LA PROBLEMATIQUE DU MUSEE

 

I. 2ème siècle avant notre ère: DEPLACEMENT ET CONSERVATION

II. 18ème SIECLE: L' ORGANISATION DE LA COLLECTION

II. Le 20ème siècle: L'ESPACE SYMBOLIQUE

 

II. Le 20ème siècle: L'ESPACE SYMBOLIQUE



Après le regroupement d' oeuvres dans des bâtiments spécifiques à partir du 2ème siècle avant notre ère et l'émergence de la question de la présentation de ces oeuvres au 18ème siècle, la dernière grande révolution du musée a été la question du lieu symbolique de la constitution de la collection, posée au 20ème siècle par l'Avant-garde russe dans ses projets institutionnels dans les premiers temps après la Révolution bolchévique et par Malraux avec le " Musée Imaginaire ".

Les musées de l'avant-garde russe

L'abstraction est russe. Kandinsky et sa première aquarelle abstraite en 1911 et Malévitch avec les premières oeuvres suprématistes de 1915 dont le "Carré noir sur fond blanc" inaugurent un art autonome, sans asservissement au sujet et à la représentation. Sitôt l'art abstrait créé, ses initiateurs le rendent classique en lui adjoignant la structure qui le pérennise, le musée. Mais il s'agit d'un type de musée nouveau, qui n'est pas seulement moderne parcequ'il abrite des oeuvres récentes, mais moderne parce que le créateur prend le pas sur le conservateur et oeuvre dans un complexe artistique où la mission de conservation est complétée par un travail de laboratoire, d'enseignement et de diffusion des oeuvres. Depuis la Révolution Française, l'idée de création d'un musée et celle de révolution sont devenues indissociables. C'est aussi la révolution qui a concrétisé en Russie les premiers musées d'art moderne du monde. La trajectoire de l' avant-garde artistique rejoignait un temps celle de l'avant-garde politique. Elle ne saurait être comprise sans une connaissance approfondie de la culture artistique russe, au parcours insolite et souvent mal connu, à cause des longues périodes d'isolement de la Russie.

