Le
Narkompros
En prenant le pouvoir en Russie, les soviets héritaient
d'un ensemble de musées et de collections parmi les plus
riches du monde. Quel type d'institutions culturelles mirent-ils
en place pour gérer le passé et assurer l'avenir
? Et surtout, qu'est-ce-qui poussa le jeune état soviétique
à investir dans l'art moderne et à créer
de toutes pièces les premiers musées d'art moderne
du monde ? Quels débats entourèrent la création
de ces musées ? Quelles étaient les forces en présence
et comment se régla la question de l'art moderne dans
les différentes périodes politiques qui suivirent
la révolution ?
La prise de pouvoir
Le 26 février 1917, les soldats de Pétrograd
se mutinent et soutiennent les ouvriers en grève, transformant
l'émeute en révolution. Le 27 février 1917,
la Douma rejette le décret de dissolution du tsar. Un
comité provisoire répartit le pouvoir entre le
gouvernement provisoire du prince Lvov et le soviet des députés
d'ouvriers et de soldats de Pétrograd dans lequel les
bolchéviques sont minoritaires à l'époque.
C'est le début d'une époque de dualité du
pouvoir (dvoevlastie). D'un côté les élus
de la Douma et de l'autre les soviets qui contrôlent l'armée,
les routes et les chemins de fer, les postes et les télégraphes.
Dans la foulée de cette révolution, les artistes
de toutes tendances, du " Monde de l'Art " aux futuristes,
se regroupent à Pétrograd dans une " Union
des travailleurs de l'art ", Soyuz deyatelei iskusstv,
dans le but de mettre fin à l'hégémonie
des l'Académie des Arts. Cette Union était, sur
le plan politique, informellement divisée en trois courants:
la gauche, avec les futuristes Maïakovsky, Brik et Pounine,
le centre, avec notamment Benois, et la droite menée par
le poète Sologub. Mais ces courants politiques recouvraient
aussi des courants artistiques comme les décrira en 1919
Chtérenberg:
" On peut diviser tous les courants .. en trois courants
essentiels: 1) les artistes ambulants ou, comme je les appelle,
académiciens; 2) les artistes appartenant au "Monde
de l'Art" ou les esthètes, 3) les courants de gauche
qui sous l'appellation de futuristes relèvent de 5 ou
6 directions différentes. Ces trois courants voulaient,
au début de la Révolution de février, se
réunir et exigeaient qu'on remit entre leurs mains la
vie artistique toute entière. "
Le 2 mars 1917, l'abdication du tsar Nicolas II met un terme
définitif à la monarchie russe. Après cette
abdication, les groupes artistiques se réorganisent en
suivant le schéma politique du pouvoir duel, avec un corps
légitime, l' "Union des Artistes ", et des soviets
actifs calqués sur le modèle militaire. Le 17 avril
1917, l'Académie des Beaux-Arts doit renouveler ses dirigeants.
La tendance de gauche de l'Union des Arts demande l'abolition
pure et simple de l'Académie. La tendance modérée
de l'Union, le "Monde de l'Art", tente de créer
sous la houlette de Benois un Ministère des Beaux-Arts
qui assurerait la protection des monuments et des oeuvres d'arts
dans l'esprit des idées de Gorki. Une commission est créée
dans l'Union pour ce projet de gestion des affaires artistiques.
Mais cette initiative est contrée à la fois par
les tenants de l'académisme et par les artistes de gauche
de tendance futuriste. Les premiers forment une commission pour
réformer leur propre institution, initiative vouée
à l'échec, et les seconds se regroupent en une
fédération dissidente de l'Union sous le nom de
"Liberté de l'art". Le groupe futuriste de Pétrograd
qui regroupait Maïakovski, Meyerhold, Tatline, Ossip Brik,
Le dentu, etc.. fonde une association qui s'intitule " En
avant la révolution " dont le but est de soutenir
par l'art les partis et organisations révolutionnaires
dans la propagation des idées révolutionnaires.
S'adressant directement aux politiciens, l'association proposait:
" Camarades, si vous voulez que vos manifestes, vos affiches
et vos bannières attirent l'attention, alors laissez-vous
soutenir par les artistes. "
Ce groupe est le noyau des futurs " komfuts "
, les communistes futuristes. Le 2 avril 1917, Lénine
est de retour en Russie. Il refuse toute collaboration avec le
gouvernement provisoire et lance un mot d'ordre: " Tout
le pouvoir aux soviets ". Le soviet de Moscou forme alors
une section artistique-éducative. En mai, plusieurs artistes
de " gauche ", Malévitch, Tatline, Rozanova,
Yakoulov, Gritchenko, se regroupent pour former une " Union
des artistes-peintres de Moscou ". Malévitch, qui
est sous les drapeaux depuis juin 1916, endosse sa première
fonction à responsabilité comme Président
de la " Section artistique du Conseil des députés-soldats
" dont il est l'élu en août 1917. Il lance
le projet d'une " Académie des arts pour les soldats
". Elle est conçue comme un réseau de petits
centres dont la fonction devait être de " promouvoir
l'art et d'attirer de nouveaux membres dans les cercles des gens
créatifs . " Le 9 octobre, 3 semaines avant la révolution,
Malévitch dévoile le programme de cette "
faculté " dont il reprendra les grandes lignes dans
ses programmes pédagogiques après la révolution:
" Chaque personne s'engageant dans le premier cours sera
informée des possibilités offertes par toutes les
formes d'art et seulement alors choisira sa spécialité
selon ses compétences et son désir. Elle pourra
choisir n'importe quelle spécialité artistique
ou opter pour l'art pur, en entrant de manière individuelle
dans la classe supérieure, où aucune limite d'
aucune sorte n'est posée à l'autodétermination
libre de l'artiste. "
La première conférence du Proletkult se tient à
Pétrograd du 16 au 19 octobre 1917. Lounatcharski préside
la conférence au titre de Président de la Commission
de la Culture et de l'Education de la section de Pétrograd
du parti. Il est élu, avec Nadeshna Krupsakaïa ,
la femme de Lénine, au Comité Central du Proletkult.
Précédant la prise de pouvoir par les bolchéviques,
cette puissante organisation, fondée par Alexandre Bogdanov
que Lénine condamnera à disparaître en lui
coupant les vivres en 1920, était forte de vingt organisations
comptant jusqu'à quatre cent mille membres, éditait
une vingtaine de journaux. C'est au Proletkult que Malévitch,
comme beaucoup d'artistes de l'avant-garde, adhère à
la révolution d'octobre. La révolution artistique,
commencée bien avant la révolution politique, devait
simplement continuer son oeuvre parallèlement aux changements
politiques et la culture devait créer indépendamment
de l'idéologie, les formes dans lesquelles la vie nouvelle
s'inscrirait:
"Dans les questions de culture, nous sommes des socialistes
décidés. Nous affirmons que le prolétariat
doit, dès à présent, sans tarder, créer
pour soi-même des formes socialistes de pensée,
de sentiment, de mode de vie, indépendamment des rapports
et des combinaisons des forces politiques."
Dans la nuit du 24 au 25 octobre 1917, sous les ordres de Trotski,
les gardes rouges s'emparent des endroits stratégiques
de Pétrograd. Lénine rejoint le quartier général
du parti bolchévique et dirige les opérations.
Kérenski, le chef du gouvernement provisoire, doit fuir.
