LA PROBLEMATIQUE DU MUSEE
II. 18ème SIECLE: L' ORGANISATION DE LA COLLECTION
Les premières collections d'art ordonnées selon
des critères de développement de la peinture à
travers les âge se répandent en Italie au 18ème
siècle après la création de la première
collection historique de la peinture par le franciscain Carlo
Lodoli. Ce théoricien de l'architecture influant à
Venise dans les années 1740-1750 incarnait un " primitivisme
rationnel " prônant un art élégant mais
non capricieux, auquel une base scientifique devait donner sa
solidité. Ce principe architectural s'appliquait aussi
pour lui à la notion de galerie pour laquelle il décida
de " former une collection qui serait différente
de celles auxquelles nous sommes habitués, mais peut-être
plus utile, dans la conviction que les peintures devraient montrer
chaque stade de la progression de l'art du dessin de sa Renaissance
en Italie jusqu'à Titien, Raphaël, le Corrège,
Buonarroti et Véronèse. ". Zanetti le Jeune
publie dans les années 1770 un livre sur la peinture vénitienne,
impulsant la création de nombreuses collections formées
sur le modèle de Lodoli et Facciolati . Des résidents
étrangers comme le britannique John Strange fondent des
collections décrivant l' " histoire visible "
de la peinture vénitienne dans laquelle les primitifs
occupent une place de choix. Le marchand Girolamo Manfrin avait
ouvert une galerie où les peintures étaient exposées
dans des salles successives, groupant les oeuvres par écoles
et périodes. Cette " historicisation " de la
peinture devait changer profondément l'image de la collection,
c'est à diure ce qu'on devait en attendre et à
partir de quelle norme on devait la juger. Le mode d'exposition
courant au 18ème siècle d'une succession de beaux
éléments apparaissait désormais absurde.
L'accumulation d'oeuvres présentées pêle-mêle
sur une surface où elles étaient juxtaposées
sans aucun ordre fait place à l'agencement ordonné
d'un nombre limité réunies dans un même espace
en fonction d'un critère précis. Le parcours d'une
salle à l'autre suit un développement historique
censé établir une gradation qualitative dans la
perception. La recherche d'un ordre remplace l'effet visuel de
tapisserie provoqué par l'accumulation.
" Contrairement à un cabinet privé, un musée
est une collection qui n'appartient pas à une personne
physique, mais à une entité morale. Elle est conservée
dans un lieu qui est dédié à ce seul but,
il est ordonné selon des critères dont la validité
est reconnue par une communauté et est ouvert au public
de manière régulière. Des musées
correspondant à cette description sont apparus en Italie
à la fin du 15ème siècle. A partir de la
fin du 17ème siècle, ils se répandirent
lentement en Europe. Mais jusqu'à la fin de la seconde
moitié du 18ème siècle, les musées,
comme les collections privées, ignoraient tout de l'histoire.
Cependant, dans la majorité des cas, ils arrangeaient
les objets exposés de manière à donner du
plaisir à l'il. Les peintures étaient accrochées
de telle sorte qu'un cadre en touchait un autre, composant une
sorte de tapisserie dans laquelle on essayait d'harmoniser les
sujets, les figures et les couleurs. "
Alors que l'agencement en patchwork d'un " mur d'image "
favorisait la quantité, dans l'agencement linéaire,
la sélection des oeuvres pousse à privilégier
la qualité. Le cabinet de Jacope Facciolati à Padoue,
décrit en 1764 par un publiciste français Pierre
Jean Grosley , présente une série d'oeuvres qui
retracent l'histoire de la peinture depuis la Renaissance. L'art
populaire rivalise avec les pâles copies d'atelier des
peintures grecques et apporte sa vitalité aux premiers
primitifs italiens, Giotto, Mantegna et Bellini, pour s'épanouir
avec Raphaël et Le Titien :
" Il y a un lien entre le type d'ordre introduit dans une
collection et les critères qui président au choix
des objets considérés comme étant dignes
d'en faire partie. "
Avec l'introduction du critère historique dans la collection,
l'échelle de valeur de l'éternelle beauté
cède la place à l'idée de progrès.
Des oeuvres à la facture rudimentaire trouvent une place
légitime dans une collection qui montre les progrès
de l'art qui sont fonction du temps et non d'un idéal
intemporel. Lorsque les critères esthétiques et
historiques s'articulent pour structurer la valeur de l'objet
selon une progression temporelle, on est en présence d'une
collection arrangée selon un principe historique. Ce principe
se répand largement en Europe à partir de la seconde
moitié du 18ème siècle.
