développeront bien plus encore.
Il a fallu beaucoup de temps avant que cette question: "qu'est ce qui doit remplacer l'objet ?" trouve en moi une véritable réponse. Souvent je me retourne vers mon passé et je suis desespéré de voir combien de temps il m'a fallu pour arriver à cette solution."
L'abîme
Un abîme effrayant, une profusion de questions de toutes sorte où ma responsabilité était en jeu se présentaient à moi.

je développais toujours plus la capacité de vivre purement, abstraitement les formes picturales et de m'absorber toujours plus profondément dans ces profondeurs insondables
Le négatif intérieur
De Kandinsky, Regards sur le passé, p. 113
impressions:

Sans en avoir la moindre conscience, j'enregistrais sans cesse des impressions en mon for intérieur, et parfois si intensément, si continûment, que j'avais le sentiment d'avoir la poitrine oppressés et la respiration difficile. (...) Il y a quelques années, je remarquai soudain que cette faculté avait diminué. J'en fus d'abord très effrayé, mais je compris plus tard que les forces qui me permettaient d'observer de façon continue avaient été orientées dans une autre direction par une meilleur éducation de ma faculté de concentration et m'offraient d'autres possibilités, maintenant bien plus indispensables. Cette faculté de m'absorber dans la vie intérieure de l'art (et donc de mon âme) augmenta si fortement que je passais souvent devant des phénomènes extérieurs sans les remarquer, ce qui n'aurait pu arriver auparavant .
Cette faculté, si je comprends bien, je ne me la suis pas imposée mécaniquement -elle vivait en moi, organiquement, depuis toujours, mais sous une forme embryonnaire.
La conscience et le cheval
A Matiouchine, juin 1916, Kountsevo, Mnam, p. 185.
"Ces masses resteront suspendues dans l'espace et donneront la possibilité à notre conscience de pénétrer de plus en plus loin de la terre. (...) Les clefs du suprématisme me conduisent à une découverte dont je n'ai pas encore conscience. (...) Quant à la surface plane suspendue de la couleur picturale sur le drap de la toile blanche, elle donne imméditament à notre conscience la forte sensation de l'espace. (...) La couleur est un créateur dans l'espace. (...) Ici on arrive à obtenir le courant du mouvement lui-même, comme au contact d'un fil électrique. Je n'ai jamais reçu un tel courant avec ce mouvement. Ma conscience était engloutie par un cheval qui courait. Ce cheval courait, mais pas le mouvement. Il est étonnant que plus l'aspect de la surface plane sur la toile est tranquille, plus grande est la force du courant de la dynamique du mouvement lui-même.

On trouve chez Kandinsky, un rapport tout à fait analogue entre cheval /inconscient et cavalier/ conscient:
Regards, p. 111:
"Le cheval porte son cavalier avec vigueur et rapidité . Mais c'est le cavalier qui conduit le cheval. Le talent* conduit l'artiste l'artiste à de hauts sommets avec vigueur et rapidité. Mais c'est l'artiste qui maîtrise son talent. C'est ce qui constitue l'élément "conscient", "calculateur", du travail - qu'on le nomme comme on voudra.

* Kandinsky l'appelle plus haut: force créatrice".
On trouve ainsi chez Kandinsky: le cheval, comme force créatrice, et le cavalier, comme élément conscient.
Chez Malévitch, sa conscience est engloutie par un cheval qui courait. Malévitch reçoit sa sensation de son tableau lui-même, tableau qu'il produit inconsciemment, alors que Kandinsky la reçoit d'une "nécessité intérieure" déjà formée, qu'il reproduit ensuite telle quelle sur le tableau.
Nous savons que chez Kandinsky, cette sensation intérieure était d'abord reliée à la nature, par la sensation d'un vrai cheval, puis, lorsque sa faculté de recueillir les impressions extérieures baissa, fut remplacée par une forme intérieure abstraite, le cercle:
p.240, note 3
"J'aime aujourd"hui le cercle, comme autrefois j'ai par exemple aimé le cheval - peut être davantage encore, car je trouve dans le cercle plus de possibilités intérieures, et c'est pourquoi aussi il a pris la place du cheval."

