LA PROBLEMATIQUE DU MUSEE
II. Le 20ème siècle: L'ESPACE SYMBOLIQUE
Après le regroupement d' oeuvres dans des bâtiments
spécifiques à partir du 2ème siècle
avant notre ère et l'émergence de la question de
la présentation de ces oeuvres au 18ème siècle,
la dernière grande révolution du musée a
été la question du lieu symbolique de la constitution
de la collection, posée au 20ème siècle
par l'Avant-garde russe dans ses projets institutionnels dans
les premiers temps après la Révolution bolchévique
et par Malraux avec le " Musée Imaginaire ".
Les musées de l'avant-garde russe
L'abstraction est russe. Kandinsky et sa première aquarelle
abstraite en 1911 et Malévitch avec les premières
oeuvres suprématistes de 1915 dont le "Carré
noir sur fond blanc" inaugurent un art autonome, sans asservissement
au sujet et à la représentation. Sitôt l'art
abstrait créé, ses initiateurs le rendent classique
en lui adjoignant la structure qui le pérennise, le musée.
Mais il s'agit d'un type de musée nouveau, qui n'est pas
seulement moderne parcequ'il abrite des oeuvres récentes,
mais moderne parce que le créateur prend le pas sur le
conservateur et oeuvre dans un complexe artistique où
la mission de conservation est complétée par un
travail de laboratoire, d'enseignement et de diffusion des oeuvres.
Depuis la Révolution Française, l'idée de
création d'un musée et celle de révolution
sont devenues indissociables. C'est aussi la révolution
qui a concrétisé en Russie les premiers musées
d'art moderne du monde. La trajectoire de l' avant-garde artistique
rejoignait un temps celle de l'avant-garde politique. Elle ne
saurait être comprise sans une connaissance approfondie
de la culture artistique russe, au parcours insolite et souvent
mal connu, à cause des longues périodes d'isolement
de la Russie.
En 1963, Alexandre Guérassimov, membre de l'AKhRR,
l'Association des Peintres de la Russie Révolutionnaire,
gardienne des valeurs du réalisme socialiste, déclarait:
" J'ai toujours pensé [..] à la quantité
innombrable de mauvais tableaux que je souffre de voir s'accumuler
dans les magasins spéciaux. Les réserves de la
galerie Trétiakov, par exemple, sont encombrées
de piles de " tableaux " futuristes, cubistes, etc.
On est en droit de se demander: combien coûte au peuple
la conservation de tels " chefs d'oeuvre " ? Combien
de papier a-t-il fallu utiliser pour les emballer? Combien de
personnes sont-elles employées à la garde de ces
déchets, dans des conditions hygrométriques scientifiquement
établies? On ne peut s'empêcher de se dire qu' "
on a peur pour l'Homme. "
La visite des réserves des musées d'URSS où
les oeuvres de l'avant-garde étaient conservées,
avait été formellement interdite en 1960, après
la publication le 28 mars par un journaliste américain,
Alexandre Marshack, de photos de ces réserves dans le
magazine " Life ". Les photos montraient des lieux
en désordre et un piètre état de conservation
des oeuvres. A la suite de la parution de l'article, plusieurs
responsables de musées en Russie furent renvoyés
de leur postes. En donnant un ton de scandale à ses révélations,
Marshack avait servi sans le savoir les intérêts
des tenants de l'académisme russe. Alors que Khrouchtchev
tendait vers une certaine réhabilitation de l'art moderne
en proposant tout un groupe de jeunes architectes pour le prix
Lénine, les académiciens, par le seul fait de montrer
la double page de " Life ", présentant côte
à côte une reproduction d'une peinture réaliste
socialiste, le " Discours de Lénine à Smolny
" de Sérov avec l'oeuvre d'un jeune peintre soviétique,
Zvérev, un " Autoportait " maculé qui
évoquait un Christ, avaient anéanti en une seconde
tous les efforts d'ouverture de Khrouchtchev. La seule vue de
ces deux images amena le communiste orthodoxe qu'était
malgré tout Khrouchtchev, à durcir sa position
et geler pendant plusieurs années sa politique de libéralisation
en faveur de l'art moderne.
