II. Poètes de la révolution et ingénieurs des âmes

Lounatcharski, un intellectuel parmi les bolchéviques

Le Narkompros

La naissance du réalisme socialiste

 

 Lounatcharski, un intellectuel parmi les bolchéviques

Le poète de la révolution
Qui est l'homme qui se définissait comme un " intellectuel parmi les bolchéviques " et que les soviets nomment à l'unanimité le 26 octobre 1917 à la tête du Narkompros, " Commissaire du peuple à l'Instruction publique "? Seul Commissaire avec Lénine et Trotski à être applaudi par l'assemblée lors de sa nomination, Lounatcharski montre dans sa politique éducative et culturelle des prises de position singulières qui ont donné à ses quelques années de pouvoir en Russie soviétique un aspect original. On doit à sa fermeté le sauvetage du patrimoine artistique après la révolution et à sa tolérance l'émergence d'un programme de mise en valeur unique et original de l'art moderne. Mais, pur produit de l'éclectisme russe, si Lounatcharski parvient un temps à concilier les extrêmes dans un improbable compromis, il dresse finalement un constat d'échec de l'art d'avant-garde dont il précipite la fin de l'expérience, ouvrant la voie au réalisme socialiste avant d'être lui-même discrédité par le pouvoir stalinien.
Anatoli Vassiliévitch Lounatcharski est né à Poltava (Ukraine) en 1875. Fils d'un Conseiller d'Etat, il est élevé après la mort de celui-ci à Nijni-Novgorod par un beau-père de tendance radicale. Pendant ses études à Kiev, il entre dans un cercle marxiste. Les portes de l'Université se ferment. Il part à Zürich étudier avec Avenarius. Lors de ses études en Suisse, Lounatcharski, nourri des lectures de ses philosophes favoris, Avenarius, Spencer, Schopenhauer et Nietzsche, critique, alors qu'il n'a que 19 ans, les idées de Plékhanov à qui il reproche de négliger le côté émotionnel et éthique de l'idéologie scientifique-socialiste. Après son retour en Russie en 1898, membre d'un groupe social-démocrate, Lounatcharski est arrêté, emprisonné, puis envoyé en exil à Kalouga et Vologda où il a l'occasion de fréquenter de nombreux intellectuels et marxistes comme Bogdanov , Bazarov, Berdyaev avec lesquels il débat avec âpreté mais, selon ses propres termes, sans fanatisme:
"Je recevais toujours les arguments des opposants (comme je le fais maintenant) avec toute mon attention et toute mon objectivité. A cause de cela, je n'ai encore jamais pris aucune position avec l'absolue résolution qui est la prérogative d'un véritable fanatique. "
Lounatcharski rencontre Lénine en 1904 à Paris. Il rejoint les rangs des bolchéviques. A la demande de Lénine, il tient en 1905 la rubrique culturelle du quotidien Novaya Zhizn', " La nouvelle vie ". En 1906, il est à nouveau arrêté et exilé en 1907. Sur l'invitation de Gorki, Lounatcharski s'installe à Capri avec Bogdanov et, à la suite d'une scission avec les bolchéviques, fonde avec ce dernier en août 1908 un groupe révolutionnaire intitulé " Vpered ", " En avant ". Cette scission intervient à la veille de la création début 1909 à Capri d'une école du Parti, chargée de former les cadres. Alors qu'en Russie l'art est en train de se modifier en profondeur et de renouer avec un primitivisme qui sera le tremplin du futurisme, c'est donc en exil, en Italie, que se trouvent réunies les figures de proue des trois écoles esthétiques qui s'affronteront plus tard dans l'arène soviétique: Lounatcharski et sa politique sociale-démocrate éclectique, soucieuse à la fois de préserver le patrimoine et d'encourager les expériences, Bogdanov et sa " science organisationnelle " recherchant une nouvelle forme d'expression rejetant l'héritage culturel pré-révolutionnaire et inspirée, comme les futuristes, par le monde industriel, et Gorki, dont le concept d'un art politique assujetti à la littérature, le " réalisme socialiste " connaîtra le succès que l'on sait.Lounatcharski donne à l'école de Capri des cours sur le syndicalisme et l'histoire de la social-démocratie internationale et allemande. Mais il organise également des visites de musée . Pour Lounatcharski, son amour des arts n'était pas incompatible avec son rôle de révolutionnaire professionnel. Ce qui lui avait valu de Lénine l'appréciation suivante:
"Vous savez je l'aime beaucoup, c'est un excellent camarade! Il a une sorte d'éclat français. Son ouverture d'esprit est aussi française: cela vient de ses penchants esthétiques. "
Peu enclin au calcul et à la tactique, Lounatcharski décrivait son approche politique comme celle d'un "poète de la révolution, un amant de la philosophie et des arts" en contraste avec l'approche utilitaire de Lénine.
" Certainement, entre moi d'un côté et Lénine d'un autre côté, il y avait de grands disparités. Il approchait toutes ces questions en homme pratique avec une conscience extrêmement claire des tactiques, en vrai génie politique. Je les approchais en philosophe et, je dirais, finalement, en poète de la révolution. "
Dans les deux tomes de "Religion et socialisme", publiés en 1908 et 1911, Lounatcharski chercha à résoudre la question de l'éthique du communisme. Il résolut cette question en utilisant la métaphore religieuse. Une connaissance exacte de son raisonnement permet d'éviter certains contre-sens dans l'interprétation de certaines déclarations de Lounatcharski comme sa célèbre phrase " Le Parti doit être partout, comme l'esprit de Dieu dans la Bible. (..) Notre action passe nécessairement par l'appareil du Soviet, qui est l'organe de la dictature du Parti communiste . ". Pour Lounatcharski, la religion était une forme primitive de lien (religere), une première pulsion de l'humain vers la communauté, et en ce sens une base éthique. Il y approfondissait la critique qu'il avait déjà formulée en Suisse contre Plékhanov. En développant les aspects scientifiques et rationnels du marxisme, Engels et Plékhanov auraient négligé la dimension émotionnelle et éthique que Marx conférait au communisme. Lounatcharski préconisait donc le principe d'un marxisme que les bolchéviques propageraient à la manière d' une religion anthropocentrique dont le dieu serait l'homme élevé à la puissance de ses pouvoirs et dont la célébration serait la révolution, point culminant du processus de "Construction de Dieu" . Le dieu de l'homme ancien était donc bien l'humanité des " chercheurs de Dieu ", " bogoïskatéli ", mais ce dieu n'était pas encore né, il était encore à construire dans le socialisme. La notion de " constructeurs de Dieu ", " bogostroïtéli ", était apparue dans la nouvelle de Gorki, ami intime de Lounatcharski, "Confession", publiée en 1908. Son héros Matvei, le " chercheur de Dieu ", après avoir rencontré des faux-prophètes, comprenait grâce à un vrai prophète que l'individu doit chercher Dieu à travers l'union avec les autres hommes.