Chagall
En 1912, Chagall peint à Paris un "autoportrait aux sept doigts".
Deux carrés noirs sont nettement visibles :
- le carré noir qui constitue le fond du tableau sur lequel il peint une scène villageoise russe.
-un demi-carré noir coupé en diagonale et se détachant sur le fond blanc de son visage.

En 1914, Chagall peint un tableau presqu'entièrement noir et blanc, dans lequel figure cette-fois-ci un carré blanc sur fond noir.
Ce tableau s'appelle "Le juif en prière" (1914, Venise, Museo d'Arte Moderna).

Chagall l'a commenté ainsi (Taschen, p. 37): "Vous avez vu chez moi ce vieillard en prières? C'est lui. C'était bien, lorsqu'on pouvait travailler tranquillement. Parfois se tenait devant moi une figure si tragique et si vieille, qu'elle avait plutôt l'air d'un ange. Mais je ne pouvais pas y tenir plus d'une demi-heure...Elle puait trop."
Ce commentaire indique que Chagall avait fait poser son modèle. Celui-ci est en habit de prière traditionnel, c'est à dire le châle de prière, la kipa, les ficelles de prière, les tefilline, laçages de cuir qui maintiennent des boitiers cubiques de cuir noir, contenant des parchemins de prière.
Ces cubes se portent sur le front et sur le bras.
Les représentations d'orants portant ces tefilline sont extrêmement rares dans l'art pictural, mais Chagall en a fait 2 tableaux en 1914 et en 1930 (Stedelijk Amsterdam).

D'un point de vue formel, on notera la sobriété du châle de prière qui est une pièce blanche avec des rayures noires assez larges, peint par Chagall comme des plans noirs sur fond blanc. Les étranges cubes noirs et blancs se détachant eux aussi sur le fond blanc du front et du bras. Arrêtons-nous un instant sur l'origine, la fonction et les modalités de fabrication des tefilline. Cette précision sera utile lorsqu'il faudra analyser le symbolisme que Malévitch a développé à propos de son carré noir sur fond blanc.

Quatre références dans la Bible (Ex. 13:1-10 et 13:16, Deut. 6:8 et 11:18) soulignent que les juifs doivent placer un signe sur la main et un diadème entre les yeux, mais le mot "tefilline" n'est pas utilisé dans la Bible. Dans les temps anciens (Exode 13:16), leur nom était "totafoth", de "pataph", s'égoutter, et renvoie à la notion de pendentif, de diadème.
C'est une transposition de la marque du sang sur les linteaux avant la sortie d' Egypte.
Aux temps talmudiques, les tefilline étaient portés toute la journée. Plus tard, leur port fut réservé aux moments de prière avec laquelle il s'identifièrent.
Les téffiline vont toujours par paire.
Le nom de "teffiline" est le pluriel de "tefilla", même mot que "prière" en hébreu et signifie "juger" ou "intercéder". La tefilla du bras indique le devoir de soumettre les désirs et les dessins du coeur au service de Dieu. Sur la tête, c'est un symbole de loyauté intellectuelle. L'esprit qui siège sur le cerveau doit, comme tous les autres sens et facultés être soumis au service de Dieu.
Le boîtier placé sur le front contient quatre compartiments dans chacun desquels est placé un petit rouleau de parchemin avec les quatre passages bibliques cités. Le boîtier placé sur le bras contient les mêmes passage de la Bible, mais sur un seul parchemin.

Comment sont fabriqués les boitiers?
Ils sont composés de plusieurs parties: "batims", "maison", "réceptacle", dont les pans forment le cube supérieur,dans lequel sont glissés les parchemins, un socle carré appelé "Titoura", la partie arrière dans laquelle est glissée la lanière, la "Maavarta". ).
Les Tefillines doivent former un carré parfait (côtés égaux et diagonales égales). Ce carré sera constant sur toute la hauteur des Batims. La Titoura sera également carré ainsi que la couture.
Le carré de la Tefila de la tête est formé par la réunion de quatre batims ensemble, séparées et non collées. Elles sont peintes en noir. La hauteur des Batims n'a pas besoin d'être égale à leur longueur et largeur. Les parchemins sont enroulés sur eux-mêmes, entourés d'un cheveu d'animal cachère, puis d'un petit parchemin vierge et encore d'un cheveux. Ils sont introduits verticalement et dans l'ordre, de droite à gauche.
Les tefilline de meilleure qualité sont formés des circonvolutions d'une seule pièce de peau épaisse, sans découpe ni collage et sans montant intérieur. Les opérations de pressage et de séchage font appel uniquement à la force humaine, à l'exclusion de tout outillage électrique.
Ainsi, pour le Bayit de la tête, un bloc résistant de 30 à 40 millimètres comprenant huit épaisseurs de peau, est obtenu par pliage et pressage. Le socle et la partie arrière sont formés par les plis ressortant sur les côtés, pressés.

