II. Poètes de la révolution et ingénieurs des âmes

Lounatcharski, un intellectuel parmi les bolchéviques

Le Narkompros

La naissance du réalisme socialiste

 

Le Narkompros


En prenant le pouvoir en Russie, les soviets héritaient d'un ensemble de musées et de collections parmi les plus riches du monde. Quel type d'institutions culturelles mirent-ils en place pour gérer le passé et assurer l'avenir ? Et surtout, qu'est-ce-qui poussa le jeune état soviétique à investir dans l'art moderne et à créer de toutes pièces les premiers musées d'art moderne du monde ? Quels débats entourèrent la création de ces musées ? Quelles étaient les forces en présence et comment se régla la question de l'art moderne dans les différentes périodes politiques qui suivirent la révolution ?

La prise de pouvoir

Le 26 février 1917, les soldats de Pétrograd se mutinent et soutiennent les ouvriers en grève, transformant l'émeute en révolution. Le 27 février 1917, la Douma rejette le décret de dissolution du tsar. Un comité provisoire répartit le pouvoir entre le gouvernement provisoire du prince Lvov et le soviet des députés d'ouvriers et de soldats de Pétrograd dans lequel les bolchéviques sont minoritaires à l'époque. C'est le début d'une époque de dualité du pouvoir (dvoevlastie). D'un côté les élus de la Douma et de l'autre les soviets qui contrôlent l'armée, les routes et les chemins de fer, les postes et les télégraphes. Dans la foulée de cette révolution, les artistes de toutes tendances, du " Monde de l'Art " aux futuristes, se regroupent à Pétrograd dans une " Union des travailleurs de l'art ", Soyuz deyatelei iskusstv, dans le but de mettre fin à l'hégémonie des l'Académie des Arts. Cette Union était, sur le plan politique, informellement divisée en trois courants: la gauche, avec les futuristes Maïakovsky, Brik et Pounine, le centre, avec notamment Benois, et la droite menée par le poète Sologub. Mais ces courants politiques recouvraient aussi des courants artistiques comme les décrira en 1919 Chtérenberg:
" On peut diviser tous les courants .. en trois courants essentiels: 1) les artistes ambulants ou, comme je les appelle, académiciens; 2) les artistes appartenant au "Monde de l'Art" ou les esthètes, 3) les courants de gauche qui sous l'appellation de futuristes relèvent de 5 ou 6 directions différentes. Ces trois courants voulaient, au début de la Révolution de février, se réunir et exigeaient qu'on remit entre leurs mains la vie artistique toute entière. "
Le 2 mars 1917, l'abdication du tsar Nicolas II met un terme définitif à la monarchie russe. Après cette abdication, les groupes artistiques se réorganisent en suivant le schéma politique du pouvoir duel, avec un corps légitime, l' "Union des Artistes ", et des soviets actifs calqués sur le modèle militaire. Le 17 avril 1917, l'Académie des Beaux-Arts doit renouveler ses dirigeants. La tendance de gauche de l'Union des Arts demande l'abolition pure et simple de l'Académie. La tendance modérée de l'Union, le "Monde de l'Art", tente de créer sous la houlette de Benois un Ministère des Beaux-Arts qui assurerait la protection des monuments et des oeuvres d'arts dans l'esprit des idées de Gorki. Une commission est créée dans l'Union pour ce projet de gestion des affaires artistiques. Mais cette initiative est contrée à la fois par les tenants de l'académisme et par les artistes de gauche de tendance futuriste. Les premiers forment une commission pour réformer leur propre institution, initiative vouée à l'échec, et les seconds se regroupent en une fédération dissidente de l'Union sous le nom de "Liberté de l'art". Le groupe futuriste de Pétrograd qui regroupait Maïakovski, Meyerhold, Tatline, Ossip Brik, Le dentu, etc.. fonde une association qui s'intitule " En avant la révolution " dont le but est de soutenir par l'art les partis et organisations révolutionnaires dans la propagation des idées révolutionnaires. S'adressant directement aux politiciens, l'association proposait:
" Camarades, si vous voulez que vos manifestes, vos affiches et vos bannières attirent l'attention, alors laissez-vous soutenir par les artistes. "
Ce groupe est le noyau des futurs " komfuts " , les communistes futuristes. Le 2 avril 1917, Lénine est de retour en Russie. Il refuse toute collaboration avec le gouvernement provisoire et lance un mot d'ordre: " Tout le pouvoir aux soviets ". Le soviet de Moscou forme alors une section artistique-éducative. En mai, plusieurs artistes de " gauche ", Malévitch, Tatline, Rozanova, Yakoulov, Gritchenko, se regroupent pour former une " Union des artistes-peintres de Moscou ". Malévitch, qui est sous les drapeaux depuis juin 1916, endosse sa première fonction à responsabilité comme Président de la " Section artistique du Conseil des députés-soldats " dont il est l'élu en août 1917. Il lance le projet d'une " Académie des arts pour les soldats ". Elle est conçue comme un réseau de petits centres dont la fonction devait être de " promouvoir l'art et d'attirer de nouveaux membres dans les cercles des gens créatifs . " Le 9 octobre, 3 semaines avant la révolution, Malévitch dévoile le programme de cette " faculté " dont il reprendra les grandes lignes dans ses programmes pédagogiques après la révolution:
" Chaque personne s'engageant dans le premier cours sera informée des possibilités offertes par toutes les formes d'art et seulement alors choisira sa spécialité selon ses compétences et son désir. Elle pourra choisir n'importe quelle spécialité artistique ou opter pour l'art pur, en entrant de manière individuelle dans la classe supérieure, où aucune limite d' aucune sorte n'est posée à l'autodétermination libre de l'artiste. "
La première conférence du Proletkult se tient à Pétrograd du 16 au 19 octobre 1917. Lounatcharski préside la conférence au titre de Président de la Commission de la Culture et de l'Education de la section de Pétrograd du parti. Il est élu, avec Nadeshna Krupsakaïa , la femme de Lénine, au Comité Central du Proletkult. Précédant la prise de pouvoir par les bolchéviques, cette puissante organisation, fondée par Alexandre Bogdanov que Lénine condamnera à disparaître en lui coupant les vivres en 1920, était forte de vingt organisations comptant jusqu'à quatre cent mille membres, éditait une vingtaine de journaux. C'est au Proletkult que Malévitch, comme beaucoup d'artistes de l'avant-garde, adhère à la révolution d'octobre. La révolution artistique, commencée bien avant la révolution politique, devait simplement continuer son oeuvre parallèlement aux changements politiques et la culture devait créer indépendamment de l'idéologie, les formes dans lesquelles la vie nouvelle s'inscrirait:
"Dans les questions de culture, nous sommes des socialistes décidés. Nous affirmons que le prolétariat doit, dès à présent, sans tarder, créer pour soi-même des formes socialistes de pensée, de sentiment, de mode de vie, indépendamment des rapports et des combinaisons des forces politiques."