C'est toute l'histoire de l'art russe moderne que convoquait
cette simple juxtaposition de deux photos de " Life ",
de la confrontation du symbolisme de Vroubel au nouvel académisme
des réalistes " Ambulants " en 1896 à
Nijni Novgorod, à celle des cubistes défiant le
sophistiqué Alexandre Benois du " Monde de l'Art
" et des futuristes exaspérant Lénine en peignant
les arbres des rues moscovites pour le 1er mai. Mais, à
cause de la longue fermeture au monde extérieur, cette
histoire de l'art russe n 'était pas clairement connue,
même par les russes eux-mêmes, et un simple journaliste
américain pouvait provoquer chez les russes avec deux
seules images un choc artistique aussi important que ceux qui
jalonnent l'histoire de l'art russe. Pourquoi le support imprimé
n'a-t-il pas eu en Union Soviétique l'effet salutaire
du Musée Imaginaire? Ce que la structure de l'imprimé
liait en un tout éclatait aux yeux des académiciens
soviétiques et de Khrouchtchev comme le parangon de l'inconciliable.
Ce n'est pas la possibilité de confrontation des oeuvres
apportée par les techniques de reproduction qui est en
cause ici, c'est le principe des couples d'opposition en histoire
de l'art. C'est d'un effet de choc semblable entre deux oeuvres
d'art qu'est issue la réflexion de Malévitch sur
la manière dont il faut effectuer l'analyse comparative
des oeuvres d'art modernes :
" Lorsqu'on juxtapose des oeuvres de Répine et de
Picasso , les lignes divergent à la fois dans la vision
du monde et dans celle de l'art, au point qu'on peut penser que
le nouvel art semble carrément venir d'une autre planète,
qui n'a rien en commun avec nos lois humaines et notre perception
humaine, ni avec la structure physique de l'il de l'artiste.
Mais en fait, ça n'est pas du tout comme ça. Le
lien de l'art nouveau et de l'art imitatif au modèle de
la nature est le même, bien qu'il varie graduellement et
de manière presque imperceptible d'une oeuvre à
l'autre. Et si nous plaçons une série d'oeuvres
dans l'ordre de leur développement historique, nous ne
trouverons pas une telle ligne de contraste. "
Deux images ne suffisent pas pour écrire l'histoire de
l'art moderne. Il en faut un grand nombre. Mieux, lorsque l'on
dispose une série d'oeuvres en un certain ordre, le continuum
de l'art apparaît comme la logique du spectre coloré
qui fonde la lumière blanche. C'est donc un système
linéaire plutôt qu'un système de couples
d'opposition qui apportera la réponse à la question
de la validité de l'art moderne.
Les " mauvais tableaux " que Guérassimov souffrait
de voir s'accumuler dans les réserves de la galerie Trétiakov
n'ont pas toujours été dans des magasins spéciaux.
Ils ont fait partie intégrante d'un vaste réseau
des premiers musées d'art moderne du monde, créés
spécialement en l'honneur de ces tableaux, mais qui n'avaient
pas d'architecture propre. La Galerie Trétiakov elle-même
n'a pas toujours été une réserve d'oeuvres,
elle a été l'oeuvre d'un seul homme dont elle porte
le nom.
Si la Révolution Française a créé
de toutes pièces le musée d'art et en a fait une
institution stable et une forme de monument qui devait traverser
les siècles, la Révolution Russe s'est contentée
de rajouter aux lieux de conservation d'oeuvres d'arts existants
les objets provenant des confiscations et, plus tard, une production
culturelle industrielle normalisée. Les seuls musées
qui ont été créés de toute pièce
par le jeune état soviétique sont les " musées
de la culture artistique ", les premiers musées d'art
moderne du monde. L'abandon, aussi soudain qu'inattendu, de la
représentation dans le nouvel art, n'avait pas d'équivalent
dans l'histoire et, hormis la révolution politique, il
n'existait aucun modèle auquel ce nouvel art put se référer.