En 1963, Alexandre Guérassimov, membre de l'AKhRR, l'Association des Peintres de la Russie Révolutionnaire, gardienne des valeurs du réalisme socialiste, déclarait:
" J'ai toujours pensé [..] à la quantité innombrable de mauvais tableaux que je souffre de voir s'accumuler dans les magasins spéciaux. Les réserves de la galerie Trétiakov, par exemple, sont encombrées de piles de " tableaux " futuristes, cubistes, etc. On est en droit de se demander: combien coûte au peuple la conservation de tels " chefs d'oeuvre " ? Combien de papier a-t-il fallu utiliser pour les emballer? Combien de personnes sont-elles employées à la garde de ces déchets, dans des conditions hygrométriques scientifiquement établies? On ne peut s'empêcher de se dire qu' " on a peur pour l'Homme. "
La visite des réserves des musées d'URSS où les oeuvres de l'avant-garde étaient conservées, avait été formellement interdite en 1960, après la publication le 28 mars par un journaliste américain, Alexandre Marshack, de photos de ces réserves dans le magazine " Life ". Les photos montraient des lieux en désordre et un piètre état de conservation des oeuvres. A la suite de la parution de l'article, plusieurs responsables de musées en Russie furent renvoyés de leur postes. En donnant un ton de scandale à ses révélations, Marshack avait servi sans le savoir les intérêts des tenants de l'académisme russe. Alors que Khrouchtchev tendait vers une certaine réhabilitation de l'art moderne en proposant tout un groupe de jeunes architectes pour le prix Lénine, les académiciens, par le seul fait de montrer la double page de " Life ", présentant côte à côte une reproduction d'une peinture réaliste socialiste, le " Discours de Lénine à Smolny " de Sérov avec l'oeuvre d'un jeune peintre soviétique, Zvérev, un " Autoportait " maculé qui évoquait un Christ, avaient anéanti en une seconde tous les efforts d'ouverture de Khrouchtchev. La seule vue de ces deux images amena le communiste orthodoxe qu'était malgré tout Khrouchtchev, à durcir sa position et geler pendant plusieurs années sa politique de libéralisation en faveur de l'art moderne.
C'est toute l'histoire de l'art russe moderne que convoquait cette simple juxtaposition de deux photos de " Life ", de la confrontation du symbolisme de Vroubel au nouvel académisme des réalistes " Ambulants " en 1896 à Nijni Novgorod, à celle des cubistes défiant le sophistiqué Alexandre Benois du " Monde de l'Art " et des futuristes exaspérant Lénine en peignant les arbres des rues moscovites pour le 1er mai. Mais, à cause de la longue fermeture au monde extérieur, cette histoire de l'art russe n 'était pas clairement connue, même par les russes eux-mêmes, et un simple journaliste américain pouvait provoquer chez les russes avec deux seules images un choc artistique aussi important que ceux qui jalonnent l'histoire de l'art russe. Pourquoi le support imprimé n'a-t-il pas eu en Union Soviétique l'effet salutaire du Musée Imaginaire? Ce que la structure de l'imprimé liait en un tout éclatait aux yeux des académiciens soviétiques et de Khrouchtchev comme le parangon de l'inconciliable. Ce n'est pas la possibilité de confrontation des oeuvres apportée par les techniques de reproduction qui est en cause ici, c'est le principe des couples d'opposition en histoire de l'art. C'est d'un effet de choc semblable entre deux oeuvres d'art qu'est issue la réflexion de Malévitch sur la manière dont il faut effectuer l'analyse comparative des oeuvres d'art modernes :