Dans la nuit du 24 au 25 octobre 1917, sous les ordres de Trotski, les gardes rouges s'emparent des endroits stratégiques de Pétrograd. Lénine rejoint le quartier général du parti bolchévique et dirige les opérations. Kérenski, le chef du gouvernement provisoire, doit fuir. Le 26 octobre à deux heures dix du matin, les soldats révolutionnaires investissent le Palais d'Hiver. Les ministres sont arrêtés. La prise de pouvoir par les soviets est annoncée à 5 heures du matin. Après sa nomination comme Commissaire du peuple à l'Instruction publique, " Narkompros ", le jour même, Lounatcharski constitue son équipe. Il rassemble autour de lui ses anciens collègues, dont Nadeshda Kroupskaïa, ainsi que des membres des sections de la culture et de l'éducation de la Douma et du Parti Communiste de Pétrograd. Le problème était de prendre possession des lieux, ce qui n'allait pas de soi, la plupart des ministères ayant tout simplement refusé de se soumettre aux injonctions des bolchéviques et ayant sabordé leur outil de travail. L' émissaire de Lounatcharski au Ministère du Palais, Youri Flakserman, un jeune homme de vingt-deux ans, avait dû subir l'humiliation d'être reçu mais complètement ignoré par les représentants du ministre. Alors qu'on venait leur annoncer leur soumission au pouvoir soviétique:
"Tous les officiels de cette grande organisation étaient encore à leurs postes. Il y avait sabotage de tous les ministères, des banques et des autres institutions, et la plupart de leurs officiels et employés ne s'étaient pas remis au travail. Mais, au Ministère du Palais, il y avait un ordre total. Tout le monde venait au travail à l'heure et continuait à scribouiller comme si de rien n'était. "
Les Ministères de l'Education étaient en grève et refusaient de se soumettre à un pouvoir qu'ils estimaient usurpateur. Lounatcharski dirigea donc d'un bureau du Palais d'Hiver une administration qui faisait la sourde oreille. Finalement, le 18 novembre, Lounatcharski vient occuper, sans escorte militaire et sans résistance, le Ministère de l'Education. Une cinquantaine de fonctionnaires l'accueillent chaleureusement.


L' organisation du Narkompros

Pendant quelques années, le Narkompros, Commissariat à l' Instruction Publique rassemblera dans la première Russie bolchévique toutes les énergies culturelles et éducatives de la Russie. Comment fut créée et comment fonctionna cette institution qui permit l'éclosion de projets aussi insolites que des musées-laboratoires d'art moderne destinés à un large public?
Le Narkompros devait faire face à deux tâches urgentes: récupérer les administrations mises en place par l'ancien gouvernement provisoire, et protéger le patrimoine des menaces de destruction de la guerre et de la révolution. Le Narkompros avait à sa charge le système scolaire, les universités, les bibliothèques, les musées. Cette nouvelle juridiction du commissariat de Lounatcharski recouvrait les fonctions des anciens ministères de l'éducation publique, du Comité d'Etat à l'Education créé par le gouvernement provisoire, et du Ministère du Palais, qui contrôlait les théâtres impériaux, l'Académie des Arts et les palais royaux. Le Narkompros avait repris en priorité les institutions administrées par le Ministère du Palais et dans le domaine des arts visuels, l'Académie des Arts de Moscou et de Pétrograd et la protection des collections d'art et des monuments historiques. Pour la partie culturelle, le Narkompros était divisé en sections correspondants aux arts concernés: IZO, pour les art visuels, Foto Kino pour la photographie et le cinéma, Lito pour la littérature, Muzo pour la musique, Teo pour le théâtre...L' IZO, la section des arts visuels du Narkompros, est créée le 29 janvier 1918. Lounatcharski nomme Shterenberg à sa tête, une fonction qu'il occupera jusqu'en 1921. En mars 1918, le Narkompros est évacué avec le reste du gouvernement à Moscou, mais Lounatcharski reste à Pétrograd où il maintient un certain nombre de sections dont le département des arts, l'IZO. Lounatcharski partage son temps entre Pétrograd et Moscou où il ne se résigne à séjourner définitivement qu'en 1919. Le Narkompros débutera ses activités à Moscou le 28 mars 1919 en l'absence de Lounatcharski sous l'égide de Kroupskaïa, la femme de Lénine, que Lounatcharski considérait selon ses propres termes comme l'âme du Narkompros. Lénine se tient au courant de très près des évolutions du Narkompros, et s'informe pas seulement auprès de sa femme, mais aussi directement auprès de Lounatcharski.
La politique de Lounatcharski comportait trois axes majeurs. Sa théorie éducative, inspirée des mouvements progressistes américains et européens, encourageait l'individualité et la créativité. Elle était couplée à un principe d'égalité des chances et d'impartialité. Dans les arts et les sciences, en ce début de l'ère soviétique, le travail créatif devait donc être mené avec un minimum de pression extérieure et le gouvernement ne devait pas montrer de préférence pour un groupe particulier. C'est pourquoi, sous la direction de Lounatcharski, le Narkompros n'accédera pas aux demandes des Komfuts (Meyerhold, Maïakovski), de privilégier les artistes d'avant-garde et fera tout son possible pour protéger les artistes conservateurs contre leurs attaques. La politique était volontairement non-discriminatoire et encourageait l'avant-garde, mais pas dans un sens de persécution ou de monopole. La tendance naturelle du gouvernement de favoriser les artistes communistes était contrebalancée par les goûts personnels de beaucoup d'hommes politiques communistes qui penchaient vers un art conventionnel.
Le contrôle des théâtres et des musées d'Etat reste assez conventionnelle sous le Narkompros. En août 1918, la section du Palais d'Hiver qui avait été attribuée en décembre 1917 au Commissariat de la propreté de la république est rendu au Narkompros et réorganisée en département du Musée par la femme de Trostski, Natalia Trotska. La direction du Narkompros était relativement informelle et était dans l'incapacité de dire combien elle employait de personnes et d'établir une liste exacte de ses départements. Les membres de l'intelligentsia, qui boycottent dans un premier temps le commissariat, parcequ'il est un organe du pouvoir soviétique, le rejoignent ensuite en masse. Les membres du parti rechignaient à travailler au Narkompros et les seules qui acceptaient de rejoindre ses rangs étaient des femmes. C'était une place de choix pour les femmes et les soeurs des politiciens bolchéviques (on y trouvait la femme et la soeur de Lénine, la femme de Trotski, de Kamenev, de Zinoviev, etc...). Le commissariat se mit rapidement à être en surnombre, sans pour autant avoir pu remplacer les cadres qualifiés de l'administration qui étaient partis après la prise de pouvoir des bolchéviques. Ni les intellectuels, ni les femmes de cadres du parti n'avaient d'expérience dans la gestion et l'organisation. Le rapport à l'argent était presque de l'ordre de la magie dans l'organisation de ce nouveau pouvoir, comme si l'argent réel n'avait pas de place dans ce jeu magique de la Révolution.