La révolution politique russe avait en revanche un précédent,
la révolution française, dont elle s'inspirait
largement. Si leurs modèles esthétiques respectifs
entraient en conflit, le monde artistique et le monde politique
ont cependant trouvé un dénominateur commun dans
l'idée de musée.
Il ne nous reste de ces musées laboratoires russes, pourtant
si proches de nous dans le temps, que des descriptions. Aucun
bâtiment spécifique ne les symbolisait, la majeure
partie des collections qui les constituait a été
détruite et il n'en reste que quemques rares photographies
et catalogues.
Malgré une situation économique défavorable
et une situation politique inconfortable, le Narkompros mit en
pratique une politique d'art moderne qui déboucha sur
la création d'institutions artistiques permettant l'enseignement,
la recherche, la conservation et la diffusion de l'art moderne.
Ces unités formaient un complexe unique en son genre dont
la structure concrétisait les efforts théoriques
accomplis dans les années prérévolutionnaires.
Chtérenberg et la liberté en art
La pluralité artistique
La politique artistique fixée par le Narkompros s'inspirait
du modèle occidental. Pendant son exil en France, Lounatcharski
avait pu se forger une idée personnelle de ce modèle
puisqu' il avait été occasionnellement guide au
Looeuvre pour les visiteurs russes. Mais c'est avec David Chtérenberg
qu'il s'initie à l'art moderne, lui que Lounatcharski
choisira après la révolution pour diriger la Section
des Arts plastiques sous le régime bolchévique.
Chtérenberg peignait dans le style cubiste. A Paris, il
était en contact avec Apollinaire. fréquentait
la Ruche, le Café Rotonde et exposait régulièrement
au Salon d'Automne. Le programme politique de Chtérenberg
sur la création et la conservation des oeuvres d'art en
Russie est donc avant tout l'oeuvre d'un peintre. Plusieurs textes
signés ou co-signés par Chtérenberg, la
" Déclaration du Collège des Affaires artistiques
et de la Production Artistique de Pétersbourg auprès
de la Section des Arts Plastiques du Commissariat à l'Instruction
au sujet de l'Académie des Beaux-Arts de Pétersbourg
" d' avril 1918, la " Déclaration de la Section
des Arts Plastiques et de la production artistique sur les principes
de la muséologie, adoptée par le Collège
de la section lors de la réunion du 7 février 1919
", le long " Rapport d'activités de la section
des arts plastiques du Narkompros, Histoire de la naissance du
Collège de la Section des Arts plastiques " d'avril
1919, l'article " Notre tâche " de 1920, expliquent
la ligne politique de Chtérenberg en matière de
création et de conservation de l'art moderne. Chtérenberg
critiquait l'académisme russe d'avant la révolution,
le manque de talent de ses officiels, la manière dont
ils étouffaient les jeunes talents et usurpaient le nom
de l'Académie.
"Et pour que l'art russe s'émancipe, il ne restait
qu'à ôter le prestige et le pouvoir à ce
groupe de personnes. "
Contre les sélections abusives de l'Académie, le
nouveau programme des instances révolutionnaires consistait
donc à rétablir l'égalité entre toutes
les tendances artistiques. Cette liberté artistique était
inspirée du modèle occidental, qui malgré
la perpétuation d'institutions académiques sclérosées,
avait vu s'épanouir la diversité artistique . La
suppression du jury pour le Salon des Indépendants était
un premier pas vers l'accès libre du peuple à l'art
:
" ..à l'étranger on organise depuis longtemps
des expositions sans jury (salon des Indépendants à
Paris ou autres) . "
Le modèle occidental et son pluralisme artistique étaient
explicitement cités comme référence pour
la Russie soviétique :
"L'expérience de l'Occident, où tous les courants
artistiques vivants et toute la création vivante se sont
formés en dehors de l'art officiel, fut prise en considération
par la Révolution ouvrière, qui montra que les
formes de la direction artistique doivent être organisées
de telle sorte que l'état soutienne également tous
les courants et tous les mouvements dans le domaine artistique.