Lénine attaque Lounatcharski en 1909 dans "Le matérialisme" l'accusant de "flirter avec la religion". En fait, à travers Lounatcharski, Lénine visait surtout Bogdanov et l'empiriocriticisme de Mach et Avenarius, l'ancien professeur de Lounatcharski. Ce courant cherchait à établir une science sociale rationnelle fondée sur la perception et la connaissance, la "science organisationnelle" et prônait une autonomie des sphères politiques, économiques et culturelles. Alors que le point commun des Vpérédistes était l' opposition à Lénine, ceux-ci formaient l'essentiel des enseignants de l'école des cadres du Parti à Capri. Lénine fit donc pression en débauchant des étudiants qu'il enrôlait dans des activités de renseignement et réussit ainsi à faire éclater le groupe dont la séparation tenait cependant aussi à des dissensions internes. Un nouveau centre d'études fut créé à Bologne et fonctionna entre 1910 et 1911. Gorki, qui s'était entretemps éloigné de Lounatcharski pour des raisons personnelles, se réconcilie avec Lénine en 1913. A leurs yeux, Lounatcharski leur apparait à présent comme un "scientifique mystique" et Lénine le considère même à l'époque comme un réel charlatan. De 1911 à 1915, Lounatcharski séjourne à Paris. Il est correspondant pour des journaux russes et exerce occasionnellement les fonctions de guide au Louvre pour les visiteurs russes . Il organise des cercles de culture prolétarienne et se lie d'amitié avec David Chtérenberg, un peintre juif russe qui fréquente les milieux cubistes et familiarise Lounatcharski avec l'art moderne. Après la révolution d'octobre, c'est Chtérenberg que Lounatcharski choisira de mettre à la tête de l'IZO, la section des arts visuels du Narkompros, fonction qu'il occupera jusqu'en 1921. Leur amitié ne prendra fin qu'à la mort de Lounatcharski. Après ce séjour en France pendant lequel il opère un rapprochement avec Trotski, Lounatcharski retourne en 1915 en Suisse où il se réconcilie avec Lénine sur la proposition de l'Union des Internationales. Lounatcharski développe alors l'idée de "culture prolétarienne", chargée de développer l'enthousiasme et la conscience du prolétariat. Ce programme s'inscrivait dans le cadre de la "science organisationnelle" de Bogdanov que Lénine désapprouvait tant. Cependant, en l'absence de Bogdanov et de la menace anti-bolchévique, Lénine avait simplement interprété la proposition de Lounatcharski comme du dilettantisme politique.
En mai 1917, Lounatcharski rentre en Russie. Il dirige la section de la culture et de l'éducation de la Douma de Pétrograd où il constitue autour de lui le noyau originel de la future équipe dirigeante du Narkompros. Il travaille en étroite collaboration avec Nadeshda Kroupskaïa , la femme de Lénine. En juillet, après son arrestation, Lounatcharski réintègre les rangs des bolchéviques et est élu conseiller municipal de Pétrograd. En septembre, il devient président de la nouvelle Commission de la Culture et de l'Education du Comité du Parti de Pétrograd et se rallie à nouveau au bolchévisme en août 1917. Mais Lounatcharski, qui n'est pas membre du Comité Central du Parti Communiste, n'y jouera jamais un rôle important. Il avait un statut particulier, au sens où il était reconnu comme un spécialiste du Parti mais pas comme un dirigeant, et à ce titre ne participera jamais aux réunions internes du Parti. Lounatcharski était un bolchévique convaincu pour qui la révolution représentait une victoire de l'éducation sur l'exploitation. C'était un orateur très prisé par le public ouvrier et les masses populaires. A la veille de la révolution, il parlait quotidiennement devant des auditoires de plus de quatre mille personnes. Lounatcharski est parmi tous les nouveaux membres du gouvernement, le représentant le plus connu des délégués provinciaux et des délégués non-bolchéviques. Sa nomination ne s'était pas faite sur des critères politiques, parceque Lounatcharski n'était pas un bolchéviste orthodoxe, mais sur la reconnaissance de ses compétences. Malgré ses opinions proches de Bogdanov, Lounatcharski devait à son enthousiasme et à sa chaleur humaine le soutien personnel de Lénine pour sa politique même dans les moments de conflit. Le seul domaine où Lénine mesurait son soutien était le domaine des arts. Lounatcharski exercera les fonctions de Commissaire à l'Instruction d'octobre 1917 à 1929. Il quittera le Narkompros en 1929 après l'échec de sa politique de l'éducation et le transfert des établissements d'enseignement technique supérieur du Narkompros sous l'autorité de la Vesenkha, le conseil supérieur de l'économie. Devenu Président du Comité pour la Direction des Institutions de la Scolarité et de l'Enseignement entre 1929 et 1930, il sera aussi élu Membre de l'Académie des Sciences en 1930 et nommé Directeur de la Maison Pouchkine à Léningrad en 1930. En 1931, il sera nommé directeur de l'Institut de la Littérature, de l'Art et du Langage, " Liya ". En butte à des humiliations politiques de la part de Staline, il sera finalement nommé ambassadeur d'Espagne en 1933 et mourra en route à Menton d'une maladie infectieuse.