Le premier budget du Narkompros avait été voté en avril 1918 à une hauteur de 130 % du budget de 1917, c'est à dire plus de 500 millions de roubles, mais certaines sections, comme les arts, n'avaient pas de budget propre. Lounatcharski fit donc financer à la demande ces activités artistiques du Narkompros qu'il présenta comme un budget de propagande devant le conseil des commissaires. Cette décision devait peser lourdement sur la définition ultérieure de l'art soviétique. Le commissariat mena l'anarchie organisationnelle à un point extrême. Les employés étaient souvent oisifs, et en mai 1919, l'effectif s'élevait à plus de 3000 membres, c'est à dire dix fois plus que sous l'administration précédente. Il existait plus de 40 sections différentes, de la sous-section de l'espéranto à la commission scientifique sur la tuberculose. Le plus gros département était le département des musées, qui comptait à lui seul 345 employés, alors que le département de l'éducation ne comptait en tout et pour tout que 417 employés répartis dans 4 sections pour les écoles, l'enseignement technique, l'enseignement supérieur et la formation des maîtres. Une réduction des effectifs, due essentiellement à la famine et la mobilisation fera fondre le nombre des employés du Narkompros dans les années vingt, mais la disproportion entre les secteurs de l'art et de l'éducation restera. L'organisation du commissariat sera rationnalisée en 1920 en cinq secteurs: organisationnel, extra-muros (formation des adultes, Proletkult, l'agence de presse Rosta), scientifique (incluant l'enseignement supérieur), artistique, formation sociale (écoles primaires et secondaires) auxquels se rajoutait l'administration, l'éducation des minorité nationales et les éditions d'Etat Gosizdat. Cette structure se maintiendra jusqu'en 1921.
On reprochait au Narkompros de ne pas être assez bolchévique et de dépenser trop d'argent pour l'art et pas assez pour l'éducation. La gestion du domaine scientifique était moins contestée et son indépendance n'était pas controversée. L'édition privée de livres n'a été formellement restreinte ni par la restriction de la liberté de la presse en 1918 ni par l' établissement de la " Gosizdat ", la maison d'édition étatique en mai 1919. Le décret de la Gosizdat mettait les éditeurs privés sous contrôle et exigeait qu'on lui soumette les manuscrits pour approbation avant publication, mais cette règle n'était pas strictement observée. En fait, les éditions nationalisées étaient sous le contrôle de la " Vesenkha ", le conseil supérieur de l'économie nationale. Les autorisations de publication délivrées dans les années 20 étaient souvent motivées par la crise du papier et de l'imprimerie, la production étant assurée jusqu'à l'automne 1921 par le " Tsentropechath ", l'agence centrale des imprimés. Un autre facteur restrictif était le circuit de distribution des livres qui était municipal depuis octobre 1918, la vente libre étant interdite à partir d'avril 1919 .
La reprise en main du Narkompros en 1921 est faite par Evgraf Litkens, d'une autre génération et d'une autre tradition révolutionnaire qui cultive le style militaire à la Sverdov: botte et veste de cuir, un style un temps adopté par Lounatcharski, mais jamais par Lénine . Litkens est chargé de réorganiser le commissariat en une machine administrative efficace, car le commissariat est mal organisé, tenu par des intellectuels d'âge mûr plutôt que par des prolétaires révolutionnaires. Peu efficace dans ses actions, le Narkompros faisait preuve d'une étonnante capacité de résistance aux ordres. Le modèle de réorganisation de Litkens était fondé sur des méthode inspirées de l'Armée Rouge:
" La pratique militaire a promu des méthodes complètement nouvelles d'approche du travail culturel-éducationnel parmi les masses.. La pratique militaire nous a appris comment plannifier le travail. "
Litkens souhaitait mettre les arts sous le contrôle du " Glavpolitprosvet ", l'Administration Centrale pour l'Education Politique pour remédier au développement anarchique de l'activité et de la propagande artistique. Lounatcharski utilisera dans les débats avec Litkens la métaphore du laboratoire pour justifier l'importance du Narkompros:
" Le Narkompros est avant tout un laboratoire qui élabore et organise tout le système des convictions qui, comme Lénine l'a dit, est la base sur laquelle la discipline de la dictature du prolétariat repose. Le Narkompros est l'organe du Parti (...) Jusqu'à présent, le Parti avait concentré la propagande et l'agitation dans les organes du Parti, mais maintenant, il la fait reposer sur les organes soviétiques, c'est à dire sur les organes du Narkompros. "
Il faut bien comprendre que la proposition de Lounatcharski de prendre en charge la propagande du Parti à la place de ce dernier frisait l'hérésie et mit Lénine dans l'embarras, car elle rejoignait les revendications d'autonomie des Proletkults. De plus Litkens peina à réorganiser et rationnaliser le Narkompros, un service où les employés ayant obtenu des postes de complaisance jouissent de hautes protections. Les grande lignes de son programme furent acceptées. Mais Litkens devait tenir l'exigence de Lénine de se comporter uniquement en administrateur du Narkompros et pas en décisionnaire politique par rapport à Lounatcharski. Les représentants de l'Union des travailleurs de l'art, soutenus par les membres des secteurs artistiques du Narkompros avaient demandé au " Vtsik ", le Comité éxécutif du Congrès des Soviets, à son 8ème congrès au printemps 1921, la création au sein du Narkompros d'une section séparée pour les arts. Il fut accordé la création d'un Comité Artistique au sein du Centre Académique des Sciences qui transforma l'IZO en " Ak-IZO ". Le Narkompros fut donc structuré en deux parties. Il comportait d'une part les Editions d'Etat, Gosizdat, ainsi que les trois sections d'éducation, le " Glavstsvos " pour l'éducation générale, le " Glavprofobr " pour l'éducation professionnelle, et le " Glavpolitprosvet " pour l'éducation politique et d'autre part le centre académique qui regroupait une section scientifique, le " GUS ", Conseil Académique d'Etat, une section artistique, l'Ak-IZO, et les administrations des musées et des archives. Pendant l'été 1921, Preobrazhensky, membre du Collège du Commissariat des Finances, critiqua dans la Pravda la politique des arts de l'Union soviétique comme un luxe inutile et demanda qu'on donne la priorité au développement économique. Selon l'Etat socialiste se comportait comme un noble ruiné qui s'achetait des toiles et entretenait sa bibliothèque au lieu de réparer son toit. Lounatcharski argumenta sur la nécessité de l'existence de l'art, même en période économique difficile:
" .. nous ne devrions pas dévier dans cette sorte de puritanisme qui annonce le principe que " l'homme vit de pain seulement ". Et si, selon ce principe, nous en venions par exemple à la conclusion qu'il est nécessaire de vendre toutes les collections de nos musées à l'étranger en échange des quantités de blé nécessaires, ou de stopper complètement toute éducation artistique ou toute vie artistique dans le pays , nous n' agirions pas vraiment de façon rationnelle... "
Lounatcharski cita l'exemple de la fable de la cigale et de la fourmi en argumentant que si les fables ne nourrissaient par la cigale, le fait de baillônner cette dernière l'empêcherait encore plus d'être bien nourrie. Finalement:
" ..la question est la suivante: est-ce que même les gens pauvres et affamés ont droit au réconfort de l'art ou non? "
Fin 1921, le Vtsik, le Comité exécutif des Soviets, mena une attaque en règle contre le Narkompros pour faire des coupes sombres dans les budgets et récupérer l'argent pour " améliorer la situation des ouvriers de l'industrie lourde ". Les départements les plus touchés étaient les administrations artistiques (musées, institutions académiques et scientifiques) des " organismes aux noms et aux fonctions mystérieuses pour le profane ". Mais Lounatcharski, qui contrairement à Litkens, faisait partie du Vtsik, plaida la cause du Narkompros et démantela la réforme de Litkens qui fut démis de ses fonctions par Lénine en décembre 1921. Le nombre des licenciements annoncés fut réduit et le Narkompros resta le troisième employeur de l'Etat. Lounatcharski consolida le département des arts, abolissant le Centre Académique et transféra à partir de 1922, les sections scientifiques et artistiques dans un nouvel organisme, la " Glavnauka ", Administration en chef pour la science et les institutions scientiques.