Le 26 octobre à deux heures dix du matin, les soldats
révolutionnaires investissent le Palais d'Hiver. Les ministres
sont arrêtés. La prise de pouvoir par les soviets
est annoncée à 5 heures du matin. Après
sa nomination comme Commissaire du peuple à l'Instruction
publique, " Narkompros ", le jour même, Lounatcharski
constitue son équipe. Il rassemble autour de lui ses anciens
collègues, dont Nadeshda Kroupskaïa, ainsi que des
membres des sections de la culture et de l'éducation de
la Douma et du Parti Communiste de Pétrograd. Le problème
était de prendre possession des lieux, ce qui n'allait
pas de soi, la plupart des ministères ayant tout simplement
refusé de se soumettre aux injonctions des bolchéviques
et ayant sabordé leur outil de travail. L' émissaire
de Lounatcharski au Ministère du Palais, Youri Flakserman,
un jeune homme de vingt-deux ans, avait dû subir l'humiliation
d'être reçu mais complètement ignoré
par les représentants du ministre. Alors qu'on venait
leur annoncer leur soumission au pouvoir soviétique:
"Tous les officiels de cette grande organisation étaient
encore à leurs postes. Il y avait sabotage de tous les
ministères, des banques et des autres institutions, et
la plupart de leurs officiels et employés ne s'étaient
pas remis au travail. Mais, au Ministère du Palais, il
y avait un ordre total. Tout le monde venait au travail à
l'heure et continuait à scribouiller comme si de rien
n'était. "
Les Ministères de l'Education étaient en grève
et refusaient de se soumettre à un pouvoir qu'ils estimaient
usurpateur. Lounatcharski dirigea donc d'un bureau du Palais
d'Hiver une administration qui faisait la sourde oreille. Finalement,
le 18 novembre, Lounatcharski vient occuper, sans escorte militaire
et sans résistance, le Ministère de l'Education.
Une cinquantaine de fonctionnaires l'accueillent chaleureusement.
L' organisation
du Narkompros
Pendant quelques années, le Narkompros, Commissariat
à l' Instruction Publique rassemblera dans la première
Russie bolchévique toutes les énergies culturelles
et éducatives de la Russie. Comment fut créée
et comment fonctionna cette institution qui permit l'éclosion
de projets aussi insolites que des musées-laboratoires
d'art moderne destinés à un large public?
Le Narkompros devait faire face à deux tâches urgentes:
récupérer les administrations mises en place par
l'ancien gouvernement provisoire, et protéger le patrimoine
des menaces de destruction de la guerre et de la révolution.
Le Narkompros avait à sa charge le système scolaire,
les universités, les bibliothèques, les musées.
Cette nouvelle juridiction du commissariat de Lounatcharski recouvrait
les fonctions des anciens ministères de l'éducation
publique, du Comité d'Etat à l'Education créé
par le gouvernement provisoire, et du Ministère du Palais,
qui contrôlait les théâtres impériaux,
l'Académie des Arts et les palais royaux. Le Narkompros
avait repris en priorité les institutions administrées
par le Ministère du Palais et dans le domaine des arts
visuels, l'Académie des Arts de Moscou et de Pétrograd
et la protection des collections d'art et des monuments historiques.
Pour la partie culturelle, le Narkompros était divisé
en sections correspondants aux arts concernés: IZO, pour
les art visuels, Foto Kino pour la photographie et le cinéma,
Lito pour la littérature, Muzo pour la musique, Teo pour
le théâtre...L' IZO, la section des arts visuels
du Narkompros, est créée le 29 janvier 1918. Lounatcharski
nomme Shterenberg à sa tête, une fonction qu'il
occupera jusqu'en 1921. En mars 1918, le Narkompros est évacué
avec le reste du gouvernement à Moscou, mais Lounatcharski
reste à Pétrograd où il maintient un certain
nombre de sections dont le département des arts, l'IZO.
Lounatcharski partage son temps entre Pétrograd et Moscou
où il ne se résigne à séjourner définitivement
qu'en 1919. Le Narkompros débutera ses activités
à Moscou le 28 mars 1919 en l'absence de Lounatcharski
sous l'égide de Kroupskaïa, la femme de Lénine,
que Lounatcharski considérait selon ses propres termes
comme l'âme du Narkompros. Lénine se tient au courant
de très près des évolutions du Narkompros,
et s'informe pas seulement auprès de sa femme, mais aussi
directement auprès de Lounatcharski.
La politique de Lounatcharski comportait trois axes majeurs.
Sa théorie éducative, inspirée des mouvements
progressistes américains et européens, encourageait
l'individualité et la créativité. Elle était
couplée à un principe d'égalité des
chances et d'impartialité. Dans les arts et les sciences,
en ce début de l'ère soviétique, le travail
créatif devait donc être mené avec un minimum
de pression extérieure et le gouvernement ne devait pas
montrer de préférence pour un groupe particulier.
C'est pourquoi, sous la direction de Lounatcharski, le Narkompros
n'accédera pas aux demandes des Komfuts (Meyerhold, Maïakovski),
de privilégier les artistes d'avant-garde et fera tout
son possible pour protéger les artistes conservateurs
contre leurs attaques. La politique était volontairement
non-discriminatoire et encourageait l'avant-garde, mais pas dans
un sens de persécution ou de monopole. La tendance naturelle
du gouvernement de favoriser les artistes communistes était
contrebalancée par les goûts personnels de beaucoup
d'hommes politiques communistes qui penchaient vers un art conventionnel.
Le contrôle des théâtres et des musées
d'Etat reste assez conventionnelle sous le Narkompros. En août
1918, la section du Palais d'Hiver qui avait été
attribuée en décembre 1917 au Commissariat de la
propreté de la république est rendu au Narkompros
et réorganisée en département du Musée
par la femme de Trostski, Natalia Trotska. La direction
du Narkompros était relativement informelle et était
dans l'incapacité de dire combien elle employait de personnes
et d'établir une liste exacte de ses départements.
Les membres de l'intelligentsia, qui boycottent dans un premier
temps le commissariat, parcequ'il est un organe du pouvoir soviétique,
le rejoignent ensuite en masse. Les membres du parti rechignaient
à travailler au Narkompros et les seules qui acceptaient
de rejoindre ses rangs étaient des femmes. C'était
une place de choix pour les femmes et les soeurs des politiciens
bolchéviques (on y trouvait la femme et la soeur de Lénine,
la femme de Trotski, de Kamenev, de Zinoviev, etc...). Le commissariat
se mit rapidement à être en surnombre, sans pour
autant avoir pu remplacer les cadres qualifiés de l'administration
qui étaient partis après la prise de pouvoir des
bolchéviques. Ni les intellectuels, ni les femmes de cadres
du parti n'avaient d'expérience dans la gestion et l'organisation.
Le rapport à l'argent était presque de l'ordre
de la magie dans l'organisation de ce nouveau pouvoir, comme
si l'argent réel n'avait pas de place dans ce jeu magique
de la Révolution.
Le premier budget du Narkompros avait été voté
en avril 1918 à une hauteur de 130 % du budget de 1917,
c'est à dire plus de 500 millions de roubles, mais certaines
sections, comme les arts, n'avaient pas de budget propre. Lounatcharski
fit donc financer à la demande ces activités artistiques
du Narkompros qu'il présenta comme un budget de propagande
devant le conseil des commissaires. Cette décision devait
peser lourdement sur la définition ultérieure de
l'art soviétique. Le commissariat mena l'anarchie organisationnelle
à un point extrême. Les employés étaient
souvent oisifs, et en mai 1919, l'effectif s'élevait à
plus de 3000 membres, c'est à dire dix fois plus que sous
l'administration précédente. Il existait plus de
40 sections différentes, de la sous-section de l'espéranto
à la commission scientifique sur la tuberculose. Le plus
gros département était le département des
musées, qui comptait à lui seul 345 employés,
alors que le département de l'éducation ne comptait
en tout et pour tout que 417 employés répartis
dans 4 sections pour les écoles, l'enseignement technique,
l'enseignement supérieur et la formation des maîtres.
Une réduction des effectifs, due essentiellement à
la famine et la mobilisation fera fondre le nombre des employés
du Narkompros dans les années vingt, mais la disproportion
entre les secteurs de l'art et de l'éducation restera.
L'organisation du commissariat sera rationnalisée en 1920
en cinq secteurs: organisationnel, extra-muros (formation des
adultes, Proletkult, l'agence de presse Rosta), scientifique
(incluant l'enseignement supérieur), artistique, formation
sociale (écoles primaires et secondaires) auxquels se
rajoutait l'administration, l'éducation des minorité
nationales et les éditions d'Etat Gosizdat. Cette structure
se maintiendra jusqu'en 1921.