Brûler ou expliquer
Une des premières préoccupations de Lounatcharski était la préservation du patrimoine:
" La nationalisation des biens artistiques, leur sauvegarde, l'inventaire des domaines, des châteaux et des trésors qu'ils recèlent ainsi que leur ouverture au public comptent parmi les premières mesures prises par Anatoli Lounatcharski qui se définit comme "un intellectuel parmi les bolcheviks et non un bolchevik parmi les intellectuels", attire l'attention de Lénine sur les problèmes de conservation du patrimoine, après avoir offert sa démission sur le coup de la rumeur de la mise à sac par les révolutionnaires de la cathédrale Saint- Basile, rumeur de pillage qui s'avère sans fondement. " "
En effet, les informations passaient mal, le téléphone était coupé depuis le 31 octobre 1917 entre Moscou et Pétrograd. La presse faisait état d'évènements horribles et de vandalisme. Le 2 novembre 1917, Lounatcharski apprend la destruction de la Cathédrale Saint-Basile. Il éclate en sanglots au Conseil des Commissaires du Peuple et quitte la pièce en s'écriant:
"Je ne peux pas le supporter! Je ne peux pas admettre la monstrueuse destruction de la beauté et de la tradition. ".
Il décide de donner sa démission:
" Je viens d'apprendre, de témoins oculaires, ce qui s'est passé à Moscou. Les cathédrales Saint-Basile et Ouspensky ont été détruites. Le Kremlin, où les trésors artistiques les plus importants de Pétrograd et de Moscou sont conservés, a été bombardé. Il y a des milliers de victimes. Que va t'il arriver après cela? Que peut-il arriver de plus? Je ne peux pas le supporter. Je n'en puis plus. Je suis impuissant à arrêter cette horreur. C'est impossible de travailler sous la pression de pensées qui me rendent fou. C'est pourquoi je donne ma démission du Sovnarkom . Je comprends toute la gravité de cette décision. Mais je ne peux faire plus. Signé: Lounatcharski. "
Il la retire le 4 novembre lorsqu'il apprend que la rumeur est infondée. La nouvellle de sa démission avait été accueillie avec condescendance par l'intelligentsia et Gorki avait traité Lounatcharski de " lyrique mais confus" dans la presse. Un poème satirique faisait référence à Lounatcharski comme "notre Anatoly au coeur tendre". Cette démission avait été considérée par Trostski la rapportant au Soviet de Petrograd, comme une preuve que Lounatcharski n'était pas un militant politique. Lénine comprenait mal que dans une époque révolutionnaire, on puisse s'attacher à la conservation du patrimoine:
" Comment pouvez-vous [..] attacher de l'importance à ces vieux bâtiments, aussi beaux soient-ils, alors que nous sommes à la veille d'introduire un ordre social capable d'engendrer une beauté infiniment supérieure à ce que le peuple , dans le passé, ne pouvait qu'imaginer? "
La question de la destruction, qui avait hanté les débats futuristes et se concrétisait maintenant dans des actes politiques et non pas artistiques, nécessitait une nouvelle interprétation. Pour le poète Alexandre Blok, dont le symbolisme s'était mué dans les années dix en " scythisme ", skifstvo, et qui voyait dans les destructions révolutionnaires un triomphe de l'Orient babare sur l'Occident décadent, c'est la dimension de l'absence d'explication des oeuvres d'art qui justifiait l'iconoclasme et rendait admissible à ses yeux la volonté populaire de détruire des oeuvres. Car tant que cette dernière opération d'explication n'était pas accomplie, l'oeuvre n'étant pas légitimée, pouvait donc être détruite:
" Ne craignez donc pas la destruction des kremlins, des palais, des tableaux et des livres. Il faut les préserver pour le peuple: mais le peuple en les perdant ne perd pas tout. Le palais qu'on détruit n'est pas un palais. Le kremlin qu'on fait disparaître de la terre n'est pas un palais. "