Les arts étaient en fait un problème secondaire pour le Narkompros dont le but n' était pas d'administrer la culture mais d'établir des contacts et d'entrer en discussion avec le monde artistique. Mais le monde russe des arts était à la fois hostile et amorphe vis à vis du Narkompros. Ce monde était difficile à atteindre par les canaux institutionnels et la plupart de ses protagonistes étaient déterminés à boycotter le nouveau gouvernement. Pendant plusieurs mois, la plupart des institutions artistiques restèrent donc hors d'atteinte du pouvoir soviétique, elles poursuivirent le travail mis en place par le gouvernement provisoire et ignorèrent purement et simplement le Narkompros. Une fois la victoire du socialisme assurée, les artistes, même les plus sceptiques, viennent participer à l'effort gouvernemental, ce en quoi ils furent d'ailleurs raillés par les futuristes comme des retardataires.
A Pétrograd, il n'y avait pas d'organisation bolchévique dans le secteur des arts sur laquelle le gouvernement aurait pû s'appuyer. La seule organisation vers laquelle Lounatcharski pouvait se tourner était le Proletkult. Mais celle-ci n'avait aucune influence dans l'intelligentsia et se présentait comme une instance autonome du pouvoir, un laboratoire de recherche sur la culture ouvrière qui reniait tout acquis culturel du passé, sans cependant être lié aux futuristes. Contrairement aux communistes futuristes qui cherchaient un rapprochement avec le pouvoir politique, le Proletkult prônait une séparation des tâches politiques et des tâches culturelles. Les bolchéviques étaient mieux représentés dans les arts à Moscou, mais n'entrèrent en relation avec les ministères qu'après le transfert du gouvernement à Moscou en mars 1918. Un premier projet de séparation du Commissariat des Arts de celui de l'Education avait été refusé par Lounatcharski:
"Un ministère des arts est un héritage d'un régime purement despotique, une survivance d'un temps où l'art était complètement sous le contrôle du Palais. "
Les rumeurs d'une séparation du Commissariat des Arts étaient démenties par les officiels car elles auraient sous-entendu que le gouvernement soviétique aurait cherché à diriger l'art et les oeuvres créatives, ce qui était, dans l'esprit des dirigeants de l'époque, inadmissible. Mais par ailleurs, les groupements artistiques, notamment ceux de Pétrograd , étaient constitués d'une manière si autonome, qu'ils étaient autosuffisants. La tâche du nouveau gouvernement était donc de les attirer dans sa nouvelle sphère, ne serait-ce que pour établir un contact avec eux. La Révolution de février 1917 avait créé pour la première fois pour les artistes et les universités les conditions d'une réelle autonomie. " L'Union des arts ", formée à cette occasion, revendiquait maintenant le droit de réformer et d'administrer seule les anciennes institutions artistiques. En novembre 1917, elle fait appel à l'Assemblée Constituante pour subventionner les écoles artistiques, les théâtres d'Etat et les musées et se déclare elle-même "le seul organe qui a le droit de diriger la vie artistique du pays". La revendication de "séparer l'art de l'Etat" était la même envers le Narkompros qu'à l'égard de l'ancien gouvernement provisoire. Bien qu'étant politiquement la plus proche des bolchéviques, la gauche prenait à l'époque violemment parti en faveur de l'autonomie de l'art. Lounatcharski propose donc le 12 novembre 1917 l'établissement d'un soviet d'Etat aux affaires artistiques, dont la moitié des membres représenterait les arts et l'autre moitié serait constituée de délégués des soviets ouvriers, paysans et soldats. Le projet est rejeté à l'unanimité par l' " Union des Arts ". Aussi bien l'intervention de l'Etat que celle des délégués non-artistiques des soviets est refusée. Une nouvelle proposition du Narkompros à l'Union, limitée cette fois à la seule protection du patrimoine artistique, est rejetée à une immense majorité.
Après la nomination de Chtérenberg le 29 janvier 1918 à la tête de l'IZO, Lounatcharski réunit les artistes de " l'Union des Artistes Travailleurs " au Palais d'Hiver de Pétrograd pour mettre en place le département. L'aile droite de l'Union dont faisait partie Benois refuse de collaborer avec Lounatcharski si elle n'obtient pas la garantie que la section artistique sera indépendante du Soviet des députés ouvriers, paysans et soldats. Cette demande d'indépendance rejoint en fait aussi les intérêts de l'aile gauche dont font partie des artistes comme Malévitch, et l'Union des Artistes Travailleurs adopte une résolution qui la rend relativement autonome par rapport au pouvoir. Cette position étant inconciliable avec les objectifs du nouveau pouvoir, Lounatcharski, décide alors de créer à Pétrograd en mars 1918, deux sections. Le collège artistique, " Khudozhestvennaya kollegiya ", présidé par Chtérenberg est un corps éclectique comportant des futuristes (Pounine, Maïakovski,..) des symbolistes du Monde de l'Art, des architectes, dont les tâches s'étendent de la production artistique à l'édition en passant par la création de décors, les travaux artistiques, la pédagogie, l' architecture et le cinéma. La Section des Musées et de la Protection des Monuments Artistiques du Passé, " Odtel muzeev i okhrany stariny ", est confiée à Natalia Trotska, la femme de Trotski. Cette section rassemble les artistes les moins progressifs. Son activité est séparée de celle des arts plastiques, qui travaille directement sous la direction de l'IZO. Les syndicats artistiques sont créés en même temps que les anciennes institutions tsaristes sont dissoutes. En avril 1918, au moment de la liquidation par décret de l'Académie des Arts, Lounatcharski n'a toujours trouvé aucun compromis avec l'Union des Arts. Celle-ci, qui avait depuis le gouvernement provisoire sa propre commission de travail sur la Réforme de l'Académie des Arts, accepte mal que la réorganisation de l'Académie en "Ateliers libres", Svomas, soit confiée à Pounine et non pas au candidat désigné par l'Union, Romanov. L'aile gauche quitte alors l'Union des Arts. Le 19 avril 1918, Lounatcharski prononce un discours dans une assemblée de l' " Union ". Il y expose la politique du nouveau gouvernement en matière d'art. Il prône d'un côté une séparation complète de l'art et de l'Etat, une abolition des privilèges, des titres, des diplômes, et d'un autre côté, se refuse à soutenir un groupe artistique au détriment d'un autre puisque c'est ce que faisait l'Académie et que c'était pour cette raison qu'elle avait été abolie. L'aile droite de l'Union critique vivement ce programme, ainsi que le décret du 12 avril 1918 sur la destruction des monuments élevés en l'honneur des tsars et de leurs serviteurs. Elle demande la liquidation du collège des affaires artistiques, l'IZO, et le transfert des responsabilités dans les mains du Comité Exécutif de l' " Union des Arts ". Devant cette demande de prérogatives, Lounatcharski s'étonne que l' " Union ", dont le principe est l'autonomie de l'art, prétende conquérir le pouvoir gouvernemental. Pour Lounatcharski, cette forme de démocratie artistique proposée par " l'Union " n'est pas pertinent et a prouvé en occident qu'elle était bourgeoise et conventionnelle:
"Nous tenons pour une politique de la minorité active, et, en art, pour l'union avec des talents individuels de premier ordre. "