"
Mais le socialisme russe pouvait apporter la dimension de l'égalité
en libérant les artistes, non seulement de la contrainte
de la sélection, mais aussi de l'obstacle financier que
représentait cette sélection pour un art novateur.
La politique de l'égalité des artistes, aussi bien
sur le plan artistique que financier, prônée par
Chtérenberg et Lounatcharski était une première
mondiale :
" Ces deux principes sont appliqués ensemble non
seulement pour la première fois en Russie, mais dans le
monde entier. "
Le nouveau gouvernement facilitait financièrement la participation
des artistes aux expositions. Mais ces aides étaient destinées
à encourager l'artiste au niveau individuel et non en
tant que membre d'une association professionnelle dont le gouvernement
cherchait à tout prix à limiter le pouvoir. L'IZO
délèguait aux peintres de " gauche "
la tâche de diffuser l'art auprès des masses mais
devait gérer le conflit qui opposait cette tendance aux
artistes académiques, largement représentés
dans le corps professoral car plus éduqués, et
qui luttaient pour défendre leurs intérêts
personnels, en recherchant notamment l'acquisition systématique
de leurs oeuvres par l'Etat, sans prise en compte de la valeur
artistique. Chtérenberg devait donc arbitrer un problème
financier délicat:
" Il est entendu que les conditions dans lesquelles vit
un artiste le distinguent de tous les autres travailleurs. Alors
que les autres travailleurs peuvent toujours vendre leur travail,
les artistes, même de valeur, n'ont pas toujours, eux,
la possibilité de recevoir un salaire fixe. Tout cela
fut pris en considération, quand il s'est agi d'acheter
des oeuvres pour les musées ou d'établir les rémunérations
des artistes qui exécutaient des monuments et des affiches
. On élabora des normes précises, mais ces normes
ont été toujours violées par les organisations
existantes, par tous les commissariats de la R.F.S . et nous
nous trouvons finalement devant ce même problème
de la rémunération des artistes et nous sommes
impuissants à établir avec précision un
mode de paiement, parce que nos normes de toutes façons
ne sont pas respectées. "
Le nouveau gouvernement ne voulait pas reproduire l'attitude
de l'Etat despotique qui encourageait les rivalités entre
artistes et favorisait les artistes rétrogrades. La solution
préconisée pour résoudre ce conflit qui
avait pourri la vie artistique russe depuis des décennies
fut donc de changer le mode d'exposition. Au lieu de pratiquer
l'éclectisme qui mélangeait tous les courants occasionnant
ainsi des rivalités, Chtérenberg proposa de séparer
strictement les genres artistiques et d'alterner les courants
et les genres de manière à ce que chacun d'entre
eux puisse être jugé séparément. Cette
présentation séparée permettait ainsi au
public de structurer son jugement de manière objective
et de situer les oeuvres à l'intérieur d'un continuum
artistique, de l'icône au suprématisme:
" Jusqu'à maintenant, les groupes artistiques existaient
en tant que forces rivales. (..) Le temps est venu de percevoir
l'art comme une réalité unie. Une culture spécifique
est le pivot de chaque art. Il n'existe pas de Culture artistique
en dehors de la peinture, de sculpture en dehors de la culture
plastique et d'architecture en dehors de l'architectonique. Une
manifestation commune, l'alternance dans le même espace
de courants différents et séparés, permettra
de sentir, de voir et de comprendre ce qui distinguait un groupe
d'un autre et de percevoir le caractère commun qui apparente
chaque art vrai et qui traverse tout l'art russe et ainsi met
un signe d'égalité entre le XIVe siècle
et le XXe siècle, entre l'art des icônes et le suprématisme.