Cette conviction que la destruction d'une oeuvre est légitimée par le simple fait qu'elle n'ait pas été présentée et expliquée au public était aussi partagée par Trotski:
" Il est difficile, bien sûr, d'attendre des gens qui forgent leur destinée à travers la révolution qu'ils se soucient d'objets dont leurs anciens maîtres ne prirent pas la peine de leur expliquer la signification, l'importance et la beauté. "
Maïakovksi tentera lui aussi, mais pour défendre le futurisme, de démontrer à Lounatcharski que la preuve de l'incompréhension de l'art ancien était fournie par le fait qu'il était attaqué physiquement par les masses:
" Et l'art d'autrefois, est-il compréhensible? Est-ce la raison pour laquelle les gens ont déchiré les tapisseries du Palais d'Hiver et s'en sont fait des chaussons? "
La propension à brûler ses propres créations était profondément inscrite dans la culture russe comme le prouvaient au 19ème siècle déjà les propos du " père spirituel " du futurisme russe Léonide Andréiev:
" Il faut que l'homme d'aujourd'hui reste nu sur la terre nue.(...) Il faut tout anéantir ... Nous ferons un bon bûcher.. ".
Trotski regrettait cet aspect fugitif de la civilisation russe fondé sur un renouvellement permanent de ses ouvrages:
" Toute notre culture est construite en bois et brûle chaque année. Qu'est-ce que cette culture? "
Malévitch adhérait également à cette conception slave d'un présent constamment reconstruit à neuf et fondé sur une destruction permanente des traces du passé:
" Il faut procéder ainsi avec l'ancien: plus que pour toujours l'enterrer dans un cimetière, il est indispensable de balayer sa ressemblance et de le rayer de son horizon."
Il y avait à l'époque chez Malévitch la croyance que le passé exerçait une puissance sur un présent qu'il hantait sans cesse à la recherche d'une réincarnation. Seul l'effacement des traces du passé pouvait empêcher l'éclectisme:
"Je suis convaincu que si le style russe avait été détruit à temps, au lieu d'ériger l'hospice de la gare de Kazan, une véritable structure contemporaine aurait émergé. "
Cette économie de destruction/création se changera plus tard en une économie de conservation/explication. L' approche de type scientifique que choisira Malévitch se fondera sur une observation des uvres pour dégager leur élément formateur. Le matériel d'observation étant l'uvre d'art elle-même, sa conservation ira désormais de soi.
Les traditionnalistes comme Benois et le Comte Zubov, voyant dans le Narkompros une instance capable de préserver le patrimoine, lançaient des opérations de conservation et proposaient leur contribution. Zubov avait sauvé l'Institut d' Histoire de l' Art de Petrograd de la confiscation. Benois s'opposait à la nationalisation de oeuvres d'art privées. Igor Grabar, qui était directeur de la Galerie Trétiakov, montera en collaboration avec le Narkompros un service des musées à Moscou en 1918. Grabar gardera le contrôle de la galerie Trétiakov, usant de sa position pour rendre en 1922 à leurs propriétaires des oeuvres confisquées et conservées dans la galerie. Il s'opposera également avec succès à l'abolition des fonctions de directeur dans les musées et leur remplacement par des "soviets artistiques" créés spécialement à cet effet.
C'est ainsi que le 12 novembre 1917, dans les jours qui suivent la prise du pouvoir par les bolchéviques, un artiste comme Malévitch est nommé par le Comité militaire-révolutionnaire administrant Moscou, Commissaire pour la préservation des Monuments et Antiquités. Il est également membre de la Commission pour la Protection des Valeurs Artistiques et Historiques. Le jour suivant, la presse fait état pour lui de responsabilités personnelles " temporaires " de Commissaire pour la protection des valeurs du Kremlin où on lui avait attribué un bureau . La première fonction officielle de Malévitch dans le nouvel état soviétique fut donc la conservation du patrimoine.

