Contes, Mythologie
Les coulisses de la création
L'espace d'un instant
Rencontres avec un tableau

 
 
Giuseppe Arcimboldo, L'été, 1573
huile sur toile, 76 x 64 cm
 
 
Zoé n'a vraiment pas de chance d'être née un 15 août. Comme toutes ses copines sont parties faire des châteaux de sable sur la plage, on ne peut pas lui organiser de goûter d'anniversaire. Pour le moment, elle ne s'en soucie guère. Elle n'a que cinq ans. Tant qu'elle est avec sa maman et sa grande soeur Magali, elle s'estime heureuse. D'ailleurs Zoé se plaint rarement. C'est une gamine espiègle, éveillée, un joli petit bout de chou blond aux yeux pétillants. Histoire de célébrer l'événement, on a décidé d'inviter la tante Estelle à déjeuner, en se disant qu'ainsi cela ferait plus de cadeaux pour Zoé. La tante Estelle est bien sympathique, mais elle raconte toujours les mêmes anecdotes alors on essaie de ne pas la voir trop souvent.

Camille et sa fille aînée sont dans la cuisine. Elles s'occupent du dessert. Camille prépare une tarte aux abricots - les fruits préférés de Zoé - tandis que Magali découpe des nounours et des coeurs dans les chutes de pâte. Ensuite on passera du beurre fondu dessus et Zoé pourra se régaler avec ces délicieux sablés. A la radio, un monsieur parle d'un fonctionnaire qui a tué sa femme et son chien avant de se suicider et d'un poids lourd qui aurait percuté un car touristique occasionnant quelques victimes. Sans transition, il annonce qu'il fera beau sur la majeure partie du pays et que les températures s'échelonneront de 26 à 34 degrés. Magali glousse en entendant une publicité ringarde pour un antiparasitaire destiné à nos fidèles compagnons à quatre pattes. Les doigts pleins de farine, Camille éteint le récepteur et prie sa fille d'aller mettre la table.

La tante Estelle arrive en avance. C'est Zoé qui lui ouvre la porte. Elle remarque aussitôt les deux gros paquets dans les bras de la vieille dame. Elle sautille de joie. "Bon anniversaire, ma bichette". Une bise sonore sur les joues roses de l'enfant. "Non, non, tu ouvriras tes cadeaux à la fin du repas". On mange sur la terrasse, à l'ombre du figuier. Une guêpe vient rôder près de la tarte aux abricots. Zoé lui assène un coup de serviette. L'insecte s'éloigne en zigzaguant. "Fais un voeu avant de souffler les bougies, ma chérie". Zoé se concentre. "Je souhaite...". Magali l'interrompt aussitôt : "Hanlala, il faut pas le dire à voix haute sinon ça va pas se réaliser". Zoé lui tire la langue puis souffle les cinq bougies en postillonnant généreusement sur les abricots mais on fait mine de ne rien remarquer. Camille coupe le gâteau. La fillette se précipite sur les cadeaux. La table est bientôt envahie de bolduc et de papiers déchirés. "Ouah, une poupée avec des cheveux orange ! Super, une dînette Mickey ! Oh, des fruits et des légumes pour jouer à la marchande !". Leur part de tarte avalée, les fillettes obtiennent la permission d'aller étrenner les présents dans le jardin. "Ne piétinez pas mes pétunias et ne vous approchez pas des droséras, sinon gare à vos fesses". Elles sont déjà loin et n'ont rien entendu.