En ce sens, l'Assemblée Constituante des artistes proposée par l'union ne serait rien d'autre qu'une congrégation de médiocres. Lounatcharski quitte la salle sous les huées et " l'Union " rompt toute relation avec lui. Cependant, l'ancienne aile gauche de l'Union rentre tout de même en contact avec le Narkompros. Une section de l'IZO est créée à Moscou en juillet 1918. Elle est plus nettement composée d'avant-gardistes et dirigée par Tatline. Malévitch et Kandinsky en font partie. Le collège est divisé en deux sections, mais selon d'autres critères qu'à Pétrograd: une des sections délibère, l'autre est exécutive. Les sous-sections sont divisées en pédagogie, littérature, art et production, théâtre, cinéma, contruction artistique, architecture.
Maïakovski, quant à lui, devait résoudre le conflit entre son aspiration à une complète autonomie de l'art et les avantages pratiques que procurait le soutien de l'Etat aux courants de gauche. Pour lui, le meilleur moyen de protéger l'art, qui était la propriété du peuple, était de collaborer avec le nouveau gouvernement. Maïakovski refusait cependant de rejoindre le parti bolchévique ("Ils m'auraient envoyé pêcher les poissons en Astrakhan" ). Ce n'est qu'en automne 1918 qu'il se résoud à proposer ses services au Narkompros. Pounine, critique d'art au journal Apollon, et qui s'opposera par la suite violemment à Malévitch, a des prises de position de gauche anti-libérales. Elles sont exposées dans un livre "Contre la civilisation" co-publié en 1918 avec un cadre du Narkompros, Evgueny Poletaev. Ils y attaquent la pluralité des civilisations anglaises et françaises et exaltent la "volonté de grandeur et de pouvoir sur le chaos" incarnée dans le "capitalisme d'Etat" allemand. Ils célèbrent les vertus de la discipline, de l'organisation de masse, de la sévérité, de la mécanisation et de la régulation scientifique de la vie. Pounine et Poletaev recommandaient ces qualités germaniques au communisme russe. Lounatcharski, perplexe, accepta cependant d'en signer la préface, ravi de trouver enfin "des intellectuels typiques" qui plaidaient pour l'ordre plutôt que pour l'anarchie. En effet, pendant les premiers mois qui suivent la révolution, les bolchéviques se trouvaient dans un isolement extrême, et Lounatcharski avait accueilli avec enthousiasme les premiers représentants du monde artistique comme Pounine qui avaient pris contact avec le nouveau gouvernement. Pounine avait donc rejoint la section IZO de Pétrograd dirigée par Chtérenberg.
De tendance anarchiste, Malévitch se heurte dès le début au tout nouveau pouvoir socialiste. Alors qu'il s'était plaint avant la révolution de l'arbitraire bourgeois des collectionneurs privés, Malévitch ressent maintenant, dès le printemps 1918, six mois à peine après la révolution, la force mortelle de la bureaucratie, cette "baguette morte" qui s'abat sur toute initiative démocratique:
"On fit appel à des artistes, on réunit des sections artistiques, on émettait des dispositions, on émettait des idées vivantes, (...) mais on ne réussit pas à faire passer quoi que ce soit. Les ateliers populaires, les musées, les maisons de l'art, les éditions d'art furent touchées par la baguette morte. La dernière tentative de former un conseil artistique sur des principes démocratiques fut réduite à zéro par cette même baguette morte. "
Malévitch est extrêmement contrarié que des représentants de l'ancienne tendance de politique des musées aient immédiatement été mis en bonne place dans le tout nouveau système. C'est ainsi que Benois avec sa " culture de boudoir " se retrouve une fois de plus maître des sélections artistiques, ce que déplore amèrement Malévitch:
"Naguère, sans le "sceau" de Benois et comparses,pas une seule oeuvre artistique ne pouvait avoir droit de cité (...) La situation de l'art était contingente et dépendait des critiques et des collectionneurs. (...) Et voici qu'à présent, lorsque la bourgeoisie n'est plus à la barre, et que la démocratie crée une culture prolétarienne, les Benois malins prennent en main les destinées de l'art russe. C'est Benois qui est à la tête du Conseil artistique de Pétrograd!
La confiance accordée par le pouvoir soviétique aux représentants "réactionnaires" scandalisait les futuristes comme l'écrit Brik:
"Aussi étrange que cela puisse paraître, le Commissaire révolutionnaire du peuple Lounatcharski écoutait plus attentivement les avis de Benois sur l'organisation des musées que les attaques "archi-révolutionnaires" de Maïakovksi ".
Le département de l'IZO est tenu majoritairement par la gauche artistique. Les futuristes de l'IZO s'opposaient aux membres du Proletkult qui revendiquait le monopole de la nouvelle culture prolétarienne. Ces derniers étaient accusés d'avoir versé du vin nouveau dans de vieilles outres alors que les futuristes, ayant inventé de nouvelles formes, pouvaient revendiquer la qualité révolutionnaire de leur travail. Avec la même énergie, les futuristes attaquaient les tenants du "Monde de l'Art" et les artistes académiques. Une équation s'établissait entre les qualités révolutionnaires ou conservatrices en art comme en politique:
"C'est extraordinaire que cette division *entre la gauche, le Monde de l'Art" et les artistes conservateurs* corresponde globalement et avec de rares exceptions individuelles avec la division politique de l'environnement philistin de notre époque. "
Les intellectuels qui coopéraient avec le Narkompros pour la protection des trésors artistiques, des monuments historiques et des musées se trouvaient à l'opposé des futuristes. Cette collaboration, refusée par l' " Union des Arts ", avait été confiée à des personnalités selon la nécessité et non pas en fonction de leurs convictions politiques. En 1918, le critique et historien de l'art Igor Grabar crée la " Commission panrusse pour la mise au jour et la conservation de la peinture " qu'il dirigera jusqu'en 1922. Elle est chargée de mener des expéditions dans le pays pour dresser l'inventaire des icônes, d'ouvrir des ateliers de restauration et de publier des instructions méthodologiques pour cette restauration. Des techniques d'investigation comme la radiographie sont utilisées. En 1923 s'ouvre, sous la direction de Rybnikov, l'atelier de restauration de la Galerie Trétiakov. Les ateliers centraux dépendants de la Commission panrusse seront fermés en 1934. En février 1921, le Glavpolitprosvet, Administration centrale pour l'éducation politique sous le Narkompros, sous l'égide de la femme de Lénine, Nadejda KroupskaÏa , obtient le droit de veto pour raison politique sur toutes les productions dans les domaines artistiques ou scientifiques.
Au cours de la restructuration des institutions, Chtérenberg perd la direction de l'IZO, organe de commande d'Etat, d'achat d'oeuvres et de subventions au domaine artistique jusqu'alors favorable à l'avant-garde. Les quatre années de communisme héroïque prennent fin avec la " NEP ", la Nouvelle Politique Economique qui réintroduisait des éléments d'économie libérale et voit ressurgir la classe des mécènes bourgeois. Leurs goûts penchaient vers un art assez conventionnel, dans un style "prérévolutionnaire". Pour les artistes de gauche, cette période signifie la fin de leurs liens privilégiés avec l'Etat et les oblige à se tourner vers d'autres ressources. Une conversion vers l'industrie est une des solutions envisagée à cette crise aussi bien morale que financière. Elle explique le glissement d'une grande partie de l'art moderne russe en direction des arts appliqués avec le constructivisme.