Le Belvédère de Vienne était présenté
en 1784 par Christian de Mechel comme le " dépôt
de l'histoire visible de l'art ". Contrairement au programme
vénitien, cette présentation de l'art cherchait
à distinguer le musée du livre. Alors que ce dernier
ne présente qu'une histoire invisible, le musée
ou le cabinet affirment leur supériorité en proposant
des témoins tangibles. La galerie, ordonnée selon
des principes chronologiques et géographiques selon l'emplacement
des centres d'art, est supérieure au livre parce qu'elle
confronte les pièces originales du passé et du
présent et nous permet ainsi de " voir " l'histoire.
Les deux types d'accrochage, historique ou esthétique
cohabiteront au 18ème siècle. Dans une galerie
princière comme l'Ermitage de Catherine II, les oeuvres,
essentiellement destinées au plaisir princier étaient
réparties dans les galeries "non pas tant en fonction
des écoles ou des auteurs, mais de l'impression visuelle
qu'elles créaient". Le mode d'accrochage deviendra
un enjeu politique dans le contexte de la Révolution Française.
Mais le musée n'est pas seulement une collection, il est
aussi un lieu. Suivant la modalité de leur conservation,
plusieurs sortes de bâtiments vont accueillir les objets
à conserver. Dans la préhistoire, les tombes servent
à l'enfouissement des objets sacrés vétustes
ou des objets communs destinés à une prolongation
de la vie de leur propriétaire dans l'au-delà.
A partir de l'Antiquité, les temples abritent les objets
sacrés produits pour la vénération et maintenus
en service par le biais de la conservation et de la restauration.
Les chinois construisent des maisons spéciales pour abriter
les oeuvres de leurs ancêtres, exhumées des tombes.
Dès l'époque romaine, des bâtiments spécifiques
commencent à être érigés à
la seule fin d' abriter des objets collectés selon différents
modes d'acquisition (pillages, fouilles, dons, achats, commandes).
Mais la neutralisation des trophées demandera un effort
de théorisation particulier au moment de la Révolution
Française dès lors que les oeuvres préemptées
le sont, non pas à l'extérieur mais à l'intérieur
d' une même société:
"Dès 1789, la Révolution française
met en route le grand processus d'appropriation des " biens
nationaux ". Mais en même temps, elle est aux prises,
périodiquement, avec la tentation du " vandalisme
", de la destruction de ce qui rappelle l'Ancien Régime.
Pour assurer la sauvegarde de ces richesses, elle devra créer
un espace neutre, qui fasse oublier leur signification religieuse,
monarchique ou féodale: ce sera le musée. "
Le 2 novembre 1789, un texte rédigé par Mirabeau
et défendu par Talleyrand à l'Assemblée
exige que tous les biens ecclésiastiques soient mis à
la disposition de la Nation. Une partie de ces biens est mise
en vente. Pour empêcher la dispersion du patrimoine, le
13 octobre, Talleyrand fait voter un décret pour l'inventaire
et la conservation de ces biens. En novembre, une "Commission
des Monuments" est créée. Des artistes et
des érudits y siègent et codifient les règles
de conservation et d'inventaire destinées aux administrations.
Les biens de la Couronne sont bientôt nationalisés
et le 8 avril 1792, les biens des émigrés sont
confisqués. Le 10 août 1792, une insurrection met
fin à la monarchie et les statues des rois sont abattues
sur les places publiques.
De nombreuses destructions iconoclastes sont perpétrées
à la Révolution Française à partir
de 1789. Elles sont institutionnalisées par plusieurs
décrets édictant en 1790 la destruction des emblèmes
de la servitude, en 1792 la destruction des monuments vestiges
de la féodalité et en 1793 celle de tous les objets
sculptés ou peints qui représentent les attributs
de la royauté. Les signes de l'Ancien Régime comme
les armoiries, les statues des églises, sont détruits
consciencieusement comme autant de productions inutiles et de
hochets du fanatisme qui risqueraient de faire régresser
le peuple dans l'infirmité de l'enfance. L'iconoclasme
est censé mettre fin à l'imposture. Des oeuvres
(surtout des oeuvres religieuses) sont livrées aux flammes
purificatrices de la République dans un holocauste expiatoire
dans un rituel sacrilège.