On reprochait au Narkompros de ne pas être assez bolchévique
et de dépenser trop d'argent pour l'art et pas assez pour
l'éducation. La gestion du domaine scientifique était
moins contestée et son indépendance n'était
pas controversée. L'édition privée de livres
n'a été formellement restreinte ni par la restriction
de la liberté de la presse en 1918 ni par l' établissement
de la " Gosizdat ", la maison d'édition
étatique en mai 1919. Le décret de la Gosizdat
mettait les éditeurs privés sous contrôle
et exigeait qu'on lui soumette les manuscrits pour approbation
avant publication, mais cette règle n'était pas
strictement observée. En fait, les éditions nationalisées
étaient sous le contrôle de la " Vesenkha
", le conseil supérieur de l'économie
nationale. Les autorisations de publication délivrées
dans les années 20 étaient souvent motivées
par la crise du papier et de l'imprimerie, la production étant
assurée jusqu'à l'automne 1921 par le " Tsentropechath
", l'agence centrale des imprimés. Un autre facteur
restrictif était le circuit de distribution des livres
qui était municipal depuis octobre 1918, la vente libre
étant interdite à partir d'avril 1919 .
La reprise en main du Narkompros en 1921 est faite par Evgraf
Litkens, d'une autre génération et d'une autre
tradition révolutionnaire qui cultive le style militaire
à la Sverdov: botte et veste de cuir, un style un temps
adopté par Lounatcharski, mais jamais par Lénine
. Litkens est chargé de réorganiser le commissariat
en une machine administrative efficace, car le commissariat est
mal organisé, tenu par des intellectuels d'âge mûr
plutôt que par des prolétaires révolutionnaires.
Peu efficace dans ses actions, le Narkompros faisait preuve d'une
étonnante capacité de résistance aux ordres.
Le modèle de réorganisation de Litkens était
fondé sur des méthode inspirées de l'Armée
Rouge:
" La pratique militaire a promu des méthodes complètement
nouvelles d'approche du travail culturel-éducationnel
parmi les masses.. La pratique militaire nous a appris comment
plannifier le travail. "
Litkens souhaitait mettre les arts sous le contrôle du
" Glavpolitprosvet ", l'Administration Centrale
pour l'Education Politique pour remédier au développement
anarchique de l'activité et de la propagande artistique.
Lounatcharski utilisera dans les débats avec Litkens la
métaphore du laboratoire pour justifier l'importance du
Narkompros:
" Le Narkompros est avant tout un laboratoire qui élabore
et organise tout le système des convictions qui, comme
Lénine l'a dit, est la base sur laquelle la discipline
de la dictature du prolétariat repose. Le Narkompros est
l'organe du Parti (...) Jusqu'à présent, le Parti
avait concentré la propagande et l'agitation dans les
organes du Parti, mais maintenant, il la fait reposer sur les
organes soviétiques, c'est à dire sur les organes
du Narkompros. "
Il faut bien comprendre que la proposition de Lounatcharski de
prendre en charge la propagande du Parti à la place de
ce dernier frisait l'hérésie et mit Lénine
dans l'embarras, car elle rejoignait les revendications d'autonomie
des Proletkults. De plus Litkens peina à réorganiser
et rationnaliser le Narkompros, un service où les employés
ayant obtenu des postes de complaisance jouissent de hautes protections.
Les grande lignes de son programme furent acceptées. Mais
Litkens devait tenir l'exigence de Lénine de se comporter
uniquement en administrateur du Narkompros et pas en décisionnaire
politique par rapport à Lounatcharski. Les représentants
de l'Union des travailleurs de l'art, soutenus par les membres
des secteurs artistiques du Narkompros avaient demandé
au " Vtsik ", le Comité éxécutif
du Congrès des Soviets, à son 8ème congrès
au printemps 1921, la création au sein du Narkompros d'une
section séparée pour les arts. Il fut accordé
la création d'un Comité Artistique au sein du Centre
Académique des Sciences qui transforma l'IZO en "
Ak-IZO ". Le Narkompros fut donc structuré
en deux parties. Il comportait d'une part les Editions d'Etat,
Gosizdat, ainsi que les trois sections d'éducation, le
" Glavstsvos " pour l'éducation générale,
le " Glavprofobr " pour l'éducation professionnelle,
et le " Glavpolitprosvet " pour l'éducation
politique et d'autre part le centre académique qui regroupait
une section scientifique, le " GUS ", Conseil
Académique d'Etat, une section artistique, l'Ak-IZO, et
les administrations des musées et des archives. Pendant
l'été 1921, Preobrazhensky, membre du Collège
du Commissariat des Finances, critiqua dans la Pravda la politique
des arts de l'Union soviétique comme un luxe inutile et
demanda qu'on donne la priorité au développement
économique. Selon l'Etat socialiste se comportait comme
un noble ruiné qui s'achetait des toiles et entretenait
sa bibliothèque au lieu de réparer son toit. Lounatcharski
argumenta sur la nécessité de l'existence de l'art,
même en période économique difficile:
" .. nous ne devrions pas dévier dans cette sorte
de puritanisme qui annonce le principe que " l'homme vit
de pain seulement ". Et si, selon ce principe, nous en venions
par exemple à la conclusion qu'il est nécessaire
de vendre toutes les collections de nos musées à
l'étranger en échange des quantités de blé
nécessaires, ou de stopper complètement toute éducation
artistique ou toute vie artistique dans le pays , nous n' agirions
pas vraiment de façon rationnelle... "
Lounatcharski cita l'exemple de la fable de la cigale et de la
fourmi en argumentant que si les fables ne nourrissaient par
la cigale, le fait de baillônner cette dernière
l'empêcherait encore plus d'être bien nourrie. Finalement:
" ..la question est la suivante: est-ce que même les
gens pauvres et affamés ont droit au réconfort
de l'art ou non? "
Fin 1921, le Vtsik, le Comité exécutif des Soviets,
mena une attaque en règle contre le Narkompros pour faire
des coupes sombres dans les budgets et récupérer
l'argent pour " améliorer la situation des ouvriers
de l'industrie lourde ". Les départements les plus
touchés étaient les administrations artistiques
(musées, institutions académiques et scientifiques)
des " organismes aux noms et aux fonctions mystérieuses
pour le profane ". Mais Lounatcharski, qui contrairement
à Litkens, faisait partie du Vtsik, plaida la cause du
Narkompros et démantela la réforme de Litkens qui
fut démis de ses fonctions par Lénine en décembre
1921. Le nombre des licenciements annoncés fut réduit
et le Narkompros resta le troisième employeur de l'Etat.
Lounatcharski consolida le département des arts, abolissant
le Centre Académique et transféra à partir
de 1922, les sections scientifiques et artistiques dans un nouvel
organisme, la " Glavnauka ", Administration
en chef pour la science et les institutions scientiques.
Les arts étaient en fait un problème secondaire
pour le Narkompros dont le but n' était pas d'administrer
la culture mais d'établir des contacts et d'entrer en
discussion avec le monde artistique. Mais le monde russe des
arts était à la fois hostile et amorphe vis à
vis du Narkompros. Ce monde était difficile à atteindre
par les canaux institutionnels et la plupart de ses protagonistes
étaient déterminés à boycotter le
nouveau gouvernement. Pendant plusieurs mois, la plupart des
institutions artistiques restèrent donc hors d'atteinte
du pouvoir soviétique, elles poursuivirent le travail
mis en place par le gouvernement provisoire et ignorèrent
purement et simplement le Narkompros. Une fois la victoire du
socialisme assurée, les artistes, même les plus
sceptiques, viennent participer à l'effort gouvernemental,
ce en quoi ils furent d'ailleurs raillés par les futuristes
comme des retardataires.
A Pétrograd, il n'y avait pas d'organisation bolchévique
dans le secteur des arts sur laquelle le gouvernement aurait
pû s'appuyer. La seule organisation vers laquelle Lounatcharski
pouvait se tourner était le Proletkult. Mais celle-ci
n'avait aucune influence dans l'intelligentsia et se présentait
comme une instance autonome du pouvoir, un laboratoire de recherche
sur la culture ouvrière qui reniait tout acquis culturel
du passé, sans cependant être lié aux futuristes.
Contrairement aux communistes futuristes qui cherchaient un rapprochement
avec le pouvoir politique, le Proletkult prônait une séparation
des tâches politiques et des tâches culturelles.