" Lorsqu'on juxtapose des oeuvres de Répine et de Picasso , les lignes divergent à la fois dans la vision du monde et dans celle de l'art, au point qu'on peut penser que le nouvel art semble carrément venir d'une autre planète, qui n'a rien en commun avec nos lois humaines et notre perception humaine, ni avec la structure physique de l'il de l'artiste. Mais en fait, ça n'est pas du tout comme ça. Le lien de l'art nouveau et de l'art imitatif au modèle de la nature est le même, bien qu'il varie graduellement et de manière presque imperceptible d'une oeuvre à l'autre. Et si nous plaçons une série d'oeuvres dans l'ordre de leur développement historique, nous ne trouverons pas une telle ligne de contraste. "
Deux images ne suffisent pas pour écrire l'histoire de l'art moderne. Il en faut un grand nombre. Mieux, lorsque l'on dispose une série d'oeuvres en un certain ordre, le continuum de l'art apparaît comme la logique du spectre coloré qui fonde la lumière blanche. C'est donc un système linéaire plutôt qu'un système de couples d'opposition qui apportera la réponse à la question de la validité de l'art moderne.
Les " mauvais tableaux " que Guérassimov souffrait de voir s'accumuler dans les réserves de la galerie Trétiakov n'ont pas toujours été dans des magasins spéciaux. Ils ont fait partie intégrante d'un vaste réseau des premiers musées d'art moderne du monde, créés spécialement en l'honneur de ces tableaux, mais qui n'avaient pas d'architecture propre. La Galerie Trétiakov elle-même n'a pas toujours été une réserve d'oeuvres, elle a été l'oeuvre d'un seul homme dont elle porte le nom.
Si la Révolution Française a créé de toutes pièces le musée d'art et en a fait une institution stable et une forme de monument qui devait traverser les siècles, la Révolution Russe s'est contentée de rajouter aux lieux de conservation d'oeuvres d'arts existants les objets provenant des confiscations et, plus tard, une production culturelle industrielle normalisée. Les seuls musées qui ont été créés de toute pièce par le jeune état soviétique sont les " musées de la culture artistique ", les premiers musées d'art moderne du monde. L'abandon, aussi soudain qu'inattendu, de la représentation dans le nouvel art, n'avait pas d'équivalent dans l'histoire et, hormis la révolution politique, il n'existait aucun modèle auquel ce nouvel art put se référer. La révolution politique russe avait en revanche un précédent, la révolution française, dont elle s'inspirait largement. Si leurs modèles esthétiques respectifs entraient en conflit, le monde artistique et le monde politique ont cependant trouvé un dénominateur commun dans l'idée de musée.
Il ne nous reste de ces musées laboratoires russes, pourtant si proches de nous dans le temps, que des descriptions. Aucun bâtiment spécifique ne les symbolisait, la majeure partie des collections qui les constituait a été détruite et il n'en reste que quemques rares photographies et catalogues.

