Contes, Mythologie
Les coulisses de la création
L'espace d'un instant
Rencontres avec un tableau


Flora (ou Primavera), fresque du 1er siècle issue de la Villa Arianna, Stabies, Italie
peinture murale, 39 x 32 cm
 


Flora m'est apparue un matin d'avril, dans un jardin de Pompéi. Je l'avais découverte, la veille, accrochée aux murs du Musée archéologique de Naples où sa beauté sereine m'avait frappée. La douceur et l'harmonie de ses teintes acidulées contrastaient avec les ocres et les pourpres des fresques voisines. Mais le musée abritait tant de trésors que j'avais fini par oublier la gracieuse déesse des fleurs. Notre deuxième rencontre, pour le moins étrange, allait réparer cette erreur.

Le soleil découpait les silhouettes des vestiges pompéiens avec une précision extrême. Un chien errant dormait à l'ombre d'une colonne, d'autres cherchaient un peu de fraîcheur contre une fontaine ou sous un ancien four à pain. Je visitai le temple d'Apollon en compagnie d'un groupe scolaire qui semblait mettre à l'épreuve les nerfs d'une jeune enseignante italienne. Plus loin, des Allemands tonitruants mesuraient l'acoustique du Grand Théâtre tandis que sur les gradins du Petit Théâtre contigu, des touristes japonaises m'offrirent le spectacle de leur ballet d'ombrelles. Je remontai la Via dell'Abbondanza derrière une famille de Scandinaves dont les peaux laiteuses viraient au rouge écrevisse à mesure que nous progressions le long des boutiques et des tavernes. Si ma mémoire est bonne, je dois figurer sur toutes les photos que prit leur fils aîné à cet endroit.

La poussière soulevée par la foule des visiteurs commençait à me tapisser le palais et l'arrière-gorge. En quête d'un endroit plus calme, je me décidai à consulter le plan que l'on m'avait remis à l'entrée du site. Mon choix se porta aussitôt sur la Nécropole. L'idée de parcourir le cimetière d'une ville, elle-même transformée en vaste tombeau, me séduisit par son extravagance macabre. Sans un sourire d'adieu, je quittai mon photographe scandinave et empruntai la Via di Nocera. L'horizon s'élargissait agréablement dans ce quartier aux allures de faubourg. Je respirais à nouveau en contemplant les cimes des pins qui bordaient le mur d'enceinte.

J'atteignais presque mon objectif quand un petit chien noir, posté sur le seuil d'une des dernières maisons de la rue, eut soudain l'envie bizarre de se jeter sur moi. Je pensais qu'il allait me mordre car ma tête ne lui revenait pas, au lieu de cela, je ne tardai pas à comprendre qu'il me faisait la fête. Ahurie, je le regardais sautiller autour de moi en remuant la queue et je me souvenais d'Ulysse qui, après son long voyage, n'est reconnu que par sa vieille nourrice et son brave chien. N'ayant pas le courage de lui avouer qu'il se méprenait, je caresserai l'animal qui m'entraîna vers la demeure dont il était le gardien. Je pénétrai dans une pièce sombre, au plafond assez bas, une sorte de boutique prolongée d'un atelier avec un pressoir à huile et différents récipients dont je ne saisissais pas bien l'usage. Je pris alors la peine de lire le panneau intitulé Casa del Profumiere, la Maison du Parfumeur.

Le petit chien aboya pour m'inviter à poursuivre mon exploration. Je le rejoignis dans une salle où subsistaient encore quelques fresques rouges et jaunes que j'effleurais, un rien mélancolique. Je songeais aux gens qui avaient vécu dans ses murs. J'essayais de me les représenter. Baissant les yeux, je dis à mon hôte qu'il avait une jolie résidence. Une oreille dressée, l'autre penchée, il me considérait avec intérêt. Sa bouille cocasse m'inspirait autant de sympathie que d'attendrissement. Il me rappelait le chien d'une mosaïque, vue la veille, sauf qu'il n'avait ni laisse, ni collier. C'était un vagabond au coeur tendre, un clochard amoureux des lieux qu'il me dévoilait. Grâce à lui, je me sentais un peu chez moi et quand il m'emmena dans le jardin, je fus définitivement conquise. J'avais l'impression de pénétrer dans le carré d'herbes d'un cloître retiré du monde. Chaque côté de l'allée était planté de lavande, marjolaine, basilic, mélisse et menthe. Au fond, les roses, les jacinthes et les iris s'appuyaient contre une clôture de buis. Les oliviers fournissaient un maigre ombrage mais procuraient les fruits nécessaires à l'élaboration des huiles aromatiques.
 



Mosaïque du chien à la laisse
(Musée archéologique de Naples)

Maison et jardin du parfumeur
(Casa del Giardino di Ercole, Pompéi)

Photo ci-contre ( www.pompeiisites.org )


 
 
 
J'appelai le chien qui refusa de m'accompagner, comme si le terrain lui était interdit. Malgré mes sifflements, il restait assis devant une énorme jarre fissurée lors du tremblement de terre qui avait précédé de quinze ans, l'éruption du Vésuve. Je me résignai à déambuler seule parmi les senteurs des herbes médicinales que je frottais du bout des doigts. Dans un coin, je découvris un triclinium qui offrait jadis au parfumeur et à sa famille, le rare privilège de dîner à la belle étoile, près d'un édicule voué à Hercule. Revenant vers mon hôte, je lui confiai : "Si j'avais connu cette époque, c'est ici que j'aurais aimé habiter... J'imagine qu'on y menait une vie simple, industrieuse, les mains dans la terre, au rythme des saisons... J'aurais appris les vertus des plantes et comment en extraire le meilleur pour préparer des onguents. Au printemps, j'aurais tressé des guirlandes de..."