A partir de 1793, des plaidoyers en faveur d'une conservation
des oeuvres de la littérature et des arts se multiplient,
Les artistes s'inquiètent de perdre des objets de comparaison
permettant d'améliorer leur technique. En 1794, l'abbé
Grégoire utilise le terme de "vandalisme" pour
dénoncer les méfaits de l'iconoclasme dans son
"Rapport sur les destructions opérées par
le vandalisme et sur les moyens de le réprimer".
Ce terme forgé par Grégoire ("Je créai
le mot pour tuer la chose") a cependant été
utilisé la première fois par un député,
Henri Reboul, dans le débat du 24 juillet 1792, pour éviter
la fonte des statues royales destinée à couler
des pièces d'artillerie pour les 20000 fédérés
réunis à Paris pour défendre la Révolution:
"Détruire les statues, ce n'est pas, comme on vous
l'a dit, détruire le despotisme; c'est détruire
des monuments élevés par les arts, et qui font
honneur aux arts [le compte rendu fait état de "murmures
à gauche" ]. Je vous rappellerai que les artistes
de toutes les nations vont étudier leur art devant les
statues des Néron et des Caligula, qui ont été
arrachées aux mains des Goths et des Vandales. Je vous
demande si un peuple, qui a l'amour de la liberté, peut
vouloir imiter la conduite des Goths et des Vandales et renverser
les monuments que les beaux-arts ont élevés depuis
trois siècles. "
Cambon, qui le 24 juillet avait proposé de faire fondre
les statues des tyrans, demande maintenant au débat du
22 août de les regrouper en un seul lieu et de former le
Muséum:
"Respectons pour les arts les monuments consacrés
à cette royauté. Réunissons-les dans un
seul endroit pour en former le muséum. [] Je demande un
rapport sur les moyens de former ce monument qui, en détruisant
l'idée de la royauté, conservera les chefs- d'oeuvre
conservés dans les détestables palais de vos ci-devant
rois. "
Le 19 septembre 1792, le ministre de l'Intérieur Roland
fait voter un décret ordonnant le transport dans le dépôt
du Looeuvre de toutes les oeuvres d'art des maisons royales.
Le 1er octobre, il met en place la Commission du Muséum.
La circulaire du 17 février 1794 demande l'effacement
des emblèmes mais la préservation des oeuvres.
La loi du 25 juin 1794 préserve les archives par un tri
sélectif plutôt qu'un autodafé. Un "Catalogue
des objets échappés au vandalisme" est dressé.
Le patrimoine est sauvé. La Révolution Française
s'appuyait sur un espace de conservation spécifique, le
musée, pour déconnecter l'objet de la source religieuse,
politique ou technique qui l'avait créé. Dans l'espace
du musée, les forces magiques du fétichisme étaient
censées être neutralisées. Ce lieu de neutralisation
du sacré que représentait le musée était
destiné au public dans le but de dévier les pulsions
de destruction du peuple dirigées contre les idéologies
qui avaient forgé les objets. La Convention avait nationalisé
les oeuvres provenant des collections royales, des églises
et des biens des émigrés. Ces oeuvres étaient
rassemblées dans des dépôts, dont notamment,
le couvent des Petits-Augustins qui rassemblait les oeuvres des
églises parisiennes.
Mais quel agencement des collections fallait-il adopter pour
contenter ce public ? Roland, inspiré par les cabinets
d'amateurs, recommandait à la Commission du Muséum
dans une lettre du 25 décembre 1792, " d'entremêler
les écoles et les siècles " au musée.
Ce mode d'accrochage dénotait une intention politique.
Il devait à la fois impressionner le public par une disposition
monumentale, et barrer la voie aux recherches naissantes en matière
de classement des oeuvres. Ces classements savants s'étaient
développés au sein de la classe des marchands d'art
parisiens que Roland voulait écarter de ce lieu de pouvoir
de l'Etat que représentait le musée :
" C'est une étrange idée de croire qu'il importe
aux artistes d'être à même de comparer facilement
les différents âges et les différentes manières
de chacun en particulier. () Le Muséum n'est pas exclusivement
un lieu d'études. C'est un parterre qu'il faut émailler
des plus brillantes couleurs ; il faut qu'il intéresse
les amateurs sans cesser d'amuser les curieux. C'est le bien
de tout le monde. Tout le monde a le droit d'en jouir. "
Puisqu'il ne comportait pas de discours didactique Roland jugeait
que la réalisation de ce musée était à
la portée des artistes, qui étaient donc mis au
rang de simples décorateurs et n'auraient pu prétendre
intégrer le rang des chercheurs. Il trouve une opposition
dans le milieu des experts dans la personne de Le Brun qui avait
une conception tout à fait différente du mode d'exposition.