Malgré une situation économique défavorable et une situation politique inconfortable, le Narkompros mit en pratique une politique d'art moderne qui déboucha sur la création d'institutions artistiques permettant l'enseignement, la recherche, la conservation et la diffusion de l'art moderne. Ces unités formaient un complexe unique en son genre dont la structure concrétisait les efforts théoriques accomplis dans les années prérévolutionnaires.
Chtérenberg et la liberté en art
La pluralité artistique
La politique artistique fixée par le Narkompros s'inspirait du modèle occidental. Pendant son exil en France, Lounatcharski avait pu se forger une idée personnelle de ce modèle puisqu' il avait été occasionnellement guide au Looeuvre pour les visiteurs russes. Mais c'est avec David Chtérenberg qu'il s'initie à l'art moderne, lui que Lounatcharski choisira après la révolution pour diriger la Section des Arts plastiques sous le régime bolchévique. Chtérenberg peignait dans le style cubiste. A Paris, il était en contact avec Apollinaire. fréquentait la Ruche, le Café Rotonde et exposait régulièrement au Salon d'Automne. Le programme politique de Chtérenberg sur la création et la conservation des oeuvres d'art en Russie est donc avant tout l'oeuvre d'un peintre. Plusieurs textes signés ou co-signés par Chtérenberg, la " Déclaration du Collège des Affaires artistiques et de la Production Artistique de Pétersbourg auprès de la Section des Arts Plastiques du Commissariat à l'Instruction au sujet de l'Académie des Beaux-Arts de Pétersbourg " d' avril 1918, la " Déclaration de la Section des Arts Plastiques et de la production artistique sur les principes de la muséologie, adoptée par le Collège de la section lors de la réunion du 7 février 1919 ", le long " Rapport d'activités de la section des arts plastiques du Narkompros, Histoire de la naissance du Collège de la Section des Arts plastiques " d'avril 1919, l'article " Notre tâche " de 1920, expliquent la ligne politique de Chtérenberg en matière de création et de conservation de l'art moderne. Chtérenberg critiquait l'académisme russe d'avant la révolution, le manque de talent de ses officiels, la manière dont ils étouffaient les jeunes talents et usurpaient le nom de l'Académie.
"Et pour que l'art russe s'émancipe, il ne restait qu'à ôter le prestige et le pouvoir à ce groupe de personnes. "
Contre les sélections abusives de l'Académie, le nouveau programme des instances révolutionnaires consistait donc à rétablir l'égalité entre toutes les tendances artistiques. Cette liberté artistique était inspirée du modèle occidental, qui malgré la perpétuation d'institutions académiques sclérosées, avait vu s'épanouir la diversité artistique . La suppression du jury pour le Salon des Indépendants était un premier pas vers l'accès libre du peuple à l'art :
" ..à l'étranger on organise depuis longtemps des expositions sans jury (salon des Indépendants à Paris ou autres) . "
Le modèle occidental et son pluralisme artistique étaient explicitement cités comme référence pour la Russie soviétique :
"L'expérience de l'Occident, où tous les courants artistiques vivants et toute la création vivante se sont formés en dehors de l'art officiel, fut prise en considération par la Révolution ouvrière, qui montra que les formes de la direction artistique doivent être organisées de telle sorte que l'état soutienne également tous les courants et tous les mouvements dans le domaine artistique. "
Mais le socialisme russe pouvait apporter la dimension de l'égalité en libérant les artistes, non seulement de la contrainte de la sélection, mais aussi de l'obstacle financier que représentait cette sélection pour un art novateur. La politique de l'égalité des artistes, aussi bien sur le plan artistique que financier, prônée par Chtérenberg et Lounatcharski était une première mondiale :
" Ces deux principes sont appliqués ensemble non seulement pour la première fois en Russie, mais dans le monde entier. "
Le nouveau gouvernement facilitait financièrement la participation des artistes aux expositions. Mais ces aides étaient destinées à encourager l'artiste au niveau individuel et non en tant que membre d'une association professionnelle dont le gouvernement cherchait à tout prix à limiter le pouvoir. L'IZO délèguait aux peintres de " gauche " la tâche de diffuser l'art auprès des masses mais devait gérer le conflit qui opposait cette tendance aux artistes académiques, largement représentés dans le corps professoral car plus éduqués, et qui luttaient pour défendre leurs intérêts personnels, en recherchant notamment l'acquisition systématique de leurs oeuvres par l'Etat, sans prise en compte de la valeur artistique. Chtérenberg devait donc arbitrer un problème financier délicat:
" Il est entendu que les conditions dans lesquelles vit un artiste le distinguent de tous les autres travailleurs. Alors que les autres travailleurs peuvent toujours vendre leur travail, les artistes, même de valeur, n'ont pas toujours, eux, la possibilité de recevoir un salaire fixe. Tout cela fut pris en considération, quand il s'est agi d'acheter des oeuvres pour les musées ou d'établir les rémunérations des artistes qui exécutaient des monuments et des affiches . On élabora des normes précises, mais ces normes ont été toujours violées par les organisations existantes, par tous les commissariats de la R.F.S . et nous nous trouvons finalement devant ce même problème de la rémunération des artistes et nous sommes impuissants à établir avec précision un mode de paiement, parce que nos normes de toutes façons ne sont pas respectées. "
Le nouveau gouvernement ne voulait pas reproduire l'attitude de l'Etat despotique qui encourageait les rivalités entre artistes et favorisait les artistes rétrogrades. La solution préconisée pour résoudre ce conflit qui avait pourri la vie artistique russe depuis des décennies fut donc de changer le mode d'exposition. Au lieu de pratiquer l'éclectisme qui mélangeait tous les courants occasionnant ainsi des rivalités, Chtérenberg proposa de séparer strictement les genres artistiques et d'alterner les courants et les genres de manière à ce que chacun d'entre eux puisse être jugé séparément. Cette présentation séparée permettait ainsi au public de structurer son jugement de manière objective et de situer les oeuvres à l'intérieur d'un continuum artistique, de l'icône au suprématisme:
" Jusqu'à maintenant, les groupes artistiques existaient en tant que forces rivales. (..) Le temps est venu de percevoir l'art comme une réalité unie. Une culture spécifique est le pivot de chaque art. Il n'existe pas de Culture artistique en dehors de la peinture, de sculpture en dehors de la culture plastique et d'architecture en dehors de l'architectonique. Une manifestation commune, l'alternance dans le même espace de courants différents et séparés, permettra de sentir, de voir et de comprendre ce qui distinguait un groupe d'un autre et de percevoir le caractère commun qui apparente chaque art vrai et qui traverse tout l'art russe et ainsi met un signe d'égalité entre le XIVe siècle et le XXe siècle, entre l'art des icônes et le suprématisme. "
Lorsque des courants divers sont présentés simultanément dans le cadre des grandes expositions comme, par exemple, la " 1ère exposition des artistes de toutes les tendances " en avril 1919 à Pétrograd, la présentation chronologique n'est pas retenue. Les courants sont juxtaposés en fonction du développement plastique des oeuvres :
" La Commission a choisi comme principe d'exposition la succession des courants, qui sont les jalons du développement de l'art russe, tout en refusant le principe de la continuité historique des courants. Ainsi l'Union de la Jeunesse et d'autres courants modernes de l'art russe, les peintres Ambulants et les peintres du Monde de l'Art, se sont trouvés placés les uns à côté des autres. Les groupes qui sont les continuateurs des principes de ces deux côtés, ont été placés selon le principe de quantité et de dimension des tableaux. "
Ce problème de l'accrochage s'était déjà posé pour les musées issus de la révolution française opposant deux types d'accrochage, décoratif ou historique. Mais, dans le cas des musées d'art moderne issus de la révolution russe, le choix de ne pas retenir un accrochage chronologique n'avait pas de visée décorative. Il était destiné à mettre sur un pied d'égalité les différents groupes artistiques en lice. Le mode d'accrochage signait l'arbitrage d'un conflit. Dans l'esprit de la Renaissance et d'un certain humanisme, Chtérenberg voulait aussi donner au métier d'artiste ses lettres de noblesse (" Montrez que votre métier est un grand métier pour toute l'humanité "). Plasticien, enseignant, gestionnaire du musée, organisateur d'expositions, en charge d'écrire une nouvelle histoire de l'art, le peintre soviétique peut aussi librement exposer sa propre production et faire apprécier son oeuvre en rédigeant et éditant une monographie. Dans aucun projet institutionnel sur l'art une place aussi importante n'a été accordée à l'artiste. L'organisation d'expositions, l'édition de livres, la décoration des villes, l'acquisition d'oeuvres d'artistes vivants témoignant en direct de l'évolution de l'art, toutes ces activités du Narkompros contribuaient à restituer l'art au peuple en le sortant de son ancienne prison, le musée :
" Ce travail a fait sortir l'art des salles d'expositions et des musées où il était confiné et caché au peuple, dans les rues pour qu'il recooeuvre pendant les jours fériés de vives et larges taches de couleurs. La Section a fait sortir l'art de la prison-musée et l'a remis à l'ouvrier et au paysan. "