Les bolchéviques étaient mieux représentés
dans les arts à Moscou, mais n'entrèrent en relation
avec les ministères qu'après le transfert du gouvernement
à Moscou en mars 1918. Un premier projet de séparation
du Commissariat des Arts de celui de l'Education avait été
refusé par Lounatcharski:
"Un ministère des arts est un héritage d'un
régime purement despotique, une survivance d'un temps
où l'art était complètement sous le contrôle
du Palais. "
Les rumeurs d'une séparation du Commissariat des Arts
étaient démenties par les officiels car elles auraient
sous-entendu que le gouvernement soviétique aurait cherché
à diriger l'art et les oeuvres créatives, ce qui
était, dans l'esprit des dirigeants de l'époque,
inadmissible. Mais par ailleurs, les groupements artistiques,
notamment ceux de Pétrograd , étaient constitués
d'une manière si autonome, qu'ils étaient autosuffisants.
La tâche du nouveau gouvernement était donc de les
attirer dans sa nouvelle sphère, ne serait-ce que pour
établir un contact avec eux. La Révolution de février
1917 avait créé pour la première fois pour
les artistes et les universités les conditions d'une réelle
autonomie. " L'Union des arts ", formée à
cette occasion, revendiquait maintenant le droit de réformer
et d'administrer seule les anciennes institutions artistiques.
En novembre 1917, elle fait appel à l'Assemblée
Constituante pour subventionner les écoles artistiques,
les théâtres d'Etat et les musées et se déclare
elle-même "le seul organe qui a le droit de diriger
la vie artistique du pays". La revendication de "séparer
l'art de l'Etat" était la même envers le Narkompros
qu'à l'égard de l'ancien gouvernement provisoire.
Bien qu'étant politiquement la plus proche des bolchéviques,
la gauche prenait à l'époque violemment parti en
faveur de l'autonomie de l'art. Lounatcharski propose donc le
12 novembre 1917 l'établissement d'un soviet d'Etat aux
affaires artistiques, dont la moitié des membres représenterait
les arts et l'autre moitié serait constituée de
délégués des soviets ouvriers, paysans et
soldats. Le projet est rejeté à l'unanimité
par l' " Union des Arts ". Aussi bien l'intervention
de l'Etat que celle des délégués non-artistiques
des soviets est refusée. Une nouvelle proposition du Narkompros
à l'Union, limitée cette fois à la seule
protection du patrimoine artistique, est rejetée à
une immense majorité.
Après la nomination de Chtérenberg le 29 janvier
1918 à la tête de l'IZO, Lounatcharski réunit
les artistes de " l'Union des Artistes Travailleurs "
au Palais d'Hiver de Pétrograd pour mettre en place le
département. L'aile droite de l'Union dont faisait partie
Benois refuse de collaborer avec Lounatcharski si elle n'obtient
pas la garantie que la section artistique sera indépendante
du Soviet des députés ouvriers, paysans et soldats.
Cette demande d'indépendance rejoint en fait aussi les
intérêts de l'aile gauche dont font partie des artistes
comme Malévitch, et l'Union des Artistes Travailleurs
adopte une résolution qui la rend relativement autonome
par rapport au pouvoir. Cette position étant inconciliable
avec les objectifs du nouveau pouvoir, Lounatcharski, décide
alors de créer à Pétrograd en mars 1918,
deux sections. Le collège artistique, " Khudozhestvennaya
kollegiya ", présidé par Chtérenberg
est un corps éclectique comportant des futuristes (Pounine,
Maïakovski,..) des symbolistes du Monde de l'Art, des architectes,
dont les tâches s'étendent de la production artistique
à l'édition en passant par la création de
décors, les travaux artistiques, la pédagogie,
l' architecture et le cinéma. La Section des Musées
et de la Protection des Monuments Artistiques du Passé,
" Odtel muzeev i okhrany stariny ", est confiée
à Natalia Trotska, la femme de Trotski. Cette section
rassemble les artistes les moins progressifs. Son activité
est séparée de celle des arts plastiques, qui travaille
directement sous la direction de l'IZO. Les syndicats artistiques
sont créés en même temps que les anciennes
institutions tsaristes sont dissoutes. En avril 1918, au moment
de la liquidation par décret de l'Académie des
Arts, Lounatcharski n'a toujours trouvé aucun compromis
avec l'Union des Arts. Celle-ci, qui avait depuis le gouvernement
provisoire sa propre commission de travail sur la Réforme
de l'Académie des Arts, accepte mal que la réorganisation
de l'Académie en "Ateliers libres", Svomas,
soit confiée à Pounine et non pas au candidat désigné
par l'Union, Romanov. L'aile gauche quitte alors l'Union des
Arts. Le 19 avril 1918, Lounatcharski prononce un discours dans
une assemblée de l' " Union ". Il y expose la
politique du nouveau gouvernement en matière d'art. Il
prône d'un côté une séparation complète
de l'art et de l'Etat, une abolition des privilèges, des
titres, des diplômes, et d'un autre côté,
se refuse à soutenir un groupe artistique au détriment
d'un autre puisque c'est ce que faisait l'Académie et
que c'était pour cette raison qu'elle avait été
abolie. L'aile droite de l'Union critique vivement ce programme,
ainsi que le décret du 12 avril 1918 sur la destruction
des monuments élevés en l'honneur des tsars et
de leurs serviteurs. Elle demande la liquidation du collège
des affaires artistiques, l'IZO, et le transfert des responsabilités
dans les mains du Comité Exécutif de l' "
Union des Arts ". Devant cette demande de prérogatives,
Lounatcharski s'étonne que l' " Union ", dont
le principe est l'autonomie de l'art, prétende conquérir
le pouvoir gouvernemental. Pour Lounatcharski, cette forme de
démocratie artistique proposée par " l'Union
" n'est pas pertinent et a prouvé en occident qu'elle
était bourgeoise et conventionnelle:
"Nous tenons pour une politique de la minorité active,
et, en art, pour l'union avec des talents individuels de premier
ordre. "
En ce sens, l'Assemblée Constituante des artistes proposée
par l'union ne serait rien d'autre qu'une congrégation
de médiocres. Lounatcharski quitte la salle sous les huées
et " l'Union " rompt toute relation avec lui. Cependant,
l'ancienne aile gauche de l'Union rentre tout de même en
contact avec le Narkompros. Une section de l'IZO est créée
à Moscou en juillet 1918. Elle est plus nettement composée
d'avant-gardistes et dirigée par Tatline. Malévitch
et Kandinsky en font partie. Le collège est divisé
en deux sections, mais selon d'autres critères qu'à
Pétrograd: une des sections délibère, l'autre
est exécutive. Les sous-sections sont divisées
en pédagogie, littérature, art et production, théâtre,
cinéma, contruction artistique, architecture.
Maïakovski, quant à lui, devait résoudre le
conflit entre son aspiration à une complète autonomie
de l'art et les avantages pratiques que procurait le soutien
de l'Etat aux courants de gauche. Pour lui, le meilleur moyen
de protéger l'art, qui était la propriété
du peuple, était de collaborer avec le nouveau gouvernement.
Maïakovski refusait cependant de rejoindre le parti bolchévique
("Ils m'auraient envoyé pêcher les poissons
en Astrakhan" ). Ce n'est qu'en automne 1918 qu'il se résoud
à proposer ses services au Narkompros. Pounine, critique
d'art au journal Apollon, et qui s'opposera par la suite violemment
à Malévitch, a des prises de position de gauche
anti-libérales. Elles sont exposées dans un livre
"Contre la civilisation" co-publié en 1918 avec
un cadre du Narkompros, Evgueny Poletaev. Ils y attaquent la
pluralité des civilisations anglaises et françaises
et exaltent la "volonté de grandeur et de pouvoir
sur le chaos" incarnée dans le "capitalisme
d'Etat" allemand. Ils célèbrent les vertus
de la discipline, de l'organisation de masse, de la sévérité,
de la mécanisation et de la régulation scientifique
de la vie. Pounine et Poletaev recommandaient ces qualités
germaniques au communisme russe. Lounatcharski, perplexe, accepta
cependant d'en signer la préface, ravi de trouver enfin
"des intellectuels typiques" qui plaidaient pour l'ordre
plutôt que pour l'anarchie. En effet, pendant les premiers
mois qui suivent la révolution, les bolchéviques
se trouvaient dans un isolement extrême, et Lounatcharski
avait accueilli avec enthousiasme les premiers représentants
du monde artistique comme Pounine qui avaient pris contact avec
le nouveau gouvernement. Pounine avait donc rejoint la section
IZO de Pétrograd dirigée par Chtérenberg.