S'inspirant de Winckelmann , Lebrun recommande dans ses "
Réflexions " :
" Tous les tableaux doivent êtres rangés par
ordre d' écoles, et indiquer, par la manière dont
ils seront placés, " les différentes époques
de l'enfance, des progrès, de la perfection et enfin de
la décadence des arts ".
Ces deux conceptions de l'accrochage, l'ordre historique et l'ordre
esthétique ooeuvrent un conflit majeur dans la conception
des arts :
" Nous assistons ici au choc de deux principes concernant
l'organisation du musée d'art : le vieux principe de la
tapisserie, ou, comme Roland le dit, du parterre de peinture
est attaqué au nom du principe historique tacitement légitimé
par l'exemple de Vienne et l'autorité de Winckelmann.
Roland ne mentionne pas ce principe. Mais il l'avait certainement
à l'esprit lorsqu'il opposait l' étude au plaisir,
parce que les études dont il parle ne pouvaient pas être
celles des peintres qui venaient au musée pour copier
des chefs-d'oeuvres. Il pouvait seulement s'agir de spécialistes
des antiquités et d'autres gens qui abordaient les peintures
dans une perspective historique. "
Chez Lebrun, la figure du connaisseur s'oppose à celle
de l'artiste. Un artiste seulement artiste n'est en effet pas
en mesure d'apprécier la production des autres, de distinguer
les différents maîtres, d'attribuer un tableau à
un peintre ou même de restaurer correctement des tableaux.
Seul le connaisseur a les " lumières " nécessaires
pour s'occuper du Muséum. Mais la position de marchand
et de restaurateur de Lebrun est utilisée par ses adversaires
pour l'accuser de vouloir tirer profit du système qu'il
préconise.
Sous l'impulsion du peintre David, se crée cependant une
alliance objective entre le connaisseur issu de la classe des
marchands et une jeune génération de peintres plus
instruits que leurs aînés, mais sans reconnaissance
sociale. Ceux-ci cherchent à s'éloigner de l'Académie
qui les étouffe pour se tourner vers le projet du musée
qui leur semble un nouvel espace de liberté, une "
école " où l'artiste, et pas seulement le
public, peuvent venir s'instruire directement auprès des
grands maîtres du passé. C'est pourquoi la même
année, la Commune des Arts, une organisation d'artistes
proches de David, avait en 1791 publié un projet d'organisation
et d'enseignement des arts, les " Mémoires et plans
relatifs à l'organisation d'une Ecole Nationale des Beaux-Arts
", qui demandait entre autres la réorganisation de
l'accrochage dans les musées dans le sens d'une approche
didactique à l'intention des jeunes artistes. Cet accrochage
devait répondre à deux critères : les tableaux
devaient être disposés de manière à
ce que les différentes écoles puissent être
comparées entre elles, mais également suivre un
ordre chronologique, ce qui devait mettre en évidences
les progrès de l'art en général.
Roland démissionne le 23 janvier 1793. Il est remplacé
au Ministère de l'Intérieur par l'avocat Dominique
Garat, l'ex-Ministre de la Justice qui avait notifié à
Louis XVI sa condamnation à mort. Son problème
est de choisir entre les deux systèmes de présentation
des oeuvres, chronologique ou décoratif. Mais sa réflexion
va plus loin puisqu'il pose le problème du mode de cohabitation
des oeuvres et propose d' " examiner jusqu'à quel
point la comparaison instructive destinée à former
le sentiment éclairé des arts peut gagner au rapprochement,
à l'isolement ou à l'espacement convenablement
réparti des productions de même espèce. "
Une autre question importante est la présence d'artistes
vivants dans le musée. Garat propose de les exclure pour
conserver le caractère " auguste " du musée.
Finalement, la Commission tranche le 17 juin en faveur de la
thèse de Roland et recommande " l'arrangement d'un
parterre de fleurs variées à l'infini " destiné
à " reposer l'esprit " par " une suite
d'objets de même nature ". La collection du musée
n'est pas là pour " contenter quelques érudits
" mais donner à tous les citoyens un " spectacle
intéressant ". La collection est une " encyclopédie
matérielle et physique des beaux-arts ". Garat inaugure
le musée le 10 août 1793, un an exactement après
que le peuple parisien eut abattu les statues royales. Plus tard,
Vivant-Denon, qui dirigera le Musée de 1802 à 1815,
imposera une classification par écoles qui subsistera
jusqu'en 1848.