À Moscou, en décembre 1918, après six mois de préparation par la commission d'achat, Lounatcharski signe donc la liste des 143 artistes sélectionnés par le Collège artistique. Y figurent en bonne place nombre des représentants du " Monde de l'Art", dont Benois, mais aussi des représentants de toutes les autres tendances russes de l'époque : Les réalistes du style Ambulant, la Rose bleue, le Valet de carreau, l'Union des Peintres Russes, la Queue d'âne et tous les représentants de l'avant-garde. À cette réunion seront émises un certain nombre de propositions sur la nature et l'organisation de musées qui prendront corps dans les mois suivants. Entre septembre 1918 et décembre 1920, la commission d'achat des musées aura acquis quelque 1926 oeuvres de 416 artistes. Le gouvernement soviétique contribuera à hauteur de 2 millions de roubles pour l'achat d'oeuvres d'art moderne, somme importante pour l'époque mais qu'il faut comparer aux 500 millons de roubles de fonctionnement annuel du Narkompros. Plus d'un millier d'oeuvres seront réparties dans quelques 36 musées régionaux. 26 nouveaux musées étaient planifiés au moment de la liquidation de la Commission d'Achat en 1921. Un " bureau des excursions " sera créé par Kandinsky d'après le modèle mis au point par le département de la construction artistique pour populariser l'art moderne auprès du public par des conférences dans les clubs ouvriers. Cette organisation en réseau répondait à la volonté de cultiver les masses. :
" Comme les masses n'avaient pas accès à l'art et que celui-ci pour cette raison peut leur sembler aussi oisif qu'inopportun et que de plus la prolifération de courants artistiques concurrents rend particulièrement obscure toute vision de l'art, la Section a considéré comme de son devoir d'organiser toute une série de conférences destinées aux masses ouvrières , pour que les ouvriers, en voyant des affiches dans les rues et des tableaux dans les musées, soient capables de s'orienter dans ce domaines, d'avoir une attitude consciente envers l'art et d'aimer ce qui leur est proche et familier. "
C'est ainsi que la Russie sera le premier pays du monde à exposer officiellement l'art abstrait à une telle échelle. Les lieux d'exposition dans les régions étaient des musées artistiques ou ethnographiques. Les collections étaient constituées suivant l'importance du lieu et la capacité d'hébergement des oeuvres. Si la construction de bâtiments séparés était rarement effectuée, les musées locaux proposaient la plupart du temps un voisinage avec les ateliers libres d'Etat, qui mettaient sur pied leur système pédagogique de concert avec l'instance du musée. Les ateliers pouvaient être demandeurs de collections d'arts modernes pour leur ville et mettaient sur pied un musée de la Culture artistique. La synergie entre le musée et l'atelier, le musée-laboratoire dont on doit le concept à Kandinsky, sera vraiment un moteur de la politique artistique de l'Etat soviétique de cette courte période à cheval sur les années vingt.
Fin 1918, le Narkompros crée également une section internationale chargée d'établir des liens avec les artistes révolutionnaires européens. Cette section était dirigée par Lounatcharski, Chtérenberg, Kandinsky, et, au début, Tatline. Le " Bureau International " devait " unir les combattants d'avant-garde de l'art au nom de la nouvelle culture artistique. " Un projet de construction d'une "Cité internationale des arts " est élaboré mais ne connaît pas de suite. L'intervention de la section internationale se limite à des actions de propagande à l'étranger en faveur de l' art soviétique. Fin 1920, une édition en allemand sur le Nouvel Art en Russie, 1914-1919, axé sur le constructivisme, apportait en Europe occidentale les nouvelles conceptions russes.