De tendance anarchiste, Malévitch se heurte dès
le début au tout nouveau pouvoir socialiste. Alors qu'il
s'était plaint avant la révolution de l'arbitraire
bourgeois des collectionneurs privés, Malévitch
ressent maintenant, dès le printemps 1918, six mois à
peine après la révolution, la force mortelle de
la bureaucratie, cette "baguette morte" qui s'abat
sur toute initiative démocratique:
"On fit appel à des artistes, on réunit des
sections artistiques, on émettait des dispositions, on
émettait des idées vivantes, (...) mais on ne réussit
pas à faire passer quoi que ce soit. Les ateliers populaires,
les musées, les maisons de l'art, les éditions
d'art furent touchées par la baguette morte. La dernière
tentative de former un conseil artistique sur des principes démocratiques
fut réduite à zéro par cette même
baguette morte. "
Malévitch est extrêmement contrarié que des
représentants de l'ancienne tendance de politique des
musées aient immédiatement été mis
en bonne place dans le tout nouveau système. C'est ainsi
que Benois avec sa " culture de boudoir " se retrouve
une fois de plus maître des sélections artistiques,
ce que déplore amèrement Malévitch:
"Naguère, sans le "sceau" de Benois et
comparses,pas une seule oeuvre artistique ne pouvait avoir droit
de cité (...) La situation de l'art était contingente
et dépendait des critiques et des collectionneurs. (...)
Et voici qu'à présent, lorsque la bourgeoisie n'est
plus à la barre, et que la démocratie crée
une culture prolétarienne, les Benois malins prennent
en main les destinées de l'art russe. C'est Benois qui
est à la tête du Conseil artistique de Pétrograd!
La confiance accordée par le pouvoir soviétique
aux représentants "réactionnaires" scandalisait
les futuristes comme l'écrit Brik:
"Aussi étrange que cela puisse paraître, le
Commissaire révolutionnaire du peuple Lounatcharski écoutait
plus attentivement les avis de Benois sur l'organisation des
musées que les attaques "archi-révolutionnaires"
de Maïakovksi ".
Le département de l'IZO est tenu majoritairement par la
gauche artistique. Les futuristes de l'IZO s'opposaient aux membres
du Proletkult qui revendiquait le monopole de la nouvelle culture
prolétarienne. Ces derniers étaient accusés
d'avoir versé du vin nouveau dans de vieilles outres alors
que les futuristes, ayant inventé de nouvelles formes,
pouvaient revendiquer la qualité révolutionnaire
de leur travail. Avec la même énergie, les futuristes
attaquaient les tenants du "Monde de l'Art" et les
artistes académiques. Une équation s'établissait
entre les qualités révolutionnaires ou conservatrices
en art comme en politique:
"C'est extraordinaire que cette division *entre la gauche,
le Monde de l'Art" et les artistes conservateurs* corresponde
globalement et avec de rares exceptions individuelles avec la
division politique de l'environnement philistin de notre époque.
"
Les intellectuels qui coopéraient avec le Narkompros pour
la protection des trésors artistiques, des monuments historiques
et des musées se trouvaient à l'opposé des
futuristes. Cette collaboration, refusée par l' "
Union des Arts ", avait été confiée
à des personnalités selon la nécessité
et non pas en fonction de leurs convictions politiques. En 1918,
le critique et historien de l'art Igor Grabar crée la
" Commission panrusse pour la mise au jour et la conservation
de la peinture " qu'il dirigera jusqu'en 1922. Elle est
chargée de mener des expéditions dans le pays pour
dresser l'inventaire des icônes, d'ouvrir des ateliers
de restauration et de publier des instructions méthodologiques
pour cette restauration. Des techniques d'investigation comme
la radiographie sont utilisées. En 1923 s'ouvre, sous
la direction de Rybnikov, l'atelier de restauration de la Galerie
Trétiakov. Les ateliers centraux dépendants de
la Commission panrusse seront fermés en 1934. En février
1921, le Glavpolitprosvet, Administration centrale pour l'éducation
politique sous le Narkompros, sous l'égide de la femme
de Lénine, Nadejda KroupskaÏa , obtient le droit
de veto pour raison politique sur toutes les productions dans
les domaines artistiques ou scientifiques.
Au cours de la restructuration des institutions, Chtérenberg
perd la direction de l'IZO, organe de commande d'Etat, d'achat
d'oeuvres et de subventions au domaine artistique jusqu'alors
favorable à l'avant-garde. Les quatre années de
communisme héroïque prennent fin avec la " NEP
", la Nouvelle Politique Economique qui réintroduisait
des éléments d'économie libérale
et voit ressurgir la classe des mécènes bourgeois.
Leurs goûts penchaient vers un art assez conventionnel,
dans un style "prérévolutionnaire". Pour
les artistes de gauche, cette période signifie la fin
de leurs liens privilégiés avec l'Etat et les oblige
à se tourner vers d'autres ressources. Une conversion
vers l'industrie est une des solutions envisagée à
cette crise aussi bien morale que financière. Elle explique
le glissement d'une grande partie de l'art moderne russe en direction
des arts appliqués avec le constructivisme.
Chtérenberg
et la liberté en art
Malgré une situation économique défavorable
et une situation politique inconfortable, le Narkompros mit en
pratique une politique d'art moderne qui déboucha sur
la création d'institutions artistiques permettant l'enseignement,
la recherche, la conservation et la diffusion de l'art moderne.
Ces unités formaient un complexe unique en son genre dont
la structure concrétisait les efforts théoriques
accomplis dans les années prérévolutionnaires.
La politique artistique fixée par le Narkompros s'inspirait
du modèle occidental. Pendant son exil en France, Lounatcharski
avait pu se forger une idée personnelle de ce modèle
puisqu' il avait été occasionnellement guide au
Louvre pour les visiteurs russes. Mais c'est avec David Chtérenberg
qu'il s'initie à l'art moderne, lui que Lounatcharski
choisira après la révolution pour diriger la Section
des Arts plastiques sous le régime bolchévique.
Chtérenberg peignait dans le style cubiste. A Paris, il
était en contact avec Apollinaire. fréquentait
la Ruche, le Café Rotonde et exposait régulièrement
au Salon d'Automne. Le programme politique de Chtérenberg
sur la création et la conservation des uvres d'art en
Russie est donc avant tout l'uvre d'un peintre. Plusieurs textes
signés ou co-signés par Chtérenberg, la
" Déclaration du Collège des Affaires artistiques
et de la Production Artistique de Pétersbourg auprès
de la Section des Arts Plastiques du Commissariat à l'Instruction
au sujet de l'Académie des Beaux-Arts de Pétersbourg
" d' avril 1918, la " Déclaration de la Section
des Arts Plastiques et de la production artistique sur les principes
de la muséologie, adoptée par le Collège
de la section lors de la réunion du 7 février 1919
", le long " Rapport d'activités de la section
des arts plastiques du Narkompros, Histoire de la naissance du
Collège de la Section des Arts plastiques " d'avril
1919, l'article " Notre tâche " de 1920, expliquent
la ligne politique de Chtérenberg en matière de
création et de conservation de l'art moderne. Chtérenberg
critiquait l'académisme russe d'avant la révolution,
le manque de talent de ses officiels, la manière dont
ils étouffaient les jeunes talents et usurpaient le nom
de l'Académie.