Début 1794, le garde du dépôt des Petits-
Augustins, Alexandre Lenoir, rédige un " Essai sur
le Muséum de peinture ". Le dépôt des
Petits-Augustins apparaissait comme un immense capharnaüm,
où les oeuvres de tous les siècles et toutes les
origines s'entassaient pêle-mêle, donnant l'effet
à des contemporains comme Mercier d'une " image irrégulière
mais frappante de la confusion des siècles, un désordre
sublime. " Châteaubriand décrira le dépôt
comme une " collection de ruines et de tombeaux de tous
les siècles entassés pêle-mêle après
la Terreur dans le cloître des Petits-Augustins. "
L'essai de Lenoir sur le muséum pour un " Looeuvre
idéal " apparaît donc à posteriori comme
une tentative intellectuelle pour remédier à ce
chaos du dépôt et structurer les collections issues
des nationalisations selon un ordre logique, la répartition
spatiale des oeuvres devant rendre cette logique visible. Lenoir
voyait le musée comme l'entrecroisement de deux histoires,
celle de l'histoire chronologique et celle de l'histoire de l'art.
Conformément à l'esprit de Winckelmann, l'art suivait
un développement cyclique en effectuant des révolutions
successives :
" Les arts éprouvent des révolutions comme
les empires ; ils passent successivement de l'enfance à
la barbarie et retournent peu à peu au point d'où
ils étaient partis. "
C'est pourquoi Lenoir proposait de regrouper les oeuvres par
genres artistiques et de les présenter dans des lieux
distincts, des sous-ensembles qui forment autant de musées
à l'intérieur du musée :
" Chaque genre serait classé séparément
et formerait en quelque sorte un muséum particulier. "
Tout est fait pour que l'il ne s'égare pas dans la multitude
des oeuvres. Celles-ci sont distribuées " sur l'échelle
des siècles ". Les sculptures sont présentées
à part. L'espace du musée lui-même doit rester
sobre et sans décoration. Il est fait appel à l'architecture
pour structurer la mise en espace des oeuvres. Dans une chronologie
concordante, les oeuvres de plusieurs pays sont présentées
simultanément pour montrer le décalage dans l'évolution
artistique des différents peuples. Cette disposition fournit
une présentation comparative des civilisations. En cas
de doute sur l'attribution d'une oeuvre à une école
artistique ou sur une datation, on se rabat sur la présentation
esthétique en attendant un classement scientifique.
Lenoir est aussi l'auteur du premier catalogue raisonné
des oeuvres conservées au dépôt. Mais la
publication du catalogue est interdite par le gouvernement pour
des raisons politiques parce que le dépôt devait
servir de centre de tri et alimenter le Muséum et les
ventes. Lenoir en fera un vrai musée autonome en le transformant
en 1795 en "Musée des Monuments Français".
On a beaucoup reproché à Lenoir d'avoir démantelé
l'église abbatiale de Saint-Denis pour enrichir ce musée.
Pour lui cette démarche se justifiait dans la mesure où
le musée devait être un " temple expiatoire,
consacré au bon goût et au vrai génie ".
Ses tentatives pour rentrer au conservatoire du Muséum
resteront vaines et son " Essai sur le Muséum de
peinture " aura peu d'impact. Pourtant, on peut y voir l'
esquisse d'une conception moderne du musée où un
lieu fixe reçoit une collection constamment revisitée
:
" C'est là, en effet, une première figure
du musée moderne, où le progrès de la recherche
conduit à constamment réinterpéter, voire
réviser la collection. "
Mais le classement chronologique des oeuvres proposé par
Lenoir avait des conséquences esthétiques qui le
faisaient rejeter par ses contemporains. Le désordre des
oeuvres entassées au Petits-Augustins permettait à
l'imagination des contemporains de divaguer , alors que le rangement
strict imposé par la suite par Lenoir évoquait
un ordre lugubre. Lenoir, probablement conscient de cette austérité,
avait mis en place une forme de théâtralisation
créant une ambiance globale cohérente grâce
à des effets d'architecture, de lumière et de décor.
Ces premières tentatives révèlent la tension
interne à toute muséographie, partagée entre
la volonté de répartir les oeuvres de manière
scientifique et celle d'esthétiser la présentation
pour flatter le public.
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