Les futuristes russes, qui pendant la période démocratique, étaient habitués à la tolérance de leurs mécènes devant leurs provocations, continuent avec leur nouveau mécène d'Etat la même politique conflictuelle et bouffonne. Le 15 décembre 1918, deux jours après l'inauguration par Lounatcharski des Svomas, les Ateliers libres artistiques Pounine, pourtant nommé depuis fin 1917 Commissaire du Musée national russe à Pétrograd, propose dans un article incendiaire de la revue " L'Art de la Commune " intitulé "Jeter des bombes et organiser":
" Faire sauter, détruire, effacer de la surface de la terre les vieilles formes d'art, n'est-ce pas le rêve de l'artiste nouveau, de l'artiste prolétarien, de l'homme nouveau. "
Dans les colonnes de la même revue, Maïakovski reprend de plus belle les incitations à la destruction suivies pas les agitateurs du groupe des " Communistes Futuristes ", les Komfuts:
"Il est temps/ Que les balles/ Crépitent sur les cimaises des musées ".
Lénine avait demandé sans succès à Lounatcharski de tronquer certains articles futuristes dans "L'Art de la Commune" dont la publication sera d'ailleurs arrêtée 4 mois plus tard. Plutôt que de censurer les articles comme Lénine le lui avait demandé, Lounatcharski était en faveur de la liberté d'expression et faisait confiance à la libre appréciation du public:
"Certainement, l'état doit en faire un principe de donner à la masse des lecteurs accès à tout ce qui est nouveau et frais. C'est mieux de faire une erreur et d'offrir aux gens quelque chose qui actuellement n'est pas en mesure de susciter leur sympathie que de laisser une oeuvre qui est riche de possibilités futures cachées, parceque ce n'est pas du goût de quelqu'un... Laissons le travailleur écouter et évaluer chaque chose, l'ancien et le nouveau. Nous ne lui imposerons rien; nous lui montrerons tout. "
Il avait choisi d'engager un débat contre la volonté destructrice des communistes futuristes en leur répondant dans un article de décembre 1918 intitulé "Une cuillerée d'antidote" où il s'était dit effrayé par :
"..la propension à détruire ce qui regarde le passé et la tendance, en parlant au nom d'une école précise, d'évoquer en même temps le nom du pouvoir. (..) Que toutes les personnalités et tous les groupes artistiques aient la possibilité de se développer en toute liberté! Qu'il ne soit pas permis à une seule tendance d'en effacer une autre, en s'armant soit d'une gloire traditionnelle acquise, soit d'un succès tenant à la mode. "
Lounatcharski saura être convaincant auprès des avant-gardes, et malgré les déclarations incendiaires, aucun iconoclaste, aussi radical soit-il, ne passera jamais à l'acte.