"Et pour que l'art russe s'émancipe, il ne restait
qu'à ôter le prestige et le pouvoir à ce
groupe de personnes. "
Contre les sélections abusives de l'Académie, le
nouveau programme des instances révolutionnaires consistait
donc à rétablir l'égalité entre toutes
les tendances artistiques. Cette liberté artistique était
inspirée du modèle occidental, qui malgré
la perpétuation d'institutions académiques sclérosées,
avait vu s'épanouir la diversité artistique . La
suppression du jury pour le Salon des Indépendants était
un premier pas vers l'accès libre du peuple à l'art
:
" ..à l'étranger on organise depuis longtemps
des expositions sans jury (salon des Indépendants à
Paris ou autres) . "
Le modèle occidental et son pluralisme artistique étaient
explicitement cités comme référence pour
la Russie soviétique :
"L'expérience de l'Occident, où tous les courants
artistiques vivants et toute la création vivante se sont
formés en dehors de l'art officiel, fut prise en considération
par la Révolution ouvrière, qui montra que les
formes de la direction artistique doivent être organisées
de telle sorte que l'état soutienne également tous
les courants et tous les mouvements dans le domaine artistique.
"
Mais le socialisme russe pouvait apporter la dimension de l'égalité
en libérant les artistes, non seulement de la contrainte
de la sélection, mais aussi de l'obstacle financier que
représentait cette sélection pour un art novateur.
La politique de l'égalité des artistes, aussi bien
sur le plan artistique que financier, prônée par
Chtérenberg et Lounatcharski était une première
mondiale :
" Ces deux principes sont appliqués ensemble non
seulement pour la première fois en Russie, mais dans le
monde entier. "
Le nouveau gouvernement facilitait financièrement la participation
des artistes aux expositions. Mais ces aides étaient destinées
à encourager l'artiste au niveau individuel et non en
tant que membre d'une association professionnelle dont le gouvernement
cherchait à tout prix à limiter le pouvoir. L'IZO
délèguait aux peintres de " gauche "
la tâche de diffuser l'art auprès des masses mais
devait gérer le conflit qui opposait cette tendance aux
artistes académiques, largement représentés
dans le corps professoral car plus éduqués, et
qui luttaient pour défendre leurs intérêts
personnels, en recherchant notamment l'acquisition systématique
de leurs uvres par l'Etat, sans prise en compte de la valeur
artistique. Chtérenberg devait donc arbitrer un problème
financier délicat:
" Il est entendu que les conditions dans lesquelles vit
un artiste le distinguent de tous les autres travailleurs. Alors
que les autres travailleurs peuvent toujours vendre leur travail,
les artistes, même de valeur, n'ont pas toujours, eux,
la possibilité de recevoir un salaire fixe. Tout cela
fut pris en considération, quand il s'est agi d'acheter
des uvres pour les musées ou d'établir les rémunérations
des artistes qui exécutaient des monuments et des affiches
. On élabora des normes précises, mais ces normes
ont été toujours violées par les organisations
existantes, par tous les commissariats de la R.F.S . et nous
nous trouvons finalement devant ce même problème
de la rémunération des artistes et nous sommes
impuissants à établir avec précision un
mode de paiement, parce que nos normes de toutes façons
ne sont pas respectées. "
Le nouveau gouvernement ne voulait pas reproduire l'attitude
de l'Etat despotique qui encourageait les rivalités entre
artistes et favorisait les artistes rétrogrades. La solution
préconisée pour résoudre ce conflit qui
avait pourri la vie artistique russe depuis des décennies
fut donc de changer le mode d'exposition. Au lieu de pratiquer
l'éclectisme qui mélangeait tous les courants occasionnant
ainsi des rivalités, Chtérenberg proposa de séparer
strictement les genres artistiques et d'alterner les courants
et les genres de manière à ce que chacun d'entre
eux puisse être jugé séparément. Cette
présentation séparée permettait ainsi au
public de structurer son jugement de manière objective
et de situer les uvres à l'intérieur d'un continuum
artistique, de l'icône au suprématisme:
" Jusqu'à maintenant, les groupes artistiques existaient
en tant que forces rivales. (..) Le temps est venu de percevoir
l'art comme une réalité unie. Une culture spécifique
est le pivot de chaque art. Il n'existe pas de Culture artistique
en dehors de la peinture, de sculpture en dehors de la culture
plastique et d'architecture en dehors de l'architectonique. Une
manifestation commune, l'alternance dans le même espace
de courants différents et séparés, permettra
de sentir, de voir et de comprendre ce qui distinguait un groupe
d'un autre et de percevoir le caractère commun qui apparente
chaque art vrai et qui traverse tout l'art russe et ainsi met
un signe d'égalité entre le XIVe siècle
et le XXe siècle, entre l'art des icônes et le suprématisme.
"
Lorsque des courants divers sont présentés simultanément
dans le cadre des grandes expositions comme, par exemple, la
" 1ère exposition des artistes de toutes les tendances
" en avril 1919 à Pétrograd, la présentation
chronologique n'est pas retenue. Les courants sont juxtaposés
en fonction du développement plastique des uvres :
" La Commission a choisi comme principe d'exposition la
succession des courants, qui sont les jalons du développement
de l'art russe, tout en refusant le principe de la continuité
historique des courants. Ainsi l'Union de la Jeunesse et d'autres
courants modernes de l'art russe, les peintres Ambulants et les
peintres du Monde de l'Art, se sont trouvés placés
les uns à côté des autres. Les groupes qui
sont les continuateurs des principes de ces deux côtés,
ont été placés selon le principe de quantité
et de dimension des tableaux. "
Ce problème de l'accrochage s'était déjà
posé pour les musées issus de la révolution
française opposant deux types d'accrochage, décoratif
ou historique. Mais, dans le cas des musées d'art moderne
issus de la révolution russe, le choix de ne pas retenir
un accrochage chronologique n'avait pas de visée décorative.
Il était destiné à mettre sur un pied d'égalité
les différents groupes artistiques en lice. Le mode d'accrochage
signait l'arbitrage d'un conflit. Dans l'esprit de la Renaissance
et d'un certain humanisme, Chtérenberg voulait aussi donner
au métier d'artiste ses lettres de noblesse (" Montrez
que votre métier est un grand métier pour toute
l'humanité "). Plasticien, enseignant, gestionnaire
du musée, organisateur d'expositions, en charge d'écrire
une nouvelle histoire de l'art, le peintre soviétique
peut aussi librement exposer sa propre production et faire apprécier
son uvre en rédigeant et éditant une monographie.
Dans aucun projet institutionnel sur l'art une place aussi importante
n'a été accordée à l'artiste. L'organisation
d'expositions, l'édition de livres, la décoration
des villes, l'acquisition d'uvres d'artistes vivants témoignant
en direct de l'évolution de l'art, toutes ces activités
du Narkompros contribuaient à restituer l'art au peuple
en le sortant de son ancienne prison, le musée :
" Ce travail a fait sortir l'art des salles d'expositions
et des musées où il était confiné
et caché au peuple, dans les rues pour qu'il recouvre
pendant les jours fériés de vives et larges taches
de couleurs. La Section a fait sortir l'art de la prison-musée
et l'a remis à l'ouvrier et au paysan. "
Fin 1918, le Narkompros crée également une section
internationale chargée d'établir des liens avec
les artistes révolutionnaires européens. Cette
section était dirigée par Lounatcharski, Chtérenberg,
Kandinsky, et, au début, Tatline. Le " Bureau International
" devait " unir les combattants d'avant-garde de l'art
au nom de la nouvelle culture artistique. " Un projet
de construction d'une "Cité internationale des arts
" est élaboré mais ne connaît pas
de suite. L'intervention de la section internationale se limite
à des actions de propagande à l'étranger
en faveur de l' art soviétique. Fin 1920, une édition
en allemand sur le Nouvel Art en Russie, 1914-1919, axé
sur le constructivisme, apportait en Europe occidentale les nouvelles
conceptions russes.
Le programme établi par Chtérenberg pour la section
des arts plastiques du Narkompros répondait à plusieurs
critères. Rendre l'art accessible aux masses, former ces
dernières pour qu'elles comprennent ce domaine, respecter
la liberté de l'étudiant et de l'artiste. Chtérenberg
devait résoudre deux types de problèmes: asseoir
le pouvoir de l'Etat en neutralisant le corporatisme qui régnait
dans la profession tout en garantissant une pluralité
artistique et redresser le niveau de l'enseignement et de la
production artistique pour permettre un rayonnement international
de l'art russe. L'action de la section des arts plastiques du
Narkompros visait à redresser la situation artistique
de l'époque prérévolutionnaire où
la prise de pouvoir sur la scène artistique était
conflictuelle et représentait une source de tension sociale.