"
Lorsque des courants divers sont présentés simultanément
dans le cadre des grandes expositions comme, par exemple, la
" 1ère exposition des artistes de toutes les tendances
" en avril 1919 à Pétrograd, la présentation
chronologique n'est pas retenue. Les courants sont juxtaposés
en fonction du développement plastique des oeuvres :
" La Commission a choisi comme principe d'exposition la
succession des courants, qui sont les jalons du développement
de l'art russe, tout en refusant le principe de la continuité
historique des courants. Ainsi l'Union de la Jeunesse et d'autres
courants modernes de l'art russe, les peintres Ambulants et les
peintres du Monde de l'Art, se sont trouvés placés
les uns à côté des autres. Les groupes qui
sont les continuateurs des principes de ces deux côtés,
ont été placés selon le principe de quantité
et de dimension des tableaux. "
Ce problème de l'accrochage s'était déjà
posé pour les musées issus de la révolution
française opposant deux types d'accrochage, décoratif
ou historique. Mais, dans le cas des musées d'art moderne
issus de la révolution russe, le choix de ne pas retenir
un accrochage chronologique n'avait pas de visée décorative.
Il était destiné à mettre sur un pied d'égalité
les différents groupes artistiques en lice. Le mode d'accrochage
signait l'arbitrage d'un conflit. Dans l'esprit de la Renaissance
et d'un certain humanisme, Chtérenberg voulait aussi donner
au métier d'artiste ses lettres de noblesse (" Montrez
que votre métier est un grand métier pour toute
l'humanité "). Plasticien, enseignant, gestionnaire
du musée, organisateur d'expositions, en charge d'écrire
une nouvelle histoire de l'art, le peintre soviétique
peut aussi librement exposer sa propre production et faire apprécier
son oeuvre en rédigeant et éditant une monographie.
Dans aucun projet institutionnel sur l'art une place aussi importante
n'a été accordée à l'artiste. L'organisation
d'expositions, l'édition de livres, la décoration
des villes, l'acquisition d'oeuvres d'artistes vivants témoignant
en direct de l'évolution de l'art, toutes ces activités
du Narkompros contribuaient à restituer l'art au peuple
en le sortant de son ancienne prison, le musée :
" Ce travail a fait sortir l'art des salles d'expositions
et des musées où il était confiné
et caché au peuple, dans les rues pour qu'il recooeuvre
pendant les jours fériés de vives et larges taches
de couleurs. La Section a fait sortir l'art de la prison-musée
et l'a remis à l'ouvrier et au paysan. "
À Moscou, en décembre 1918, après six
mois de préparation par la commission d'achat, Lounatcharski
signe donc la liste des 143 artistes sélectionnés
par le Collège artistique. Y figurent en bonne place nombre
des représentants du " Monde de l'Art", dont
Benois, mais aussi des représentants de toutes les autres
tendances russes de l'époque : Les réalistes du
style Ambulant, la Rose bleue, le Valet de carreau, l'Union des
Peintres Russes, la Queue d'âne et tous les représentants
de l'avant-garde. À cette réunion seront émises
un certain nombre de propositions sur la nature et l'organisation
de musées qui prendront corps dans les mois suivants.
Entre septembre 1918 et décembre 1920, la commission d'achat
des musées aura acquis quelque 1926 oeuvres de 416 artistes.
Le gouvernement soviétique contribuera à hauteur
de 2 millions de roubles pour l'achat d'oeuvres d'art moderne,
somme importante pour l'époque mais qu'il faut comparer
aux 500 millons de roubles de fonctionnement annuel du Narkompros.
Plus d'un millier d'oeuvres seront réparties dans quelques
36 musées régionaux. 26 nouveaux musées
étaient planifiés au moment de la liquidation de
la Commission d'Achat en 1921. Un " bureau des excursions
" sera créé par Kandinsky d'après le
modèle mis au point par le département de la construction
artistique pour populariser l'art moderne auprès du public
par des conférences dans les clubs ouvriers. Cette organisation
en réseau répondait à la volonté
de cultiver les masses. :
" Comme les masses n'avaient pas accès à l'art
et que celui-ci pour cette raison peut leur sembler aussi oisif
qu'inopportun et que de plus la prolifération de courants
artistiques concurrents rend particulièrement obscure
toute vision de l'art, la Section a considéré comme
de son devoir d'organiser toute une série de conférences
destinées aux masses ouvrières , pour que les ouvriers,
en voyant des affiches dans les rues et des tableaux dans les
musées, soient capables de s'orienter dans ce domaines,
d'avoir une attitude consciente envers l'art et d'aimer ce qui
leur est proche et familier. "
C'est ainsi que la Russie sera le premier pays du monde à
exposer officiellement l'art abstrait à une telle échelle.