Camille et la tante Estelle prennent le café. Elles grignotent quelques sablés. Oui, Camille va bien. Elle profite de ses filles pendant les vacances. Elle ne reprend le travail qu'en septembre. La tante Estelle est secrétaire dans une entreprise de cartonnage, encore un an à tirer et elle sera à la retraite. Elle attend cela avec impatience. Non, Camille ne songe pas à se remarier. Son époux est mort dans un accident de voiture quand elle était enceinte de Zoé. "Cinq ans sans un homme, ce doit être long", avance la tante Estelle. Camille sourit. Sa tante n'a jamais eu d'homme dans sa vie ou alors des amants cachés que la famille n'a pas eu le plaisir de connaître. "Je suis bien comme ça, dit-elle. Et puis qui voudrait de moi avec deux enfants ?". La tante Estelle hoche la tête. "Tes filles sont adorables". Camille les regarde, attendrie. Accroupies dans l'herbe, elles ont l'air de bien s'amuser. "Allons voir ce qu'elles manigancent, dit Camille. Elles sont étrangement calmes. Je sens qu'elles nous préparent une bêtise".

En s'approchant, les deux femmes découvrent sur le sol une tête, de profil, que les gamines ont réalisée avec les fruits et les légumes en plastique. Le nez est un concombre, la joue une pomme, les lèvres un pois gourmand et les cheveux du bonhomme sont composés de raisins, de prunes et de cerises.

 
 
- Oh c'est magnifique ! s'exclame la tante Estelle. On dirait un Arcimboldo.
- Un quoi ?! dit Magali.
- Arcimboldo a peint des tableaux qui représentent des visages faits avec des fruits, explique la tante Estelle. On lui doit aussi une tête de bibliothécaire toute en livres, un jardinier avec les légumes de son potager et une femme en pétales de fleurs.
- C'était un petit garçon, Archimollo ? demande Zoé.
- Il a exécuté ces tableaux quand il était adulte. Il travaillait à la cour de l'empereur Maximilien qui appréciait beaucoup son oeuvre.

Les fillettes sont consternées. Magali a l'impression que la tante Estelle leur raconte des bobards. Zoé pense que cet Archibello ne devait pas être un homme bien sérieux.

- On peut voir quelques-unes de ses toiles au Musée du Louvre, continue la tante Estelle. Je vous y emmènerai un jour si vous le voulez.

Zoé considère les fruits et les légumes de marchande qu'elle a disposés sur l'herbe avec sa soeur. Une idée lui vient.

- Si on colle ça sur un carton, dit-elle, nous aussi on sera au Musée du Louvre comme Archimalo ?
- Je ne pense pas ma bichette, répond la tante Estelle. Ce serait du plagiat.
- Qu'est-ce que ça veut dire ?
- Ce serait copier quelque chose qui a déjà été fait avant toi.
- On n'a pas copié ! proteste Magali. On ne connaissait pas ce peintre.
- Quand on est artiste, fait Camille, ça arrive parfois. Un compositeur peut réécrire sans le savoir une mélodie qui existait déjà.
- Oh, dit Magali. Il doit être malheureux quand il s'en rend compte.
- Oui, soupire la tante Estelle. C'est bien difficile de créer des choses nouvelles.
- Quand je serai grande, annonce Zoé, je ferai pas artiste. C'est trop compliqué.     
- Tu voudrais faire quoi comme métier ? demande la tante Estelle.
- Facteur, comme maman !
- Et toi, Magali ?
- Moi, je me marierai avec un monsieur très riche comme ça j'aurai pas besoin de travailler. On aura une grande maison avec une piscine. Et je passerai mes journées à bronzer ou à regarder la télé.
- Ta fille a tout compris, glisse la tante Estelle.
- Et tu auras beaucoup d'enfants ? demande Camille.
- Non. Les enfants, c'est pas intéressant. Je préfère avoir un cheval et faire de longues balades.
- Moi, je serai facteur à cheval ! dit Zoé pour ne pas être en reste.

Camille éclate de rire. Elle ébouriffe Zoé, assez fière de son effet. Le soleil tape dur cette après-midi, les petites risquent une insolation. On ramasse les jouets éparpillés dans le jardin. Zoé est un peu triste de détruire le bonhomme, mais il faut ranger les fruits et les légumes dans la boîte. Magali lui promet qu'elles en inventeront plein d'autres, dans leur chambre.

Momina Août 2004