La forme des tefilline est donc celle d'un base carrée noire sur laquelle s'élève une portion de cube. A l'intérieur de ce cube noir se trouve un volume blanc constitué par les parchemins.

Chagall représente ce carré blanc avec un procédé analogue au desssin de rideau de Malévitch: un carré partitionné en diagonale, foncé vers le haut, blanc vers le bas.

C'est un détail curieux que Chagall ait représenté l'intérieur des tefilline avec un carré blanc sur fond noir dans ses 2 peintures de juif en prière (1914, 1930) . Les tefillines sont en effet entièrement noirs et on voit pas les parchemins qui y sont enfermés. Le boîtier doit être repeint en noir chaque fois que la peinture vient à s'écailler.
Cette manière de repeindre est usuelle.
Malévitch, en repeignant constamment son carré noir qui s'écaille ne savait peut-être pas que bien d'autres repeignent régulièrement le leur.
Mais le spécialiste Rybakov, en 1937, prenait ces amendements pour une entorse picturale. Armand Hammer
En 1937, Alexei Rybakov, un spécialiste en technologie picturale, expliquait ceci de la manière suivante: "A cause des entorses techniques, le carré noir est tombé dans si mauvais état pendant sa première décade de vie, que le maître était forcé de répéter son "geste d'auteur". Il est tout à fait possible que ces zones ne soient rien de plus que les corrections de l'artiste à des endroits où la couche supérieure de couleur avait été détruite. Des corrections ont été faites à la peinture noire sur une couche de pigment diluée avec du vernis.
L'exemple fournit par le judaïsme montre cependant qu'on pourrait interpréter différemment et d'une manière positive "Le maître était forcé de répéter son "geste d'auteur":

Il est difficile de savoir si Malévitch a pu voir l'autoportrait au carré noir de 1912 ou le juif en prière au carré noir de 1914.
Toujours est-il que ces tableaux sont antérieurs à l'apparition publique du suprématisme et que Chagall n'a pas pu être influencé par ce mouvement dans ces oeuvres.
Il est difficile de savoir si Malévitch a été en contact avec la culture juive dans ses jeunes années et ce qu'il en connaissait. En tout cas, il ne le mentionne pas. Friedrich Wilhelm Fischer (Fine de siècle, Francfort, Klostermann 1977), avance que Malévitch, dans sa jeunesse, était un familier des milieux juifs en Ukraine.
A t'il pu voir des teffilines ou a-t-il eu connaissance de cette coutume?
La forme carrée est assez rare dans la nature, peu commune dans les objets artificiels. Le carré noir sur fond blanc, ou blanc sur fond noir est exceptionnel.
On peut dire que la civilisation juive a été la civilisation la plus féconde en carrés noirs, qu'elle précède et suit Malévitch de beaucoup, peu s'en faut. Il a fait naître comme "élément de pure sensation" dans la peinture cette configuration spécifique du carré noir sur fond blanc dans un bassin de vie culturelle juive où l'usage d'un "carré noir sur front blanc" était quasi-quotidien.
Le mystère que Malévitch lui-même attribuait à se découverte et sa difficulté à l'élucider ne doit pas faire oublier qu'il fut aveuglé par sa propre idéologie chrétienne antisémite qui l'empêcha peut-être de situer clairement son oeuvre dans le contexte culturel dans lequel il vécut.
Sa conception même de la divinité, avec la rétractation du divin sur les bords de la création, ou du fracassement de la création, montre une similarité exceptionnelle avec les idées lourianiques du "tsim-tsoum" et de la "chevirah" (catastrophe des "vases cassés").
Alan G. Birnholz (Art International, XXI/1, 1977, p. 9-19) a proposé une étude sur les rapports entre le suprématisme et la cabale.
Malévitch se réclame consciemment de l'art chinois, qui a rendu les lettres abstraites:
Suprématisme, avril-mai 1927, Vol IV, p. 140
"Le Nouvel Art, tout comme le suprématisme, a exclu la face de l'homme, tout comme les chinois ont exclu l'alphabet objectif-figuratif. Ils ont établi un différent jeu de signes pour transmettre des sensations variées, car leurs sensation est exclusivement pure. "