Les efforts de Lounatcharski pour concilier les différentes tendances et garder une pluralité artistique n'étaient guère appréciés des futuristes. En effet, à cette époque, beaucoup d' artistes de gauche espéraient établir l'art de gauche comme l'art officiel du nouvel Etat soviétique. Lounatcharski n'était pas hostile aux révolutionnaires artistiques aussi longtemps que leurs expériences ne conduisaient pas au sacrifice des autres groupes artistiques. La pluralité en art était à cette époque seulement défendue par les artistes traditionnalistes, les "réactionnaires" et par Lounatcharski. Bien qu'ils aient désapprouvé le nouveau gouvernement, beaucoup d'artistes et d'intellectuels de l'ancien régime acceptaient maintenant de collaborer avec Lounatcharski parcequ'ils lui faisaient confiance personnellement. Lounatcharski finit donc par être attaqué de tous côtés, aussi bien par la droite, parcequ' il tolérait la gauche, que par la gauche parcequ'il soutenait des formes traditionnelles d'art, et que par la Pravda, l'organe officiel du gouvernement, à cause de son manque d'orthodoxie bolchévique.

Les attaques communistes contre le Narkompros visaient moins son organisation irrationnelle que son impartialité. Alors qu'en 1919, Zinoviev parlait du futurisme en termes d'absurdité, en 1920, le Comité Central le traitera de dénaturé. L'iconoclasme et l'exigence de privilèges des artistes de gauche sont condamnés dans une lettre du Comité Central sur les Proletkults parue le 1er décembre 1920 dans la Pravda. Le 6 mai 1921, Lénine enverra une note au remplaçant de Lounatcharski, M.N. Pokrovski, pour obtenir le soutien d'un artiste réaliste et une politique anti-futuriste:
"Kiselis, dont on me dit qu'il est un artiste réaliste, a une fois de plus essuyé une rebuffade de la part de Lounatcharski, qui soutient directement et indirectement les futuristes. Est-il impossible de trouver des anti-futuristes sur qui on puisse compter? "
Lounatcharski condamne le futurisme dans des termes assez durs pour deux raisons. Le futurisme n'avait pas réussi à convaincre le public populaire et l'affirmation qu'il fallait délivrer le peuple de l'esthétique ancienne était selon Lounatcharski sans fondement puisque, selon lui, le peuple avait été très peu touché par la culture précédente, réservée aux bourgeois et aux aristocrates. Lounatcharski s'opposait également aux communistes futuristes qui voulaient, pour des raisons politiques, discipliner les arts, ce qui, selon lui, amènerait à une baisse de créativité. Dans un débat public le 26 novembre 1920 Lounatcharski répondait ainsi aux accusations de Maïakovski de persécuter les futuristes:
"Moi, en tant que Commissaire du Peuple, je n'ai rien interdit aux futuristes: je dis qu'il doit y avoir de la liberté dans le domaine culturel. Les autres communistes imaginent faussement que nous sommes des censeurs, la police. Non, nous sommes obligés de ne pas permettre la liberté de la presse parceque nous sommes en pleine guerre civile; (...) Kerzhentsev sait que nous établissons une dictature de l'Etat pour envoyer l'Etat lui-même au diable. Ainsi, nous ne devrions pas être arrêtés par des activités de police et je combattrai leurs excès de toutes les manières possibles. "
Lounatcharski était accusé par Kerzhentsev , le futur dirigeant de la propagande du Comité Central, de suivre la ligne de la moindre résistance qui mêle des éléments communistes et bourgeois. Ce à quoi Lounatcharski avait répondu:
"Peut-être ai-je péché, mais je refuse obstinément de me repentir ".
Lounatcharski s'expliquera dans les années 20 sur les raisons de ce savant dosage des différentes tendances artistiques. L'art et l'Etat sont dans un rapport de réciprocité. Les artistes ont besoin de la révolution qui leur procure un nouveau contenu, et la révolution,elle, a besoin de l'art. Mais cette réciprocité n'a pas pu se réaliser pleinement jusqu'ici:
" L'Art est une arme puissante pour l'agitation, et la Révolution aspire à adapter l'art à ses objectifs agitationnels. Cependant, une telle combinaison de forces agitationnelles et de profondeur artistique authentique a été assez rarement réalisée. "
La fusion art moderne/révolution n'a pas fonctionné. Même si la révolution a motivé les artistes novateurs, selon Lounatcharski, elle n'a pas réussi à influencer en profondeur les nouvelles formes d'art. C'est un échec. La raison en est la suivante: l'âme profonde de la révolution est émotionnelle, idéologique, et sa forme de prédilection est donc l'art figuratif et non pas l'art non-objectif. La question de Lounatcharski était désormais: comment récupérer d'une part pour la propagande les artistes réalistes, par tradition moins enclins à servir la révolution, et comment réorienter d'autre part vers les arts appliqués comme l'industrie et la décoration, les arts non-objectifs moins adaptés à la propagande?
"Pendant les premières années de la Révolution, son influence sur l'art n'a, dans ce sens, pas été notoire (...) beaucoup de belles affiches , une certaine quantité de bons monuments ont été produits, mais tout ceci ne correspondait en aucune façon à la Révolution elle-même. Peut-être que dans une grande mesure on peut expliquer cela par le fait que la Révolution, avec son vaste contenu idéologique et émotionnel, requiert une expression plus ou moins réaliste, évidente, saturée d'idées et de sentiments. Alors que les artistes réalistes et ceux qui suivaient des courants similaires - comme je l'ai fait remarquer plus haut- , étaient moins enclins à agréer la révolution que ceux qui suivaient des courants nouveaux, ces derniers - dont les méthodes non-représentationnelles étaient très appropriées pour l'industrie artistique et la décoration- s'avérèrent être impuissantes à donner une expression psychologique au nouveau contenu de la Révolution. "