Chtérenberg et la liberté en art

Malgré une situation économique défavorable et une situation politique inconfortable, le Narkompros mit en pratique une politique d'art moderne qui déboucha sur la création d'institutions artistiques permettant l'enseignement, la recherche, la conservation et la diffusion de l'art moderne. Ces unités formaient un complexe unique en son genre dont la structure concrétisait les efforts théoriques accomplis dans les années prérévolutionnaires.
La politique artistique fixée par le Narkompros s'inspirait du modèle occidental. Pendant son exil en France, Lounatcharski avait pu se forger une idée personnelle de ce modèle puisqu' il avait été occasionnellement guide au Louvre pour les visiteurs russes. Mais c'est avec David Chtérenberg qu'il s'initie à l'art moderne, lui que Lounatcharski choisira après la révolution pour diriger la Section des Arts plastiques sous le régime bolchévique. Chtérenberg peignait dans le style cubiste. A Paris, il était en contact avec Apollinaire. fréquentait la Ruche, le Café Rotonde et exposait régulièrement au Salon d'Automne. Le programme politique de Chtérenberg sur la création et la conservation des uvres d'art en Russie est donc avant tout l'uvre d'un peintre. Plusieurs textes signés ou co-signés par Chtérenberg, la " Déclaration du Collège des Affaires artistiques et de la Production Artistique de Pétersbourg auprès de la Section des Arts Plastiques du Commissariat à l'Instruction au sujet de l'Académie des Beaux-Arts de Pétersbourg " d' avril 1918, la " Déclaration de la Section des Arts Plastiques et de la production artistique sur les principes de la muséologie, adoptée par le Collège de la section lors de la réunion du 7 février 1919 ", le long " Rapport d'activités de la section des arts plastiques du Narkompros, Histoire de la naissance du Collège de la Section des Arts plastiques " d'avril 1919, l'article " Notre tâche " de 1920, expliquent la ligne politique de Chtérenberg en matière de création et de conservation de l'art moderne. Chtérenberg critiquait l'académisme russe d'avant la révolution, le manque de talent de ses officiels, la manière dont ils étouffaient les jeunes talents et usurpaient le nom de l'Académie.
"Et pour que l'art russe s'émancipe, il ne restait qu'à ôter le prestige et le pouvoir à ce groupe de personnes. "
Contre les sélections abusives de l'Académie, le nouveau programme des instances révolutionnaires consistait donc à rétablir l'égalité entre toutes les tendances artistiques. Cette liberté artistique était inspirée du modèle occidental, qui malgré la perpétuation d'institutions académiques sclérosées, avait vu s'épanouir la diversité artistique . La suppression du jury pour le Salon des Indépendants était un premier pas vers l'accès libre du peuple à l'art :
" ..à l'étranger on organise depuis longtemps des expositions sans jury (salon des Indépendants à Paris ou autres) . "
Le modèle occidental et son pluralisme artistique étaient explicitement cités comme référence pour la Russie soviétique :
"L'expérience de l'Occident, où tous les courants artistiques vivants et toute la création vivante se sont formés en dehors de l'art officiel, fut prise en considération par la Révolution ouvrière, qui montra que les formes de la direction artistique doivent être organisées de telle sorte que l'état soutienne également tous les courants et tous les mouvements dans le domaine artistique. "
Mais le socialisme russe pouvait apporter la dimension de l'égalité en libérant les artistes, non seulement de la contrainte de la sélection, mais aussi de l'obstacle financier que représentait cette sélection pour un art novateur. La politique de l'égalité des artistes, aussi bien sur le plan artistique que financier, prônée par Chtérenberg et Lounatcharski était une première mondiale :
" Ces deux principes sont appliqués ensemble non seulement pour la première fois en Russie, mais dans le monde entier. "
Le nouveau gouvernement facilitait financièrement la participation des artistes aux expositions. Mais ces aides étaient destinées à encourager l'artiste au niveau individuel et non en tant que membre d'une association professionnelle dont le gouvernement cherchait à tout prix à limiter le pouvoir. L'IZO délèguait aux peintres de " gauche " la tâche de diffuser l'art auprès des masses mais devait gérer le conflit qui opposait cette tendance aux artistes académiques, largement représentés dans le corps professoral car plus éduqués, et qui luttaient pour défendre leurs intérêts personnels, en recherchant notamment l'acquisition systématique de leurs uvres par l'Etat, sans prise en compte de la valeur artistique. Chtérenberg devait donc arbitrer un problème financier délicat:
" Il est entendu que les conditions dans lesquelles vit un artiste le distinguent de tous les autres travailleurs. Alors que les autres travailleurs peuvent toujours vendre leur travail, les artistes, même de valeur, n'ont pas toujours, eux, la possibilité de recevoir un salaire fixe. Tout cela fut pris en considération, quand il s'est agi d'acheter des uvres pour les musées ou d'établir les rémunérations des artistes qui exécutaient des monuments et des affiches . On élabora des normes précises, mais ces normes ont été toujours violées par les organisations existantes, par tous les commissariats de la R.F.S . et nous nous trouvons finalement devant ce même problème de la rémunération des artistes et nous sommes impuissants à établir avec précision un mode de paiement, parce que nos normes de toutes façons ne sont pas respectées. "
Le nouveau gouvernement ne voulait pas reproduire l'attitude de l'Etat despotique qui encourageait les rivalités entre artistes et favorisait les artistes rétrogrades. La solution préconisée pour résoudre ce conflit qui avait pourri la vie artistique russe depuis des décennies fut donc de changer le mode d'exposition. Au lieu de pratiquer l'éclectisme qui mélangeait tous les courants occasionnant ainsi des rivalités, Chtérenberg proposa de séparer strictement les genres artistiques et d'alterner les courants et les genres de manière à ce que chacun d'entre eux puisse être jugé séparément. Cette présentation séparée permettait ainsi au public de structurer son jugement de manière objective et de situer les uvres à l'intérieur d'un continuum artistique, de l'icône au suprématisme:
" Jusqu'à maintenant, les groupes artistiques existaient en tant que forces rivales. (..) Le temps est venu de percevoir l'art comme une réalité unie. Une culture spécifique est le pivot de chaque art. Il n'existe pas de Culture artistique en dehors de la peinture, de sculpture en dehors de la culture plastique et d'architecture en dehors de l'architectonique. Une manifestation commune, l'alternance dans le même espace de courants différents et séparés, permettra de sentir, de voir et de comprendre ce qui distinguait un groupe d'un autre et de percevoir le caractère commun qui apparente chaque art vrai et qui traverse tout l'art russe et ainsi met un signe d'égalité entre le XIVe siècle et le XXe siècle, entre l'art des icônes et le suprématisme. "
Lorsque des courants divers sont présentés simultanément dans le cadre des grandes expositions comme, par exemple, la " 1ère exposition des artistes de toutes les tendances " en avril 1919 à Pétrograd, la présentation chronologique n'est pas retenue. Les courants sont juxtaposés en fonction du développement plastique des uvres :
" La Commission a choisi comme principe d'exposition la succession des courants, qui sont les jalons du développement de l'art russe, tout en refusant le principe de la continuité historique des courants. Ainsi l'Union de la Jeunesse et d'autres courants modernes de l'art russe, les peintres Ambulants et les peintres du Monde de l'Art, se sont trouvés placés les uns à côté des autres. Les groupes qui sont les continuateurs des principes de ces deux côtés, ont été placés selon le principe de quantité et de dimension des tableaux. "
Ce problème de l'accrochage s'était déjà posé pour les musées issus de la révolution française opposant deux types d'accrochage, décoratif ou historique. Mais, dans le cas des musées d'art moderne issus de la révolution russe, le choix de ne pas retenir un accrochage chronologique n'avait pas de visée décorative. Il était destiné à mettre sur un pied d'égalité les différents groupes artistiques en lice. Le mode d'accrochage signait l'arbitrage d'un conflit. Dans l'esprit de la Renaissance et d'un certain humanisme, Chtérenberg voulait aussi donner au métier d'artiste ses lettres de noblesse (" Montrez que votre métier est un grand métier pour toute l'humanité "). Plasticien, enseignant, gestionnaire du musée, organisateur d'expositions, en charge d'écrire une nouvelle histoire de l'art, le peintre soviétique peut aussi librement exposer sa propre production et faire apprécier son uvre en rédigeant et éditant une monographie. Dans aucun projet institutionnel sur l'art une place aussi importante n'a été accordée à l'artiste. L'organisation d'expositions, l'édition de livres, la décoration des villes, l'acquisition d'uvres d'artistes vivants témoignant en direct de l'évolution de l'art, toutes ces activités du Narkompros contribuaient à restituer l'art au peuple en le sortant de son ancienne prison, le musée :
" Ce travail a fait sortir l'art des salles d'expositions et des musées où il était confiné et caché au peuple, dans les rues pour qu'il recouvre pendant les jours fériés de vives et larges taches de couleurs. La Section a fait sortir l'art de la prison-musée et l'a remis à l'ouvrier et au paysan. "
Fin 1918, le Narkompros crée également une section internationale chargée d'établir des liens avec les artistes révolutionnaires européens. Cette section était dirigée par Lounatcharski, Chtérenberg, Kandinsky, et, au début, Tatline. Le " Bureau International " devait " unir les combattants d'avant-garde de l'art au nom de la nouvelle culture artistique. " Un projet de construction d'une "Cité internationale des arts " est élaboré mais ne connaît pas de suite. L'intervention de la section internationale se limite à des actions de propagande à l'étranger en faveur de l' art soviétique. Fin 1920, une édition en allemand sur le Nouvel Art en Russie, 1914-1919, axé sur le constructivisme, apportait en Europe occidentale les nouvelles conceptions russes.