Le paysage culturel se présentait ainsi : on avait d'une
part les masses populaires qui ne pouvaient pas participer à
l'activité artistique sauf dans l'artisanat, d'autre part
un art tenu par un académisme bureaucratique coupé
des réalités modernes et dont le conformisme était
dû au clientélisme bourgeois. L'impact des mouvements
d'avant-garde était fort sur le plan médiatique,
mais, n'étant eux-mêmes pas aux postes décisionnaires,
les artistes modernes ne pouvaient pas impulser une politique
artistique pour donner accès à la culture au plus
grand nombre, notamment sur le plan éducatif. Le pouvoir
institutionnel étant initialement regroupé dans
les mains des tenants de l'Académie, les dirigeants du
Narkompros voulaient à tout prix éviter de reproduire
l'expérience malheureuse du gouvernement issu de la révolution
de février 1917 qui avait essayé en vain de faire
réformer l'institution par ses propres membres :
" L'expérience du passé en Russie et dans
d'autres pays montre qu'il est impossible de réformer
une Académie. La seule issue rationnelle est de l'abolir.
"
Pour Chtérenberg, l'Académie était suspecte
parce qu'elle se présentait comme un corps hiérarchisé
abusant de son pouvoir dans la société civile.
L'expérience occidentale de la lutte contre des corps
réactionnaires comme l'Académie constituait un
exemple à suivre :
" L'expérience de l'Occident, où tous les
courants artistiques vivants et toute la création vivante
se sont formés en dehors de l'art officiel, fut prise
en considération par la Révolution ouvrière,
qui montra que les formes de la direction artistique doivent
être organisées de telle sorte que l'état
soutienne également tous les courants et tous les mouvements
dans le domaine artistique. "
Ce diagnostic posé, le traitement préconisé
par Chtérenberg était donc de réformer les
Beaux-Arts en les séparant de l'Académie et d'abolir
cette dernière. Avant 1917, l'enseignement de l'art était
assuré par deux instances: les Académies de Beaux-arts
pour la peinture, la sculpture et l'architecture, et les écoles
d'art industriel privées. Ces écoles et Académies
se trouvaient à Pétrograd (avant août 1914:
Saint-Pétersbourg) et Moscou. D'un point de vue historique,
l'Ecole de peinture de sculpture et d'architecture de Saint-Pétersbourg
était issue d'une réorganisation de l'Académie
des Beaux-Arts scindée en 1893 en une Assemblée
Académique des Beaux-Arts et l'Ecole. Cette dernière
devait faire concurrence à l'Ecole de peinture de sculpture
et d'architecture de Moscou, " Mouj z ", fondée
en 1832. Les deux écoles seront d'autant plus en rivalité
que les peintres Ambulants, issus de la scission avec l'Académie
de Saint Pétersbourg, enseigneront à l'Ecole de
Moscou. Au début du 20ème siècle, l'Union
des peintres russes sera constituée d'enseignants du Moujz.
Le Moujz comptera parmi ses élèves les futurs leaders
des futuristes, Larionov, Gontcharova, Bourliouk. Mais en 1910,
le Moujz exclura cinquante étudiants dont Tatline, Falk
et Machkov. En 1915, une fronde créera alors la "
Commission des Onze " qui sélectionnera et exposera
des travaux d'étudiants et demandera le recrutement de
bons professeurs.
La proposition d'autonomiser les Beaux-Arts et d'abolir l'Académie
fut présentée en avril 1918 par Chtérenberg
au Conseil des Commissaires du Peuple, le Sovnarkom, et argumentée
par une " Déclaration de la section des Arts plastiques
et de la Production artistique sur la question de l'Académie
des Beaux-Arts. ". La thèse développée
dans cette déclaration était de restaurer l'idée
initiale de Pierre le Grand qui voyait dans l'Académie
une " Société des Arts et des Sciences "
chargée d'une mission de recherche et d'éducation
mais pas un organe de direction de la vie artistique, comme elle
l'était devenue par la suite. Sous Catherine II, l'Académie
des Arts avait en fait été retirée de la
juridiction des sciences et mise au service des besoins de l'Etat
et des tsars pour produire de simples matériaux décoratifs.
Les galeries du pouvoir étaient approvisionnées
en art occidental, alors que les artistes russes n'avaient l'occasion
que de faire qu'un art de convenance, proche de l'art appliqué.
La déclaration de l'IZO-Narkompros rappellait aussi l'épisode
de la démission groupée des futurs " Ambulants
" en 1863. La réorganisation de l'enseignement artistique
était présentée comme une victoire de la
création libre contre l'académisme. Une nouvelle
approche de l'art était rendue nécessaire par l'
évolution de ce dernier, tant en qualité qu'en
quantité :
" Suite à l'augmentation du volume de la culture
artistique et au changement du principe lui-même de l'activité
artistique, d'une part s'accroît la quantité du
matériau passible d'un développement théorique,
d'autre part changent les principes de l'activité créatrice
elle-même, qui tend à une plus grande profondeur,
à une plus grande durabilité et par là à
une étude plus complète de la technique et de la
théorie de l'art. La création artistique, qui dans
ce sens suit le développement culturel général
, exprime, d'une manière de plus en plus déterminée,
son besoin de posséder des fondements scientifiques, au
moins dans certains domaines de son activité. "
L'approche choisie par le Narkompros était de type scientifique
et visait à former un complexe artistique fondé
sur un modèle de laboratoire :
" Le Collège indique trois directions dans le développement
des aspirations créatrices réelles du monde artistique
dans ce domaine. Avant tout se fait sentir le besoin de créer
un laboratoire, équipé en conséquence, pour
l'étude spéciale de la technique des matériaux
artistiques dans toute son étendue. Ensuite, l'intérêt
croissant pour l'étude de la théorie de la création
artistique montre la nécessité d'organiser d'une
manière planifiée les branches correspondantes
du travail scientifique : esthétique, psychologique, théorie
de la connaissance, etc. Enfin, l'étude de l'histoire
des arts exige la création de nouveaux centres construits
sur de larges fondements scientifico-artistiques. "
Pour le Collège artistique du Narkompros, les expériences
artistiques russes des dix dernières années devaient
servir de base au développement d'un enseignement de l'art
formant à la fois des professionnels de haut niveau et
des spectateurs avertis. Les artistes modernes s'étaient
mis au service de la révolution avec enthousiasme et malgré
certains handicaps comme leur manque de bases littéraires
et pédagogiques, ils étaient appelés à
occuper des fonctions importantes dans les affaires artistiques.
Ils avaient fait leur preuves tant dans les réalisations
plastiques que dans les recherches théoriques. Leurs expériences
avaient permis de mettre au point le concept de culture artistique
sur lequel sera fondée toute la politique artistique du
Narkompros :
" La notion de culture artistique a constitué au
cours de ces dernières décennies une conquête
de la création artistique contemporaine, qui consiste
à développer avec une intensité particulière
la qualité professionnelle des uvres artistiques et par
là même à leur conférer une importance
mondiale. La notion de culture artistique est ainsi liée
aux recherches des jeunes écoles artistiques et ne peut
être élaborée que par elles. "
" Culture " était à entendre ici au sens
de " création ", c'est à dire d'invention.
C'est pourquoi :
" La culture artistique n'est rien d'autre que la culture
de l'invention artistique. "
Le critère d'évaluation de l'uvre d'art n'est ici
ni esthétique ni historique, mais. Il est défini
par la capacité de l'artiste à innover. Ce critère
d'innovation fixe un nouvel indice objectif de la valeur de l'uvre
d'art. Le facteur d'innovation de l'uvre est estimé en
analysant chacun des éléments artistiques qui la
composent. Ces éléments artistiques (matériau,
couleur, espace, temps, forme, technique) ne représentent
pas une liste fermée. La culture, l'invention artistique
est alimentée par les nouvelles découvertes des
artistes qui permettent de rajouter des éléments
supplémentaires. Cependant ces éléments,
connus ou inconnus, sont invariables, et seuls les changements
d'attitude des peintres envers ces éléments, analysables
dans les phénomènes artistiques que constituent
leurs uvres permettent de repérer les innovations et les
découvertes. L'artiste est artiste parce qu'il a une vue
perçante et découvre des aspects insoupçonnés
du monde. Le spectateur qui a une vision de qualité peut
apprécier l'uvre d'art. Une méthode rationnelle
d'enseignement de l'art doit donc s'appliquer essentiellement
à développer l'organe de la vue, c'est à
dire la faculté d'observation et le choix conscient des
formes d'expression artistique.