Les lieux d'exposition dans les régions étaient
des musées artistiques ou ethnographiques. Les collections
étaient constituées suivant l'importance du lieu
et la capacité d'hébergement des oeuvres. Si la
construction de bâtiments séparés était
rarement effectuée, les musées locaux proposaient
la plupart du temps un voisinage avec les ateliers libres d'Etat,
qui mettaient sur pied leur système pédagogique
de concert avec l'instance du musée. Les ateliers pouvaient
être demandeurs de collections d'arts modernes pour leur
ville et mettaient sur pied un musée de la Culture artistique.
La synergie entre le musée et l'atelier, le musée-laboratoire
dont on doit le concept à Kandinsky, sera vraiment un
moteur de la politique artistique de l'Etat soviétique
de cette courte période à cheval sur les années
vingt.
Fin 1918, le Narkompros crée également une section
internationale chargée d'établir des liens avec
les artistes révolutionnaires européens. Cette
section était dirigée par Lounatcharski, Chtérenberg,
Kandinsky, et, au début, Tatline. Le " Bureau International
" devait " unir les combattants d'avant-garde de l'art
au nom de la nouvelle culture artistique. " Un projet
de construction d'une "Cité internationale des arts
" est élaboré mais ne connaît pas
de suite. L'intervention de la section internationale se limite
à des actions de propagande à l'étranger
en faveur de l' art soviétique. Fin 1920, une édition
en allemand sur le Nouvel Art en Russie, 1914-1919, axé
sur le constructivisme, apportait en Europe occidentale les nouvelles
conceptions russes.
Malraux
Contemporain de Malévitch, ami de Chagall, Malraux,
est compagnon de route du communisme mais il ne rentre en contact
avec le monde russe qu'à partir de 1935, c'est-à-dire
après la liquidation des avant-gardes et l'imposition
de la doctrine du réalisme socialiste. Son oeuvre littéraire
(" La Condition humaine ", " L'Espoir "),
célèbre la ferveur révolutionnaire à
laquelle il a même participé militairement en combattant
le fascisme en Espagne. Mais il fut condamné en 1924 à
trois ans de prison ferme pour avoir découpé des
bas-reliefs dans le temple khmer de Banteau-Srey en Indochine.
Cet acte rappelle beaucoup le dépeçage par Alexandre
Lenoir de l'église abbatiale de Saint-Denis à la
Révolution Française pour alimenter son "Musée
des Monuments Français". Mais, comme Lenoir après
avoir opéré à des déplacements d'oeuvres,
opérant en cela l'acte fondateur du musée,a élaboré
ensuite un projet de présentation de ces oeuvres, de la
même façon, Malraux, après avoir attenté
à l'intégrité d'un édifice religieux,
où les oeuvres faisaient partie intégrante d'une
architecture, mettra au point un système de présentation
où les oeuvres peuvent être déplacées
et regroupées selon des critères nouveaux.
Malraux ne cessera toute sa vie d'expier ce péché
de jeunesse à Banteau-Srey dans un vaste projet de mise
à disposition sans risque de la culture mondiale par le
biais de la reproduction photographique. Cette symphonie héroïque
de l'art, conçue dès les années vingt, il
ne la compose qu' après la Seconde Guerre Mondiale en
1947 dans le livre le " Musée Imaginaire ",
dont la théorie se prolonge entre 1954 et 1976 dans trois
livres, " Le Surnaturel ", " L'Iréel "
et " L'Intemporel " qui concrétisent la gigantesque
fresque qui nous mène à travers l'art mondial du
2ème millénaire avant Jésus-Christ à
l'aube du 21ème siècle. Par ce projet, Malraux
entendait dialoguer avec la " communauté de l'art
", c'est-à-dire tous les hommes, créateurs
ou non, pour lesquels l'art est nécessaire.