Le programme établi par Chtérenberg pour la section des arts plastiques du Narkompros répondait à plusieurs critères. Rendre l'art accessible aux masses, former ces dernières pour qu'elles comprennent ce domaine, respecter la liberté de l'étudiant et de l'artiste. Chtérenberg devait résoudre deux types de problèmes: asseoir le pouvoir de l'Etat en neutralisant le corporatisme qui régnait dans la profession tout en garantissant une pluralité artistique et redresser le niveau de l'enseignement et de la production artistique pour permettre un rayonnement international de l'art russe. L'action de la section des arts plastiques du Narkompros visait à redresser la situation artistique de l'époque prérévolutionnaire où la prise de pouvoir sur la scène artistique était conflictuelle et représentait une source de tension sociale. Le paysage culturel se présentait ainsi : on avait d'une part les masses populaires qui ne pouvaient pas participer à l'activité artistique sauf dans l'artisanat, d'autre part un art tenu par un académisme bureaucratique coupé des réalités modernes et dont le conformisme était dû au clientélisme bourgeois. L'impact des mouvements d'avant-garde était fort sur le plan médiatique, mais, n'étant eux-mêmes pas aux postes décisionnaires, les artistes modernes ne pouvaient pas impulser une politique artistique pour donner accès à la culture au plus grand nombre, notamment sur le plan éducatif. Le pouvoir institutionnel étant initialement regroupé dans les mains des tenants de l'Académie, les dirigeants du Narkompros voulaient à tout prix éviter de reproduire l'expérience malheureuse du gouvernement issu de la révolution de février 1917 qui avait essayé en vain de faire réformer l'institution par ses propres membres :
" L'expérience du passé en Russie et dans d'autres pays montre qu'il est impossible de réformer une Académie. La seule issue rationnelle est de l'abolir. "
Pour Chtérenberg, l'Académie était suspecte parce qu'elle se présentait comme un corps hiérarchisé abusant de son pouvoir dans la société civile. L'expérience occidentale de la lutte contre des corps réactionnaires comme l'Académie constituait un exemple à suivre :
" L'expérience de l'Occident, où tous les courants artistiques vivants et toute la création vivante se sont formés en dehors de l'art officiel, fut prise en considération par la Révolution ouvrière, qui montra que les formes de la direction artistique doivent être organisées de telle sorte que l'état soutienne également tous les courants et tous les mouvements dans le domaine artistique. "
Ce diagnostic posé, le traitement préconisé par Chtérenberg était donc de réformer les Beaux-Arts en les séparant de l'Académie et d'abolir cette dernière. Avant 1917, l'enseignement de l'art était assuré par deux instances: les Académies de Beaux-arts pour la peinture, la sculpture et l'architecture, et les écoles d'art industriel privées. Ces écoles et Académies se trouvaient à Pétrograd (avant août 1914: Saint-Pétersbourg) et Moscou. D'un point de vue historique, l'Ecole de peinture de sculpture et d'architecture de Saint-Pétersbourg était issue d'une réorganisation de l'Académie des Beaux-Arts scindée en 1893 en une Assemblée Académique des Beaux-Arts et l'Ecole. Cette dernière devait faire concurrence à l'Ecole de peinture de sculpture et d'architecture de Moscou, " Mouj z ", fondée en 1832. Les deux écoles seront d'autant plus en rivalité que les peintres Ambulants, issus de la scission avec l'Académie de Saint Pétersbourg, enseigneront à l'Ecole de Moscou. Au début du 20ème siècle, l'Union des peintres russes sera constituée d'enseignants du Moujz. Le Moujz comptera parmi ses élèves les futurs leaders des futuristes, Larionov, Gontcharova, Bourliouk. Mais en 1910, le Moujz exclura cinquante étudiants dont Tatline, Falk et Machkov. En 1915, une fronde créera alors la " Commission des Onze " qui sélectionnera et exposera des travaux d'étudiants et demandera le recrutement de bons professeurs.
La proposition d'autonomiser les Beaux-Arts et d'abolir l'Académie fut présentée en avril 1918 par Chtérenberg au Conseil des Commissaires du Peuple, le Sovnarkom, et argumentée par une " Déclaration de la section des Arts plastiques et de la Production artistique sur la question de l'Académie des Beaux-Arts. ". La thèse développée dans cette déclaration était de restaurer l'idée initiale de Pierre le Grand qui voyait dans l'Académie une " Société des Arts et des Sciences " chargée d'une mission de recherche et d'éducation mais pas un organe de direction de la vie artistique, comme elle l'était devenue par la suite. Sous Catherine II, l'Académie des Arts avait en fait été retirée de la juridiction des sciences et mise au service des besoins de l'Etat et des tsars pour produire de simples matériaux décoratifs. Les galeries du pouvoir étaient approvisionnées en art occidental, alors que les artistes russes n'avaient l'occasion que de faire qu'un art de convenance, proche de l'art appliqué.
La déclaration de l'IZO-Narkompros rappellait aussi l'épisode de la démission groupée des futurs " Ambulants " en 1863. La réorganisation de l'enseignement artistique était présentée comme une victoire de la création libre contre l'académisme. Une nouvelle approche de l'art était rendue nécessaire par l' évolution de ce dernier, tant en qualité qu'en quantité :
" Suite à l'augmentation du volume de la culture artistique et au changement du principe lui-même de l'activité artistique, d'une part s'accroît la quantité du matériau passible d'un développement théorique, d'autre part changent les principes de l'activité créatrice elle-même, qui tend à une plus grande profondeur, à une plus grande durabilité et par là à une étude plus complète de la technique et de la théorie de l'art. La création artistique, qui dans ce sens suit le développement culturel général , exprime, d'une manière de plus en plus déterminée, son besoin de posséder des fondements scientifiques, au moins dans certains domaines de son activité. "
L'approche choisie par le Narkompros était de type scientifique et visait à former un complexe artistique fondé sur un modèle de laboratoire :
" Le Collège indique trois directions dans le développement des aspirations créatrices réelles du monde artistique dans ce domaine. Avant tout se fait sentir le besoin de créer un laboratoire, équipé en conséquence, pour l'étude spéciale de la technique des matériaux artistiques dans toute son étendue. Ensuite, l'intérêt croissant pour l'étude de la théorie de la création artistique montre la nécessité d'organiser d'une manière planifiée les branches correspondantes du travail scientifique : esthétique, psychologique, théorie de la connaissance, etc. Enfin, l'étude de l'histoire des arts exige la création de nouveaux centres construits sur de larges fondements scientifico-artistiques. "
Pour le Collège artistique du Narkompros, les expériences artistiques russes des dix dernières années devaient servir de base au développement d'un enseignement de l'art formant à la fois des professionnels de haut niveau et des spectateurs avertis. Les artistes modernes s'étaient mis au service de la révolution avec enthousiasme et malgré certains handicaps comme leur manque de bases littéraires et pédagogiques, ils étaient appelés à occuper des fonctions importantes dans les affaires artistiques. Ils avaient fait leur preuves tant dans les réalisations plastiques que dans les recherches théoriques. Leurs expériences avaient permis de mettre au point le concept de culture artistique sur lequel sera fondée toute la politique artistique du Narkompros :
" La notion de culture artistique a constitué au cours de ces dernières décennies une conquête de la création artistique contemporaine, qui consiste à développer avec une intensité particulière la qualité professionnelle des uvres artistiques et par là même à leur conférer une importance mondiale. La notion de culture artistique est ainsi liée aux recherches des jeunes écoles artistiques et ne peut être élaborée que par elles. "
" Culture " était à entendre ici au sens de " création ", c'est à dire d'invention. C'est pourquoi :
" La culture artistique n'est rien d'autre que la culture de l'invention artistique. "