Le Collège artistique prétendait fonder son enseignement
sur quatre facteurs qui étaient censés épuiser
la totalité de la création artistique : la perception
visuelle, sa fixation, l'expression matérielle et la culture
picturale, cette dernière catégorie renfermant
trois types de perceptions : chromatique, plastique et cinétique.
La perception visuelle était censée être
guidée chez l'artiste par une perception particulière
du monde dans ses aspects exclusivement plastiques. A cause de
cette particularité, le Collège ne souhaitait la
développer qu'avec prudence auprès des masses et
la réserver aux artistes professionnels. La fixation de
la perception visuelle était vue comme le développement
de la qualité de vision qui permettait de juger d'un élément
artistique, ce qui facilitait l'appréhension de l'uvre
d'art en tant que spectateur. L'expression matérielle
était un domaine où l'étudiant devait choisir
les matériaux qui lui convenaient le mieux et explorer
ensuite les matériaux qui lui étaient étrangers.
Il devait être amené à découvrir par
lui-même les multiples utilisations de chaque matériau
Cette approche était censée être personnalisée.
Avec la culture picturale, le Collège artistique voulait
privilégier dans cette perception une conception moderne
du monde plastique. Il demandait à cultiver dans l'enseignement
de la perception chromatique l'approche colorée plutôt
que le clair-obscur, dans la perception plastique la surface
et la forme plutôt que l'objet. Il rajoutait aussi le nouvel
acquis de la perception cinétique, le mouvement introduit
par le futurisme.
Le 5 septembre 1918 sont créés à Moscou
les premiers Ateliers Libres d'Etat, " Svomas " . Ces
écoles d'art gratuites et ouvertes à tout citoyen
de plus de 16 ans, étaient issues d'une transformation
de l'ancienne école d'art industriel Stroganov. Le 1er
octobre 1918, d'autres ateliers libres sont créés,
les seconds Svomas, à la place de l'Ecole de peinture,
de sculpture et d'architecture de Moscou. Malévitch enseignera
un an dans cette nouvelle structure qui prenait la place de l'institution
académique où il n'avait jamais réussi à
entrer comme étudiant . Les Svomas de Pétrograd
ouvrent le 10 octobre 1918, et de nombreux ateliers libres sont
créés dans une quinzaine de villes de province
de l'Union Soviétique, dont Vitebsk, qui jouera un grand
rôle dans l'expérience pédagogique de Malévitch.
La création du Svomas de Moscou est annoncée par
voie d'affiche et affirme "l'existence libre de tous les
courants affirmés." Le programme comporte deux types
d'enseignement: les "ateliers" et les "disciplines
artistiques scientifiques". Les ateliers se tenaient en
journée, les cours étaient obligatoires et chaque
étudiant devait choisir un courant, car les ateliers enseignaient
chacun une tendance picturale particulière (naturalisme,
impressionnisme, néo-impressionnisme, post-impressionnisme,
cubo-futurisme, suprématisme, sculpture -sans distinction
de tendance). Il y avait également des ateliers de spécialités:
arts décoratifs, théâtraux, graphique, peinture
sur porcelaine, verre, émail, sculpture décorative,
métallique, sur bois, architecture décorative,
textile, ameublement.
S' y rajoutaient des ateliers de composition générale.
Les maîtres de chaque atelier étaient élus
par les élèves. Les élections qui se tinrent
du 7 au 20 octobre 1918 n'ayant pas donné les résultats
attendus (ni Malévitch, ni Tatline, ni Pasternak par exemple,
ne sont élus), le Narkompros infléchit les résultats
du scrutin en faveur des artistes de gauche en mettant en place
trois sortes d'Ateliers libres: des ateliers avec professeur
élu par les élèves, des ateliers sans professeur,
des ateliers avec professeur désigné. Malévitch
peut donc enseigner dans la section du suprématisme comme
maître d'un atelier de composition générale.
Les disciplines artistiques scientifiques n'étaient pas
des cours obligatoires. Ils étaient dispensés le
soir et comportaient l'histoire de l'art de l'Occident et de
la Russie, des arts décoratifs, de l'art contemporain,
la philosophie de l'art, la méthodologie de l'enseignement
des arts plastiques, l'anatomie plastique, la perspective, la
théorie de la scène, les modèles. Benois
enseignait au Svomas de Moscou l'histoire de l'art et des arts
décoratifs.
L'inauguration officielle du premier Svomas de Moscou a lieu
le 13 décembre 1918 et Lounatcharski y déclare,
dans une allocution, la dépendance de l'art par rapport
au seul Etat. Ce discours visait à neutraliser les prétentions
des organisations professionnelles artistiques à diriger
le monde des arts selon ses propres règles corporatistes.
Chtérenberg qui dirigeait les Svomas, voyait ces ateliers
comme un retour à la tradition de la Renaissance où
l'élève apprend auprès du maître les
procédés du métier :
" L'art est illimité et indéfini, il est impossible
de l'apprendre : la seule chose possible est de donner à
ceux qui en ont besoin et qui désirent étudier
le métier artistique, des ateliers d'état libres
et gratuits. Seuls ces ateliers peuvent offrir aux élèves
tout ce qui est nécessaire pour apprendre à peindre
comme on peignait à l'époque de la Renaissance,
lorsque chaque peintre apprenait dès l'enfance d'un maître
tous les procédés du métier, en commençant
par le frottage des couleurs et en finissant par la collaboration
à l'exécution des tableaux. "
La notion de métier impliquait un certain universel de
la peinture qui devait être enseignée de manière
neutre, le maître ne devant pas obliger l'élève
à se plier à ses tendances picturales personnelles
:
" Le professeur doit travailler de concert avec ses élèves,
mais la peinture ne doit pas se plier aux tendances des professeurs.
On ne doit pas privilégier tel ou tel courant ou telle
ou telle tendance dans l'art. On peut seulement comparer deux
courants différents, en laissant à chacun d'eux
la possibilité de se développer librement. "
Les ateliers libres d'Etat, les Svomas, développent bientôt
leur réseau à travers tout le pays, permettent
désormais à un public d'ouvriers et de paysans
d'accéder à une formation et de doter bientôt
les écoles d'art et d'industrie ainsi que les entreprises
de nouveaux cadres et de nouveaux artistes. Un petit musée
est annexé aux ateliers:
" Dans le programme des études artistiques entrent
aussi visites de musées et d'expositions, débats
sur des problèmes particuliers, travaux décoratifs
et organisation d'expositions d'oeuvres des élèves.
Ces ateliers possédent des établissements auxiliaires
bien organisés: bibliothèques, petits musées
composés d'oeuvres qui illustrent clairement la culture
picturale et qui donnent la notion de surface et de composition
dans un tableau. "
On peut saluer le programme de Chtérenberg comme une volonté
d'établir la première démocratie artistique.
Cependant, l'expérience des Ateliers Libres révéla
les faiblesses du corps artistique russe et son manque de base
solide dont Chtérenberg redoutait les conséquences.
El Lissitzky décrit ainsi l'échec des Svomas :
" Là, toute personne qui veut étudier l'art
peut choisir elle-même le professeur sous la tutelle duquel
il travaille sans examens ou contraintes. Ceci dégénéra
rapidement en caprice individuel et en un stade de chaos. Il
s'en suivit que pour la formation de maîtres qualifiés
un plan généralement strictement scientifique devait
être mis au point ".
En 1921, avec la réforme du Narkompros, les Svomas de
Russie sont abolis. Les établissements d'enseignement
passent sous la juridiction de l'Académie des Sciences,
dirigée par Kandinsky. Les Svomas ne rouvrent qu'en 1922
sur un nouveau programme établi par Kandinsky qui avait
déjà quitté la Russie à ce moment.
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