Pour Malraux, les vrais musées répondent à
l'appel des vrais créateurs. C'est par le regard de l'artiste
que l'objet devient oeuvre d'art et pénètre le
musée. La plus grande déception de Malraux fut
l'exposition de la Galerie Maeght en 1973 qui tenta de recréer
le Musée Imaginaire à travers une exposition dense
d'oeuvres rares et significatives et qui lui fit dire : "
Ce n'est pas le Musée Imaginaire, puisque le Musée
Imaginaire ne peut exister que dans l'esprit des artistes ".
Et c'est grâce à l'esprit d' un artiste que Malraux,
qui avait fait de Picasso son interlocuteur privilégié,
pu faire exister le Musée Imaginaire. En homme de conversation
plus que de conservation, Malraux s'entretient avec Picasso à
qui il confie que le vrai lieu du Musée Imaginaire est
nécessairement un lieu mental, reprenant pour le compte
du Musée l'affirmation que Léonard de Vinci appliquait
à la peinture comme " cosa mentale ". Est-ce
Picasso ou Malraux qui énonça le premier l'idée
que dans le musée, les oeuvres semblent nous choisir plus
que nous ne les choisissons ? :
" Picasso savait qu'il n'y était pas question du
musée des préférences de chacun, mais d'un
musée dont les oeuvres semblent nous choisir , plus que
nous ne les choisissons. Le Musée Imaginaire, qui ne peut
exister que dans notre mémoire, n'est pas non plus un
Looeuvre développé. Celui de Baudelaire accueille
quatre siècles. Le Musée Imaginaire, cinq millénaires,
l'immémorial préhistorique () Les dieux et les
saints sont devenus des statues. La métamorphose est l'âme
du Musée Imaginaire. La foule des oeuvres de toutes les
civilisations n' " enrichit " pas le Looeuvre, elle
le met en question. "
Le Musée Imaginaire est cette instance symbolique qui
interroge le musée réel. Alors que le musée
est un lieu fixe dont la collection peut varier au cours du temps,
le Musée Imaginaire est une collection déterminée
qui n'a pas d'espace propre. C' est donc dans cet imaginaire
que naissent les associations d'oeuvres qui se concrétiseront
en collection et donneront vie et sens au musée réel.
Comment Malraux concevait-il le statut de l'oeuvre d'art dans
le musée ? Pour rentrer dans le monde de l'art, les figures
doivent quitter le monde concret dans lequel elles ont été
créées. Dans le musée, l'objet devient oeuvre
en se séparant de l'idéologie qui l'a créée.
Le monde de l'art, représenté par le musée,
supprime le lien qui unissait l'oeuvre à la vie contemporaine
dans laquelle elle est née. Avec lui, la divinité
quitte les oeuvres qui ressuscitent maintenant sous forme d'
oeuvre d'art. Les modèles profanes à partir desquels
les oeuvres ont été créées s'évanouissent.
Cette vie perdue de l'oeuvre est alors compensée par l'acquisition
d'une forme d'immortalité conférée par l'art,
c'est à dire la vie de la communauté des oeuvres.
En la délivrant de ses fonctions préalables, cultuelles
ou pratiques, le Musée impose un nouveau statut à
l'oeuvre qu'elle héberge.
En entrant au musée, l'oeuvre d'art subit aussi, la délivrance
du cadre. Il s'agit non pas du cadre comme objet plastique entourant
la toile, mais du cadre environnemental dans lequel l'oeuvre
est née. Par exemple, l'icône n'a pas de cadre comme
objet, mais elle est entouré d'une coquille dans laquelle
elle vit dans son milieu d'origine. Cette coquille, ce cadre
de vie, est l'iconostase, qui fait le lien entre l'icône
et le sanctuaire. Il y a ainsi une relation entre le spectacle
offert par le tableau et le culte auquel le spectateur assiste
dans le même environnement. Ce " cadre " du sacré
diffère du cadre occidental qui matérialise la
fenêtre que représente le tableau, isolant ainsi
l'oeuvre des autres oeuvres. Mais l'enchâssement du tableau
dans un cadre, que ce soit le cadre du sanctuaire ou le cadre
entourant le tableau, le faisait rentrer dans l'irréel.