Mais la sensation que Malévitch exprime dans le carré noir sur fond blanc n'est pas la sensation de Chine, ou d'alphabet chinois. Malévitch, qui est fondamentalement un environnementaliste et perçoit ce qui l'entoure, a peut être peint ici la sensation de judaïsme, ses "carrés noir sur front blanc".

Ce qui est certain, c'est que Malévitch a presque constamment vécu dans la vaste région du "Pale", à cheval entre la Pologne, la Russie et l'Ukraine.
Si l'on observe ses pérégrinations et ses différents points de chute, il a vécu pratiquement tout le temps, soit dans le Pale, soit dans des villes avec des communautés juives importantes.
Beaucoup d' endroits mentionnés par Malévitch font partie du Pale comme les districts de Tchernikov, Kiev (il fallait une autorisation spéciale aux juifs pour rentrer dans cette ville), où Malévitch a vécu dans son enfance, Vitebsk, où il enseignera, .la Pologne, dont est issu son père, Varsovie, où il se rend en 1927,
Toutes les villes où Malévitch a vécu étaient d'importants centres de vie juive. Vers le début du siècle, Kharkov comptait 14000 habitants juifs , Koursk 4000, Smolensk 10500, Saint Pétersbourg 21000 et Moscou 9000.
Les juifs de Russie devaient séjourner dans cette zone du Pale par décrets de 1795 et 1835.
En 1882, 500 000 juifs vivant dans les zones rurales de cette région furent obligatoirement confinés dans des villes (shtetls) du Pale. 250 000 juifs de la frontières occidentale de la Russie furent déplacés dans le Pale, et en 1891, 700 000 juifs vivant à l'est du Pale les rejoignirent. Des déportations massives ont lieu dans les villes de Russie. En 1891, à Saint Pétersbourg, 2000 juifs sont déportés, dont beaucoup enchaînés, à Moscou, 20000 juifs sont expulsés.
En 1897, il y avait plus de 5 millions de juifs dans le Pale.
Les enfants juifs avec des talents musicaux et artistiques pouvaient étudier dans des académies en-dehors du Pale. Leurs parents et leurs familles pouvaient quitter avec eux. Ceci stimula grandement l'activité artistique juive pendant trois générations et mena à un épanouissement de la vie culturelle juive russe.
Dans la région du Pale, la violence anti-juive se manifeste dans des attaques contre la communauté juive, les pogroms.
En 1881, la "bonne ville de Konotop" , située dans le Pale dans le district de Tchenikov, et dont parle Malévitch dans son autobiographie, avait été, comme plusieurs autres villes de la région le théâtre d'un pogrom (sur l'instigation du gouvernement selon toute vraisemblance). D'autres pogroms auront lieu dans dievrs endroits du Pale de 1882 à 1899 (paysans) et de 1902 à 1906 (encouragés par le gouvernement).

Bénédikt Livchitz, dans "L'archer à un oeil et demi", raconte assez précisément dans quelles conditions s'est déroulé à Kiev l'affaire Beïlis, le procès d'un juif accusé de meurtre rituel.
Cet évènement à eu lieu, précisément, au cours de l'hiver 1913. Livchitz (p. 168) parle de l'incursion de l'art dans cette actualité comme du reflet d'un rayon de lumière:
"Cette affaire de Kiev n'avait bien entendu rien de commun avec le futurisme. Cependant même en ce domaine, sur un plan parfaitement différent, comme les rayons du soleil captés dans une glace que braque quelque polisson à l'abri d'un coin de mur, de temps en temps se faufilaient des rappels du courant artistique dont le nom était sur toutes les lèvres."
Livchitz oppose à la terrible actualité de cette fin 1913, une image tout à fait semblable à celle qui consolait Malévitch de sa sensation de vide, d'absence et de solitude de 1913: le reflet d'un rayon de lumière.
Plates-bandes
C'est la métaphore de la graine, de la semence, que Malévitch préfére pour décrire son expérience du suprématisme.