Lounatcharski s'était fait une idée précise de l'art moderne, un standard élevé qu' il reprochait aux artistes de ne pas atteindre. Dans un texte de 1920, il se moquait ouvertement du nouvel art en recourant à une comparaison peu flatteuse avec les sauvages qui se font une idée magique de la culture:
"Que ce soit Archipenko ou Tatline, Malévitch ou Altman, ou que ce soit finalement Meyerhold et ses metteurs en scène, tous sont obsédés par les pelleteuses, mais en savent aussi peu sur l'essence réelle des machines que ce sauvage qui pensait que les gens lisent les journaux comme une forme de traitement médical pour leurs yeux."
La métaphore médicale utilisée par Lounatcharski sera reprise plus tard par Malévitch dans sa " théorie de l'élément additionnel " qu'on peut considérer comme une réponse circonstanciée, dans le même registre, à cette attaque contre l'interprétation de la modernité en art. Les constructivistes réagiront différemment et déploieront d'immenses efforts pour palier leurs carences en matière de technique. Pour Lounatcharski, tout le développement du nouvel art (néo-impressionisme, cubisme, futurisme, suprématisme), est un phénomène naturel qui s'explique par la prévalence de formes de plus en plus analytiques en art. En amenant la couleur et la forme à l'expression de ses plus simples éléments, les artistes ont démontré leur aspiration à la construction, à la synthèse. Mais il se sont limités à utiliser les éléments qu'ils avaient trouvés.
"Tout ce travail, aussi consciencieux et important soit-il, a le caractère d'une recherche de laboratoire."
Selon Lounatcharski les futuristes ne seraient donc pas en prise avec la réalité sociale. Les stades de l'art ne recouperaient nullement les stades de développement du prolétariat et de la paysannerie et resteraient à l'état d'expériences de laboratoire:
"Je ne fais pas partie de ceux qui dénigrent les peintres futuristes en les traitant de fous....mais je crois que cette oeuvre est une sorte de laboratoire, une cuisine, à laquelle il était nécessaire de se référer pour sortir de l'air fétide de l'art réaliste académique....Les futuristes disent "Le prolétariat n'est pas encore adulte"...Mais il y a différentes voies de développement... Le prolétariat continuera aussi l'art du passé, mais il partiront d'un stade sain, peut-être directement de la Renaissance. "
Il faut savoir que dans l'esprit de Lounatcharski, l'esprit de la Renaissance signifiait un artiste qui peint mais qui ne pense pas. C'est ce qu'il entend par "un stade sain". Son grand reproche à l'art moderne est sa propension à théoriser:
"Lorsqu'il y avait une floraison remarquable de l'art au temps de la Renaissance ou quand il y avait un art universellement admiré de réalisme bourgeois ou populiste, la quantité d'oeuvres théoriques était relativement petite. Et maintenant, ce n'est pas seulement toute une série de théoriciens qui écrivent des livres abscons , mais aussi les artistes eux-mêmes -de Metzinger à Malévitch- qui écrivent des livres et des pamphlets qui sont assez exceptionnellement profonds! "
Ce texte de 1923 attaque directement Malévitch, probablement pour son texte très contesté: "Dieu n'est pas détrôné". Lounatcharski n'accorde pas de crédit à l'oeuvre théorique de l'avant-garde sur laquelle il ironise:
"Ils traitent leur oeuvre comme une matière de grande profondeur, et le problème, c'est que beaucoup de gens les prennent au sérieux."
La critique se fera encore plus acerbe en 1927, lorsque Lounacharski commentera dans un article du magazine moscovite "Ogonek" l' oeuvre de Malévitch exposée à la Grosse Berliner Ausstellung:
" Le problème commence lorsque Malévitch arrête de peindre des tableaux et commence à écrire des brochures. J'ai entendu que même les allemands sont amenés à une perplexité embarassée devant ces écrits d'artistes. J'ai essayé de lire les oouvrages pleins d'emphase et théoriquement vagues du chef de file " suprématiste ". Malévitch y essaye d'une certaine manière de relier ses buts et ses idées et finit par s'empêtrer à la fois avec la Révolution et avec Dieu. "
L'utilisation du discours religieux chez Malévitch représente probablement une tentative de dialogue en direction de la pensée théologico-politique des " constructeurs de Dieu " de laquelle se réclamait Lounatcharski . La critique de ce dernier contre Malévitch paraît d'autant plus injustifiée qu'il mélangeait lui-même les registres de la politique et de la religion comme dans cette phrase célèbre prononcée au 10ème Congrès du Parti communiste en décembre 1920 :
" Le Parti doit être partout, comme l'esprit de Dieu dans la Bible. (..) Notre action passe nécessairement par l'appareil du Soviet, qui est l'organe de la dictature du Parti Communiste . "
Mais, au-delà de ces critiques formelles, la ligne de fracture qui séparait Malévitch de Lounatcharski était l'interprétation des signes artistiques. Le système de Malévitch, qu'il n'avait pas encore mené à maturité, était hérité du symbolisme et de sa conception d'une nature secrète dont il faut déchiffrer les hiéroglyphes. Plékhanov, en opposition duquel Lounatcharski avait bâti sa propre théorie, fondait précisément sa réflexion sur la théorie des hiéroglyphes, cataloguée comme idéaliste par les marxistes, un idéalisme qui sera aussi reproché à Malévitch.