Le mur blanc du musée réel agit comme un englobant
de la résurrection des oeuvres dans le " cadre "
commun du musée.
La raison d'être du musée est d'ordonner le chaos
des découvertes. La collection est l'antichambre du musée.
Le musée rapproche les oeuvres éparses mais ne
peut réunir que ce qui est transportable (peintures, statues).
En entrant dans le musée, l'oeuvre d'art entre dans la
communauté des oeuvres que le musée regroupe. Le
contact des oeuvres entre elles les fait entrer en interaction.
Si cette communauté peut créer d' " abusives
fraternités ", elle permet aussi aux grandes oeuvres
d'éclairer d'une lumière nouvelle les autres oeuvres
d'art et de les métamorphoser. C'est donc l'art nouveau
qui appelle les arts anciens à la " résurrection
", c'est-à-dire qui les appelle à se restructurer
en fonction du nouveau membre qui entre dans leur communauté.
Tout art nouveau a donc une action rétroactive sur les
oeuvres précédentes :
" Tout grand art modifie celui de ses prédécesseurs.
"
Mais l'interaction ne se fait pas seulement sur le plan historique.
Elle s'opère aussi sur le plan géographique grâce
à l'apport des oeuvres de pays étrangers, un thème
cher à Malraux. La succession des découvertes de
formes d'art diverses dans le monde infléchit donc la
notion de style. Des arts produits par d'autres peuples et d'autres
époques rejoignent les collections, se confrontent aux
arts déjà rassemblés et changent notre perception
de ceux-ci ainsi que la production plastique contemporaine. Les
oeuvres accèdent à la vie par cette succession
d'apports étrangers dans le temps et dans l'espace. Cette
recomposition des oeuvres passées et présentes
par la cohabitation des oeuvres d'art dans le musée est
ce que Malraux appelle la " métamorphose ".
Il faut donc bien distinguer ce que Malraux entend par la résurrection
de l'objet en oeuvre d'art dans le musée qui le débarasse
de ses fonctions utilitaires, de la métamorphose, qui
est un phénomène de transformation de la perception
des oeuvres sous l'influence de formes d'art nouvelles. Les oeuvres
ressuscitées une fois pour toutes dans le musée,
grâce au fait d'être rassemblées dans le même
lieu, sont constamment soumises à la métamorphose
par l'apport d'oeuvres nouvelles. C'est pourquoi la muséographie
est tendue entre une meilleure présentation des objets
et l'unité des oeuvres.
La confrontation des oeuvres d'art dans le livre ou la revue
est une opération intellectuelle au sens où elle
est une interrogation sur ce qui rassemble l'art et où
la réunion des chefs d'oeuvres convoque les chefs d'oeuvres
absents. Si l'art est servi par la photographie, l'histoire de
l'art devient l'histoire de ce qui est photographiable. La reproduction
n'est cependant pas la cause de l'intellectualisation de l'art,
mais son moyen. Par la reproduction photomécanique qui
détruit son appartenance, l'oeuvre est délivrée
de la matière et c'est par cela qu'elle devient moderne.
Dans le Musée Imaginaire la cadre qui disparaît
est le cadre du tableau. En entrant dans le livre d'art, la cadre
est remplacé par la marge. La marge du livre ou de la
revue est un nouvel englobant réunissant cette fois la
métamorphose de l'oeuvre, transformée par la confrontation,
avec les autres oeuvres. Mieux que le musée réel,
le Musée Imaginaire est le lieu de la métamorphose
des oeuvres d'art. Le Musée Imaginaire est le lieu symbolique,
facilité par les moyens de reproduction où s'assemblent
les oeuvres éparses dans un nouveau groupement formel
qui amène à de nouvelles confrontations entre les
oeuvres impulsant une métamorphose de l'art. Celle-ci
se concrétise ensuite dans des expositions et aboutit
seulement dans un troisième temps à un remaniement
du musée réel. C'est en ce sens que le Musée
Imaginaire est le " monde de l'art ".
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