 

 

Malraux

Contemporain de Malévitch, ami de Chagall, Malraux, est compagnon de route du communisme mais il ne rentre en contact avec le monde russe qu'à partir de 1935, c'est-à-dire après la liquidation des avant-gardes et l'imposition de la doctrine du réalisme socialiste. Son oeuvre littéraire (" La Condition humaine ", " L'Espoir "), célèbre la ferveur révolutionnaire à laquelle il a même participé militairement en combattant le fascisme en Espagne. Mais il fut condamné en 1924 à trois ans de prison ferme pour avoir découpé des bas-reliefs dans le temple khmer de Banteau-Srey en Indochine. Cet acte rappelle beaucoup le dépeçage par Alexandre Lenoir de l'église abbatiale de Saint-Denis à la Révolution Française pour alimenter son "Musée des Monuments Français". Mais, comme Lenoir après avoir opéré à des déplacements d'oeuvres, opérant en cela l'acte fondateur du musée,a élaboré ensuite un projet de présentation de ces oeuvres, de la même façon, Malraux, après avoir attenté à l'intégrité d'un édifice religieux, où les oeuvres faisaient partie intégrante d'une architecture, mettra au point un système de présentation où les oeuvres peuvent être déplacées et regroupées selon des critères nouveaux.
Malraux ne cessera toute sa vie d'expier ce péché de jeunesse à Banteau-Srey dans un vaste projet de mise à disposition sans risque de la culture mondiale par le biais de la reproduction photographique. Cette symphonie héroïque de l'art, conçue dès les années vingt, il ne la compose qu' après la Seconde Guerre Mondiale en 1947 dans le livre le " Musée Imaginaire ", dont la théorie se prolonge entre 1954 et 1976 dans trois livres, " Le Surnaturel ", " L'Iréel " et " L'Intemporel " qui concrétisent la gigantesque fresque qui nous mène à travers l'art mondial du 2ème millénaire avant Jésus-Christ à l'aube du 21ème siècle. Par ce projet, Malraux entendait dialoguer avec la " communauté de l'art ", c'est-à-dire tous les hommes, créateurs ou non, pour lesquels l'art est nécessaire.
Pour Malraux, les vrais musées répondent à l'appel des vrais créateurs. C'est par le regard de l'artiste que l'objet devient oeuvre d'art et pénètre le musée. La plus grande déception de Malraux fut l'exposition de la Galerie Maeght en 1973 qui tenta de recréer le Musée Imaginaire à travers une exposition dense d'oeuvres rares et significatives et qui lui fit dire : " Ce n'est pas le Musée Imaginaire, puisque le Musée Imaginaire ne peut exister que dans l'esprit des artistes ". Et c'est grâce à l'esprit d' un artiste que Malraux, qui avait fait de Picasso son interlocuteur privilégié, pu faire exister le Musée Imaginaire. En homme de conversation plus que de conservation, Malraux s'entretient avec Picasso à qui il confie que le vrai lieu du Musée Imaginaire est nécessairement un lieu mental, reprenant pour le compte du Musée l'affirmation que Léonard de Vinci appliquait à la peinture comme " cosa mentale ". Est-ce Picasso ou Malraux qui énonça le premier l'idée que dans le musée, les oeuvres semblent nous choisir plus que nous ne les choisissons ? :
" Picasso savait qu'il n'y était pas question du musée des préférences de chacun, mais d'un musée dont les oeuvres semblent nous choisir , plus que nous ne les choisissons. Le Musée Imaginaire, qui ne peut exister que dans notre mémoire, n'est pas non plus un Looeuvre développé. Celui de Baudelaire accueille quatre siècles. Le Musée Imaginaire, cinq millénaires, l'immémorial préhistorique () Les dieux et les saints sont devenus des statues. La métamorphose est l'âme du Musée Imaginaire. La foule des oeuvres de toutes les civilisations n' " enrichit " pas le Looeuvre, elle le met en question. "
Le Musée Imaginaire est cette instance symbolique qui interroge le musée réel. Alors que le musée est un lieu fixe dont la collection peut varier au cours du temps, le Musée Imaginaire est une collection déterminée qui n'a pas d'espace propre. C' est donc dans cet imaginaire que naissent les associations d'oeuvres qui se concrétiseront en collection et donneront vie et sens au musée réel.
Comment Malraux concevait-il le statut de l'oeuvre d'art dans le musée ? Pour rentrer dans le monde de l'art, les figures doivent quitter le monde concret dans lequel elles ont été créées. Dans le musée, l'objet devient oeuvre en se séparant de l'idéologie qui l'a créée. Le monde de l'art, représenté par le musée, supprime le lien qui unissait l'oeuvre à la vie contemporaine dans laquelle elle est née. Avec lui, la divinité quitte les oeuvres qui ressuscitent maintenant sous forme d' oeuvre d'art. Les modèles profanes à partir desquels les oeuvres ont été créées s'évanouissent. Cette vie perdue de l'oeuvre est alors compensée par l'acquisition d'une forme d'immortalité conférée par l'art, c'est à dire la vie de la communauté des oeuvres. En la délivrant de ses fonctions préalables, cultuelles ou pratiques, le Musée impose un nouveau statut à l'oeuvre qu'elle héberge.