Je me tus, voyant que le petit chien ne m'était guère attentif. La truffe en alerte, il gémit sans raison. Je m'agenouillai pour le câliner mais il fila se cacher à l'intérieur de la maison. Dès qu'il eut décampé, un vent chaud aux arômes puissamment fleuris se leva et m'étourdit au point de me donner la nausée. Mes oreilles bourdonnaient. Des frissons me secouaient. Le sol se dérobait peu à peu sous mes pieds. J'eus le réflexe de m'agripper au col de la jarre et d'y enfoncer les ongles. Je n'arrivais pas à déterminer si j'étais victime d'une insolation ou d'une crise d'hypoglycémie et au fond, je m'en fichais tant j'avais mal à hurler. D'ailleurs, je m'époumonais dans l'espoir d'attirer le petit chien, ou n'importe qui d'autre, à mon aide. Mes cris vains me permirent cependant de rester lucide. Sans cette colère, cette rage face au malaise qui me gagnait, je me serais sans doute ouvert le crâne en tombant évanouie sur les dalles de la terrasse.

Au moment où je reprenais mes esprits, je sentis quelque chose me frôler dans un bruissement d'étoffes. Je n'avais pas besoin de tourner la tête pour deviner que c'était elle. Cela m'apparaissait comme une évidence. Nous étions le 28 avril, date qui marquait autrefois le début des Floralies, ces jeux où, vêtu de couleurs chatoyantes, on buvait jusqu'à plus soif, le front ceint d'une couronne de fleurs. Je me disais que la déesse latine avait bien le droit de se promener dans un jardin de Campanie, en ce jour qu'on lui consacrait, même si elle ne m'était d'aucune utilité dans l'épreuve que je traversais. Lasse, je me laissai glisser contre la jarre et m'assis à même le sol.

La visiteuse était au bout du jardin, occupée à cueillir des jacinthes qu'elle pinçait d'une main délicate et couchait dans sa corbeille. Elle portait une robe de safran pâle sur une longue tunique blanche. Dans ses cheveux blonds, elle avait entrelacé des fils d'argent et des fleurs sauvages. Elle m'ignorait superbement et j'aurais pu m'éclipser ou choisir de passer le bras au travers d'elle pour constater qu'il s'agissait d'un fantôme. Mais j'avais beau me répéter qu'elle était une oeuvre de mon imagination, sa présence me tétanisait. Je ne parvenais pas à contrôler cette créature qui évoluait librement et me présentait son dos quand je désirais voir son visage.

Enfant, il m'arrivait parfois, à l'heure du coucher, de me regarder dormir comme si une partie de moi flottait dans la chambre. C'était une sensation délicieuse que de planer au-dessus de soi et de surveiller son propre sommeil. Pourtant l'expérience devenait très vite angoissante : Et si mon âme décidait de s'échapper ? Si elle s'envolait par la fenêtre ? Pourrais-je encore me réveiller ? Flora me replongeait dans ces terreurs enfantines. Je me mis à l'observer telle une partie de moi qui virevolterait au fond du jardin, un souvenir qui aurait acquis une existence autonome, tandis que mon corps, affaibli par le vertige, gisait inerte sur le dallage antique. Je devais à tout prix me débarrasser d'elle sinon je resterais prisonnière de la Maison du Parfumeur, paralysée par un enchantement digne de la Belle au Bois Dormant. Je fermai les yeux et replaçai mentalement Flora sur les murs du Musée archéologique, au milieu des autres fresques. C'était sa fête aujourd'hui et non la mienne. Pour célébrer l'événement, je l'avais autorisée à se balader et à ramasser quelques fleurs. Maintenant, il était temps de rentrer. La sortie s'achevait.

Une truffe humide s'écrasa brusquement sur ma joue et j'entendis une voix masculine me parler en italien. Le petit chien noir était allé chercher du secours. Accroupi devant moi, un jeune homme fouillait dans une trousse de soins. Il prit ma tension et me fourra dans la bouche un sucre imbibé de je-ne-sais-quoi. Par-dessus son épaule, je balayais tous les recoins du carré d'herbes afin de m'assurer que Flora n'y était point dissimulée. Le danger écarté, je me relevai et remerciai le secouriste. Je lui dis avec mon accent pitoyable : "Ecco è finito... Mi sento meglio..." Il grimaça, l'air d'en douter et ne consentit à partir qu'après m'avoir fait marcher un instant sur la terrasse.

Le petit chien, penaud, se tenait à distance. Dans ses prunelles dorées, je surpris un sentiment de culpabilité qui m'incita à lui murmurer : "Je comprends pourquoi tu ne t'aventures pas dans ce jardin. Il s'y passe de drôles de choses..." Je ramassai mon sac et m'apprêtai à quitter les lieux. Le petit chien m'escorta jusqu'à la porte et se mit à couiner en réalisant que je m'en allais vraiment. Je lui expliquai que j'avais aimé jouer à la maîtresse de maison avec lui et que je promettais de revenir à Pompéi. En mon absence, il devait surveiller les touristes, ces vauriens qui risquaient de piétiner les plantes et d'abîmer les fleurs. Le son de ma voix dut le réconforter car il cessa de pleurnicher. Je l'embrassai sur le museau et il retourna se poster sur le seuil de la maison. A présent, je sais que si une partie de moi demeure là-bas, c'est uniquement dans la tête de ce petit chien qui m'attend.
 


Momina Mai 2005

Voir aussi :
( Ovide, Fastes V - Flora )