Le virage

Les débats dans la Russie pré-révolutionnaires n'avaient pas fixé de modèle adéquat pour une présentation de l'art moderne. Le leitmotiv repris par les membres de l'avant-garde est la nécessité de détruire l'art ancien. Une partie de l'avant-garde poursuivit donc après la révolution le débat entamé et perdit une grande partie de son énergie à appeler à la destruction, lui ôtant ainsi le crédit moral qui lui était accordé par le pouvoir. Les importantes responsabilités que le Narkompros avaient confiées aux artistes dans la société post-révolutionnaire se traduisirent par une âpre lutte pour le pouvoir dont Kandinsky, le père des musées-laboratoires fit les frais, évincé par les Constructivistes à Moscou et condamné à l'exil comme Chagall l'aura été par Malévitch et les suprématistes à Vitebsk. Ces vainqueurs dans un débat non démocratique s'affronteront à leur tour pour être bientôt dépouillés par la classe des artistes la mieux placée auprès des instances politiques et militaires, les peintres réalistes de l'AkhRR, de la faible part de pouvoir qu'ils avaient dérobée.

La critique de Lounatcharski envers l'art de l'AKhRR était acerbe, et, en 1925, il comparait encore leurs oeuvres à des photographies vaguement barbouillées de peinture. Mais l'étau du stalinisme se refermant sur l'Union soviétique (Trotski a été révoqué de son poste de Commissaire du Peuple à la Guerre dès janvier 1925), un an plus tard, en 1926, son attitude change et Lounatcharski se met à justifier l'art réaliste. Malgré les plaintes de son ami Chtérenberg envers les faveurs exorbitantes accordées aux peintres réalistes, Lounatcharski soutient maintenant sans faille l'AKhRR. C'est en 1932 que Lounatcharski évoque pour la première fois la notion de " réalisme socialiste ", mais ce terme est encore assez vague. Lounatcharski n'est plus au Narkompros depuis 1929 et c'est en qualité de directeur de l'Institut de la littérature, de l'art et du langage, LIYA qu'il s'exprime:
" Le réalisme socialiste est un vaste programme; il comprend plusieurs méthodes différentes - celles que nous possédons déjà et celle que nous sommes encore en train d'acquérir ".

Le volte-face opérée par Lounatcharski , qui après avoir soutenu l'art de l'avant-garde et financé des institutions artistiques de premier plan proclame un retour aux Ambulants et appuye les mouvements les plus réactionnaires est une réaction envers les appels accentués des futuristes à l'autodafé. En permettant la réalisation d'un musée d'art moderne, la Révolution d'Octobre avait réussi à désamorcer la bombe de l'iconoclasme, mais pas celle de la régression en art. Aux musées-laboratoires de l'avant-garde constitués pendant la phase bolchévique, l'ère soviétique substitue le gigantesque laboratoire social d'un théâtre total. Les peintres réalistes héritiers de l'art des Ambulants participent à un processus d'automatisation de l'acte pictural réalisant le projet d'industrialisation de la culture émis par Lénine et mené à son terme par Gorki et Staline pour faire de l'intellectuel et de l'artiste la " petite roue " et la " petite vis " contribuant au bon fonctionnement de la machine sociale. Les musées staliniens sont les vastes entrepôts des décors constamment renouvelés du grand théâtre héroïque du régime soviétique. L'architecture elle-même était assujettie par le grand ingénieur Staline à cette logique du théâtre du monde.

 II. Poètes de la révolution et ingénieurs des âmes

Lounatcharski, un intellectuel parmi les bolchéviques

Le Narkompros

La naissance du réalisme socialiste