En entrant au musée, l'oeuvre d'art subit aussi, la délivrance du cadre. Il s'agit non pas du cadre comme objet plastique entourant la toile, mais du cadre environnemental dans lequel l'oeuvre est née. Par exemple, l'icône n'a pas de cadre comme objet, mais elle est entouré d'une coquille dans laquelle elle vit dans son milieu d'origine. Cette coquille, ce cadre de vie, est l'iconostase, qui fait le lien entre l'icône et le sanctuaire. Il y a ainsi une relation entre le spectacle offert par le tableau et le culte auquel le spectateur assiste dans le même environnement. Ce " cadre " du sacré diffère du cadre occidental qui matérialise la fenêtre que représente le tableau, isolant ainsi l'oeuvre des autres oeuvres. Mais l'enchâssement du tableau dans un cadre, que ce soit le cadre du sanctuaire ou le cadre entourant le tableau, le faisait rentrer dans l'irréel. Le mur blanc du musée réel agit comme un englobant de la résurrection des oeuvres dans le " cadre " commun du musée.
La raison d'être du musée est d'ordonner le chaos des découvertes. La collection est l'antichambre du musée. Le musée rapproche les oeuvres éparses mais ne peut réunir que ce qui est transportable (peintures, statues). En entrant dans le musée, l'oeuvre d'art entre dans la communauté des oeuvres que le musée regroupe. Le contact des oeuvres entre elles les fait entrer en interaction. Si cette communauté peut créer d' " abusives fraternités ", elle permet aussi aux grandes oeuvres d'éclairer d'une lumière nouvelle les autres oeuvres d'art et de les métamorphoser. C'est donc l'art nouveau qui appelle les arts anciens à la " résurrection ", c'est-à-dire qui les appelle à se restructurer en fonction du nouveau membre qui entre dans leur communauté. Tout art nouveau a donc une action rétroactive sur les oeuvres précédentes :
" Tout grand art modifie celui de ses prédécesseurs. "
Mais l'interaction ne se fait pas seulement sur le plan historique. Elle s'opère aussi sur le plan géographique grâce à l'apport des oeuvres de pays étrangers, un thème cher à Malraux. La succession des découvertes de formes d'art diverses dans le monde infléchit donc la notion de style. Des arts produits par d'autres peuples et d'autres époques rejoignent les collections, se confrontent aux arts déjà rassemblés et changent notre perception de ceux-ci ainsi que la production plastique contemporaine. Les oeuvres accèdent à la vie par cette succession d'apports étrangers dans le temps et dans l'espace. Cette recomposition des oeuvres passées et présentes par la cohabitation des oeuvres d'art dans le musée est ce que Malraux appelle la " métamorphose ". Il faut donc bien distinguer ce que Malraux entend par la résurrection de l'objet en oeuvre d'art dans le musée qui le débarasse de ses fonctions utilitaires, de la métamorphose, qui est un phénomène de transformation de la perception des oeuvres sous l'influence de formes d'art nouvelles. Les oeuvres ressuscitées une fois pour toutes dans le musée, grâce au fait d'être rassemblées dans le même lieu, sont constamment soumises à la métamorphose par l'apport d'oeuvres nouvelles. C'est pourquoi la muséographie est tendue entre une meilleure présentation des objets et l'unité des oeuvres.
La confrontation des oeuvres d'art dans le livre ou la revue est une opération intellectuelle au sens où elle est une interrogation sur ce qui rassemble l'art et où la réunion des chefs d'oeuvres convoque les chefs d'oeuvres absents. Si l'art est servi par la photographie, l'histoire de l'art devient l'histoire de ce qui est photographiable. La reproduction n'est cependant pas la cause de l'intellectualisation de l'art, mais son moyen. Par la reproduction photomécanique qui détruit son appartenance, l'oeuvre est délivrée de la matière et c'est par cela qu'elle devient moderne. Dans le Musée Imaginaire la cadre qui disparaît est le cadre du tableau. En entrant dans le livre d'art, la cadre est remplacé par la marge. La marge du livre ou de la revue est un nouvel englobant réunissant cette fois la métamorphose de l'oeuvre, transformée par la confrontation, avec les autres oeuvres. Mieux que le musée réel, le Musée Imaginaire est le lieu de la métamorphose des oeuvres d'art. Le Musée Imaginaire est le lieu symbolique, facilité par les moyens de reproduction où s'assemblent les oeuvres éparses dans un nouveau groupement formel qui amène à de nouvelles confrontations entre les oeuvres impulsant une métamorphose de l'art. Celle-ci se concrétise ensuite dans des expositions et aboutit seulement dans un troisième temps à un remaniement du musée réel. C'est en ce sens que le Musée Imaginaire est le " monde de l'art ".