A Matiouchine, mai 1915, Institut de lettres russes, [IRLI] fonds 656.
Kovtoun, Flammarion, p. 105:
" Le rideau exhibe un carré noir, embryon de toutes les possibilités qui présente, lorsqu'il se déploie, une puissance terrible. Il est à l'origine du cube et de la boule, et quand il est dissocié, il véhicule une admirable culture de la peinture."

Stachelhaus traduit "Keim", c'est à dire "germe" et non pas embryon.

 

Décembre 1915: exposition 0.10

A Matiouchine, 19 octobre 1915
"J'étais le seul à défendre notre idée, qui est connue, c'est à dire sur la notion de nouveau. Et j'étais dans la position que j'aurais eue en conseillant aux corbeaux dans un champ de ne pas manger des vers, mais plutôt des graines."

 

Des nouveaux systèmes dans l'art, De Cézanne au suprématisme, Marcadé p. 103

"Seuls quelques artistes considèraient la peinture comme une action qui a son propre but. (...)
Ils voient que sur les surfaces croît seulement la peinture et ils la rendent, la transplantent sur la toile en un système harmonieux nouveau. (...)
Mais personne ne voyait la peinture elle-même, ne voyait bouger les taches colorées, ne les voyait croître de manière infinie. En réalité, tout le support de Monet était ramené à ceci: faire pousser la peinture qui pousse sur les murs de la cathédrale. (...)
Si les plantes picturales sur les murs d'une cathédrale étaient indispensables pour C.Monet, le corps de la cathédrale, il le considérait lui comme des plates-bandes de surface sur lesquelles poussait la peinture qui lui était nécessaire, comme le champ et les plates bandes sur lesquels poussent des herbes et des semis de seigle. (...) Et lorsque l'artiste peint et qu'il plante la peinture tandis que l'objet lui sert de plate-bande, il doit semer la peinture de telle sorte que l'objet disparaisse, car il sert de sol à la peinture visible pour le peintre. Mais si au lieu de la peinture se met à luir le récipient bien briqué,la citrouille, le pot, la poire, la cruche, alors ce sera une plate-bande sur laquelle rien n'a poussé."

A Matiouchine, juin 1916, Kountsevo, Mnam, p. 185.
"Le germe de la semence, disent les savants, se meut avec une telle vitesse que rien ne peut lui être comparé dans le monde, mais nous ne le voyons pas, ne le ressentons pas; visiblement, la forme garde le courant en elle et ne le laisse pas passer vers nous. (..)"

A Matiouchine, juin 1916, Kountsevo, Mnam, p. 186.
Dans l'une des lettres que vous m'avez envoyées, vous écrivez que ma table explicative ressemble à un "germe". La définition est vraie. Et il me semble ne pas me tromper en disant que, jusqu'au suprématisme, l'art était fait des germes de la terre. Je ne me tromperai pas non plus en disant que mes surfaces planes sont les germes de l'espace saturé de couleur."

 

A Matiouchine, 23 juin 1916, Kountsevo, Mnam, p. 186.
Quand l'âge entier sera épuisé, il n'y aura pas de fond de l'ancien pour les jeunes germes de la raison, elle grandira invisible. Mais qui de nous restera pour ôter du grenier ce qui est à nous de jeune, et le montrer au jeune germe? Qui laissera le livre des nouvelles lois de nos tables explicatives?

De quelles "tables explicatives" s'agit-il ? Les diagrammes que Malévitch montrera à Berlin tentent d'expliquer à travers plusieurs schémas et tableau, l'évolution de l'art moderne.
Ces "tables", que Malévitch voyait dans un premier temps comme un "nouvel évangile", un "Nouveau Moïse", se concrétiseront finalement comme un schéma directeur de l'art, dans la continuité de son histoire et les formes données à ses sensations.
L'oeuvre, commencée vers 1905, à une époque où Malévitch est très mystique comme le montre son autoportrait de l'époque, aura du mal à se débarasser de cette coquille mystique qui l'accompagnait dans les circonstances de sa création, mais la trajectoire de Malévitch le mèna sûrement des soubresauts occultes du symbolisme vers une rationnalisation sensible de l'évolution artistique.

 

 

 
 

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