Le critère d'évaluation de l'uvre d'art n'est ici ni esthétique ni historique, mais. Il est défini par la capacité de l'artiste à innover. Ce critère d'innovation fixe un nouvel indice objectif de la valeur de l'uvre d'art. Le facteur d'innovation de l'uvre est estimé en analysant chacun des éléments artistiques qui la composent. Ces éléments artistiques (matériau, couleur, espace, temps, forme, technique) ne représentent pas une liste fermée. La culture, l'invention artistique est alimentée par les nouvelles découvertes des artistes qui permettent de rajouter des éléments supplémentaires. Cependant ces éléments, connus ou inconnus, sont invariables, et seuls les changements d'attitude des peintres envers ces éléments, analysables dans les phénomènes artistiques que constituent leurs uvres permettent de repérer les innovations et les découvertes. L'artiste est artiste parce qu'il a une vue perçante et découvre des aspects insoupçonnés du monde. Le spectateur qui a une vision de qualité peut apprécier l'uvre d'art. Une méthode rationnelle d'enseignement de l'art doit donc s'appliquer essentiellement à développer l'organe de la vue, c'est à dire la faculté d'observation et le choix conscient des formes d'expression artistique.
Le Collège artistique prétendait fonder son enseignement sur quatre facteurs qui étaient censés épuiser la totalité de la création artistique : la perception visuelle, sa fixation, l'expression matérielle et la culture picturale, cette dernière catégorie renfermant trois types de perceptions : chromatique, plastique et cinétique. La perception visuelle était censée être guidée chez l'artiste par une perception particulière du monde dans ses aspects exclusivement plastiques. A cause de cette particularité, le Collège ne souhaitait la développer qu'avec prudence auprès des masses et la réserver aux artistes professionnels. La fixation de la perception visuelle était vue comme le développement de la qualité de vision qui permettait de juger d'un élément artistique, ce qui facilitait l'appréhension de l'uvre d'art en tant que spectateur. L'expression matérielle était un domaine où l'étudiant devait choisir les matériaux qui lui convenaient le mieux et explorer ensuite les matériaux qui lui étaient étrangers. Il devait être amené à découvrir par lui-même les multiples utilisations de chaque matériau Cette approche était censée être personnalisée. Avec la culture picturale, le Collège artistique voulait privilégier dans cette perception une conception moderne du monde plastique. Il demandait à cultiver dans l'enseignement de la perception chromatique l'approche colorée plutôt que le clair-obscur, dans la perception plastique la surface et la forme plutôt que l'objet. Il rajoutait aussi le nouvel acquis de la perception cinétique, le mouvement introduit par le futurisme.
Le 5 septembre 1918 sont créés à Moscou les premiers Ateliers Libres d'Etat, " Svomas " . Ces écoles d'art gratuites et ouvertes à tout citoyen de plus de 16 ans, étaient issues d'une transformation de l'ancienne école d'art industriel Stroganov. Le 1er octobre 1918, d'autres ateliers libres sont créés, les seconds Svomas, à la place de l'Ecole de peinture, de sculpture et d'architecture de Moscou. Malévitch enseignera un an dans cette nouvelle structure qui prenait la place de l'institution académique où il n'avait jamais réussi à entrer comme étudiant . Les Svomas de Pétrograd ouvrent le 10 octobre 1918, et de nombreux ateliers libres sont créés dans une quinzaine de villes de province de l'Union Soviétique, dont Vitebsk, qui jouera un grand rôle dans l'expérience pédagogique de Malévitch.
La création du Svomas de Moscou est annoncée par voie d'affiche et affirme "l'existence libre de tous les courants affirmés." Le programme comporte deux types d'enseignement: les "ateliers" et les "disciplines artistiques scientifiques". Les ateliers se tenaient en journée, les cours étaient obligatoires et chaque étudiant devait choisir un courant, car les ateliers enseignaient chacun une tendance picturale particulière (naturalisme, impressionnisme, néo-impressionnisme, post-impressionnisme, cubo-futurisme, suprématisme, sculpture -sans distinction de tendance). Il y avait également des ateliers de spécialités: arts décoratifs, théâtraux, graphique, peinture sur porcelaine, verre, émail, sculpture décorative, métallique, sur bois, architecture décorative, textile, ameublement.
S' y rajoutaient des ateliers de composition générale. Les maîtres de chaque atelier étaient élus par les élèves. Les élections qui se tinrent du 7 au 20 octobre 1918 n'ayant pas donné les résultats attendus (ni Malévitch, ni Tatline, ni Pasternak par exemple, ne sont élus), le Narkompros infléchit les résultats du scrutin en faveur des artistes de gauche en mettant en place trois sortes d'Ateliers libres: des ateliers avec professeur élu par les élèves, des ateliers sans professeur, des ateliers avec professeur désigné. Malévitch peut donc enseigner dans la section du suprématisme comme maître d'un atelier de composition générale. Les disciplines artistiques scientifiques n'étaient pas des cours obligatoires. Ils étaient dispensés le soir et comportaient l'histoire de l'art de l'Occident et de la Russie, des arts décoratifs, de l'art contemporain, la philosophie de l'art, la méthodologie de l'enseignement des arts plastiques, l'anatomie plastique, la perspective, la théorie de la scène, les modèles. Benois enseignait au Svomas de Moscou l'histoire de l'art et des arts décoratifs.
L'inauguration officielle du premier Svomas de Moscou a lieu le 13 décembre 1918 et Lounatcharski y déclare, dans une allocution, la dépendance de l'art par rapport au seul Etat. Ce discours visait à neutraliser les prétentions des organisations professionnelles artistiques à diriger le monde des arts selon ses propres règles corporatistes.
Chtérenberg qui dirigeait les Svomas, voyait ces ateliers comme un retour à la tradition de la Renaissance où l'élève apprend auprès du maître les procédés du métier :
" L'art est illimité et indéfini, il est impossible de l'apprendre : la seule chose possible est de donner à ceux qui en ont besoin et qui désirent étudier le métier artistique, des ateliers d'état libres et gratuits. Seuls ces ateliers peuvent offrir aux élèves tout ce qui est nécessaire pour apprendre à peindre comme on peignait à l'époque de la Renaissance, lorsque chaque peintre apprenait dès l'enfance d'un maître tous les procédés du métier, en commençant par le frottage des couleurs et en finissant par la collaboration à l'exécution des tableaux. "
La notion de métier impliquait un certain universel de la peinture qui devait être enseignée de manière neutre, le maître ne devant pas obliger l'élève à se plier à ses tendances picturales personnelles :
" Le professeur doit travailler de concert avec ses élèves, mais la peinture ne doit pas se plier aux tendances des professeurs. On ne doit pas privilégier tel ou tel courant ou telle ou telle tendance dans l'art. On peut seulement comparer deux courants différents, en laissant à chacun d'eux la possibilité de se développer librement. "
Les ateliers libres d'Etat, les Svomas, développent bientôt leur réseau à travers tout le pays, permettent désormais à un public d'ouvriers et de paysans d'accéder à une formation et de doter bientôt les écoles d'art et d'industrie ainsi que les entreprises de nouveaux cadres et de nouveaux artistes. Un petit musée est annexé aux ateliers:
" Dans le programme des études artistiques entrent aussi visites de musées et d'expositions, débats sur des problèmes particuliers, travaux décoratifs et organisation d'expositions d'oeuvres des élèves. Ces ateliers possédent des établissements auxiliaires bien organisés: bibliothèques, petits musées composés d'oeuvres qui illustrent clairement la culture picturale et qui donnent la notion de surface et de composition dans un tableau. "
On peut saluer le programme de Chtérenberg comme une volonté d'établir la première démocratie artistique. Cependant, l'expérience des Ateliers Libres révéla les faiblesses du corps artistique russe et son manque de base solide dont Chtérenberg redoutait les conséquences. El Lissitzky décrit ainsi l'échec des Svomas :
" Là, toute personne qui veut étudier l'art peut choisir elle-même le professeur sous la tutelle duquel il travaille sans examens ou contraintes. Ceci dégénéra rapidement en caprice individuel et en un stade de chaos. Il s'en suivit que pour la formation de maîtres qualifiés un plan généralement strictement scientifique devait être mis au point ".
En 1921, avec la réforme du Narkompros, les Svomas de Russie sont abolis. Les établissements d'enseignement passent sous la juridiction de l'Académie des Sciences, dirigée par Kandinsky. Les Svomas ne rouvrent qu'en 1922 sur un nouveau programme établi par Kandinsky qui avait déjà quitté la Russie à ce moment.

 II. Poètes de la révolution et ingénieurs des âmes

Lounatcharski, un intellectuel parmi les bolchéviques

Le Narkompros

La naissance du réalisme socialiste